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Introduction

Nous proposons, dans cet article, une périodisation du développement de l’économie sociale québécoise en relation avec les grandes crises et transformations économiques et politiques des années 1850 à nos jours. Nous employons la notion d’économie sociale pour désigner les diverses composantes que constituent les coopératives, les mutuelles, les fonds de travailleurs et les associations ayant des activités économiques, bien que les caractéristiques de ces diverses formes d’organisation, de même que les rapports entre elles, aient été très variables selon les périodes. En fait, ces importantes variations au cours de l’histoire ont fait en sorte que les acteurs eux-mêmes ont souvent hésité à faire appel à cette notion d’économie sociale pour désigner ce qui leur semblait être des organisations de nature différente, poursuivant des objectifs divers. De même, les études sociohistoriques laissent bien voir la très grande hétérogénéité des organisations et entreprises relevant de l’économie sociale, y compris à l’intérieur d’un même secteur, qu’il s’agisse de la coopération, de la mutualité ou des associations. C’est sans doute pourquoi l’expression même d’économie sociale, qui est apparue au milieu du XIXe siècle, a été délaissée « au profit de chacune de ses composantes (associations, coopératives, mutuelles) » (Demoustier, 2001, p. 51). Ce qui a eu pour effet de faire éclater cette identité d’une économie sociale en divers secteurs, composantes, affiliations et regroupements (Manoa, Rault et Vienney, 1992, p. 98). Malgré cela, nous utiliserons cette notion d’économie sociale dans la mesure où, comme nous le verrons, les organisations concernées, c’est-à-dire des regroupements volontaires de personnes, ont toujours fait appel à un répertoire similaire de pratiques démocratiques et de valeurs d’entraide pour offrir des biens et des services en privilégiant des finalités solidaires. En somme, l’économie sociale, malgré son éclipse relative dans les discours des acteurs au cours d’une bonne partie du XXe siècle, n’a pas cessé d’exister comme réalité concrète (Lévesque et Malo, 1992).

Reconnaître cette « permanence » de l’économie sociale n’empêche évidemment pas de reconnaître que les objectifs poursuivis n’ont pas toujours été atteints, ni même que les projets fondateurs n’ont pas été marqués, parfois, d’une profonde ambiguïté. En effet, pendant toute l’histoire de l’économie sociale, les acteurs se sont rarement entendus sur la nature des pratiques démocratiques, tout comme sur le sens des valeurs d’entraide et des finalités solidaires qu’il fallait poursuivre. Les initiatives d’économie sociale, enracinées dans les solidarités de proximité, sont évidemment tributaires des alliances de classes et de groupes sociaux particulières à un contexte sociohistorique précis. Dans ce contexte, la promotion de solidarités nouvelles peut facilement engendrer, à son tour, de nouvelles exclusions et inégalités... qui seront une puissante incitation à fonder de nouvelles initiatives d’économie sociale. En ce sens, contrairement à ce que pourrait laisser entendre le recours à la notion globale d’économie sociale, il ne s’agit pas de nourrir le mythe d’un mouvement unifié, mais bien plutôt de rendre compte du développement d’un ensemble d’organisations et de pratiques en insistant sur la logique des tensions et des accords qui le structurent. Pour saisir cette logique, on peut recourir à différentes notions, comme celles de générations[1] ou de configurations d’économie sociale[2]. Même si à certains égards ces deux notions semblent similaires, elles sont assez différentes : la notion de génération se situe dans la perspective d’une succession linéaire, alors que celle de configuration adopte une perspective institutionnelle et organisationnelle, de sorte que certaines configurations peuvent se maintenir d’une génération à l’autre[3]. Au besoin, nous ferons appel à la notion de génération, bien que notre objectif principal soit de définir, à titre exploratoire, différentes configurations historiques des pratiques d’économie sociale liées aux grandes transformations du capitalisme au Québec. Dans cette perspective, nous tenterons de montrer comment l’économie sociale s’est développée par grappes ou, selon certains, par vagues, les initiatives répondant aux urgences provoquées par les « destructions créatrices », pour reprendre une expression de Schumpeter, tout en mettant en avant des « innovations créatrices » conformément à leurs aspirations (Lévesque, 2006). Cette dynamique laisse ainsi place à différentes aspirations, que ce soit pour la restauration de ce qu’on croit être les anciens arrangements sociaux ou pour la fondation d’un nouveau monde selon une certaine conception du changement social. D’où de nombreuses tensions non seulement dans les organisations elles-mêmes, mais dans le mouvement d’économie sociale pris dans son ensemble.

Avant d’aller plus loin, nous devons dire rapidement quelques mots sur les fondements théoriques de cette étude. Il existe une littérature très abondante sur les diverses composantes de l’économie sociale, mais peu de synthèses ont tenté de dégager des tendances historiques, même à titre d’hypothèse[4]. Pour caractériser l’économie sociale québécoise selon les périodes, nous nous appuyons à la fois sur l’historiographie et sur les nombreuses monographies produites principalement sur des entreprises d’économie sociale ou des secteurs d’activité (voir la bibliographie). La périodisation proposée tient compte des grandes conjonctures retenues par les auteurs, qui s’accordent généralement sur les moments de crise et de transition des économies occidentales, bien qu’il faille être attentif aux variantes propres aux contextes régionaux et locaux, dans ce cas-ci celles de la socio-économie québécoise. Enfin, la référence aux crises et transitions pour rendre compte de l’économie sociale ne doit pas laisser croire à un simple déterminisme économique. Cela s’explique par les approches théoriques mobilisées qui suggèrent que les crises résultent d’abord et avant tout des conflits qui sont au coeur des rapports sociaux, ce qui entraîne périodiquement une remise en question plus ou moins profonde du système économique et de son mode de régulation.

Le cadre théorique que nous utilisons reprend dans ses grandes lignes celui qui a été élaboré dans les travaux de recherche du CRISES[5], soit la prise en charge de trois niveaux d’analyse : celui des acteurs et des mouvements sociaux (Touraine, 1978 et 1979 ; Melucci, 1989), celui des compromis sociaux tels que proposés par la théorie de la régulation[6] (Aglietta, 1976 ; Boyer, 1986 ; Lipietz, 1989) et celui des diverses modalités de coordination telles que contenues dans les théories des organisations et des conventions (Bernoux, 1985 ; Boltanski et Thévenot, 1991 ; Boltanski et Chiapello, 1999). Ces trois dimensions d’analyse se veulent hiérarchisées, puisque les formes institutionnelles qui assurent la régulation résultent d’un compromis fondateur, négocié au niveau de l’État, entre les grands acteurs sociaux (patronat, syndicat, mouvements sociaux, etc). Par ailleurs, le développement des formes organisationnelles qui caractérisent les modalités de coordination est en grande partie structuré par les formes institutionnelles qui relèvent de la régulation. Nous sommes conscients que les trois dimensions d’analyse sont inégalement approfondies dans ce texte, ce qui est attribuable à l’état des recherches sur l’économie sociale réalisées jusqu’ici.

Dans cette perspective, nous avons examiné, pour les besoins de ce texte, cinq grandes crises qui ont entraîné l’émergence de nouvelles configurations de l’économie sociale[7]. La première crise, celle de l’économie mercantiliste et des institutions héritées de l’Ancien Régime, correspond à ce qu’on a appelé « l’invention » de l’économie sociale (Gueslin, 1998). Il s’agit alors du passage, à partir des années 1840, à une régulation de type concurrentiel, notamment avec la création d’un marché du travail et de la terre, ce qui est étroitement lié à la première vague d’industrialisation et à l’émergence de la question sociale. À la fin du XIXe siècle, la crise structurelle est plutôt celle du régime d’accumulation dont la sortie donnera lieu à une seconde industrialisation et par la suite à l’organisation dite scientifique du travail. La crise des années 1930 apparaît plutôt comme une crise de la régulation, soit entre autres l’inadéquation entre une capacité de production de masse (mise en place au tournant du siècle) et l’absence d’une norme de consommation correspondante. La sortie de crise reposera, dans la plupart des pays occidentaux, sur un nouveau compromis social rendant possibles un partage plus équitable de la richesse et l’ajustement de la norme de consommation (de masse) à la production de masse, à partir de mécanismes tels que les conventions collectives, les politiques sociales redistributives et les interventions de l’État dans l’économie. Si ces transformations ont donné lieu à ce qu’on appelle les « trente glorieuses » (1945-1975), il existe évidemment des différences importantes entre les divers pays et régions économiques (Boyer, 1985 ; Esping-Andersen, 1999). Au Québec, la tentation corporatiste et le compromis social conservateur incarné par le duplessisme nous incitent à considérer cette époque, entre 1930 et 1960, comme une période ayant sa logique spécifique, ce dont ne rend pas compte ce qu’on appelle parfois le compromis fordiste d’après-guerre. Il en est de même pour la période suivante, celle allant des années 1960 aux années 1980, qui s’amorce avec la Révolution tranquille et qui est marquée par une volonté collective de « rattrapage » à l’égard du modèle fordiste de développement. Tout cela, comme nous le verrons, a eu une grande influence sur la dynamique de développement de l’économie sociale. Enfin, à partir de 1980, on reconnaît aujourd’hui que la régulation fordiste et providentialiste fut profondément remise en question par le néolibéralisme et la mondialisation des marchés, ce qui a entraîné la naissance de ce que nous appelons souvent la « nouvelle économie sociale ».

Entre l’autonomie communautaire et l’intégration au marché (1850-1890)

C’est au milieu du XIXe siècle que le Québec complète sa transition au capitalisme et à l’économie de marché. Les réformes libérales adoptées à partir des années 1840 permettent en effet de remplacer les institutions de l’Ancien Régime afin de favoriser le plein déploiement de la démocratie libérale bourgeoise et du capitalisme concurrentiel, notamment par la mise en place d’un marché du travail et de la terre. Ces réformes débouchent sur la première révolution industrielle, principalement dans le secteur du transport maritime et ferroviaire, ce qui permet la circulation des produits et des personnes, condition essentielle à la constitution d’une économie de marché sur un large territoire. Les réformes libérales s’accompagnent également d’une dévolution de certains pouvoirs à la société civile, et notamment aux nombreuses compagnies et associations qui voient le jour à partir des années 1850. Après quelques hésitations, l’État libéral accorde certains privilèges à celles-ci, ce qui prend essentiellement la forme d’un accès de plus en plus facile à la procédure de l’incorporation (Fecteau, 1992). Cette transition très rapide au libéralisme stimule une série d’organisations d’économie sociale qui, malgré leurs grandes différences, se caractérisent par leur attachement à l’autonomie des communautés locales, que ce soit en milieu urbain ou rural. Toutefois, à la fin de la période, il faudra remettre en question ces premières réponses locales aux enjeux posés par le capitalisme industriel de monopole.

La principale organisation d’économie sociale de la période est la mutualité, qui se développe dans les communautés ouvrières urbaines. Les premières sociétés de secours mutuels émergent à la fin du XVIIIe siècle, mais leur développement ne sera continu qu’à partir de 1850. Plus de 250 sociétés de secours mutuels ont été fondées dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ce qui permet de parler d’une véritable « ère de la mutualité ». Ces sociétés, moyennant une cotisation mensuelle, fournissent à leurs membres et leur famille une aide financière pour affronter principalement la maladie et la mort. Au-delà des secours financiers, ces mutuelles sont de véritables « familles fictives » qui visent à renforcer le tissu social face aux pressions exercées par la transition au capitalisme et l’urbanisation. Cet enracinement dans les réseaux de solidarité locale s’accompagne d’une pratique exigeante de la démocratie associative, ce qui permet de présenter la mutualité, contrairement aux oeuvres de bienfaisance, comme une forme d’entraide égalitaire et populaire. Hostiles à toute forme d’intégration verticale, ces associations n’en incarnent pas moins le projet d’une communauté ouvrière démocratique et autonome. La Grande Association de Médéric Lanctôt ainsi que l’Ordre des Chevaliers du travail, représenté notamment par Alphonse Lépine, s’appuient sur cette culture communautaire ouvrière pour défendre des projets de société plus larges inspirés par les valeurs de démocratie et de coopération locales. Cela dit, en l’absence d’un appui réel de la part de l’État, ces sociétés ont eu de la difficulté à accomplir leur mission, la période de crise et de stagnation des années 1873-1896 montrant les insuffisances de la seule entraide locale pour affronter les nouveaux risques sociaux de la société industrielle (Petitclerc, 2007). Malgré les efforts de Médéric Lanctôt et des Chevaliers du travail, les très rares coopératives de consommation connaissent pour leur part très peu de succès pendant cette période (Deschênes, 1976 ; Harvey, 1980). D’autres organisations urbaines, comme les sociétés de construction, après des débuts prometteurs, disparaissent à la fin du siècle ou deviennent des institutions bancaires spécialisées dans les prêts hypothécaires.

Les initiatives associatives dans les milieux ruraux portent sur la transformation d’une agriculture en difficulté, l’occupation du territoire et le problème de l’exode rural. À la différence de l’expérience mutualiste, les expérimentations dans le monde rural seront plutôt impulsées par les élites traditionnelles. « Les agriculteurs québécois ont [ainsi] créé des associations répondant au besoin du moment », bien que les principes coopératifs ne semblent pas avoir été clairement assimilés (Deschênes, 1976, p. 545). C’est le cas des sociétés d’agriculture qui regroupent, à l’échelle du comté, les élites locales et les agriculteurs les mieux intégrés au marché. En plus de remplir leur mission éducative, ces associations permettent également d’acheter en commun des grains, des animaux et des instruments. Elles sont étroitement contrôlées par l’État qui, par l’intermédiaire du Conseil d’agriculture, subventionne leurs activités. Leur influence modeste s’explique notamment par leur idéologie éducative élitiste, la présence de membres honoraires (curés, députés et conseillers) et le choix du comté plutôt que de la paroisse comme base d’activités (Létourneau, 1944, p. 359 ; Kesterman, 1984, p. 25).

À partir des années 1870, les sociétés d’agriculture s’éclipsent progressivement au profit des cercles agricoles qui misent davantage sur les traditions locales et sur l’autonomie communautaire. S’appuyant sur un populisme agraire, ces cercles s’adressent à l’ensemble des agriculteurs, dont la plupart vivent d’une agriculture vivrière (Jean, 1977). En conflit avec les sociétés d’agriculture soutenues par l’État, les cercles agricoles se tournent graduellement vers l’Église ultramontaine. Ce rapprochement contribue à la popularité du mouvement qui regroupe, à la fin du XIXe siècle, 544 cercles et 45 000 membres (Deschênes, 1976, p. 543). En pratiquant notamment l’achat en commun, les cercles agricoles contribuent à donner « naissance à une portion des coopératives d’approvisionnement et/ou d’écoulement » du tournant du XXe siècle (Martel, 1986, p. 20). D’ailleurs, le mouvement s’essouffle à son tour au profit de ces nouvelles coopératives qui, moins préoccupées par l’autonomie locale, se tournent de plus en plus vers le marché agricole autour des années 1900.

D’autres organisations naissent également dans le milieu rural, comme les sociétés de colonisation et les mutuelles d’assurance incendie. Ce sont ces mutuelles qui se rapprochent peut-être le mieux, bien qu’imparfaitement, des principes coopératifs. Le mouvement prend de l’ampleur dans les années 1850-1860, souvent sous l’impulsion des élites locales qui jouent un rôle crucial dans leur administration, ce qui se fait souvent aux dépens de la démocratie associative (Bois, 1944, p. 395 ; Saint-Pierre, 1997). À l’origine enracinées dans les communautés locales, notamment chez les francophones, ces mutuelles doivent toutefois consentir à centraliser de plus en plus leur administration afin de mieux gérer le risque d’incendie. L’arrivée des compagnies d’assurance de dommage, qui accompagne la consolidation du marché de l’assurance au tournant du XXe siècle, n’est évidemment pas étrangère à ce processus.

Que ce soit en milieu urbain ou rural, les diverses expériences d’économie sociale sont remises en question, notamment en ce qui concerne les tensions entre les valeurs d’autonomie communautaires et les exigences de la rationalité économique marchande. Cette remise en question se manifeste de plusieurs façons, mais principalement par la mise sur pied de regroupements plus larges et l’appel à un meilleur encadrement par l’État. Ainsi, c’est au tournant du XXe siècle que sont adoptées les grandes lois visant les sociétés de secours mutuels, les coopératives de crédit et d’épargne, de même que les coopératives agricoles. Dans ce contexte, la classe ouvrière délaisse progressivement les mutuelles et les syndicats locaux pour adhérer à de grandes fédérations mutualistes, comme la Société des artisans, ou à de grandes fédérations syndicales nord-américaines. Sans aucun doute, les vieilles initiatives d’économie sociale sont appelées à se réformer profondément si elles veulent conserver une pertinence au moment où pointent à l’horizon les effets du capitalisme de monopole et d’un régime d’accumulation intensif.

Une économie sociale libérale face au capitalisme de monopole ? (1890-1930)

À la fin du XIXe siècle, le Québec entre dans une deuxième révolution industrielle qui achève le processus d’intégration des communautés locales au marché national. La structure industrielle se modernise considérablement par l’utilisation d’une nouvelle source d’énergie, l’électricité, qui permet la production de masse et l’organisation scientifique du travail qui lui est associée. Ce développement coïncide avec la colonisation des terres de l’Ouest, assurant par le fait même une forte demande pour les biens de consommation fabriqués dans les manufactures québécoises, tout en faisant du port de Montréal la plaque tournante de l’important commerce du blé. Toute cette dynamique engendre un processus rapide d’accumulation du capital, comme en témoigne la croissance rapide du secteur financier. La concentration des richesses au sein d’une grande bourgeoisie industrielle, essentiellement anglo-saxonne, permet d’évoquer cette période comme celle du capitalisme de monopole. De plus, l’État, après le pacte confédératif de 1867, est dans un processus de consolidation, ce qui se traduit par un quadrillage plus serré de la vie socio-économique par des lois qui rendent, encore une fois, illusoire la vieille tradition d’autonomie communautaire. Ce contexte socio-économique et sociopolitique rend plus difficile, pour les populations, de s’en remettre aux vieilles organisations locales d’économie sociale.

Au tournant du XXe siècle, les sociétés de secours mutuels sont toujours les principales institutions d’économie sociale au Québec. La crise qui débute en 1873, toutefois, les a profondément ébranlées et elles doivent, pour faire face aux risques sociaux et à la consolidation du marché de l’assurance, centraliser leurs activités. Émerge alors une deuxième génération de sociétés de secours mutuels qui se caractérise par la fédération des caisses locales, la bureaucratisation de l’administration centrale et le recours à l’expertise actuarielle, ce qui entre en tension avec les principes de démocratie et d’autonomie de la première génération. Ces nouvelles sociétés de secours mutuels, comme la Société des artisans et l’Alliance nationale, absorbent d’ailleurs plusieurs sociétés locales. Elles reçoivent alors l’appui crucial du Surintendant des assurances du Québec qui contribue activement, depuis la loi générale sur les sociétés de secours mutuels en 1899, au mouvement de concentration de la mutualité. Délaissant le discours de l’autonomie communautaire, ces grandes mutuelles insistent désormais sur l’autonomie nationale et l’accumulation d’un capital canadien-français pour faire face aux monopoles étrangers. Malgré tout le travail de consolidation de la mutualité autour de ces grandes fédérations mutualistes, elles jouent un rôle de plus en plus marginal dans le grand marché de l’assurance à la fin des années 1920 (Petitclerc, 2002).

Ce sont sensiblement les mêmes préoccupations qui animent les acteurs du mouvement coopératif, lequel naît véritablement au cours de cette période, essentiellement dans les milieux ruraux. Les deux principaux promoteurs de la coopération sont alors Jérôme-Adolphe Chicoyne (1840-1910) et Alphonse Desjardins (1854-1920). Les deux sont inspirés par Frédéric Le Play, théoricien français de l’économie sociale, et sont membres de la Société canadienne d’économie sociale de Montréal (SCÉSM) (Poulin, 1990, p. 79 et 92 ; Trépanier, 1987 et 1986 ; Deschênes, 1983). Ils auront une influence considérable en faisant la promotion du mouvement, en participant à la fondation d’organisations, mais surtout en faisant adopter des lois, celle sur les syndicats agricoles de 1902 et celle sur les syndicats coopératifs de 1906 (Fecteau, 1989).

Les premières coopératives agricoles ont été fondées à la fin du XIXe siècle, mais c’est surtout au début du XXe siècle qu’elles connaissent un important développement. Plus de 300 coopératives sont ainsi fondées jusqu’en 1919 (Fecteau, 1989, p. 61). Ces coopératives concernent aussi bien la vente des produits agricoles (écoulement) et l’achat de biens nécessaires à la production (semences, engrais et équipements) que la transformation du lait (fromage et beurre). Tout comme pour les mutuelles, le besoin d’une coordination des activités se fait rapidement sentir : quelques regroupements de coopératives agricoles apparaissent pendant ces années, souvent avec l’aide de l’État. En 1922, le ministre de l’Agriculture contraint finalement à la fusion quelques regroupements coopératifs, ce qui donne naissance à la Coopérative fédérée du Québec. Celle-ci devient ainsi le principal canal d’écoulement des produits agricoles du marché, tout en prenant « les traits d’une société de type capitaliste » (Kesterman, 1983, p. 40). C’est en partie pour répondre au caractère marchand de cette organisation, de même qu’à la tutelle de l’État, que sera fondée l’Union catholique des cultivateurs (UCC), en 1924, avec l’appui de l’Église. Son influence se fera sentir surtout à partir des années 1930. Pour l’instant, soulignons qu’environ 300 des 400 coopératives agricoles fondées depuis le début du siècle disparaissent dans les années 1920, alors que l’agriculture québécoise connaît des ratés qui annoncent la crise économique à venir.

En plus d’Alphonse Desjardins, le noyau des fondateurs de la première caisse populaire à Lévis est composé principalement de mutualistes expérimentés. Face à un marché monétaire qui n’a pas encore pénétré les milieux populaires, les caisses visent à procurer des possibilités d’épargne et un certain accès au crédit. Reconnaissant l’importance acquise par l’Église dans la vie sociale québécoise, les caisses s’appuient sur la paroisse, qui devient le lieu d’ancrage de la caisse locale. Le soutien affiché de l’Église a une influence déterminante sur le développement du mouvement ; on trouve d’ailleurs plusieurs prêtres parmi les administrateurs. On caresse l’espoir nationaliste que les caisses, tout comme les mutuelles, pourront contribuer à la formation d’un « capital nécessaire au développement économique dont dépend la survie nationale des Canadiens français » (Poulin, 1990, p. 234). Mais le mouvement, qui est implanté essentiellement dans les milieux ruraux, connaît des débuts modestes. Ces difficultés sont attribuées essentiellement au caractère local des caisses. Aussi, avec l’aide de l’État, on crée d’abord des unions régionales chargées d’inspecter les caisses locales, puis, en 1932, une fédération provinciale qui est chargée de donner une direction unique au mouvement (Rousseau, 1995 ; Poulin, 1994 et 1990).

Que ce soit pour les sociétés de secours mutuels, les coopératives agricoles ou les coopératives d’épargne et de crédit, on assiste à une institutionnalisation des organisations d’économie sociale qui se donnent les moyens, avec l’appui crucial de l’État, d’intervenir dans divers secteurs de l’économie. Pour ce faire, toutefois, les acteurs doivent abandonner, du moins en partie, le vieux projet communautaire dans le contexte nouveau du capitalisme industriel du début du XXe siècle. Ainsi, la plupart des initiatives se présentent comme une stratégie nationaliste de conquête d’un pouvoir usurpé par la grande bourgeoisie étrangère. Pour l’instant, dans un contexte socio-économique marqué par la croissance dans le cadre d’un régime d’accumulation intensif et d’une régulation concurrentielle, ces acteurs semblent s’en remettre aux règles du marché qui, face aux monopoles qui les bafouent, semblent garantir une certaine démocratie économique. Ils trouvent ainsi dans l’entreprise capitaliste, et c’est certainement le cas des grandes mutuelles, un modèle à suivre. Pendant cette période, les organismes d’économie sociale permettent sans doute aux petits producteurs et aux salariés une transition moins brutale dans un contexte de grands bouleversements socioéconomiques (Hamel, 1990). Toutefois, la crise économique des années 1930 oblige à interroger les organisations d’économie sociale existantes et à envisager un projet d’économie sociale plus ambitieux qui tienne compte de l’échec apparent de l’économie capitaliste.

La crise du libéralisme et la tentation corporatiste (1930-1960)

Si la crise économique des années 1930 a eu un tel impact, c’est évidemment parce que la plupart des activités économiques, notamment celles relevant des ressources primaires et de première transformation, dépendent du marché international, alors que l’État s’en remet au laisser-faire en matière de régulation et de protection sociale. C’est pourquoi, dès le tournant des années 1930, on remet rapidement en cause le modèle de développement économique qui s’est imposé depuis quelques décennies. En 1932, la Commission sur les assurances sociales envisage ainsi la mise sur pied d’un système de protection sociale qui ferait une large place à l’économie sociale, et principalement aux mutuelles, dans la gestion de l’assurance vieillesse, de l’assurance maladie et des allocations familiales. Mais cette proposition passe relativement inaperçue face au renouveau corporatiste de la pensée nationaliste formulé dans le « Programme de la restauration sociale ». Si le projet corporatiste tend à s’effacer à partir de la Deuxième Guerre mondiale, les forces qu’il a mises en selle, à commencer par le parti ultraconservateur de l’Union nationale, auront un impact considérable jusqu’en 1960. En effet, le gouvernement de Maurice Duplessis, s’appuyant sur l’imaginaire anti-étatiste du corporatisme, s’opposera au modèle de développement fordiste qui s’impose un peu partout en Occident après la Deuxième Guerre mondiale.

Pendant toute cette période, le mouvement de l’économie sociale est profondément marqué par cette tension entre la réforme du libéralisme et la restauration sociale par le corporatisme. Au-delà de cette tension, toutefois, la crise du libéralisme crée des conditions propices à un grand enthousiasme pour la coopération, ce qui explique l’image d’« âge d’or » que représente cette période. Dans les années 1930, la coopération est principalement envisagée sous l’angle corporatiste de la restauration sociale, notamment au sein des intellectuels nationalistes, des catholiques sociaux, du syndicalisme catholique ouvrier et rural. La guerre contre les régimes fascistes, toutefois, ainsi que l’élection d’un gouvernement libéral progressiste en 1939 changent le contexte sociopolitique, ce qui annonce la montée d’une vision plus libérale de la coopération. En témoigne la fondation, par les intellectuels proches du père Georges-Henri Lévesque et de l’École des sciences sociales de l’Université Laval, du Conseil supérieur de la coopération, qui pose les bases organisationnelles d’un véritable mouvement de la coopération au tout début des années 1940. Nous y reviendrons.

Pour l’instant, notons que les coopératives de crédit et d’épargne deviennent, pendant cette période, l’organisation phare du mouvement de l’économie sociale. Bénéficiant des réformes administratives du début des années 1930, les caisses Desjardins réussissent enfin à percer véritablement les milieux urbains, et deviennent donc accessibles à la majorité de la population. La diversification des services des caisses fait d’ailleurs concurrence aux vieilles mutuelles, à la fois en milieu rural et urbain. Ainsi, en 1944 et 1948, Desjardins fonde respectivement la Société d’assurance des caisses populaires et l’Assurance-vie Desjardins (Poulin, 1994). Si l’imaginaire corporatiste a une certaine influence au sein des caisses populaires, il est tout à fait central au sein d’un syndicat agricole comme l’Union catholique des cultivateurs (UCC) qui connaît une croissance importante à partir des années 1930. Son développement se fait, ici aussi, aux dépens des vieilles mutuelles puisque l’UCC crée en 1936 une mutuelle d’assurance-vie et, en 1944, une société mutuelle d’assurances générales (Kesterman, 1983, p. 137). Le mouvement coopératif rural connaît, enfin, une croissance tout aussi rapide, ce qui favorise le développement de la Coopérative fédérée après les premières difficultés rencontrées pendant la crise économique. Les coopératives agricoles passent de 215 avec 17 200 sociétaires en 1938 à 600 coopératives et 68 000 sociétaires en 1951 (soit la moitié de tous les agriculteurs du Québec).

Dans ce contexte, on peut comprendre que le poids de la mutualité dans le mouvement de l’économie sociale tend à diminuer. Bien intégrées au marché de l’assurance, généralement insensibles à la tentation corporatiste, certaines mutuelles considèrent le cadre légal mutualiste comme un obstacle au libre développement de leurs affaires, dont la prestigieuse Alliance nationale fondée par la bourgeoisie montréalaise au début des années 1890. Cette dernière troque ainsi son statut de « société » pour celui de « compagnie » d’assurance mutuelle. Cette crise de l’identité mutualiste incite la plus importante mutuelle, la Société des artisans, et son président René Paré, à revaloriser son appartenance à l’économie sociale en participant activement au Conseil supérieur de la coopération. Si la Société des artisans, le groupe Promutuel (la fédération des mutuelles d’assurance de comté, fondée en 1956) et la mutuelle des Services de santé du Québec (SSQ, fondée en 1944) s’imposent comme des institutions financières importantes pendant la période, cela n’empêche pas le déclin général du mouvement mutualiste au Québec (Petitclerc, 2002).

Une autre caractéristique du renouveau coopératif est le développement de la pratique coopérative et associative dans de nouveaux secteurs économiques importants. Outre la fondation des Services de santé de Québec (SSQ) dans le secteur de la santé, mentionnons, entre autres, les domaines de la consommation (La Familiale en 1939), de la pêche (Les Pêcheurs-Unis en 1945), de l’habitation, de la foresterie et de l’électricité. Les syndicats ouvriers, et notamment la Confédération des travailleurs catholiques canadiens (CTCC), appuient dès les années 1920 les coopératives de consommation et les coopératives d’épargne et de crédit. À la fin des années 1930, la CTCC s’engage pour le développement des coopératives d’habitation. Lourdement influencée par le corporatisme à cette époque, elle abandonne toutefois cette idéologie au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Elle se joint alors au Conseil supérieur de la coopération (CSC), milite pour la démocratisation de l’entreprise et appuie le développement de la SSQ qui offre des plans d’assurances collectives sur les lieux de travail. Plus globalement, le mouvement syndical « neutre » et « catholique » participe à la fondation des premières caisses d’économie, ce qui mène, en 1962, à la naissance de la Fédération des caisses d’économie du Québec. Appuyée par les mouvements sociaux, l’économie sociale, et plus particulièrement la coopération, soulève l’enthousiasme pendant une grande partie de la période, ce dont témoigne la fondation du Conseil supérieur de la coopération (CSC) en 1939.

Le CSC vise à regrouper les coopératives et les mutuelles, mais aussi les mouvements sociaux, comme les syndicats d’agriculteurs ou d’ouvriers, de même que les établissements d’enseignement et de recherche intéressés par la coopération. Dans le respect de sa mission, le CSC veille également à faire la promotion des valeurs coopératives, tout en offrant une garantie, pour la population, de l’authenticité de la nature coopérative des organisations affiliées (Lamarre, 1991). Cela dit, le CSC est traversé par les tensions qui opposent les fondateurs, plus libéraux, gravitant autour du père Lévesque, et les partisans de la restauration sociale, que l’on trouve principalement dans le syndicalisme agricole et les caisses populaires. L’exigence, par le père Lévesque, de la neutralité politique, ethnique et confessionnelle des coopératives affiliées suscite dans ce contexte de nombreuses oppositions. Cela entraîne non seulement la colère d’une partie de la hiérarchie catholique, mais également de certaines organisations d’économie sociale, dont les caisses populaires, qui refusent d’y participer jusqu’en 1957 (Parisé, 1976, p. 85).

À la fin des années 1950, en même temps que s’essouffle le modèle de développement valorisé par le régime duplessiste, on assiste à une nouvelle crise de la plupart des secteurs coopératifs, à l’exception notable des caisses populaires (Deschênes, 1982). À cet égard, la crise économique de la fin des années 1950 rend de plus en plus évident le décalage entre l’économie québécoise et celle des autres provinces industrialisées, à commencer par l’Ontario. La plupart des coopératives connaissent alors des problèmes importants, que ce soit dans les domaines de l’assurance, de la pêche, de la consommation, de la foresterie, de l’habitation et de l’électricité. Cette crise s’accompagne d’une perte d’intérêt pour la coopération de la part des acteurs de la société civile, qu’ils soient nationalistes ou non, qui voient dans un éventuel « État entrepreneur » la principale solution à l’essoufflement de l’économie québécoise. Du coup, les tensions internes, entre libéraux et corporatistes, qui ont dynamisé le mouvement coopératif depuis les années 1930 semblent de plus en plus anachroniques.

L’émergence d’un modèle québécois de type fordiste (1960-1980)

Cette période s’ouvre avec l’adhésion, dans le contexte du nationalisme de rattrapage, au modèle de développement fordiste au Québec. L’État intervient activement dans l’économie afin de favoriser l’accumulation du capital privé et public chez les Québécois francophones. L’objectif est bien sûr d’augmenter la prise de contrôle de certains secteurs de l’économie, de même que de moderniser la structure socio-économique de la province. Le compromis à la base de ce projet s’appuie sur une nouvelle alliance entre la bourgeoisie francophone, les nouvelles classes moyennes, les mouvements ouvriers et coopératifs. Le Conseil d’orientation économique du Québec (COEQ), fondé en 1961, peut compter, notamment, sur la participation de la Coopérative fédérée, de la Fédération provinciale des caisses populaires et de la Société des artisans. René Paré, à la tête de cette dernière, sera nommé non seulement président du COEQ, mais également de la Société générale de financement (SGF), fondée une année plus tard pour favoriser l’investissement dans le développement des entreprises québécoises. La SGF est alors une société mixte qui est financée notamment par le gouvernement et le Mouvement Desjardins, à hauteur de 5 millions de dollars chacun.

Dans ce contexte, les coopératives fortement institutionnalisées bénéficient grandement de l’appui de l’État québécois pendant les années 1960 et 1970. Les caisses populaires, qui continuent de se considérer comme « le coeur d’un vaste développement coopératif », adhèrent de plain-pied au projet de nationalisme économique, ce qui les pousse à assumer une « mission plus générale », celle du contrôle de l’économie québécoise par les francophones (Parenteau, 1997, p. 15). À plus d’une occasion, l’État québécois facilite la tâche des caisses populaires pour qu’elles deviennent des outils appropriés pour la prise en main de l’économie par les Québécois, que ce soit dans le domaine de la finance ou dans celui de l’investissement. Avec la création en 1979 de la Caisse centrale Desjardins du Québec, les caisses populaires constituent désormais un complexe financier intégré qui devient par le fait même la première institution financière du Québec. La Société des artisans connaît également une croissance marquée pendant cette période. Au début des années 1980, elle participe à la concentration du secteur des assurances en fusionnant avec la Mutuelle-Vie de l’UCC pour devenir Les Coopérants, société mutuelle d’assurance-vie (Piffault, 1996). La Mutuelle SSQ, qui a abandonné sa mission médicale (à la demande de l’État) pour se consacrer à l’assurance, profite quant à elle du développement des assurances collectives dans les grandes entreprises et la fonction publique.

Les coopératives agricoles sont de leur côté au coeur des transformations de l’agriculture qui s’opèrent à partir de la Révolution tranquille. L’État québécois poursuit alors une politique de modernisation de l’agriculture qui vise à favoriser « une production diversifiée et de meilleure qualité qui [répond] mieux aux exigences du marché » (Beauchamp, 1988, p. 96). Cela permet la structuration du secteur agroalimentaire, notamment par la Coopérative fédérée qui devient « la première entreprise agroalimentaire au Québec » (Martel, 1988). Un processus similaire se produit dans le secteur du lait alors que l’État encourage la Société coopérative agricole de Granby (devenue Agropur en 1979) à jouer un rôle structurant dans son créneau d’activité, la transformation et la commercialisation du lait. Cette orientation marchande entraîne toutefois certains conflits avec le syndicalisme agricole qui est beaucoup plus critique de ce tournant productiviste encouragé par l’État. Au milieu des années 1980, l’Union des producteurs agricoles (UPA, ancienne UCC) s’opposera au libre-échange, alors que la Coopérative fédérée y adhérera, désirant avoir un meilleur accès au marché américain (Beauchamp, 1991, p. 90 et s.).

Dans la foulée de la fondation de la coopérative de consommation La Familiale, en 1939, le mouvement s’étend à de nouvelles formes d’entreprises d’économie sociale, et ouvre même à un mouvement social d’importance : la protection des consommateurs. À la fin de la période, environ 120 000 ménages sont membres d’une des 300 coopératives de consommation en activité, principalement dans les zones rurales et semi-urbaines. Un peu moins de la moitié sont créées à partir de 1968 alors qu’on assiste à une accélération du processus d’intégration verticale entre quelques grands distributeurs et les regroupements d’épiceries. Dans le monde coopératif, la principale organisation est la Fédération des magasins Co-op, qui exerce une fonction de grossiste auprès des 200 coopératives qu’elle représente. C’est elle, avec l’appui des institutions financières coopératives, qui est à l’origine de l’arrivée du mouvement coopératif dans le secteur des grandes surfaces avec la création des magasins Cooprix qui visent spécifiquement les milieux urbains. Parallèlement à ce modèle très institutionnalisé de coopératives, on voit l’apparition d’une centaine de clubs alimentaires et de quelques dizaines de coopératives d’alimentation naturelle qui misent plutôt sur la démocratie locale, le bénévolat et la critique de la société de consommation (Secrétariat des conférences socio-économiques du Québec, 1980, p. 66 et s.).

L’État est également au coeur du développement des coopératives de fondation plus récente. Dans la relance du secteur de l’habitation, le rôle du gouvernement québécois, par l’entremise de la Société d’habitation du Québec, et du gouvernement fédéral est déterminant. Ainsi, ce sont les coopératives d’habitation qui connaissent la plus forte croissance de tous les secteurs coopératifs pour le nombre de coopératives et de membres. Ces coopératives ne se limitent pas à la seule dimension économique, puisqu’elles favorisent de nouvelles pratiques d’appropriation de l’espace et du logement (Bouchard, 1991 et 1994). Les coopératives de travail reçoivent à leur tour une impulsion importante du gouvernement québécois lors de la crise économique du début des années 1980 avec les amendements à la loi des coopératives, la mise sur pied d’un régime d’investissement coopératif (RIC) et de coopératives de développement régional (CDR) orientées vers la création d’emplois.

Si ces innovations s’inscrivent clairement dans le giron de la coopération, de nouvelles initiatives empruntent plutôt à la formule associative pour réaliser des projets relatifs à la qualité de vie, au travail, à l’environnement et à la culture. Ces associations regroupent de nouveaux acteurs, soit une proportion de travailleurs scolarisés et un nombre plus élevé qu’auparavant de femmes, de jeunes et d’urbains. On observe alors une poussée remarquable des associations qui sont multipliées par quatre, passant de 5 302 en 1956 à 23 330 en 1976 (Levasseur, 1990, p. 156). Plusieurs des initiatives socioéconomiques ont été qualifiées de « coopératives nouvelle vague » (Rioux, 1989, p. 177) ou plus souvent de « nouvelles coopératives » (Defourny, Simon et Adam, 2002 ; Assoumou-Ndong et Girard, 1998). En ce qui concerne leur fonctionnement, elles mettent l’accent sur la démocratie participative et l’autonomie locale, ce qui les distingue des coopératives institutionnalisées qui sont mieux intégrées non seulement dans l’économie de marché, mais également dans les politiques gouvernementales.

Les tensions entre les coopératives matures et les « nouvelles coopératives » proviennent de leurs projets sociaux différents (Baribeau, 1981 ; Lévesque, 1981). Les fédérations et les coopératives des générations précédentes, qui sont bien implantées au CCQ, soutiennent toujours le projet du nationalisme économique, même si ce dernier tend à perdre de la vigueur au début des années 1980. Les « nouvelles coopératives » critiquent plutôt ce nationalisme économique au nom d’un projet alternatif de société qui est lui-même pluriel comme le sont les nouveaux mouvements sociaux. Plusieurs des expérimentations socio-économiques partagent des objectifs de « vivre et de travailler autrement, qui remettent ainsi en cause le productivisme, et des objectifs d’autonomie et d’autogestion qui s’opposent aux interventions bureaucratiques de l’État et de la grande entreprise, y compris des grandes coopératives » (Bélanger et Lévesque, 1992). En raison de leur enracinement dans les solidarités locales et de leur engagement pour la démocratie participative, ces associations et coopératives se montrent très hésitantes à se donner des instances de coordination sectorielle et intersectorielle, ce qui ne facilite pas leur participation au CCQ (Fortin, 1985).

À la fin de la période, toutefois, ces tensions s’estompent, en même temps que le nationalisme économique et le modèle de développement fordiste sont remis en question après la crise économique du début des années 1980. Plusieurs coopératives matures connaissent alors des difficultés importantes. Les Pêcheurs-Unis et Cooprix font faillite au moment où les gouvernements québécois rompent avec le « préjugé favorable » pour la coopération des années 1960 et 1970 (Giroux et Malo, 1988, p. 83). Quant aux Coopérants, ils tirent momentanément avantage du contexte néolibéral de décloisonnement des secteurs financiers en acquérant une vingtaine de compagnies et en fondant une société de portefeuille, le Groupe Coopérant. Toutefois, l’expansion trop rapide et la crise du tournant des années 1990 ont eu raison de cette mutuelle plus que centenaire en 1992 (Piffault, 1996). Dans ce contexte de crise, les tensions entre les organisations matures, associées au nationalisme économique, et les nouvelles associations locales, porteuses d’un projet autogestionnaire, tendent à diminuer au profit d’une conception d’une économie sociale « plurielle » (ce qui ne sera pas sans donner naissance à de nouvelles tensions).

Crise du modèle fordiste québécois et émergence d’une économie sociale plurielle (1980-2007)

La crise économique du début des années 1980 et la libéralisation de l’économie qui a suivi ont deux conséquences paradoxales, soit la disparition de certains secteurs coopératifs matures et l’émergence de nouvelles coopératives, ce qui n’est pas sans provoquer des tensions au sein du mouvement coopératif. Au départ, le mouvement coopératif, notamment celui des coopératives structurées, semble en manque d’un projet social plus large, alors que de nouvelles coopératives, qui proposent un projet de socialisme autogestionnaire, ne réussissent pas à l’imposer à l’ensemble du mouvement. Cette dynamique est propice à une instrumentalisation du mouvement communautaire par les politiques d’inspiration néolibérale qui désirent faire jouer à ce dernier un rôle résiduel, c’est-à-dire à l’égard des « perdants » de l’économie de marché. Cela appelle en soi à un repositionnement de l’économie sociale, puis à une reconnaissance institutionnelle de cette dernière. Ce contexte est ainsi favorable à la formulation d’un projet d’une nouvelle économie sociale plurielle qui ne se limite pas au rôle résiduel que lui confère le modèle de développement néolibéral.

Repositionnement des acteurs et reconnaissance institutionnelle de l’économie sociale

La crise économique et la crise de l’État-providence incitent la société civile à trouver des solutions aux problèmes bien concrets du chômage de longue durée, de l’exclusion sociale, de nouveaux besoins sociaux non satisfaits et des urgences sociales. Dans ce contexte, l’État ne peut refuser de soutenir les initiatives de la société civile. Il est encouragé dans cette voie par la tenue de plusieurs forums publics, comme le Forum pour l’emploi (1987-1992) et les États généraux de la coopération (1990-1992), qui favorisent la convergence des groupes communautaires, du mouvement coopératif, des mutuelles et du mouvement syndical qui se lance dans la création de fonds des travailleurs.

Dans ce contexte, le Conseil de la coopération du Québec s’engage dans une opération de relance, misant entre autres sur l’amélioration de la coordination et du réseautage, la redynamisation de la formation et un meilleur appui financier aux coopératives. Cela permet aux composantes coopératives, mutualistes, syndicales et associatives de se reconnaître et d’affirmer leur volonté commune de relever le défi de la mondialisation et de la nouvelle économie dans une direction qui pourrait être celle d’une social-démocratie renouvelée. Enfin, la recherche universitaire, à l’initiative entre autres du CIRIEC-Canada[8] et de sa revue (Coopératives et Développement, devenue en 1996 Économie et Solidarités), contribue également à faire progresser les débats en proposant l’économie sociale comme concept rassembleur et en établissant des liens plus étroits avec des chercheurs et des acteurs européens (Lévesque et Malo, 1992 ; Laville, 1994).

Le contexte immédiat de la reconnaissance institutionnelle de l’économie sociale est assez bien connu (Lévesque, 2007 ; D’Amours, 2006 ; Lévesque et Mendell, 2004 ; Favreau et Lévesque, 1996b). Parmi les points de repère, mentionnons d’abord l’interpellation de l’État québécois réalisée par la Marche mondiale des femmes contre la pauvreté « Du pain et des roses » en juin 1995, au moment où les divers groupes de femmes demandaient des investissements publics dans les infrastructures sociales. Mentionnons également le Sommet sur l’économie et l’emploi tenu à l’automne 1996 en vue de définir « les grandes lignes d’un nouveau pacte social », dont l’un des principaux éléments était une politique de déficit zéro du budget de l’État. Si la Marche des femmes donne lieu à une réflexion sur l’économie sociale et à la mise sur pied de comités régionaux d’économie sociale, le Sommet sur l’économie et l’emploi permet la création d’un groupe de travail sur l’économie sociale (GTES) présidé par Nancy Neamtan. Le GTES est formé de représentants du monde coopératif, des syndicats, du secteur privé, des groupes communautaires et de femmes, ce qui constitue la base d’un compromis fondateur concernant une définition large et inclusive[9] de l’économie sociale. Il propose, comme l’un des axes de son plan de développement, la reconnaissance de l’économie sociale comme partenaire par l’État, ce qui implique des « subventions » pour l’action communautaire[10], l’accès des organismes à but non lucratif (OBNL) à Investissement Québec et un soutien public pour la formation, les services aux entreprises, la coordination et la recherche.

Une économie sociale plurielle

L’économie sociale comprend maintenant quatre composantes : les coopératives, les mutuelles, les associations ayant des activités économiques et les fonds de travailleurs, soit le Fonds de solidarité des travailleurs (FTQ) et le Fondaction, le fonds de développement pour la coopération et l’emploi (CSN). À ces quatre composantes, on pourrait en ajouter une cinquième, les fondations qui regroupent, comme Centraide du grand Montréal, des représentants des entreprises, des syndicats et du communautaire. Ces diverses composantes sont fortement contrastées, tant du point de vue des secteurs et des activités que des rapports au marché, à l’État et à la société civile. Elles ont cependant toujours en commun le fait d’être constituées d’un groupement de personnes et d’une organisation produisant des biens et des services, sans oublier des valeurs et des principes dont la coopérative représente un idéal-type sur le plan des règles.

En dépit des difficultés rencontrées dans les années 1980, le nombre de coopératives recommence à croître, ce qui est en partie attribuable au dynamisme créé par le renouvellement du projet coopératif. En 2008, on compte près de 3 200 coopératives et 39 mutuelles, représentant 87 000 emplois, pour plus de 150 milliards de dollars canadiens d’actifs. Les secteurs traditionnels sont toujours les plus lourds, notamment à cause du poids considérable de quelques institutions comme le Mouvement Desjardins, SSQ Groupe financier, La Capitale, la Coopérative fédérée et Agropur. Les autres secteurs ont également un effet structurant si l’on considère l’habitation, avec 1 040 coopératives et 26 114 sociétaires, ou encore les coopératives forestières, avec 332 millions de dollars de chiffre d’affaires et 5 058 emplois, principalement dans les régions ressources. Quant aux coopératives apparues surtout depuis 1980, elles représentent plus de 60 % de l’ensemble des coopératives non financières. Il s’agit principalement des coopératives de solidarité (31 %), des coopératives de travail (24 %) et des coopératives de producteurs (18 %) (MDEIE et CQCM, 2006, p. 16 et 18). Les coopératives sont manifestement entrées dans une nouvelle ère de croissance, et le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité contribue à ce dynamisme.

Le Chantier de l’économie sociale, qui s’est autonomisé en 1999, regroupe la plus grande partie de l’économie sociale émergente, soit les organisations sans but lucratif (OSBL) qui se reconnaissent dans l’économie sociale (sans doute plus de 4 000[11]), de même que certains mouvements sociaux tels que les syndicats et quelques secteurs coopératifs émergents (ce qui n’est pas sans poser des tensions avec le CQCM). Le Chantier de l’économie sociale est le regroupement qui se fait le promoteur le plus explicite du concept de l’économie sociale, dans un sens qui le rapproche du concept d’économie solidaire (Laville, 1994)[12]. Au Québec, il existe 46 000 OSBL, dont environ 10 000 pourraient éventuellement se reconnaître dans l’économie sociale parce qu’elles ont des employés et qu’elles produisent des biens ou services, tout en n’étant ni des organisations quasi gouvernementales ou religieuses, ni des organismes de défense des droits ou des groupes professionnels. En somme, l’économie sociale émergente s’est consolidée principalement dans les services de proximité (notamment les centres de la petite enfance), la culture et le loisir, le développement local, l’emploi et l’insertion, le commerce équitable. De plus, avec le soutien de ses partenaires, de l’État québécois et des pouvoirs publics locaux, l’économie sociale peut maintenant s’appuyer sur ce qui pourrait constituer un « système d’innovation en économie sociale ». Les fonds de travailleurs, qui relèvent eux-mêmes de l’économie sociale, participent également au financement de l’économie sociale et de la recherche universitaire sur le sujet.

Désormais, l’économie sociale peut être considérée au Québec comme une réalité relativement circonscrite du point vue de l’État, des acteurs concernés et de leurs organisations. Sous cet angle, le milieu des années 1990 marque un tournant historique qui a pour conséquences que les coopératives, les mutuelles et les associations ayant des activités économiques prennent conscience d’une parenté et qu’elles travaillent à se donner des outils communs, voire une vision commune. On doit bien sûr reconnaître la présence de tensions résultant en partie de la très grande hétérogénéité des composantes du mouvement. Ces tensions se manifestent entre les deux regroupements que sont le CQCM et le Chantier de l’économie sociale (Favreau, 2008). Toutefois, elles résultent moins de la précédente confrontation entre les tenants d’un nationalisme économique et ceux d’un socialisme autogestionnaire que de la reconnaissance gouvernementale et du soutien public de la nouvelle économie sociale. Dans la mesure où le Chantier de l’économie sociale met en oeuvre des outils de développement qui conviennent à la fois aux associations ayant des activités économiques et à certaines coopératives (comme le laisse supposer une conception large et inclusive de l’économie sociale), la concertation entre ce dernier et le CQCM, qui a le monopole de la représentation des coopératives, devient indispensable. En ce sens, le Sommet de l’économie sociale et solidaire tenu en 2006 a bien montré la nécessité de cette convergence entre les différents secteurs et les différentes générations d’économie sociale. Ainsi, les différentes composantes de l’économie sociale ne doivent-elles pas envisager, comme les y convie le Sommet de l’économie sociale et solidaire de 2006, une gouvernance plus appropriée de tout le mouvement de l’économie sociale, quitte à innover ?

Conclusion

D’un point de vue sociohistorique, il est possible de répartir les initiatives qui relèvent de l’économie sociale selon cinq grandes périodes qui représentent autant de vagues d’innovations répondant à ce que nous avons appelé les grandes crises. La première vague, celle des sociétés de secours mutuels, répond en grande partie à la crise de la régulation à l’ancienne et à la mise en place d’une régulation concurrentielle. Devant les menaces que font peser sur les modes de vie communautaire la transition au capitalisme et la première industrialisation, les organisations d’économie sociale comme les sociétés de secours mutuels visent à institutionnaliser des pratiques d’entraide autrefois maintenues par la tradition, tout en servant parfois de relais pour certaines aspirations à la démocratie et à l’autonomie locales. La seconde vague, celle de la fin du XIXe siècle, s’inscrit dans une crise du mode d’accumulation qui devient plus intensif, ce dont témoigne la grande concentration des richesses qui accompagne la deuxième industrialisation. Les anciennes aspirations pour l’autonomie locale tendent alors à céder la place à des projets plus ciblés de reconquête de l’économie par l’accumulation d’un capital canadien-français, dans un contexte où il faut protéger le fonctionnement du marché face aux menaces que fait peser le capitalisme de monopole. Outre les coopératives d’épargne et de crédit, qui sont étroitement liées à ce nouveau régime d’accumulation, la deuxième industrialisation, et l’urbanisation qui lui est associée, transforme profondément les rapports entre la campagne et la ville, stimulant la création de nombreuses coopératives agricoles.

La troisième vague, celle des années 1930, correspond à la crise de la régulation concurrentielle. On trouve toujours une résistance au capitalisme comme l’expriment le corporatisme et la valorisation du monde rural, une stratégie d’adaptation à cette période de transition que l’on tente d’humaniser à l’intérieur des cadres du projet national de la survivance. Ce projet inspire toujours une bonne partie des organisations d’économie sociale, même si émerge un « pôle libéral » autour du Conseil supérieur de la coopération. D’ailleurs, plusieurs organisations doivent s’adapter aux nouvelles préoccupations pour une consommation de masse, d’où une percée des coopératives dans les milieux urbains. La quatrième vague, celle des années 1960, qui correspond à l’affirmation du modèle québécois (fordiste et providentialiste), se traduit par une double tendance : une participation à la mise en place de ce modèle par les coopératives les plus matures (ainsi soutenues par l’État québécois) et une remise en question de cette participation par de nouvelles coopératives prônant plutôt l’autogestion et orientées vers le changement social. Enfin, la dernière vague, celle des années 1980, marquée par une libéralisation du marché et une remise en question d’une économie administrée, correspond à la fois à la consolidation de certains secteurs matures (finance et agroalimentaire) et à la crise de certains secteurs traditionnels (pêcherie, consommation, assurances), alors que s’ouvre un nouvel espace d’innovations, dans les domaines des services aux personnes, de l’emploi et du développement local. Les innovations dans ces secteurs ont ainsi participé à une reconfiguration de l’État (Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003). À ce titre, ces initiatives ont certainement participé à la remise en question du modèle fordiste hérité de la Révolution tranquille, tout en ouvrant sur des formes démocratiques de régulation, des pratiques économiques à finalité solidaire et des prestations de services administrées au niveau des communautés locales.

Ces dernières remarques invitent à réfléchir à la suite des choses et appellent donc à un point de vue prospectif. Si la crise financière de 2008 est effectivement une grande crise, comme plusieurs nous invitent à le penser (Aglietta et Rigot, 2009 ; Attali, 2008 ; Perret, 2008), nous pourrions bien entrer dans une nouvelle vague d’innovations au sein de l’économie sociale. Dans cette perspective, il importe de bien saisir la spécificité de cette crise : crise de la finance où se confirment les limites de la régulation nationale, crise d’un productivisme fondé sur la consommation d’énergie et l’épuisement des ressources naturelles, crise de la légitimité des grandes institutions économiques publiques et privées (Billaudot, 2009 ; Harribey et Phihon, 2009). La crise actuelle ne se limiterait donc ni au mode de régulation, ni même au régime d’accumulation, mais exigerait à la fois une nouvelle régulation nationale et mondiale et un nouveau régime d’accumulation basé sur un autre mode de production et de consommation. Dans ce contexte, l’espace potentiel d’innovations pourrait bien s’élargir puisque le développement durable, s’il est pris au sérieux, suppose entre autres une revalorisation des relations et des échanges de proximité, tout comme de nouveaux partages au niveau mondial (notamment entre le Nord et le Sud). Il suppose en même temps de refonder les institutions discréditées par une nouvelle gestion participative et démocratique du développement économique et social à tous les niveaux, du local jusqu’au mondial en passant, bien sûr, par le national. Globalement, il nous semble donc que ce contexte est favorable à l’économie sociale, même si une appréciation réaliste des expériences passées et actuelles nous invite à la prudence. D’une part, il ne faut évidemment pas sous-estimer les forces en présence ni l’énorme tâche de remettre en question des institutions qui, bien que discréditées, servent des intérêts puissants. Même s’il ne faut pas en exagérer le poids, l’économie sociale pourrait tout de même jouer un rôle significatif dans la négociation de nouveaux compromis sociaux qui iraient dans le sens d’un mode de développement axé sur le développement durable. D’autre part, il faut bien souligner que l’économie sociale, même si elle a parfois porté des projets politiques ambitieux, s’est généralement limitée à un rôle supplétif à l’égard de l’économie de marché. C’est pourquoi les entreprises et organisations d’économie sociale devront réaliser un véritable saut qualitatif si elles désirent contribuer, après une tempête pas comme les autres, à la prochaine transition.