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Intarissables et diserts quand vient le temps d’écrire l’histoire des autres, les historiens le sont d’ordinaire beaucoup moins quand il s’agit de traiter de la leur. Serait-ce parce que dans leur trajectoire intellectuelle personnelle, et là davantage que partout ailleurs, se révèlent les ravages du temps ? Le regard rétrospectif, en effet, ne manque jamais de faire ressurgir l’esprit de l’époque, la dispersion, la succession des méthodes et des perspectives, les changements de cap, les tâtonnements, les faiblesses et les erreurs qui marquent toute carrière d’historien de quelque envergure. Devant ce spectacle potentiellement ruineux pour l’égo, on comprend que plusieurs préfèrent se voiler derrière une objectivité pudique. Cela, évidemment, à moins d’avoir derrière soi une immense production et de pouvoir conférer à celle-ci une unité. En science, en littérature, en art en général, cette unité a un nom : une oeuvre.

C’est donc sous le signe de sa grande synthèse d’histoire intellectuelle, l’Histoire sociale des idées au Québec, qu’Yvan Lamonde a choisi de placer ce que la quatrième de couverture qualifie d’« autobiographie scientifique ». De fait, Lamonde voit dans cette oeuvre le fondement et l’objectif de son enseignement et de ses écrits. L’intention d’écrire cet ambitieux ouvrage, s’il faut l’en croire, était là au départ, comme la graine est encore contenue dans l’arbre mature : « Dès l’instant où je m’inscrivis en Histoire, je savais que j’allais m’attaquer à une synthèse de l’histoire des idées au Québec. » (p. 14) Aucun doute, nous sommes ici en face d’une authentique vocation. Restait toutefois, comme le dit Lamonde, à se « donner les moyens de [s]es ambitions (p. 19) ». En pleine Révolution tranquille, dans une société québécoise qui commençait à peine à s’étudier elle-même, Lamonde devra sacrifier aux monographies spécialisées, aux guides, aux répertoires, aux bibliographies et aux éditions de toutes sortes avant de pouvoir amorcer son maître ouvrage. Pour un jour de synthèse, il faut des années d’analyse, dit le dicton historien. À la lecture de ces Mémoires, l’historien en herbe comprendra tous les détours qu’il faut parfois prendre pour aboutir, un jour, à une oeuvre de longue haleine. « [J]e me rends compte, écrit Lamonde dans un style métaphorique qui traverse tout le livre, qu’entrer dans l’Histoire, c’était accepter d’entrer dans le bois sans connaître les chemins, sans idée des signes de pistes, avançant par ténacité et pugnacité vers des rivières, sur des altitudes, vers des clairières, vers des belvédères. » (p. 5-6)

Préméditée, pour ainsi dire, l’Histoire sociale des idées au Québec est le produit de toute une série de prises de conscience et de décrochages successifs par rapport à l’historiographie traditionaliste du Québec. « L’apport principal de mon histoire des idées aura été d’établir l’existence d’une tradition démocratique propre au Québec de 1792 à nos jours. » (p. 47) S’emparant d’une intuition du sociologue Fernand Dumont, qui avait parié à la fin des années 1950 sur l’existence d’une « histoire de la liberté au Québec », et souhaitant par le fait même libérer les études historiques québécoises de leur carcan colonialiste, Lamonde s’est affairé, sur une période de plus de quarante ans, à montrer comment le Québec s’est construit à la confluence des traditions culturelles et politiques de la France, de l’Angleterre et des États-Unis et de Rome, comme l’exprime si bien la formule, fameuse et maintes fois reprises : Q = - F = GB + USA– R. Certains seront peut-être tentés de contester l’adéquation que propose l’historien entre démocratie, nationalité, laïcité et émancipation (p. 64), considérant qu’elle est trop réductrice et qu’elle revient à faire de l’« histoire de la liberté » l’apanage du libéralisme. Convenons toutefois que dans l’appréciation de ces Mémoires, il importe moins de peser des thèses historiques particulières que de prendre la mesure d’un parcours intellectuel unique à bien des égards dans la communauté historienne québécoise.

L’ouvrage est composé de quatre chapitres qui abordent successivement la formation de Lamonde en philosophie d’abord, puis en histoire, la recherche fondamentale à travers l’élaboration d’instruments de recherche, d’éditions critiques et d’anthologies consacrés à la littérature personnelle, aux associations culturelles, aux bibliothèques ou à des personnages comme Louis-Antoine Dessaulles, la contribution citoyenne de l’historien par l’élaboration de concepts et de thèses historiques sur le développement intellectuel du Québec, et, finalement, l’exploration des héritages extérieurs du Québec, notamment l’américanité. De plus, on trouvera, en annexe, une « Arborescence des principaux courants de pensée au Québec de 1760 à nos jours », une liste des livres publiés par Lamonde et deux essais, « La confiance en soit [sic] du pauvre : pour une histoire du sujet québécois » et « La fiche et le divan : sur le faire de l’historien ».

Que le lecteur ne cherche pas Yvan Lamonde, l’homme privé, dans ces pages, il ne le trouvera pas. C’est en tant qu’historien professionnel et citoyen du Québec qu’il s’exprime ; les motivations et les choix qu’il expose sont conséquemment historiques, politiques et sociaux. Comme le souligne Claude Corbo dans son avant-propos, l’auteur de Trajectoires de l’histoire du Québec (Fides/Musée des civilisations, 2001), un autre écrit réflexif dont ces Mémoires sont en quelque sorte l’approfondissement, ne dévie jamais de sa question centrale : « Qu’est-ce, pour une société ou un pays, que d’avoir son histoire intellectuelle ? » (p. x) En regard de cette question, l’historien, toujours tributaire du présent, et le citoyen, héritier du passé, se confondent. « J’ai toujours, à ma façon, écrit Lamonde, cherché à apporter un point de vue documenté à des questions civiques et culturelles. » (p. 2)

Contrairement à ce que ce compte rendu peut laisser croire, Historien et citoyen n’est pas seulement un bilan, la célébration d’une carrière à la fois considérable et pionnière, c’est aussi un programme. L’Histoire sociale des idées au Québec n’est pas encore achevée ; un tome (1930-) reste encore à paraître. Le chapitre III nous offre d’ailleurs un avant-goût de ce que sera ce dernier. Yvan Lamonde y poursuit son exploration de la liberté québécoise en discutant des auteurs comme Lionel Groulx, Paul-Émile Borduas, Fernand Dumont, Pierre Vadeboncoeur et Jacques Beauchemin. Ainsi, et on ne peut que s’en réjouir, l’« historien n’a pas fini d’apprendre des choses au citoyen (p. 120) ».