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Le 14 mai 2009, le premier ministre du Québec a lancé à Havre-Saint-Pierre, sur la Côte-Nord, les travaux du complexe hydroélectrique de la rivière Romaine. Quatre barrages, quatre centrales, quatre réservoirs d’une superficie totale annoncée de 279 km2, environ 500 km de lignes de transport d’énergie, une route de 150 km pour relier les centrales à la route 138 et les ajouts normalement générés par ce genre de travaux : postes de transformation, chemins d’accès, locaux pour les services, camps d’hébergement pour les travailleurs, etc. Pour un coût actuellement évalué à 6,5 milliards de dollars, Hydro-Québec prévoit créer suffisamment d’énergie (8 milliards de kilowattheures par année) pour alimenter, si le besoin s’en faisait sentir, environ 450 000 résidences. Il s’agirait, d’après Jean Charest, premier ministre du Québec, du « projet d’infrastructure le plus important au Canada en 2009 » et de l’« un des projets d’infrastructures les plus importants au monde ». Le lancement s’est déroulé en présence de deux ministres du Québec (Claude Béchard, ministre des Ressources naturelles et de la Faune, et Pierre Corbeil, ministre responsable des Affaires autochtones), du préfet de la MRC de la Minganie et de plusieurs élus locaux, de chefs syndicaux et de trois chefs innus de la Moyenne et de la Basse-Côte-Nord.

Le contexte

Le projet est important en lui-même mais il l’est aussi en raison du contexte dans lequel il est lancé : besoin particulièrement criant d’emplois dans les régions, nécessité pour le gouvernement du Québec de refaire son image… Pendant la dernière campagne électorale, le premier ministre du Québec a commencé à parler de son « Plan Nord ». Les observateurs de la scène politique s’interrogent sur la définition que le gouvernement veut donner à ce « Plan », devenu « Démarche » en octobre 2009, mais il est admis qu’il comporte au moins deux grandes composantes : les mines et l’hydroélectricité. Le projet de la Romaine en fait donc partie. Il s’inscrit également dans la stratégie énergétique 2009-2013 du gouvernement, rendue publique à la fin du mois de juillet et qui prévoit d’ailleurs le harnachement d’au moins deux autres rivières de la Côte-Nord (Petit Mécatina et Magpie).

Ce n’est évidemment pas la crise économique actuelle qui a provoqué le projet de la rivière Romaine bien qu’elle en ait peut-être hâté l’annonce. Crise ou pas, le besoin d’emplois dans les régions n’est pas à démontrer. Nul ne s’étend très longtemps sur le fait que ces emplois ne reviendront que partiellement aux résidants de la Côte-Nord. Nul ne s’étend non plus sur le fait que, après une courte période de boom économique, la région risque de retomber en pénurie d’emplois à moins, bien sûr, que l’avenir de la Côte-Nord soit vu comme devant dépendre d’une longue succession de harnachements de rivières. Ce projet doit plutôt son existence à la vision d’un gouvernement qui, entre l’efficacité énergétique, la géothermie, le solaire, l’éolien, l’hydroélectricité ou la combinaison de ces sources, choisit très prioritairement l’hydroélectricité et l’image des gloires passées.

Pendant les mois qui ont précédé le lancement du projet, la question de sa nécessité, et même de son utilité, est revenue à plusieurs reprises. Et surtout après l’élection d’un nouveau président aux États-Unis. En effet, l’annonce de la volonté de Barack Obama de privilégier les énergies les plus vertes – dont ne fait pas partie l’hydroélectricité – a failli jeter de l’ombre sur la politique du gouvernement du Québec. Bien qu’Hydro-Québec insiste pour dire que d’ici une dizaine d’années le Québec aura besoin de nouvelles sources d’approvisionnement en énergie, elle ne cache pas en effet que, pour commencer, la production des centrales de la Romaine servira à alimenter les marchés des États-Unis et des provinces canadiennes voisines, en particulier l’Ontario. Or, pour l’administration américaine, bien que l’hydroélectricité soit moins polluante que le charbon et le gaz naturel, elle n’est pas pour autant une énergie « verte ». Cette administration préfère donc soutenir ses propres entreprises qui visent à développer les énergies solaire et éolienne ainsi que la géothermie. Pourtant, au mois de mai, le gouvernement du Québec a réussi à faire accepter par la Régie de l’énergie américaine (Federal Energy Regularory Commission) le projet d’une interconnexion avec la Nouvelle-Angleterre. Celle-ci, qui permettra de doubler les exportations vers le voisin du Sud, devrait être terminée en 2014, au moment où la première centrale de la rivière Romaine commencera à produire de l’électricité. Par ailleurs, une nouvelle interconnexion entre le Québec et l’Ontario a été inaugurée au mois de septembre 2009, qui permet, elle, de doubler la capacité de transit vers l’Ontario et, à travers cette province, de rejoindre les États du Midwest américain.

En 2008, Hydro-Québec a obtenu des résultats financiers très satisfaisants et ce, en bonne partie, grâce à l’exportation. La stratégie énergétique du gouvernement de Jean Charest mise donc de façon claire sur celle-ci. Comme on le sait, depuis plusieurs années, les besoins énergétiques du Québec ne sont plus la seule priorité de la société d’État : l’objectif est de produire toujours plus d’hydroélectricité de façon à pouvoir en vendre à l’extérieur du Québec.

Tel est donc, d’après la presse, le contexte économico-politique dans lequel s’inscrit le projet de la Romaine : le Québec a-t-il vraiment besoin de nouveaux chantiers hydroélectriques ? (Pour ce qui est de sa consommation propre, pas avant 2020, semble-t-il.) Si les régions manquent de sources d’énergie et d’emplois, le Québec fait-il le bon choix en jetant tout son dévolu sur l’hydroélectricité ? Fait-il le bon choix, sur le plan environnemental, en visant le harnachement de toutes les rivières encore vierges ? Fait-il le bon choix, sur le plan économique, en prenant le risque que l’État et les provinces limitrophes ne lui achètent pas sa production ou pas autant qu’il l’aurait cru ou pas au prix qu’il aurait voulu ? Ce qui a pu paraître bon dans les années 1970 – et qui pourtant avait déjà reçu quelques critiques à l’époque – l’est-il encore forcément aujourd’hui ?

Le projet, bien sûr, a fait l’objet d’une étude d’impact par Hydro-Québec qui a été soumise à l’évaluation du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) et à celle de l’Agence canadienne d’évaluation environnementale. Les deux organismes se sont entendus pour travailler conjointement. La Commission d’examen conjoint (CEC) a tenu des audiences d’octobre à décembre 2008 et son rapport a été rendu public le 5 mars 2009. Dans celui-ci, la Commission conclut que le projet est « nécessaire » pour le Québec qui ne disposerait d’aucune solution de rechange à part un autre projet hydroélectrique (mais il faut souligner que nulle solution de rechange autre qu’hydroélectrique n’a été présentée par Hydro-Québec ni demandée par la Commission).

Tout en affirmant qu’aucun impact négatif d’importance pour le milieu où il sera inséré ne découlera du projet, la CEC suggère plusieurs mesures visant à atténuer ou à compenser les effets négatifs sur la faune, notamment sur le caribou des bois, le saumon, la sauvagine et, à l’embouchure de la rivière Romaine, sur diverses espèces dont le capelan, le crabe des neiges, le pétoncle. De plus, la CEC recommande que des études de suivi soient menées par Hydro-Québec pour documenter plusieurs questions qui ne l’ont pas été suffisamment par l’étude d’impact, notamment celles des effets cumulatifs, des émissions de gaz à effet de serre, de l’augmentation du mercure dans l’eau… De façon plus générale, la CEC suggère que le gouvernement du Québec veille à protéger sur la Côte-Nord une rivière équivalente à la Romaine. Elle invite aussi ce gouvernement à revenir aux pratiques anciennes qui consistaient à demander aux promoteurs d’inclure dans toute évaluation environnementale d’un projet hydroélectrique l’évaluation des lignes de transport d’énergie.

Les réactions

Élus locaux, entreprises, milieux de la construction et des affaires

Les réactions au rapport de la Commission et, deux mois plus tard, au lancement du projet furent très positives dans le cas de ceux qui pensent l’avenir de la Côte-Nord en termes de création d’emplois, fussent-ils temporaires. En effet, ce projet doit susciter des emplois directs (d’après Hydro-Québec : 975 travailleurs par année entre 2009 et 2020, avec une augmentation à environ 2000 entre 2012 et 2016, et 100 emplois permanents après 2020). De plus, comme l’a souligné la Coalition pour la réalisation du projet de la Romaine, qui regroupe de nombreux élus et membres d’organismes économiques, des retombées en sont attendues (en raison des trente sous-contrats sur une cinquantaine qui devront être accordés à la région par Hydro-Québec) et ce, à l’heure où la planète vit dans la crainte du chômage. Par ailleurs, selon une entente de partenariat entre Hydro-Québec et la MRC de la Minganie, cette dernière recevra des fonds destinés à la mise sur pied de projets sociaux, économiques, culturels, ainsi que des fonds supplémentaires qui seront versés pendant cinquante ans, à partir de la mise en service de la première puis de la dernière centrale (2014 et 2020). De nombreux organismes québécois regroupant des entreprises qui travaillent dans la construction ont également applaudi au projet : l’Association de l’industrie électrique du Québec, l’Association de la construction du Québec, l’Association des ingénieurs-conseils du Québec… Il en fut de même de la Fédération des Chambres de commerce du Québec et des grands syndicats (FTQ, CSN).

Quelques mois plus tard, on constate que les choses vont parfois plus vite que prévu et que tous doivent s’adapter à un nouveau contexte qui comporte ses atouts et ses difficultés. Au chapitre des transports, par exemple, on s’aperçoit que la circulation routière risque de devenir intenable et certains demandent activement le développement d’infrastructures, notamment la construction d’un pont sur le Saguenay, l’amélioration de la route 138 et, surtout, l’organisation d’un transport maritime afin d’éviter que cette route ne soit détériorée par le passage incessant des véhicules lourds. Sur place, les effets auxquels tous n’étaient pas forcément préparés se font déjà sentir et bouleversent la vie locale : afflux d’investissements, nouveaux contrats, certes, mais aussi pénurie de logements, hausse du coût de la vie, désertion des petites entreprises par leurs employés qui espèrent avoir de meilleurs revenus en travaillant au projet, augmentation de la demande de services, notamment en santé, etc.

Mouvements écologistes et environnementalistes

De leur côté, les mouvements écologistes (Fondation Rivières, Nature Québec, Société pour vaincre la pollution, Alliance Romaine…) ont dénoncé le rapport de la Commission d’examen conjoint. Anne-Marie Saint-Cerny, de la Fondation Rivières – qui a proposé une alternative éolienne au projet hydroélectrique –, a qualifié ce rapport d’« irresponsable », disant que « le mandat du BAPE n’est pas de faire des suivis pour se rendre compte des impacts environnementaux mais bien de les prévenir » et que « le BAPE possède le devoir légal et moral d’examiner les alternatives » (Fanny Lévesque, Journal Le Nord-Côtier, 11 mars 2009). Pour sa part, Christian Simard, de Nature Québec, a qualifié le rapport de « complaisant », disant qu’il est le résultat d’un travail « bâclé » dont le responsable n’a pas fait preuve « du moindre esprit critique ». À la fin du mois d’avril, Amir Khadir, seul député du parti Québec solidaire siégeant à l’Assemblée nationale, y a déposé une pétition d’environ 5 000 noms demandant l’annulation du projet.

Chroniqueur au Devoir en tant que spécialiste de l’environnement, Louis-Gilles Francoeur, dans un article (repris par le Courrier international) où il examine l’ensemble du dossier du harnachement des rivières au Québec, écrit que « le nombre de rivières bétonnées par des barrages et des centrales hydroélectriques est en croissance fulgurante ». Alors qu’en 1996 il existait au Québec 106 centrales sur 30 rivières, avec les projets en préparation « on aura bientôt 174 centrales installées sur 121 rivières ! En clair, en 15 ans, le nombre de centrales aura augmenté de 64 % et celui des rivières harnachées de 400 % » (Louis-Gilles Francoeur, Le Devoir, 13 mars 2009 : B8). Quant à la Côte-Nord, il remarque que, d’après le rapport de la Commission d’examen conjoint :

[…] les bassins versants aménagés, c’est-à-dire dont les rivières ont été transformées en lacs […] vont bientôt occuper la moitié de toute cette région si Québec va de l’avant avec l’idée d’harnacher la Petit Mécatina, comme l’a annoncé le premier ministre Jean Charest cette semaine. Les commissaires ont calculé qu’avec ce dernier projet, 43 % de la Côte-Nord aura été artificialisée par ces projets qui fournissent des emplois temporaires et qu’il faut répéter pour soutenir l’économie locale, dans une inlassable fuite en avant économique qui n’est pas sans rappeler l’époque de la Grande Noirceur. (Louis-Gilles Francoeur, Le Devoir, 13 mars 2009 : B8)

Et l’auteur de déplorer que ni le gouvernement du Québec ni Hydro-Québec n’ont une vision d’ensemble de la protection qui devrait être pensée pour le territoire du Québec.

Malgré une certaine visibilité, les mouvements écologistes n’obtinrent pas l’écoute qu’ils espéraient du BAPE et du gouvernement. Ils optèrent donc, après le lancement du projet, pour une stratégie plus directe de diffusion d’informations à la population. Alliance Romaine, par exemple, organisa une course à relais depuis la Baie James jusqu’à la Côte-Nord. Des coureurs, partis le 9 septembre 2009, parcoururent 1500 km en transmettant le message du mouvement (les grandes rivières sont menacées, l’hydroélectricité n’est pas une énergie « verte », les énergies alternatives fourniraient beaucoup d’emplois…) et en organisant, dans les localités qu’ils traversaient, des discussions sur la politique énergétique du gouvernement. Ils étaient porteurs d’une lettre d’un trappeur cri dont le territoire va être affecté par la dérivation de la rivière Rupert (d’ailleurs discrètement commencée depuis novembre) et la remirent au chef d’Ekuanitshit à la fin du mois d’octobre. Afin d’informer la population, Fondation Rivières et Nature Québec ont également ouvert un site sur les impacts de l’hydroélectricité.

Quant aux impacts sociaux et psychosociaux, ce sont les parents pauvres de la couverture de la presse et donc probablement des évaluations environnementales. Un article – mais c’est le seul trouvé sur ce sujet – mentionne que la Direction de santé publique de la Côte-Nord a souligné les faiblesses de l’évaluation des effets suscités par le changement dans les petites communautés.

Les Innus

Le complexe hydroélectrique de la rivière Romaine (Unaman-shipu) sera construit en plein coeur du Nitassinan (territoire national innu) et affectera notamment le territoire des Innus de Ekuanitshit (537 personnes en 2007). Hydro-Québec, s’étant donné pour but de ne plus implanter d’ouvrages dans une région sans l’accord des populations qui l’habitent, a voulu s’associer non seulement la MRC de la Minganie et l’ensemble des gens d’affaires de la région mais aussi les Innus. Outre Ekuanitshit, trois communautés innues ont été approchées et des offres leur ont été faites.

À l’est d’Ekuanitshit, la communauté voisine, Nutashkuan (932 personnes en 2007), a signé une entente avec Hydro-Québec en juillet 2008. Des redevances de 43 millions de dollars lui reviendront entre 2009 et 2070 et serviront à développer des activités économiques, sociales et culturelles. Plus à l’est, se trouvent deux autres communautés innues : Unaman-shipit (1056 personnes en 2007) et Pakut-shipit (302 personnes en 2007). En octobre 2008, Hydro-Québec signe également une entente avec elles, laquelle prévoit qu’elles bénéficieront d’un montant de 14,5 millions de dollars dont le versement sera échelonné jusqu’en 2070. Les articles compilés ne donnent pas d’information sur la façon dont ces ententes ont été conclues. La directrice générale de la Fondation Rivières s’est cependant indignée du fait qu’elles ont été signées avec ces trois communautés avant même que la Commission d’examen conjoint ait tenu ses audiences. D’après elle, Hydro-Québec et le gouvernement du Québec

[…] ont pris le milieu en otage. Le gouvernement a utilisé leurs problèmes sociaux et financiers pour faire signer les ententes. Même la communauté de la Romaine [Unaman-shipit] a dit en audience qu’elle était obligée de signer, mais qu’elle ne voulait pas du projet. (cité par Émilie Paquet, Le Journal de Baie-Comeau, 14 mars 2009 : 19)

Au début du mois de novembre 2009, d’ailleurs, le chef nouvellement élu de cette communauté a informé qu’il reniait l’entente approuvée par son prédécesseur et que le temps où les Autochtones acceptaient des « miroirs » est terminé (Robert Dutrisac, Le Devoir, 7 et 8 novembre 2009 : A3).

Quant aux Innus d’Ekuanitshit, ce n’est qu’en mars 2009 qu’ils signent l’entente Nishipiminan après l’avoir acceptée par référendum. Celle-ci s’échelonne, elle aussi, jusqu’en 2070. Elle prévoit, outre des redevances de 75 millions de dollars, la participation des Innus de cette communauté aux travaux (formation, emplois directs, contrats réservés aux entreprises innues) et au suivi environnemental du projet.

Les gens d’Ekuanitshit qui, comme tous les autres Innus, ont entrepris depuis une trentaine d’années des négociations pour la reconnaissance de leur titre sur le territoire et de leurs droits ancestraux, ont tenu à souligner que la signature d’une entente commerciale avec Hydro-Québec ne préjuge en rien de leurs démarches en ce sens. Pour eux, pas plus ce projet qu’un éventuel « Plan Nord » ne devrait être réalisé sans que le gouvernement ait reconnu ce titre et ces droits au préalable et ait obtenu leur consentement. « Malheureusement, indiquent-ils, en ce qui concerne ce méga-projet qu’est le futur complexe hydroélectrique de la Romaine, les discussions avec le gouvernement du Québec sont au point mort » (JournalLe Nord-Côtier, 11 février 2009 : 3). Et c’est pour dénoncer l’attitude de ce gouvernement que nul représentant des Innus d’Ekuanitshit n’a participé avec Jean Charest au lancement des travaux. Une absence, semble-t-il, très remarquée.

Le fait que le projet ait été imposé aux Innus alors qu’ils sont encore en pleine négociation territoriale a aussi été souligné par l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL). Dans deux communiqués (12 février et 13 mai 2009), elle a rappelé que le projet de la Romaine est « entièrement situé en territoire innu » et que les Innus n’ont jamais « renoncé à leur souveraineté et n’ont jamais abandonné leur titre aborigène ainsi que leurs droits ancestraux sur ce territoire », si bien que « ni Hydro-Québec ni les gouvernements ne peuvent affirmer posséder clairement et exclusivement le territoire où se déroulera le projet de développement de la Romaine » (Communiqué du 12 février 2009). Ghislain Picard, chef de l’APNQL, précise que « les ententes convenues entre Hydro-Québec et quelques communautés [innues] sur ce projet sont de nature administrative et d’aucune façon ne représentent un assujettissement des droits des Innus à la juridiction provinciale » (Communiqué du 13 mai 2009). Considérant que ce projet est un élément du « Plan Nord » de Jean Charest, il « rappelle que les Premières Nations n’ont toujours pas été consultées à ce sujet » (ibid.) et que le Premier ministre n’a encore jamais défini la façon dont il voit leur participation à ce « Plan ». Or, ajoute-t-il, « Il n’est pas question que les Premières Nations participent à un projet sans que notre titre aborigène, nos droits, nos intérêts et nos aspirations ne soient pleinement pris en compte » (ibid.). Dans une lettre publiée dans La Presse et adressée au premier ministre du Québec, Ghislain Picard écrit :

De l’exploitation d’une rivière [la Romaine] sur un territoire qui n’est pas vraiment le vôtre, vous êtes prêt à sauter à une autre [rivière du Petit Mécatina], dans les mêmes conditions d’irrespect des droits des Premières Nations. Permettez-moi de l’affirmer le plus clairement possible, cela est inacceptable. Je ne cherche pas à dissimuler ma déception, ni ma colère, et je la sais partagée par plusieurs. (Ghislain Picard, La Presse, 28 mai 2009 : A12)

À l’ouest d’Ekuanitshit, les Innus des communautés de Uashat et de Mani-Utenam (3654 personnes en 2007) sont dans une situation particulière en ce sens que, si leurs territoires propres ne seront pas directement touchés par le projet tel qu’il est défini actuellement (quatre barrages, quatre réservoirs, quatre centrales, une route…), ils le seront par les lignes de transport d’énergie de 500 km qui relieront ce complexe au réseau québécois. Or Hydro-Québec, avec l’accord du gouvernement, a la liberté de décomposer ses études d’impact. Elle peut ainsi mesurer les impacts des barrages et centrales d’une part, puis les impacts des lignes de transport d’énergie de l’autre. C’est ce qu’elle a fait pour le projet de la rivière Romaine dont elle n’a livré que l’étude des effets des centrales et barrages, remettant à plus tard celle des lignes de transport d’énergie. Le projet vient donc d’être lancé sans que les communautés dont les territoires seront traversés par ces lignes aient été averties des effets qui en découleront et sans qu’elles aient été consultées. Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam (ITUM), le conseil sous lequel sont regroupées les communautés de Uashat et de Mani-Utenam, a manifesté son opposition à ce dédoublement du processus d’évaluation environnemental tant devant la Commission d’examen conjoint qu’en s’adressant par lettres aux premiers ministres du Québec et du Canada. Pour ITUM, le projet de la Romaine est un seul et même projet dont les composantes sont indissociables. Comme nous l’avons vu plus haut, la Commission d’examen conjoint a d’ailleurs de nouveau recommandé qu’Hydro-Québec, lorsqu’elle produit l’étude d’impact d’un projet, cesse de séparer l’évaluation des lignes de transport de celle du reste du projet. De la même façon, le Réseau des ingénieurs du Québec ne s’explique pas que les lignes ne soient pas considérées comme partie intégrante du projet dont elles vont transporter l’électricité.

Par ailleurs, ITUM s’inquiète du fait que le titre des Innus sur leur territoire n’est toujours pas reconnu et que les ressources de ces territoires sont exploitées sans leur autorisation non seulement par Hydro-Québec mais aussi par des compagnies minières, forestières, récréo-touristiques et autres. Le Conseil a donc envoyé des mises en demeure aux entreprises qui opèrent sur ces territoires (Aluminerie Alouette, Mines Wabush, Compagnie IOC…) et, dans le cas du projet de la Romaine, c’est aux premiers ministres du Québec et du Canada qu’il a adressé des mises en demeure leur demandant de ne pas autoriser la construction du complexe hydroélectrique. Puis, au début du mois de juin, soit peu de jours après le lancement du projet, ITUM a déposé des requêtes en injonction permanente auprès de la Cour supérieure du Québec et auprès de la Cour fédérale.

Tout cela crée évidemment quelques remous sur la Côte-Nord. Chez les Innus eux-mêmes, on peut trouver dans chaque communauté des gens qui sont en faveur du projet et d’autres non, des gens qui appuient leur conseil de bande et d’autres non. Autant le chef d’ITUM avait accompagné, en mars, les groupes écologistes qui se sont rendus dans l’État de New York pour dire aux Américains leur opposition au projet, autant le chef de Nutashkuan s’est rendu aux Nations unies, à la fin du mois de mai, pour témoigner des bienfaits des partenariats avec le Québec, en particulier dans le cas du projet de la rivière Romaine. Se réclamant du fait que la population de la Côte-Nord, y compris celle de quatre communautés innues, attend le projet avec impatience et compte sur les emplois qu’il va créer, le maire de Havre-Saint-Pierre a accusé ITUM de miner le climat social de la région tandis que des élus (Conférence régionale des élus, préfets, maires) tentent de persuader le gouvernement du Québec de hâter les négociations avec les Innus afin de clarifier la situation. Mais le gouvernement, dont le Ministre chargé des relations avec les peuples autochtones dit privilégier le dialogue et vouloir renforcer les liens avec les Innus, est accusé – tant par les conseils d’Ekuanitshit et de Uashat– Mani-Utenam que par l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador – de ne pas répondre à leurs demandes de rencontre.

À l’occasion de la Journée nationale des Autochtones (21 juin), Ghislain Picard, chef de l’APNQL, déplorait une fois de plus le silence du gouvernement du Québec :

Québec affirme qu’il veut discuter mais évite systématiquement d’aborder les questions taboues et fondamentales des droits ancestraux, du développement des ressources naturelles et du partage des revenus. (Ghislain Picard cité par Violaine Ballivy, La Presse, 22 juin 2009 : A16)

Puis, début juillet, mini-tonnerre médiatique : Le Monde publie une lettre de Jean-Marie Gustave Le Clézio, prix Nobel de littérature 2008, qui dénonce « la destruction de la rivière Romaine », « drame irréversible dont personne ne peut mesurer les conséquences », et met en lumière la lutte entreprise par Rita Mestokosho, poétesse innue d’Ekuanitshit, contre ce « désastre écologique » dont va souffrir son peuple (Le Clézio, Le Monde, 2 juillet 2009 : 22). Cet article est relayé par tous les grands médias de la presse écrite du Québec et par les médias de la Côte-Nord. Certains relèvent quelques erreurs de termes commises par Le Clézio qui parle de la « tribu » innue et de la « multinationale » Hydro-Québec et se sentent irrités par une intervention vue comme paternaliste. D’autres remarquent au contraire, par delà quelques mots mal choisis, la justesse d’ensemble des propos de l’écrivain d’ailleurs parfaitement au courant des difficultés de tous ordres traversées par les Premières Nations des Amériques et par « tous ceux qui, à travers le monde, minoritaires sur leurs propres terres, demandent qu’on entende leur voix et qu’on leur rende justice » (ibid.). Le texte de Le Clézio fut d’autant plus remarqué que Jean Charest se trouvait à Paris le jour de sa publication, au terme, justement, d’une tournée visant à faire connaître un Québec dont le développement respecte l’environnement. Aussitôt interrogé par les journalistes, le Premier ministre admit que l’hydroélectricité cause certains dommages mais ajouta qu’il faut les comparer à ceux des centrales au charbon et au gaz. Montrant une lettre du chef de la communauté de Nutashkuan, il invita Le Clézio à venir au Québec se rendre compte que le projet est bien accueilli par les Innus et qu’Hydro-Québec a pris soin d’obtenir l’accord des communautés concernées. Du côté innu, les propos de Le Clézio furent critiqués par l’un, bien accueillis par d’autres. Le chef de Nutashkuan estime que l’auteur ne connaît pas la réalité actuelle des Innus et que les redevances versées par Hydro-Québec vont permettre à sa communauté de remédier à certains problèmes sociaux, tandis que le chef de Uashat et Mani-Utenam estime que Le Clézio a raison de dire que ces projets détruisent le mode de vie de ceux qui les subissent. Quant à Ghislain Picard, chef de l’APNQL, il a surtout souligné le fait que Jean Charest a essayé de faire croire que tous les membres de la nation innue se rallient au projet, ce qui, on le sait, n’est pas le cas (Martin Croteau, La Presse, 4 juillet 2009 : A16).

Pendant l’été, les médias ne firent plus écho aux activités touchant la rivière Romaine. Puis, fin octobre, tomba la nouvelle de la signature d’un protocole d’entente entre le Québec et le Nouveau-Brunswick, Hydro-Québec se proposant d’acheter Énergie Nouveau-Brunswick (et visant également l’Île-du-Prince-Édouard ainsi que, possiblement, la Nouvelle-Écosse). Parmi les avantages et inconvénients de cette prochaine entente, si elle se signe, mentionnons qu’Hydro-Québec aura un nouvel accès, par le Nouveau-Brunswick, au marché du nord-est des États-Unis. On comprend mieux, dès lors, compte tenu du pari sur l’exportation, la hâte avec laquelle Hydro-Québec a mené le projet la Romaine et l’annonce par Jean Charest du devancement des travaux sur la Petit Mécatina.

Cependant, comme nous l’avons mentionné plus haut, tous ces projets ont et auront lieu en territoire innu alors que les premiers concernés n’ont toujours pas reçu de reconnaissance significative de leur titre et de leurs droits. Le 6 novembre, les chefs Raphaël Picard (Pessamit), Georges-Ernest Grégoire (Uashat et Mani-Utenam), Réal McKenzie (Matimekush–Lac-John), Jean-Charles Pietasho (Ekuanitshit) et Georges Bacon (Unaman-shipit) boycottèrent la rencontre des « Partenaires du Nord » convoquée par Nathalie Normandeau, ministre des Ressources naturelles et de la Faune. Par ce geste, ces chefs, unis dans l’« Alliance stratégique innue », s’élèvent de nouveau contre le fait que le gouvernement planifie des développements industriels sur leurs terres sans avoir réglé la question de leur titre et de leurs droits sur celles-ci.

Tel est le contexte complexe dans lequel s’inscrit le projet de la rivière Romaine. Il rappelle à certains, malgré des différences, celui de la contestation du projet de la Baie James au début des années 1970, qui se solda par la signature avec les Cris et les Inuits de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (1975), puis, avec les Naskapis, de la Convention du Nord-Est québécois (1978). (10 novembre 2009)