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Ce livre constitue un point de référence, un livre marqueur, car il ouvre la porte, enfin, à l’analyse quantitative à la fois des subjectivités et des histoires de vie, deux domaines réservés jusqu’à maintenant aux analyses qualitatives. L’enquête « Histoire de vie » se démarque de façon pionnière du paradigme dominant qui lie intégration et immigration en proposant, comme le souligne François Héran dans la préface, une approche qui considère l’intégration comme « coextensive à la société entière ».

L’enquête Histoire de vie a rejoint 10 000 personnes, ce qui constitue un échantillon imposant que seules des institutions de l’envergure de l’INSEE peuvent se permettre de constituer. L’introduction, rédigée par les trois responsables du collectif, fournit les éléments nécessaires pour comprendre à la fois la source des données et le fil conducteur de l’ensemble des contributions du livre. L’originalité de l’enquête repose sur un questionnaire biographique (parcours familiaux, professionnels et migratoires), dont la partie subjective s’intéresse aux différentes appartenances et identités des personnes interrogées, et sur les appréciations subjectives que ces personnes font de leurs parcours. Comme le souligne encore une fois François Héran dans la préface, l’identité est ici conçue de façon multiple et évolutive.

Trois chapitres traitent des identités ou appartenances reliées au monde du travail, en particulier, la question de la pertinence de l’appartenance de classe, préoccupation fondamentale quasiment évacuée ailleurs, mais encore présente chez les chercheurs français. Le vocable de classe sociale « fait-il encore sens » aujourd’hui se demandent Agnès Pélage et Tristan Poullaouec, face à la thèse courante de l’effritement de la conscience d’appartenance de classe ? La réponse est positive, du moins pour la moitié de la population interrogée et ce sentiment d’appartenance s’avère plus fort dans les couches supérieures du salariat. Que dire de l’autre moitié  ? Pour les auteurs, il aurait été intéressant de savoir s’il s’agit réellement d’une absence de sentiment de classe ou bien d’un refus de la vision « classiste de l’espace social ». Le deuxième chapitre s’attaque à un autre « mythe » relié au gonflement de la classe moyenne. Jérôme Deauvieau et Céline Dumoulin démontrent qu’il est difficile de parler d’« une » classe moyenne étant donné son hétérogénéité. De plus, si le sentiment d’appartenance à une classe sociale est plus présent chez les salariés, ceux issus d’un milieu ouvrier populaire s’identifient plutôt vers le bas de l’échelle sociale, alors que c’est le contraire chez les salariés issus d’un milieu aisé. Deux variables indépendantes de trajectoire (premier emploi et changement de qualification) montrent l’importance de la trajectoire ascendante sur le sentiment d’appartenance à une classe sociale. Ce résultat constitue un premier exemple de la contribution essentielle des « histoires de vie » dans l’analyse des subjectivités, un des objectifs fondamentaux de l’enquête. Enfin, le troisième chapitre, rédigé par Hélène Garner, Guillemette de Larquier, Dominique Méda et Delphine Remillon et relié au monde du travail, aborde la question du genre. Les auteurs montrent que les femmes sont moins centrées sur le travail, ce qui était déjà largement documenté, et suggèrent — de façon plus nouvelle — que l’activité professionnelle peut être un marqueur fort de l’identité féminine dans le cas des femmes qui occupent des positions avantageuses.

Sandrine Nicourd, dans le chapitre 4, s’intéresse aux identités politiques et religieuses. Si la religion a perdu sa force d’identification, les croyances religieuses sont encore très présentes et sont loin d’être un phénomène secondaire. Un autre mythe est ici également attaqué : les mouvements spirituels ou les croyances parallèles, dont on entend tellement parler, sont quantitativement extrêmement minoritaires par rapport aux religions instituées. Par ailleurs, si l’engagement politique reste également présent, les ouvriers en demeurent très à l’écart.

Le chapitre 5 par Olivia Samuel aborde une dimension de l’identification à la famille rarement analysée en sociologie de la famille, à savoir l’importance de l’appartenance familiale. L’auteure montre que la césure entre sexes concernant l’identification à la famille n’est plus aussi tangible qu’elle a pu l’être. Ce chapitre est un bel exemple de ce que seule une enquête d’histoire de vie peut accomplir en utilisant des variables de parcours qui tiennent compte des changements dans le temps. Par exemple, une rupture conjugale suivie d’une nouvelle union permet aux femmes concernées l’élaboration d’une image d’elles-mêmes détachée des statuts familiaux. Cela dit, malgré la montée supposée de l’individualisme familial, « les individus se définissent encore très largement par les appartenances statutaires relatives aux rôles socio-familiaux ».

Continuant dans le même registre des identités familiales, Florence Maillochon et Marion Seltz (chapitre 6) s’interrogent sur l’identité de couple. Ici, les différences de genre ressortent des analyses : pour les hommes, l’identification au couple semble s’inscrire dans un parcours de stabilité et de réussite sociale, alors que c’est moins le cas pour les femmes. Les auteures introduisent une notion intéressante, celle d’identité compensatoire pour les femmes qui ont recours à l’identité du couple, surtout lorsqu’elles disposent de moindres attributs sociaux (en général, pas d’activité).

Jusqu’à maintenant, nous sommes restés dans les domaines privilégiés des histoires de vie, à savoir le travail et la famille. Les trois derniers chapitres nous font découvrir d’autres facettes importantes des appartenances. Dans le chapitre 7, France Guérin-Pace, en abordant les parcours migratoires, est la seule à considérer un parcours — ici la migration — comme variable dépendante (ce qui est au contraire habituel dans les analyses biographiques quantitatives). L’auteure présente deux résultats intéressants : (1) seulement 11 % des Français n’ont jamais quitté leur commune de naissance, confirmant ainsi la grande mobilité de la population ; (2) près de 85 % des enfants d’immigrés n’ont jamais vécu dans le pays d’origine d’au moins un de leurs parents, ce qui fait qu’il devient difficile de continuer à les traiter d’immigrés. Le grand intérêt de ce chapitre concerne la typologie des identités spatiales déduite des analyses des correspondances multiples des parcours migratoires qui distinguent six catégories de parcours, montrant ainsi la grande diversité des parcours. On trouve à titre d’exemple : les immobiles enracinés, les jeunes plus investis dans la sphère relationnelle que spatiale, un lieu d’ancrage après un parcours de vie souvent difficile, etc. En conclusion, l’auteure s’interroge sur la pertinence de considérer le seul lieu de naissance pour assigner une origine, en particulier aux personnes immigrées. L’analyse des parcours permet justement de sortir de cette détermination unique des identités individuelles et collectives.

Le chapitre 8 sur le plurilinguisme d’Alexandra Filhon est particulièrement fascinant pour les démographes du Québec. Ainsi, on apprend que le bilinguisme est un phénomène courant en France, 25 % des Français ont fait l’apprentissage d’au moins une autre langue que la langue nationale (le français) dans leur jeune âge au foyer parental, qu’il s’agisse des langues dites régionales (comme l’alsacien ou le breton) ou de celles issues de l’immigration (surtout le berbère). Les analyses multivariées montrent qu’à situation comparable, les langues alsacienne et anglaise sont deux fois plus transmises que l’arabe. Bref, malgré le monolinguisme d’État et le fait que les autres langues que le français, qu’elles soient issues de l’immigration ou régionales, ne bénéficient pas du même support, le plurilinguisme n’est pas rare. Il y a dans ces analyses des leçons importantes à retenir. Notamment, n’est-il pas curieux, compte tenu de la place prépondérante qu’occupe la démographie linguistique au Québec, que ce soit de la France plutôt que du Québec que nous parviennent des approches qui renouvellent le domaine. Ce type d’enquête d’histoire de vie permettrait de sortir du carcan dans lequel la démolinguistique s’est enfermée en misant quasi exclusivement sur les données très limitées des recensements.

Le dernier chapitre d’Isabelle Ville et Daniel Ruffin nous introduit dans l’univers peu étudié quantitativement de la maladie et du handicap. L’originalité ici est de faire le lien entre les histoires biographiques et les conséquences perçues de la maladie ou du handicap. Nous avons droit à une autre typologie intéressante produite par l’analyse de classification (ici disjointe et non hiérarchique) qui suggère huit types de conséquences (pas de conséquences ; conséquences multiples négatives ; conséquences négatives sur la vie familiale ; conséquences négatives sur la vie professionnelle ; etc.). Notons que le premier groupe (pas de conséquences) comprend 57 % de la population. La conclusion la plus importante, à notre avis, est que si certaines personnes parviennent à faire de la maladie ou du handicap une expérience positive, cela dépend en bonne part de la position sociale des individus. Ainsi, les personnes les plus démunies expriment plus souvent des conséquences négatives, ce qui tend à renforcer les inégalités sociales.

En conclusion, il nous faut revenir sur la question de la « subjectivité quantifiée », un des défis majeurs de l’enquête. Défi largement relevé, car comme le souligne Claude Dubar dans la postface du livre : « l’enquête “Histoire de vie — Construction des identités ? —” » constitue une preuve « qu’une sociologie empirique — et même quantitative — des identités est non seulement possible, mais en plein essor en France ». Selon nous, ce livre apporte un éclairage fort révélateur et rafraîchissant sur le fameux débat « quantitatif-qualitatif ». Le débat s’est quelque peu apaisé au prix d’une division du travail laissant au quantitatif la tâche de mesurer l’occurrence des phénomènes et leurs déterminants (surtout socio-économiques) à partir de la méthodologie des enquêtes représentatives et des analyses statistiques multivariées, et au qualitatif la tâche d’approfondir les pro-cessus fondamentaux avec de petits nombres de répondants en recourant à la méthodologie des histoires de vie. Le collectif dirigé par France Guérin-Pace, Olivia Samuel et Isabelle Ville démontre très éloquemment qu’il est possible à la fois de quantifier la subjectivité et de la relier aux parcours sociaux et professionnels.

En ce qui concerne la forme, le livre est fort bien présenté et très accessible, avec des encadrés sur la méthodologie qui éclairent le texte sans l’alourdir. De plus, dans la plupart des chapitres, les auteurs ont utilisé la technique des sous-titres « parlants », proposant l’idée principale de la section, ce qui rend la lecture plus agréable. Enfin, un cd-rom présente non seulement le questionnaire de l’enquête, mais les données elles-mêmes : une pratique qui devrait se généraliser dans l’avenir. Seule ombre au tableau : certains chapitres ne présentent pas les résultats des analyses multivariées, ce qui est parfois gênant pour le lecteur spécialiste qui aimerait les consulter.

Un dernier commentaire porte sur la méthodologie d’ensemble de l’enquête. De façon surprenante pour une enquête quantitative d’histoire de vie, peu d’analyses proprement biographiques permettent de faire le lien entre les différents parcours. La réponse se trouve à la note 10 du chapitre 6 (p. 131) où il est dit que : « L’absence de datation systématique du mariage dans l’enquête ne permet pas de savoir si l’entrée sur le marché du travail précède ou non le mariage ». Cependant, cette lacune ne change rien au fait que cet ouvrage constitue une percée réelle dans le domaine des analyses des subjectivités, des identités et des appartenances.