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L’objectif du présent numéro est de réunir un certain nombre de problématiques présentant des usages du terme « programmer » qui ne coïncident pas avec celui auquel l’informatique nous a habitués. Ces usages, bien qu’ils n’excluent pas nécessairement la présence de l’ordinateur, ont pour caractéristique de le déborder, de le contextualiser, ou encore de s’inscrire dans un continuum avec certains usages antérieurs à son apparition, tel que nous le connaissons maintenant, depuis le milieu du 20e siècle. Faut-il attribuer à ces usages alternatifs la puissance d’une rupture paradigmatique quant à l’activité de programmation ainsi qu’aux fonctions de l’ordinateur ? Il est à tout le moins intéressant de penser qu’elles manifestent un glissement depuis une position réductionniste correspondant au développement de machines logiques vouées à l’atteinte d’objectifs bien déterminés et atteignables en un nombre fini d’étapes, vers une attitude contextualiste adaptée à un certain nombre de circonstances qui font notre actualité et qui nous obligent à nuancer considérablement le sens dans lequel nous contrôlons notre réalité.

Pour simplifier, j’appellerai « paradigme cybernétique » la position réductionniste, en référence au rôle crucial joué par le projet cybernétique et par sa caractérisation du concept de système, dans le développement de la signification informatique du concept de programmation[1]. Je qualifierai de « paradigme climatique » l’attitude contextualiste, en quelque sorte « post-cybernétique », en résonance avec le caractère emblématique de la météorologie et de la climatologie pour le domaine émergent des sciences de la complexité. Ces dernières se démarquent en effet par la non-linéarité des déterminismes caractérisant les phénomènes auxquels elles s’intéressent et dont l’un des cas de figure est la sensibilité aux conditions initiales, à savoir que de petites et mêmes infimes différences dans les paramètres de départ de l’évolution d’un certain nombre de phénomènes résultent en des différences disproportionnelles qui rendent généralement impossible l’exercice de prédictions à long terme les concernant[2]. Le temps qu’il fait, la stabilité du climat — sa reconnaissabilité, si l’on peut dire —, tout autant que la bourse et ses variations, constituent sans doute, à l’heure actuelle, les manifestations les plus visibles et les plus saisissantes (en partie parce que les plus médiatisées) de ce genre de phénomènes.

Si l’activité de programmer s’avère particulièrement sensible au glissement de profondeur paradigmatique qui vient d’être évoqué, c’est que les multiples crises qui nous assaillent actuellement et dont nous pouvons dire à tout le moins qu’elles l’accompagnent, remettent en question le concept de contrôle qui se trouve au coeur de la cybernétique. De la rétroaction en vue de l’atteinte d’une cible et, plus en amont sur le plan mathématique, du potentiel exécutoire des opérations à travers la succession programmée des états d’un système conduisant linéairement à la résolution automatique d’un problème, qui caractérisent le « déterminisme de prédictibilité » des systèmes cybernétiques, nous devons en effet faire face à un « déterminisme d’imprédictibilité » qui déborde cette autonomie de l’« artefactualité » humaine constitutive de la vocation première des systèmes informatiques. Les phénomènes auxquels nous faisons face ne se totalisent pas comme purs artefacts humains : ils impliquent, en proportions diverses et à différentes échelles, un environnement naturel dont nous sommes nous-mêmes partie prenante en amont de ces artefacts, de sorte qu’il devient impensable d’inscrire ces derniers, dont font partie nos machines, en démarcation simple de cet environnement.

Ces phénomènes pointent en direction du dépassement de l’automaticité vers une compréhension intégrative et exigeante de nos artefacts qui n’est pas sans rappeler, de prime abord, le projet d’augmentation de l’intellect humain de Douglas Engelbart[3], mais dans lequel le rapport humain-machine serait complété par un troisième terme, la nature. En réalité, le projet engelbartien, malgré qu’il implique des éléments langagiers, des artefacts ainsi que des procédures d’entraînement qui dépassent la stricte machine, n’en constitue pas moins un système s’inscrivant nettement dans le paradigme cybernétique, puisqu’il place le programmeur informatique en position de modèle pour la formation d’une humanité capable d’affronter les événements de grande magnitude et de nature extrême menaçant son existence même. La philosophie du rapport humain-machine motivant ce projet semble bien avoir fait long feu[4]. Ses deux rivales cependant, celle de la prévalence évolutive de la machine sur l’humain (le cyborg)[5] et celle d’une machine d’entrée de jeu conviviale s’intégrant à la spontanéité, pour ne pas dire à la naturalité humaine[6], se sont significativement développées[7]. Elles semblent même actuellement fusionner, d’une part dans une robotique anthropomorphe qui cherche à adapter la machine aux différentes dimensions de l’existence humaine[8], et d’autre part dans un réseau participatif d’information et de communication rendu possible par une machine cette fois-ci logicielle (le Web 2.0)[9], l’ensemble pouvant être vu comme un superorganisme, une forme hybride, machinique-humaine, d’intelligence.

La programmation en arrive ici à une adaptation et même à une intégration contextuelles qui donnent à penser que la conception réductionniste est devenue trop étroite dans les circonstances qui sont celles de notre réalité actuelle, pour lesquelles le paradigme climatique apparaît, quant à lui, dans son amplitude en même temps que dans son incertitude, taillé sur mesure. Au-delà des sciences et de l’ingénierie de la complexité en effet, l’historicité même se trouve en quelque sorte naturalisée. Mais c’est au sens d’une nature complexe, non linéaire, qui ramène dans son plan, dans sa logique, l’humanité et ses machines, unifiant en conséquence des disciplines relevant de corps de savoir auparavant nettement démarqués, l’astronomie, la biologie évolutionnaire, la géophysique par exemple, du côté des sciences naturelles, et l’anthropologie, la sociologie, l’économie notamment, du côté des sciences humaines – sans compter ce sous-ensemble de disciplines hybrides que constitue l’écologie[10]. Les pratiques artistiques ne sont pas en reste, qui sont aux prises, plus que jamais et frontalement, si l’on peut dire, avec la question de leur identité propre. L’article de Francine Dagenais met ainsi en évidence la sensibilité contextuelle, la circonstancialité de la programmation dans le domaine de l’art, à travers un parcours qui, prenant son point de départ dans l’étymologie du terme, nous conduit de la musique figurative du 19e et du début du 20e siècle à sa translation, grâce aux stratégies de dissémination utilisées par les futuristes italiens dans leur conversion de l’art à la vie, vers les pratiques indéterministes de John Cage ainsi que les oeuvres à prescription de Sol LeWitt, pour aboutir à la machine industrielle de Damien Hirst. Cette dernière, qui « produit à la fois de l’art et de l’argent[11] », procède d’un conceptualisme que nie son économie de marché et d’un art dans lequel la mort apparaît comme le cas de figure de la vie – contradictions que seule la complexité semble pouvoir contenir.

À l’initiation du glissement paradigmatique évoqué plus haut et dans la ligne de faille créée, notamment, par l’émergence de l’art conceptuel dans les années 1960, Michelle Kuo procède à l’analyse d’Oracle, une oeuvre de Robert Rauschenberg incorporant un servomécanisme, dispositif cybernétique par excellence, mais « dérangé » dans son programme par les restes hétérogènes d’un passé industriel (détritus et objets de consommation divers) en même temps que par des flux naturels (ondes radio, air ambiant, électricité) dont les dynamiques se trouvent maintenant à l’avant-plan du paradigme climatique – l’oeuvre apparaissant, en effet, sous ce rapport, à la fois prémonitoire et efficiente. De manière correspondante, les flux humains engagés dans les réseaux informatiques de l’art sonore dont traite le compositeur Jérôme Joy s’inscrivent « en excès » de ces derniers dans des pratiques qui « “re-circuitent” l’individu à son environnement[12] ». Les programmations entrant dans ces circuits sont vues comme des « écritures » qui se situent à l’interface, pour ainsi dire, d’un rapport néo-convivialiste (humain-machine-nature), incarné ici comme « musique étendue », dans lequel le facteur humain a pris la complexité de la dimension collective du Web 2.0. C’est également dans cet univers du Web participatif que s’inscrit la contribution de Pierre Côté, Jean-Pierre Goulette et Sandra Marques, lesquels examinent l’adaptation de la programmation architecturale à des espaces virtuels et « réflexifs », tels celui de l’univers en ligne Second Life. Ces espaces impliquent une réactivité de leurs éléments graphiques à des actions d’utilisateurs eux-mêmes graphiquement représentés comme avatars interagissant avec d’autres avatars – ce qui pose, notamment, la question de la programmation des avatars eux-mêmes, à la fois endogènes au système machinique et soumis à son contrôle sémantique et corporatif, mais également exogènes à ce système et porteurs de son reste collectif et « pragmatique ».

David Tomas analyse quant à lui la réactualisation, dans le corpus de l’artiste montréalaise Rosika Desnoyers, d’une forme « proto-automatique » de broderie introduite au 19e siècle, la méthode de Berlin. Il s’agit ici d’établir un pont et d’instituer un dialogue et un échange d’information, pour traduire les mots de l’auteur, entre un art conceptuel contemporain s’inscrivant en surcroît mimétique et critique des technologies de l’information qui ont défini le paradigme cybernétique et les inévitables erreurs humaines générées dans le cadre des « programmes de travail » de la révolution industrielle. L’article de Jérôme Segal nous conduit enfin dans le voisinage étendu et temporellement déplacé de la ville de Berlin, celui de la République démocratique allemande des années 1950-1960. L’auteur renoue minutieusement les fils politico-scientifiques des rapports entre une théorie cybernétique dans laquelle toute fonctionnalité humaine est conçue comme une affaire de contrôle et de communication et un régime communiste oscillant politiquement entre la puissance fondationnelle de cette théorie pour ses programmes de développement et, donc, sa compatibilité logico-philosophique avec le matérialisme dialectique, et la contradiction, pour ne pas dire l’adversité sociétale, de son berceau capitaliste, antiréalisme voué à un éclatement spéculatif qui constitue sa naturelle réfutation.

Les programmes qui sont et qui ont toujours été au coeur de nos artefacts, dans un registre allant des objets jusqu’aux structures sociales, et tant sur le plan de leur élaboration que sur celui de leur fonctionnalité, se sont étendus jusqu’à une nature qui, en revanche, est passée d’une matière à un environnement. En même temps que la nature devient progressivement notre artefact[13], ainsi notre zeitgeist prend-il des attributs de nature, faisant siennes les conditions de complexité et d’imprédictibilité qui rendent impraticable toute entreprise de clôture, de totalisation. Le dossier de l’artiste invité Ruedi Baur, designer d’identités visuelles et de signalétiques dans des cadres événementiels, sociétaux et culturels multiples, problématise ce rapport à l’environnement en introduisant le projet d’une « programmation contextuelle » et en présentant un certain nombre de réalisations tirées de son corpus, qui en approchent progressivement le concept. La programmation contextuelle est, d’une certaine manière, une programmation in situ, en présence, qui s’oppose aux volontés universalisantes caractéristiques de programmations normatives et en quelque sorte fermées sur elles-mêmes, s’inscrivant plutôt dans le dynamisme et la non-linéarité (pour généraliser les termes mathématiques de la complexité) de situations toujours locales sinon singulières – une programmation qui constitue, ainsi que je propose de la considérer dans mon commentaire, « une pragmatique radicale ». Cette idée d’une programmation contextuelle prend en effet modèle sur la créativité des langages naturels et elle constitue en ce sens la recherche d’une programmation intégratrice, adaptative et en un certain sens « naturaliste ». Bien que cette idée ne soit pas sans rappeler certains des concepts fondateurs des pragmatiques formelles dans le domaine des théories logiques du langage ainsi que, dans un autre ordre de considérations, le projet chomskyen d’une grammaire universelle expliquant la créativité propre aux langues naturelles, elle en diffère cependant profondément dans le mouvement même où elle rejoint la philosophie wittgensteinienne, qui en fut critique et qui joue un rôle central dans la caractérisation du concept de pragmatique radicale proposé, notamment dans son recours ultime à une histoire naturelle humaine qui fonde nos jeux de langage et nos formes de vie.

Programmer, sous l’angle de ce que j’ai appelé le « paradigme climatique » et que les articles et le dossier visuel du présent numéro contribuent à caractériser, s’effectue dans un rapport à la matière profondément modifié, dont témoignent l’art actuel ainsi que, plus généralement, l’idée que nous nous faisons de notre identité, de notre « artefactualité » même et, avec elles, de notre propre prédictibilité.