Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Les questions d’ordre éthique connaissent une résurgence dans les sociétés de la modernité avancée qui se caractérisent par la complexité et le métissage culturel. L’enseignement n’échappe pas à ce renouveau d’intérêt pour les interrogations sur le comportement à adopter envers l’autre, puisqu’il est considéré par tous les intervenants du monde de l’éducation comme un acte complexe requérant plusieurs compétences, dont, au premier chef, celle d’entrer en relation avec l’autre. C’est ce que confirment les résultats d’une enquête à grande échelle menée par Jutras, Joly, Legault et Desaulniers (2005) auprès des enseignantes et enseignants du primaire et du secondaire au Québec. C’est ce que soutiennent également Desaulniers et Jutras (2006) en affirmant que l’éthique professionnelle porte notamment sur la relation pédagogique, les qualités humaines nécessaires pour enseigner, la justice et l’équité dans la relation avec les élèves ainsi que sur l’intimité dans cette relation.

Cette dimension relationnelle constitue une constante de la pratique enseignante et possède un caractère pluriel, compte tenu des divers acteurs avec lesquels l’enseignant doit entrer en interaction : élèves, collègues, direction, parents... Ces interactions peuvent susciter des dilemmes et des conflits de valeurs dans la conduite à adopter, qui relèvent de l’aptitude des enseignants à exercer leur jugement éthique. Ce constat est valable pour tous les ordres d’enseignement, dont l’ordre collégial, d’autant que depuis 1993, les objectifs visés par les programmes d’études dans cet ordre s’expriment en termes de compétences à maîtriser, incluant la compétence à porter un jugement sur des problèmes éthiques de la société contemporaine (Gohier et Laurin, 2001). Or, le développement de la compétence éthique de l’élève n’est pas uniquement le fruit de la formation dispensée dans les cours, elle se construit également à travers la relation établie avec les enseignants et le modèle implicite de relation à l’autre, et plus largement de rapport à l’éthique, qu’ils véhiculent (Giroux, 1997 ; Sylvain, 2001).

Si beaucoup d’écrits ont été produits sur les questions d’éthique en enseignement ou en éducation, dont ceux de Desaulniers et Jutras (2006), de Goodlad, Soder et Sirotnik (1990), d’Imbert (1987), de Longhi (1998), Meirieu (1991), de Prairat (2005) ou encore ceux de Reboul (1992) ou de Strike et Ternasky (1993), peu se sont penchés sur les représentations qu’ont les enseignants des préoccupations, des dilemmes ou encore des enjeux éthiques de leur profession. Certains l’ont fait pour les enseignants du primaire et du secondaire, comme Campbell (1996, 2000) qui rapporte des dilemmes vécus par des enseignants en Ontario ou Zubay et Soltis (2005) qui relatent ceux notés par des administrateurs scolaires de cas vécus par leurs pairs ou encore par des enseignants aux États-Unis.

Il n’existe cependant pas d’études similaires au Québec, et plus particulièrement en ce qui concerne l’enseignement à l’ordre collégial. Ces dilemmes, par définition difficiles à résoudre, le sont d’autant plus que ces enseignants ne possèdent pas de balises, cadre de référence ou code d’éthique, pour les orienter dans leur réflexion.

Pour combler cette lacune, notre recherche visait à mettre au jour, d’une part, les préoccupations éthiques vécues par les enseignants du collégial dans l’exercice de leur profession, ainsi que les caractéristiques que ces derniers attribuent à ce type de préoccupations et, d’autre part, les points de repère et les stratégies qu’ils utilisent pour résoudre les dilemmes vécus. Les résultats de cette recherche permettront de voir si les enseignants de l’ordre collégial partagent les façons de concevoir et de résoudre les problèmes éthiques de leurs collègues d’autres ordres d’enseignement ou s’ils s’en distinguent.

2. Contexte théorique

2.1 Une conception de l’éthique réflexive et appliquée

Si plusieurs auteurs insistent sur l’importance, pour les professionnels de l’enseignement, de prendre en compte la dimension éthique de l’acte éducatif, ils ne s’entendent toutefois pas sur la définition à donner à ce terme, certains faisant d’ailleurs référence à la morale plutôt qu’à l’éthique. Étymologiquement parents, éthique etmorale (ethos oumores) renvoient à plus de deux millénaires de réflexion dans la pensée philosophique occidentale. On parle, dans les deux cas, de moeurs, de comportement, de rapport à l’autre. Par ailleurs, dans une acception largement partagée, la morale est considérée comme plus prescriptive, socialement normée, et l’éthique, plus réflexive, par une appropriation et une mise à distance, par l’individu, de la morale prescrite, en fonction de ses valeurs et de son expérience (Gohier, 2005).

Dans le cadre de cette recherche, comme il s’agit de mettre au jour les préoccupations, caractéristiques, points de repère et stratégies de nature éthique, perçus par les enseignants, selon leur vécu, dans l’exercice de leur profession, le concept d’éthique est retenu, car il laisse la place à l’expérience individuelle et à la réflexivité. Pour rester dans un registre contemporain, nous retenons la définition de l’éthique proposée par le philosophe Ricoeur (1990), l’un des chefs de file de la réflexion dans ce domaine. Se réclamant de l’héritage aristotélicien, Ricoeur (1990, p. 202) définit l’éthique comme […] une visée, celle de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Bien qu’elles soient complémentaires, il y a préséance de l’éthique sur la morale. L’éthique consiste en une activité réflexive au regard de son comportement envers l’autre, et dans la capacité à mettre et à se mettre en récit, narrativité et réflexivité étant au coeur de la conception ricoeurienne de l’éthique et de la reconstruction narrative de Ferry (2002 ; Gohier, 2008).

Cette éthique réflexive, comme nous l’avons vu, porte sur l’aspect relationnel de l’intervention éducative, mais également sur d’autres dimensions de la profession enseignante. L’enseignant s’interroge en effet sur ses valeurs, sur les finalités de son acte, sur son rapport au savoir et son souci de l’actualiser, de même que sur ses choix en matière de pédagogie et d’évaluation. Les dimensions éthiques de l’enseignement, qui se manifestent sous forme de sujets de préoccupation pour l’enseignant, sont donc de nature diverse et se traduisent par une réflexion sur des objets ou des situations qui, dans l’exercice de la profession, suscitent des questionnements, voire des dilemmes dans l’orientation de la conduite envers l’autre. Ces dimensions éthiques peuvent être perçues à travers le prisme de prescriptions déontologiques intériorisées ou à travers le filtre du regard et de l’échelle de valeurs personnelles (Gohier et Jeffrey, 2005 ; Gohier, Jutras et Desautels, 2007a). L’enseignant est par ailleurs responsable de ses choix et de ses décisions, cette responsabilité faisant partie de la définition de l’identité professionnelle enseignante (Gohier, Anadón, Bouchard, Charbonneau et Chevrier, 2001).

À cette conception de l’éthique s’ajoute celle de l’éthique appliquée, centrée sur la prise de décision éclairée par des personnes dans des situations concrètes (Desaulniers et Jutras, 2006). Cette approche privilégie une démarche inductive et interactive qui réserve le rôle premier aux acteurs, selon le contexte de leur pratique professionnelle (Desautels, 2005 ; Legault, 1997 ; Parizeau, 1994).

2.2 Les compétences éthiques des enseignants

Bien que cette étude ne porte pas sur les compétences éthiques des enseignants, les travaux sur cette question peuvent servir de référence quant aux préoccupations et plus spécifiquement aux caractéristiques, points de repère et stratégies qui peuvent être associés à ces compétences. Plusieurs auteurs se sont penchés sur les compétences éthiques des enseignants, déclinées pour certains en termes de disponibilités, d’habiletés ou encore de vertus professionnelles. On peut se référer, entre autres, aux travaux de Giroux (1997), Goodlad, Soder et Sirotnik (1990), Strike et Ternaski (1993), déjà mentionnés, de Hare (1993a et b), ainsi qu’à ceux de Desaulniers et Jutras (2006) et de Desaulniers, Jutras et Legault (2005), aux réflexions sur la constitution d’un code d’éthique, comme celles de Jeffrey et Gauthier (2002), outre celles de Longhi (1998) et Prairat (2005), et aux réflexions sur la formation des maîtres en éthique (Gohier, 1997, 1999, 2005a, 2006). Les recommandations du Conseil supérieur de l’éducation (1990, 1991, 2004), celles du ministère de l’Éducation, dans son document d’orientation sur la formation des maîtres (2001) ainsi que celles du Comité d’orientation de la formation du personnel enseignant (2004) sont également sources d’inspiration (Gohier, Jutras et Desautels, 2007a).

On retrouve ainsi des compétences reliées à l’enseignement : 1) se maintenir à jour sur le plan des savoirs disciplinaires et pédagogiques, effectuer un choix des savoirs en fonction de leur pertinence et de leur actualité, avoir une attitude non doctrinaire ; 2) choisir des modes d’évaluation pertinents et adéquats au regard des compétences visées et du niveau des étudiants ; 3) effectuer des choix pédagogiques en fonction de finalités éducatives clairement identifiées et 4) clarifier sa propre grille de valeurs, posséder des vertus professionnelles, comme le jugement et l’humilité, le courage, l’impartialité, l’ouverture d’esprit, l’empathie, l’enthousiasme et l’imagination ainsi que l’authenticité. Quel que soit le type de compétence évoqué, dans le cas, par exemple, des compétences reliées à l’enseignement, les préoccupations sont d’ordre éthique quand elles se traduisent par les incidences que ce comportement aura envers l’autre ; par exemple, le respect de l’étudiant et de son développement.

D’autres compétences éthiques sont énoncées dans le rapport aux étudiants : respect de la personne, de ses droits, attitude non discriminante, devoir de confidentialité, responsabilité, équité. D’autres encore le sont par rapport aux collègues et administrateurs scolaires : respect, collégialité, convivialité, esprit de collaboration, responsabilité.

Desaulniers (2006) insiste par ailleurs sur l’importance de développer une éthique professionnelle au collégial en optant pour une éthique davantage réflexive que prescriptive et, par là, pour le développement du jugement éthique chez l’enseignant, arguant qu’il n’est pas, en effet, du ressort de l’éthique d’imposer des solutions, mais plutôt d’aider à comprendre, à réfléchir, à choisir et à intervenir de façon responsable.

2.3 Les préoccupations éthiques : caractéristiques, points de repère et stratégies

Si les préoccupations d’ordre éthique se conçoivent comme des soucis ou conflits intérieurs générés par des situations suscitant des questionnements et des dilemmes dans l’orientation de la conduite envers l’autre, au premier chef, mais également dans les choix ayant une incidence sur l’autre quand il s’agit d’enseignement (choix de contenus de cours, de stratégies pédagogiques, de méthodes d’évaluation...), on peut se demander quelles sont les caractéristiques attribuées à ces situations pour justifier leur nature éthique. Ces caractéristiques se traduisent à la fois par les indices permettant de déceler la présence d’une préoccupation d’ordre éthique, qui se traduisent par un inconfort, comme on le verra dans le discours des enseignants, et par les raisons ou justifications alléguées pour expliquer le caractère moral ou éthique d’un problème.

2.4 Les caractéristiques d’une préoccupation d’ordre éthique

Les caractéristiques des préoccupations d’ordre éthique peuvent être induites des situations types décrites par certains auteurs comme des dilemmes d’ordre éthique réels ou reconstitués que peuvent rencontrer les enseignants, car c’est sous cette forme qu’ils sont rapportés. Campbell (2000), par exemple, donne 15 exemples de dilemmes rapportés par des enseignants du primaire et du secondaire. On peut les résumer dans les dilemmes vécus par rapport aux collègues : comportement répréhensible envers un étudiant, incompétence, endoctrinement, vol d’un examen pour favoriser un étudiant, vol de l’argent amassé par un étudiant dans une levée de fonds, pression exercée par un ou des collègues pour majorer la note d’un étudiant ; les dilemmes vécus par rapport aux étudiants qui demandent de l’aide pour faire face au mauvais comportement d’un collègue, qui plagient ; par rapport aux règles de l’établissement ou à l’administration : dans le cas d’un désaccord avec une règle, mais l’obligation de l’appliquer, d’un désaccord avec une enquête menée auprès des étudiants par la commission scolaire avec laquelle l’enseignant est également en désaccord, quand un directeur demande de majorer les notes des étudiants ou demande de divulguer publiquement les notes des étudiants, d’un désaccord avec une initiative de la commission scolaire, mais l’obligation de la défendre auprès des parents ; par rapport au syndicat : dans le cas où l’enseignant ne veut pas participer à une grève ; par rapport aux parents : lorsqu’il choisit un contenu dans son cours qu’il considère valable pour les étudiants, mais auquel les parents s’opposent.

Dans tous les cas, il est fait appel aux valeurs des enseignants lorsque quelqu’un (pair ou étudiant) enfreint des règles de conduite institutionnelles ou professionnelles, ou encore quand ils vivent un conflit entre leurs valeurs et celles promues par d’autres acteurs de l’enseignement, directeurs, collègues ou parents.

Quand il s’agit de résoudre les dilemmes provoqués par des situations ou des préoccupations d’ordre éthique, les enseignants se réfèrent par ailleurs à des points de repère, c’est-à-dire à des balises leur servant de références, sous forme de principes, de règles et de valeurs, entre autres, et utilisent des stratégies, c’est-à-dire qu’ils entreprennent des actions afin de résoudre ces dilemmes, en faisant appel à leurs propres ressources ou à des ressources externes.

2.5 Les points de repère

Les points de repère pour guider la conduite et nourrir la réflexion éthique sont de divers ordres et consistent autant en repères formels externes (règles et principes formulés par l’institution par exemple) qu’en repères plus internes, dans la référence à un système de valeurs. Danley (2006), entre autres, affirme que pour faire face à une crise, il faut avoir intériorisé un système de normes et de valeurs qui sont fortement ancrés. Il mentionne également certaines vertus qui reflètent des valeurs, dont le courage (de prendre des décisions difficiles), l’honnêteté et l’intégrité, la générosité ainsi que le sens de l’équité. Pour sa part, Hardy (2002) évoque des valeurs fondamentales, comme l’honnêteté, la parole tenue, le respect d’autrui, l’équité et la responsabilité, valeurs promues également par Smith (1996).

Murray, Gillese, Lennon et Robinson (1996), en faisant référence à un document intitulé Ethical Principles in University Teaching et rédigé par la Society for Teaching and Learning in Higher Education, rappellent neuf principes éthiques auxquels les professeurs d’université devraient se référer dans l’exercice de leurs fonctions. Comme il s’agit de l’enseignement supérieur, ils peuvent facilement être transposés à l’ordre collégial. Ces principes réfèrent à la compétence professionnelle (mise à jour disciplinaire et pédagogique), à la nécessité de faire preuve de diplomatie et de nuance quand des sujets délicats sont abordés avec les étudiants, au fait de s’assurer du développement de l’étudiant, d’éviter les conflits d’intérêts avec ceux-ci, de faire preuve de confidentialité, de faire preuve d’équité dans l’évaluation et de respecter les collègues et l’institution.

2.6 Les stratégies

Desaulniers (2006) propose six moyens pour développer le sens éthique chez les enseignants du collégial (mais ces moyens peuvent s’appliquer à d’autres ordres d’enseignement). On peut les considérer comme autant de stratégies que peuvent utiliser les enseignants pour résoudre leurs dilemmes éthiques : 1) la pratique de la réflexion dans l’action et sur l’action, qui permet de ne pas agir mécaniquement ou par habitude, de trouver ou de retrouver la signification des gestes professionnels ; 2) le partage du questionnement éthique qui ouvre l’esprit et le coeur, à propos de toute intervention et pas seulement en cas de dilemme éthique ; 3) le développement de la sensibilité éthique qui met de l’avant le souci d’autrui et l’empathie dans les interventions ; 4) la réflexion collective sur les valeurs professionnelles et leur explication dans des textes fondateurs ; 5) l’exercice du jugement éthique au quotidien et pas seulement dans les cas de conflits ; et 6) la pratique de la délibération éthique, recherche collective de la meilleure décision possible dans les circonstances, qui s’appuie sur la résolution de conflits de valeurs, comme l’a élaborée Legault (2003).

Pour leur part, Keith-Spiegel, Wittig, Perkins, Ware Balogh et Whitley (1996) suggèrent 13 façons d’intervenir (qui peuvent être autant d’étapes dans une même intervention) lorsqu’un enseignant est témoin d’un acte non éthique de la part d’un collègue, que l’on peut résumer comme suit : se questionner sur les raisons pour juger qu’un tel acte pose problème sur le plan éthique, s’il enfreint une règle ou un principe par exemple ; vérifier si les bases de l’accusation sont solides ; s’interroger sur les motivations pour entreprendre une démarche par rapport à cet acte ; consulter un collègue ; prendre rendez-vous avec la personne ayant commis cet acte pour lui en parler, en s’efforçant de faire de cette rencontre une expérience constructive et éducative et en donnant la chance à ce collègue de s’expliquer ; tenter de trouver une solution avec ce collègue et, dans le cas où c’est impossible, référer le cas à un autre collègue ou à une autre instance.

À la lumière de ces données, on peut s’interroger sur les caractéristiques des préoccupations éthiques ainsi que sur les points de repère et stratégies utilisés par les enseignants du collégial dans la résolution de dilemmes éthiques. Sont-ils de même nature que ceux rapportés dans les recherches citées ?

3. Méthodologie

3.1 Instrumentation

Ayant pour objectif la mise au jour des préoccupations d’ordre éthique, de leurs caractéristiques, des points de repère et des stratégies identifiés par les enseignants, la méthode du focus group a été choisie pour recueillir les données. Le focus group ou groupe de discussion (Geoffrion, 1992 ; Krueger, 1998 ; Morgan, 1997) permet de réunir des personnes dans un climat de discussion libre, animée et thématiquement orientée par un animateur / chercheur, selon un guide d’animation préétabli abordant un nombre limité de thèmes déterminés par le cadre théorique. Dans le cadre de cette recherche, les thèmes se traduisent par les neuf questions rapportées dans la section déroulement. Cette forme d’entretien favorise l’échange et la réflexion avec des pairs, ce que ne permettent pas, par exemple, des entrevues réalisées sur une base individuelle. Notons que le déroulement des groupes de discussion, lors de nos échanges avec les enseignants, a illustré cet aspect de la méthode par les références fréquentes que faisaient les participants aux propos tenus par leurs collègues lors des échanges. On pourrait donner de multiples exemples, comme celui rapporté dans cet article du sujet F48M qui fait référence à la discussion qui s’est déroulée […] tantôt on parlait d’exemples, genre un prof qui fait pas son travail.

3.2 Sujets

Les données ont été recueillies auprès de huit groupes de discussion dans lesquels les enseignants ont été recrutés sur une base volontaire. Les conseillers pédagogiques des institutions concernées ont facilité le recrutement des sujets en suggérant des enseignants engagés susceptibles de participer à la recherche. Ces enseignants ont une formation disciplinaire, avec un diplôme de 1er, 2e et parfois de 3e cycle universitaire. Ils n’ont pas de formation spécifique en éthique, sauf les enseignants de philosophie, sans qu’ils en soient pour autant des spécialistes. Ils enseignent au secteur préuniversitaire, au secteur technique ou bien ils dispensent des cours de formation générale.

Ils ont été regroupés en fonction du secteur où ils enseignent, pré-universitaire (deux groupes), technique (trois groupes) ou de la formation générale (deux groupes) et un groupe mixte, dans différents collèges francophones situés dans de grands centres urbains du Québec et en région, six appartenant au secteur public et deux au secteur privé. Le nombre de participants par groupe varie entre 4 et 11, avec une moyenne de 7,8 participants. Au total, 63 enseignants y ont participé, 25 hommes et 38 femmes, avec une moyenne d’âge de 45 ans et une expérience variable, certains étant en début, au milieu ou en fin de carrière (de 1 à 35 ans d’expérience, avec une moyenne de 15,2 ans). Dans les huit groupes, 20 enseignants étaient en formation générale, 13 en formation préuniversitaire et 30 au secteur technique.

3.3 Déroulement

Le guide d’animation comporte neuf questions, dont six sont plus centrales. Après avoir parlé de leurs principales préoccupations en regard de leur métier d’enseignant, les personnes sont appelées à identifier celles qu’elles jugent d’ordre éthique ou moral, les indices ou les raisons qui les incitent à déterminer que ces préoccupations sont d’ordre éthique, donc leurs caractéristiques, les stratégies qu’elles utilisent pour résoudre les problèmes ou dilemmes d’ordre éthique et les points de repère (principes ou modèles) qui les aident dans leur réflexion. Enfin, elles sont invitées à identifier les situations ou expériences autres que les problèmes vécus dans l’exercice de leur profession qui contribuent à une réflexion d’ordre éthique sur celle-ci. La durée de la rencontre est de deux heures.

3.4 Méthode d’analyse des résultats

Les données ont été enregistrées sur bande audio, en sus des notes prises par un observateur en séance. Elles ont été transcrites intégralement. Une analyse de contenu a été effectuée à l’aide de catégories mixtes, préétablies et émergentes (L’Écuyer, 1987 ; Paillé et Mucchielli, 2003). La codification a été faite avec le logiciel NVIVO, en suivant les étapes proposées par l’Écuyer, à savoir la familiarisation avec le matériel, l’identification des unités de classification (unité de sens), la classification et la catégorisation des unités d’analyse (catégories émergentes), la description scientifique basée sur l’analyse qualitative.

3.5 Considérations éthiques

Les participants ont été informés par lettre des objectifs de la recherche : Mettre au jour les préoccupations éthiques des enseignants du collégial et leurs caractéristiques, ainsi que les points de repère et stratégies utilisés pour résoudre les dilemmes éthiques. Ils ont également été informés du respect, par les chercheurs, du caractère confidentiel des résultats obtenus. En effet, nous avons utilisé un code pour chaque participant en enlevant toute information nominale. De plus, bien qu’ils aient signifié leur accord en signant un formulaire de consentement, ils ont été informés qu’ils pouvaient se retirer en tout temps au cours du déroulement de la recherche. Enfin, à ce stade d’avancement des analyses, nous leur avons fait parvenir l’information à propos de la parution d’un article, qui décrit des résultats partiels.

4. Résultats

Les préoccupations éthiques des enseignants sont de divers ordres et ont trait à plusieurs acteurs de l’enseignement, notamment, les étudiants, les collègues et les directions d’établissement. Ces résultats ont été exposés ailleurs (Desautels, Jutras et Gohier, 2008 ; Gohier, Jutras et Desautels, 2007b). Nous rendrons compte ici des raisons évoquées pour déterminer le caractère éthique d’une préoccupation, ou de ses caractéristiques, des points de repère servant de guide à la réflexion et des stratégies utilisées pour résoudre les problèmes d’ordre éthique.

4.1 Les raisons invoquées pour déterminer le caractère éthique d’une préoccupation

Les participants aux groupes de discussion font part de certains indices qui se manifestent en terme d’inconfort et agissent comme un premier son de cloche qui suscite le questionnement, soit un malaise ressenti qui oblige la personne à s’arrêter et à s’interroger sur la manière appropriée d’agir de façon éthique face à un problème (H61F). Les indices mentionnés sont l’inconfort, le malaise, l’indécidabilité, l’appel à ce qui est instinctif, l’isolement ressenti et la réflexion a posteriori. Les participants soulignent surtout, comme le mentionnent dix d’entre eux, le caractère d’indécidabilité d’une décision à prendre ou d’un choix à faire :

[…] souvent je trouve, les problèmes éthiques c’est des problèmes justement difficilement solubles, ou en tout cas qui vont demander ultimement de trancher, mais pas nécessairement de décider, je trouve. Ça va être : « Bon bien je choisis A, mais il y aurait eu B, et je vois pourquoi B existe, mais je vais choisir A » (B12F).

D’autres participants parleront de ce qui suscite un débat à l’intérieur de nous quand on ne sait pas quelle direction prendre (H60M), d’un questionnement qui prend la forme d’un Comment je devrais agir ? Qu’est-ce que je devrais faire ? (H61F) ou à propos d’un geste Est-ce que je dois ou non le poser ? (F46F). D’autres encore parleront d’un sentiment de doute ou d’angoisse existentielle (D31F).

Bien que ces indices puissent concerner d’autres ordres de préoccupations que des préoccupations éthiques, il peut être intéressant de les mentionner pour savoir à quels sentiments font appel les dilemmes éthiques, surtout quand il s’agit d’angoisse existentielle. L’incertitude générée transcende alors la simple interrogation dans d’autres contextes de questionnement.

Au-delà de ces indices concernant l’inconfort suscité par les interrogations d’ordre éthique, les participants identifient d’autres caractéristiques qui renvoient à la nature de ces préoccupations. Ils font référence au bien-être personnel par rapport au bien-être collectif, au cas de conscience, à la confrontation de l’idéal professionnel, à la confrontation de valeurs, à la confrontation du bien et du mal, à l’impact sur autrui et au respect de soi.

Ils mentionneront principalement (13 participants dans sept groupes) ce qui a trait aux valeurs ou aux conflits de valeurs. Soit une situation pose un problème qui exige […] qu’on fasse appel à nos valeurs (A4F), soit elle engendre un conflit entre des valeurs divergentes comme l’expriment ces deux participants : […] c’est que c’est difficile pour moi d’appliquer une règle qui va un peu à l’encontre de mes valeurs… quand mes valeurs sont confrontées aux valeurs du système, du milieu ou de mes collègues, moi, c’est là que… je sens que j’ai une difficulté éthique (G59F). […] un genre de combat entre deux idéaux ou entre deux valeurs et le fait de trancher face à cette confrontation-là débouche sur un agir, donc sur une décision et sur une décision qui va interagir sur le vivre et le bien vivre ensemble de plusieurs individus (E42F). Certains participants parleront d’appel à des valeurs fondamentales, comme la dignité de la personne, la justice, la confidentialité (H62F, F44M).

Le deuxième ordre de préoccupations évoqué (neuf sujets dans cinq groupes), associé par sa nature à l’éthique, est l’impact qu’une décision peut avoir sur autrui comme l’exprime cette enseignante :

[…] Mais les préoccupations d’ordre éthique, moi, je les vois plus quand ça touche l’individu, quand ça touche sa dignité… Quelqu’un qui coule un examen, par exemple…si on s’en tient à la politique du collège ou à la politique du département, y’a pas de reprise d’examen, y’a pas de reprise de stage… Je trouve que c’est drastique, pis ça touche l’individu… (G57F)

Cette autre fera référence à […] l’impact du pouvoir qu’on a sur une autre personne (G56) ou encore à […] blesser l’être parfois durablement (E33F).

D’autres types de préoccupations seront qualifiés d’éthiques par quelques-uns des participants, notamment le bien-être personnel par rapport au bien-être collectif (C17F), auquel d’autres feront référence en termes de […] déséquilibre entre le souci de soi et le souci des autres (C17F) ou encore, de souci du bien commun (A6M). Le choix ou la confrontation entre le bien et le mal sera également évoqué : Est-ce que c’est bien ou c’est pas bien ? (F47F), ou la référence à une conception du bien, du juste et du vrai (E40M). Le cas de conscience sera également mentionné dans une situation où l’enseignant hésite à informer une étudiante qu’elle a réalisé une piètre performance (B9M). Une participante fait référence au dilemme éthique vécu lorsque le comportement d’un collègue va à l’encontre de sa vision de la profession, et à l’attitude à adopter (G56F). Dans le même ordre d’idées, une enseignante soulève l’idée de respect […] tantôt on parlait d’exemples, genre un prof qui fait pas son travail. Je trouve, ça, il y a une situation éthique là, y’a un manque de respect, ce collègue-là, face à son département, face à tout le monde (F48M).

4.2 Les points de repère guidant la réflexion

On peut distinguer deux types de points de repère mentionnés par les enseignants : les repères que l’on peut qualifier d’externes ou d’internes à la personne. Les points de repère externes évoqués sont le code commun, le code d’éthique des autres professions, une personne de confiance et les politiques, valeurs et règles du collège. On retrouve principalement la référence aux politiques, valeurs et règles du collège ou aux politiques d’autres instances, ministérielle par exemple, qui régissent les collèges (11 participants dans sept groupes), comme on peut le voir dans cet extrait.

[…] Y’a quand même des organisations officielles qui servent à régler des problèmes éthiques. Si on pense à comment on va évaluer les étudiants, bon y’a une politique institutionnelle d’évaluation des apprentissages. Ces règles-là sont là justement pour aider les profs face à des problèmes éthiques. Pour qu’il y ait moins d’aléatoire, mais c’est aussi pour des considérations d’éthique là, comment on va agir par rapport aux étudiants (A6M).

D’autres mentionneront de façon plus générale des livres, des règles et des codes, la Loi sur les collèges d’enseignement général et professionnel (Gouvernement du Québec, Lois refondues du Québec [LRQ], chapitre C-29), la convention collective ou le contrat de travail. Certaines personnes (quatre participants dans trois groupes) font référence aux codes de déontologie des autres professions ; par exemple, celui des infirmiers ou des ingénieurs, selon leur appartenance professionnelle, qui leur servent de guide. Un enseignant déplore le fait que la profession enseignante n’ait pas de code de déontologie.

[…] Donc dans le monde de l’enseignement, on n’a pas ça un code de déontologie qui est écrit quelque part, ça existe pas. Donc, à ce moment-là, nos balises, qui les fixe ? Est-ce que c’est la direction ? Est-ce que c’est nous ? Je dis des fois on a comme une grande largesse là-dedans, y’a un grand, flou, y’a une grande largesse, pis le problème c’est qu’à un moment donné, comment on se promène dans cette zone grise-là ? (G54M).

Quatre autres personnes parleront de l’importance de l’existence d’un code d’éthique commun entre enseignants ou déploreront son absence. Je pense que si on a subi beaucoup de problèmes avec nos collègues, c’est parce qu’on n’a pas de code d’éthique commun, on n’a pas de principes sur lesquels on s’est entendu… (D26F). Par ailleurs, un participant mentionnera comme point de repère des personnes de confiance à qui il s’adresse lorsqu’il rencontre des dilemmes éthiques, […]parce qu’ils ont une bonne morale (G59F).

En ce qui concerne les points de repère internes, ils font référence à des valeurs personnelles, à des principes, à l’expérience passée et au fait d’être à l’aise avec une décision. Ce sont les valeurs personnelles qui sont les plus souvent mentionnées et qui prennent la forme du sentiment de devoir, d’un idéal de l’éducation, de l’honnêteté et du respect, du sens commun et de la solidarité. Toutefois, les valeurs exprimées par le plus grand nombre de participants (10 participants dans six groupes) sont l’équité et la justice.

Le souci d’équité, s’il s’adresse à tous les acteurs de l’enseignement, concerne plus particulièrement le rapport aux étudiants comme l’exprime cette enseignante :

[…] Puis moi encore, dans mon souci d’équité, je me demande toujours là, ça arrive avec cette élève-là, mais si ça arrivait avec cette élève-là, est-ce que j’agirais de la même façon ? Est-ce que je prendrais les mêmes stratégies ? Est-ce que j’arriverais au même résultat si c’était Marie-Hélène au lieu de Cassandre ? (G57F).

L’idée de justice, quand elle est évoquée se confond avec celle d’équité envers les étudiants, surtout sur le plan de l’évaluation.

Quant aux principes, qui viennent en second lieu dans l’énoncé des points de repère internes (13 participants), ce sont les suivants : le respect de la règle d’or, le fonctionnement au cas par cas, l’impact d’une décision sur un étudiant, le respect de l’intégrité de la personne. Le principe le plus souvent évoqué (cinq personnes dans trois groupes) est par ailleurs l’idée de rendre service à l’étudiant, ce qu’illustre l’extrait suivant :

[…] Moi, je regarde aussi, avant de prendre ma décision finale, c’est qu’est-ce qui rend le plus service à l’élève, qu’est-ce qui va, peu importe la décision qui est prise ou le contexte, mais qu’est-ce qui va lui rendre service dans sa formation et dans son avenir pour arrimer, encore une fois, avec l’université, qui est la principale préoccupation, mais qu’est-ce qui va lui rendre plus service ? Est-ce que c’est d’aller du côté blanc ou du côté noir ? Est-ce que c’est de trouver un compromis dans le gris ? (B10F).

Enfin, quelques participants mentionnent comme points de repère internes la référence à leur expérience passée ou le sentiment de congruence, c’est-à-dire le fait de se sentir à l’aise avec la décision qu’ils ont prise.

[…] un point de repère, c’est le confort dans une décision. Parce qu’il y a toujours le facteur risque et c’est jamais à 100 % bon, une décision, t’es jamais à 100 % sûre. Et puis là je me retrouve, même si j’ai pris la décision, avec une grosse boule et ça se peut que ce soit pas la bonne. Et il y a des situations où je suis allée en classe après, des situations de plagiat, entre autres, où j’ai fait ce que je pensais que je devais faire et ça bousillait ma fin de semestre avec certains étudiants ; l’atmosphère dans la classe a été perturbée à cause de ça. Moi, je suis malheureuse, mais je ne peux pas laisser passer le plagiat, je ne peux pas ne rien faire (F51F).

4.3 Les stratégies utilisées pour résoudre les dilemmes éthiques

De nombreuses stratégies de résolution de problèmes éthiques sont évoquées par les participants, chacun en mentionnant souvent plusieurs dans sa démarche de réflexion. Il s’agit d’avoir recours aux règles préétablies, au compromis, à la discussion, à l’identification du problème, à la prise de position, à la quête d’information, à la réflexion, à l’argumentation et, enfin, à la non-intervention. La stratégie la plus mentionnée (36 participants dans huit groupes) est la discussion, que ce soit avec les étudiants, avec l’administration, avec diverses personnes (amis et parents), mais c’est la discussion avec les collègues qui ressort (30 participants dans huit groupes), comme l’exprime cette enseignante […] donc on s’assoit, peut-être un petit conseil de prof, pour essayer de voir s’il y a une espèce de jurisprudence ou je ne sais pas trop comment amener ça, s’il y a eu des cas similaires et comment on a tranché, comment on s’est sorti de la situation (G57F).

L’autre stratégie la plus évoquée est la réflexion et l’argumentation à propos d’un dilemme ou d’une préoccupation éthique (17 participants dans huit groupes). Il s’agit de prendre du recul, un temps de réflexion et de ne pas réagir à chaud.

[…] Je vais prendre un vieux mot, c’est vraiment « conscience ». Si je suis devant un problème, une situation, j’attends que la tempête passe, puis après ça, j’analyse, et si, malgré tout, je me questionne encore, je rumine encore, je me sens pas « clean » en dedans, il y a quelque chose qui accroche, ben là à ce moment-là, je vais me questionner à savoir si c’était « politically correct » ou si tout était correct (E32F).

L’argumentation fait partie du processus de réflexion, mais est également évoquée quand il s’agit de défendre sa décision ou sa position par rapport à l’étudiant […] il faut que je trouve la solution, il faut que je la donne cette solution-là, tout en le [l’étudiant] respectant et en lui donnant les arguments sur lesquels je me suis basée pour trouver cette solution-là. Mais il y a toujours ce respect-là, de l’élève (B8F).

La quête d’information, l’identification du problème, la prise de position sont d’autres stratégies à part entière ou qui font partie du processus de résolution, avec la réflexion et la discussion. Une participante mentionne le choix d’une méthode pédagogique qui laisse plus d’autonomie aux étudiants lorsqu’elle se sent incapable d’assumer sa tâche (B11F). Plusieurs (10 participants dans cinq groupes) font référence aux règles préétablies […] comment on va réagir par rapport à un problème éthique, ben on va regarder c’est quoi les règles en place (A6M). Deux enseignants font référence à une attitude favorisant les compromis entre collègues dans diverses situations problématiques, mais cette attitude apparaît négative à long terme : Je pense que les gens font beaucoup beaucoup de compromis, pis dans certains cas ça peut être mauvais… dans certains départements à un moment donné ça explose… petit à petit on se rend compte que ça fait des années qu’il y a des conflits larvés qui dormaient pis qui finissent par sauter quand il y a un élément déclencheur (A6M). Le compromis est fait pour acheter la paix (H63M).

Enfin, quelques participants (quatre dans trois groupes) optent plutôt pour la neutralité ou la non-intervention. […] moi, je suis un non-interventionniste auprès de mes collègues […]. Le fait d’être non-interventionniste ça ne signifie pas qu’on est indifférent. Ça veut juste dire qu’on limite ses interventions parce que, justement, on prétend pas posséder la vérité et il faut être méfiant vis-à-vis de soi-même (E 34M). L’aspect émotivement difficile de ces cas est parfois mentionné.

5. Discussion des résultats

On voit que les raisons évoquées par les participants aux groupes de discussion pour identifier une préoccupation comme étant de nature éthique renvoient principalement aux valeurs mises en cause, aux cas de conscience vécus et au caractère indécidable de certaines situations ou conflits qui ne trouvent pas de réponse absolue et requièrent l’exercice de la réflexion et du jugement éthique. Ces résultats concordent avec ceux de Campbell (2000) quant aux conflits de valeurs vécus par les enseignants dans les différents exemples de dilemmes éthiques rapportés.

Il en va de même pour les points de repère, d’abord externes, qui font référence aux politiques institutionnelles, règles et codes de déontologie, certains participants déplorant par ailleurs l’absence de balises mieux définies. Ces résultats rejoignent les constats de Jeffrey et Gauthier (2002), Longhi (1998), Prairat (2005) ainsi que Strike et Ternaski (1993), à propos de l’importance d’élaborer un code d’éthique pour la profession enseignante. On retrouve par ailleurs les points de repères internes dans les travaux de Murray et ses collaborateurs (1996), de Danley (2006) ainsi que de Hardy (2002), qui évoquent tous l’importance de valeurs et de principes fondamentaux, telles l’honnêteté et l’équité, comme composantes de la compétence éthique en enseignement

Enfin, les stratégies de résolution font état surtout de la discussion avec différents acteurs, au premier chef les collègues, de l’usage de la réflexion et de l’argumentation. Là encore, ces données sont confortées par des recherches, comme celles de Keithi-Spiegel et ses collaborateurs (1996) ainsi que de Desaulniers (2006), qui évoquent aussi bien la réflexion que la consultation auprès de collègues. Cependant, les participants aux groupes de discussion insistent peut-être davantage sur la difficulté qu’il y a à engager la discussion avec les collègues sur des questions d’ordre éthique, surtout quand ceux-ci sont directement concernés, ce qui conduit, dans certains cas, à une réaction de repli ou de neutralité de leur part face à ces situations.

La recherche a par ailleurs permis de mettre au jour les caractéristiques d’une préoccupation éthique chez les enseignants du collégial, au-delà de l’énoncé de dilemmes, par les justifications que ceux-ci donnent explicitement pour en reconnaître le caractère éthique. On parle alors, entre autres, de conflit de valeurs, de conflits entre idéaux, de pouvoir exercé sur l’autre, de déséquilibre entre le souci de soi et le souci de l’autre, de confrontation entre le bien et le mal ou encore de conception du bien et du juste. On constate également l’importance accordée par ces enseignants à un cadre de référence commun, voire à un code d’éthique de la profession ou encore à celui d’autres professions. Enfin, la recherche met en évidence l’importance de la discussion, surtout avec les pairs, dans la résolution des dilemmes, bien que celle-ci ne soit pas exempte de difficulté.

6. Conclusion

L’analyse des données émanant des huit groupes de discussion qui regrouperait 63 enseignants du réseau collégial francophone a permis de mettre au jour les caractéristiques qu’ils attribuent à une préoccupation d’ordre éthique qui renvoie au conflit de valeurs, au souci de l’autre et au pouvoir qu’on exerce sur celui-ci. Les points de repère pour guider l’action sont autant externes, comme les politiques institutionnelles et les codes de déontologie, qu’internes, comme les valeurs et les principes. Enfin, diverses stratégies sont adoptées, dont la discussion avec les collègues, la réflexion, l’argumentation et la quête d’information.

Bien que cette recherche, de nature exploratoire, ne permette pas de généraliser les résultats, les données indiquent que ces résultats recoupent, dans les grandes lignes, ceux décrits dans les écrits en provenance de recherches empiriques aussi bien que de réflexions théoriques sur le sujet, à l’ordre primaire et secondaire ou encore universitaire. Ces résultats ont par ailleurs servi à l’élaboration d’un questionnaire qui a été envoyé à tous les enseignants permanents du réseau collégial francophone. Ces données ne sont pas encore traitées et nous verrons si elles peuvent être généralisées. D’autre part, il serait intéressant de poursuivre la recherche en utilisant la même méthode de groupes de discussion auprès des enseignants des autres ordres d’enseignement au Québec, pour comparer les données, et particulièrement auprès des enseignants en formation des maîtres. On pourrait ainsi mettre au jour les préoccupations, les repères et les stratégies utilisées et les partager avec les collègues.

Les résultats de cette recherche confortent l’idée que les préoccupations éthiques, les points de repère et les stratégies de résolution font partie intégrante de l’enseignement, compte tenu de sa nature relationnelle, et sont transversaux à tous les ordres d’enseignement. Le caractère d’indécidabilité de certaines situations, leur nature conflictuelle, pointe également vers l’importance d’assurer une formation à la réflexion éthique aux enseignants de l’ordre collégial et de prévoir des lieux où ils puissent discuter collectivement des dilemmes vécus ou encore concevoir un cadre éthique auquel se référer dans ces situations. Les institutions collégiales ne pourraient que bénéficier de la mise en place de ces mesures, qui contribueraient à assurer à la fois la qualité de l’interaction éducative et le bien-être des enseignants, des étudiants et des autres acteurs de l’enseignement.