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La vie, tant individuelle que collective, est remplie de dangers et d’incertitudes face à la santé, la justice, la sécurité, la paix, l’environnement ou la religion. Loin d’être de simples échecs dans la quête du prévisible, ces incertitudes peuvent être abordées comme des révélateurs des valeurs fondamentales qui guident les choix, les projets et les pratiques sociales des individus à l’intérieur de leur communauté morale d’appartenance (Kleinman 2006). Valeurs morales, principes éthiques, vertus et règles de conduites sont autant de types de normes définissant le bien et le mal, l’acceptable et l’intolérable dans la quotidienneté autant que dans les moments critiques. La morale devient alors le véhicule des codes et des règles morales auxquels se réfèrent les membres d’une société pour guider leurs actions, soit un ensemble de balises axiologiques à l’intérieur desquelles évoluent les membres d’une communauté morale. Mais les incertitudes et les situations critiques de vie sont tout autant des moments de questionnement sur l’adéquation de la moralité locale et le lieu d’expression des tensions internes aux « mondes moraux locaux ». Elles sont le lieu de l’éthique définie en tant que processus de questionnement et de critique des diverses moralités[1] en conflit à l’intérieur d’un monde moral donné.

Que sont donc que cette morale et cette éthique, dont les anthropologues au cours du XXe siècle ont abondamment parlé, et qui s’imposent comme champs de recherche majeurs au début du XXIe siècle? Est-on face à deux univers hermétiques? Comment l’individu moral se mue-t-il en sujet éthique habilité à assumer son espace de liberté face aux normes morales? Quelles sont les modalités de cohabitation d’une anthropologie (ou ethnographie) des moralités et d’une anthropologie de l’éthique? Dans l’espoir d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions, on débutera par un bref survol des recherches portant sur les moralités et l’éthique qui mettra en évidence la profondeur historique de cette préoccupation en anthropologie. On définira bien sûr ces deux concepts, utilisés alternativement, et parfois en contradiction l’un avec l’autre. Raymond Firth (1963) parlait d’un double rôle pour l’anthropologie. D’abord, étudier les systèmes moraux élaborés par chaque société pour définir les comportements acceptables localement ; ensuite, tenter d’identifier certains principes généraux et universels qui émergeraient d’études comparatives (Firth 1963 : 183). Nous analyserons ici ces deux chantiers en les associant à une anthropologie des moralités qui se décline, en premier lieu, sous la forme d’une analyse en profondeur, relevant d’un relativisme méthodologique, qui identifie des critères propres à chaque culture, et définit les conceptions locales du bien et du mal, du bon, du souhaitable ou de l’acceptable, de même que des idéaux en fonction desquels se définit une vie vertueuse ; et en second lieu, sous la forme d’une analyse comparative dédiée à la recherche des valeurs, des principes universaux et transversaux. Nous ne manquerons pas cette occasion d’analyser les postulats épistémologiques de cette anthropologie des moralités, dont l’une des prémisses est de considérer la morale en tant que système de codes et de normes imposées, soit indirectement via un processus d’enculturation, soit directement via la coercition et les sanctions.

Toutefois, l’individu a trop longtemps été perçu comme implacablement soumis à des normes extérieures à lui, non négociables. Il s’avère alors nécessaire de définir le champ d’une anthropologie de l’éthique en lien avec la morale en mouvement, en négociation, en débat – comme lieu de questionnement des moralités. Ce questionnement s’exprime à deux niveaux. Au niveau individuel tout d’abord, l’éthique référant aux mécanismes complexes de construction des jugements moraux individuels, à l’agencéité et à l’autonomie (limitée) d’un individu désormais considéré comme sujet éthique ; au niveau social ensuite, en référence aux mécanismes et aux conditions de la (re)production des valeurs et normes morales dominantes ou subalternes. Ce faisant nous concevrons ces anthropologies de la morale et de l’éthique comme deux champs de recherche fondamentalement complémentaires. L’intention ici n’est aucunement d’amorcer un plaidoyer, inutile et improductif, en faveur d’une formalisation de sous-disciplines, mais plutôt de définir les limites et lieux de complémentarité entre deux objets de recherche qui se doivent d’être au coeur de la discipline anthropologique.

Anthropologie des moralités

Les valeurs morales sont au fondement des identités personnelles et collectives et, à partir de là, de toute socialité. Si le débat demeure ouvert quant à l’universalité du contenu de certaines obligations morales, l’anthropologie a bien mis en évidence l’universalité de l’existence des jugements « moraux », soit la présence, dans toute culture, de normes définissant le bien et le mal, l’acceptable ou l’intolérable dans les pratiques sociales. La morale (tout comme le religieux ou le politique) est donc universelle même si elle se décline en une multitude de moralités locales culturellement et historiquement construites. Ainsi, la morale n’est pas un simple « domaine du culturel » et devrait donc s’imposer comme un objet central d’étude pour l’anthropologie (Howell 1997).

Un champ historiquement non distinct

Pourtant, l’anthropologie a historiquement été marquée par une propension à amalgamer l’anthropologie de la morale aux autres champs de recherche classiques de la discipline. La portée morale des pratiques sociales a été analysée, voire subsumée, à travers les institutions (familiales, économiques, politique et surtout religieuses). Les valeurs morales ont été considérées comme étant intégrées dans nos jugements, notre rapport au monde, nos émotions. Le refus par plusieurs d’en faire un objet d’étude en soi explique que ne se soit pas constituée, à proprement parler, une anthropologie de la morale (ou des moralités) à l’image de sous-disciplines structurées et consacrées telles que les anthropologies de la parenté, de la religion ou de la santé. Cela ne signifie aucunement un retrait complet de ce champ de recherche.

Sur le plan historique, on se doit d’invoquer ici le programme de recherche sur les moralités élaboré par Lucien Lévy-Bruhl et particulièrement son ouvrage, La morale et la science des moeurs (Lévy-Bruhl 1971 [1903]), qui jette les bases d’une analyse comparative des morales. Il s’oppose à la conception traditionnelle d’une moralité inscrite dans une nature humaine universelle et soutient que la morale est déterminée par la société dans laquelle vit un individu. Il conduit plusieurs recherches empiriques, fondées sur l’observation des comportements et des discours moraux, comparant les mentalités « rationalistes » occidentales avec celles des sociétés « primitives », qui aboutissent à la publication d’une série de travaux, dont La mentalité primitive (Lévy-Bruhl 1976 [1922]). À la même époque, l’anthropologue finnois Edward Westermarck (1862-1939), publie son ouvrage sur L’origine et le développement des idées morales (Westermarck 1928-1929 [1906-1908]), et jette les prémisses d’une analyse comparative tant des pratiques jugées alors immorales (infanticide, duels, sacrifices humains, libertinage sexuel, etc.), que des pratiques sociales à portée morale telles que les soins aux enfants et aux aînés, le mensonge ou les devoirs envers les morts et les divinités. Bien que teintées par les préjugés occidentaux de l’époque, les bases d’une anthropologie des moralités sont déjà jetées. Il faudra toutefois attendre les travaux de Durkheim et sa théorie sur les « faits moraux » pour voir émerger une véritable théorie de la morale.

Durkheim fait des obligations morales le fondement de toutes les sociétés, ces dernières étant dès lors entendues comme des « systèmes de faits moraux ». Il voit dans la société en tant qu’être moral (qui déborde de la simple sommation des individus qui la compose) une entité perçue par les individus comme une autorité. Divers types de sociétés (de taille et de nature différente) détermineraient divers types de systèmes éthiques. Contrairement à Kant pour lequel seuls sont moraux les gestes posés par des agents libres et disposant d’une raison pratique, Durkheim, Lévy-Bruhl et Westermarck cherchent la morale dans la conformité aux normes édictées par la société et acquises par la socialisation et l’enculturation. Conséquemment, chez ces anthropologues,

[L]a catégorie morale est réduite, presque invariablement, à d’autres termes utilisés avec enthousiasme pour expliquer les règles, croyances et opinions sanctionnées par la collectivité ; parfois « culture », parfois « idéologie », parfois « discours ».

Laidlaw 2002 : 312

La recherche anthropologique se tourne dès lors vers une description de ces règles et normes morales plutôt que vers ceux qui les édictent et se chargent de les reproduire. Or, suggère Laidlaw (2002), le fait d’aborder la société comme fondamentalement morale et bonne ne laisse aucune place à l’éthique en sciences sociales, si tant est que l’on voit dans l’éthique le lieu de gestion d’un espace de liberté individuelle face à ces normes sociales.

Le philosophe Abraham Edel et sa femme anthropologue proposaient, il y a plus d’un demi siècle déjà, de considérer la morale comme un objet indépendant d’étude non réductible à un sentiment moral décelable à travers les institutions que sont la religion, l’économique, le juridique ou l’éducation (Edel et Edel 1959). En appelant à une anthropologie comparative des moralités comme champ autonome de recherche, Abraham Edel suggère d’y inclure l’étude des

[…] [R]ègles choisies pour enjoindre et interdire (c’est-à-dire un ensemble de commandements), des traits de caractères valorisés ou à éviter (vertus et vices) ; des patterns de buts et de moyens (idéaux et valeurs instrumentales) ; un concept englobant de communauté morale et un ensemble de qualifications définissant une personne responsable ; [...] certains des sentiments humains qui sont liés de façon complexe aux procédures de régulation ; et, impliqués dans tous ces éléments, certaines perspectives existentielles et visions de l’homme, de ses outils, de sa place dans la nature, de la condition humaine.

Edel 1962 : 69

L’analyse comparative devrait alors cohabiter avec un souci de recherche des universaux à partir d’une cartographie de particularités morales locales. Quelques années plus tard, une même apologie pour une anthropologie des moralités sera reprise par Hatch (1983) qui plaide en faveur d’une recherche des universaux dans le respect des moralités locales. Dans le contexte d’un recul critique face au relativisme, suivant les exactions de la Seconde Guerre mondiale, il en appellera dans la foulée de plusieurs anthropologues américains à une recherche des dénominateurs éthiques communs en tant que « bases saines pour une compréhension mutuelle », pour reprendre les mots de Kluckhohn (1955) et en tant qu’avancée majeure vers une paix mondiale. Mentionnons que l’anthropologie britannique avait déjà accordé beaucoup d’attention à la question de la morale et de l’éthique au début du XXe siècle, et ce, au point où Ginsberg (1953, 1956) proposait déjà un bilan des contributions de la discipline à la description en profondeur des morales locales et à l’analyse des causes et des modalités de leur variabilité. Ces références à l’historique d’une anthropologie des moralités, toutes brèves qu’elles soient, permettent toutefois de relativiser les multiples dénonciations d’un « désengagement » chronique des anthropologues face à ce champ de recherche.

Les postulats fondamentaux de cette anthropologie des moralités

Les définitions de la moralité avec lesquelles ont travaillé la plupart de ces anthropologues participent d’une vision classique de la culture en tant que tout homogène, cohérent, partagé par tous ceux qui furent exposés au processus d’enculturation. La moralité est alors associée à « une » culture donnée, sans égard pour les divergences et les conflits internes qui la traversent. Une telle anthropologie des moralités a été fortement influencée par les versions radicales du relativisme culturel qui, principalement dans la première moitié du XXe siècle, tendent à souligner les différences entre les cultures et à sous-estimer la possibilité de les transcender en identifiant des valeurs universelles. Il en a résulté une « invitation au minimalisme moral et un encouragement à l’hostilité face aux analyses comparatives » (Brown 2008 : 371). Bien que très peu d’anthropologues défendent encore un tel relativisme radical et que plusieurs proposent des avenues de conciliation entre un relativisme méthodologique (la mise entre parenthèses de tout préjugé préalable au travail descriptif et analytique) et un universalisme sensible aux mondes moraux locaux, l’anthropologie des moralités se doit, encore aujourd’hui, de poursuivre ses efforts pour transcender plusieurs présupposés épistémologiques classiques dont les principaux sont : en premier lieu, le postulat empiriste qui voit la moralité comme un objet indépendant des autres domaines culturels (religion, art, politique, etc.), accessible à l’analyse une fois ses composantes (valeurs, concepts, normes, principes, vertus, par exemple) mises à jour et décrites ; ensuite, le postulat rationaliste d’une cohérence et d’une logique interne régissant les rapports qui unissent ces diverses composantes dans « une » moralité ; en troisième lieu, le postulat tout aussi rationaliste de l’influence directe, quasi mécanique, de cette moralité sur les comportements et les décisions des membres d’une culture donnée. Ce modèle reconnaît, bien sûr, que des écarts à la moralité sont inévitables. Mais ces écarts sont considérés non comme des manifestations d’une autonomie, d’une liberté individuelle, mais comme des écarts à des normes qui seront sanctionnés par des punitions (civiles ou divines) ; enfin, le postulat d’une moralité acceptée et partagée par tous, de façon « naturelle », sur la base d’une adhésion libre et volontaire.

Ces postulats ne répondent évidemment plus aux acquis épistémologiques de l’anthropologie contemporaine. La moralité ne constitue aucunement, pas plus que la culture, un système clos, lisse et cohérent. Contre le postulat de la cohérence et du consensus, Ginsberg, il y a déjà plus d’un demi-siècle, rappelait que la morale est composée, universellement, d’éléments en conflits, de contestations de l’interne et de l’externe (Ginsberg 1956). L’anthropologie devrait recentrer ses efforts vers une compréhension de l’agencéité des acteurs moraux qui élaborent leur propre discours moral. La quête rationaliste de la cohérence des composantes de cette matrice du possible moral (mandat implicite de l’anthropologie classique des moralités) doit faire place à une analyse fine des mécanismes d’adaptation des choix moraux aux contextes et ce, par un agent moral apte à mettre en oeuvre un « raisonnement moral ». L’objet de l’anthropologie des moralités devient d’ailleurs l’étude des mécanismes et des conditions de l’exercice de ce raisonnement moral dans les limites imposées par le contexte (social ou individuel) historiquement déterminé.

L’anthropologie des moralités a donc principalement été préoccupée par une ethnographie des pratiques à portée morale et par un souci de décrire et de comparer. La tension est déjà bien présente entre, d’un côté un relativisme culturel et moral qui milite pour une acceptation de la diversité des moralités façonnée non plus par une « nature humaine », mais par les sociétés et les cultures, et de l’autre, un souci universaliste face aux valeurs partagées qui pourraient servir de fondement à la communication interculturelle, voire à la paix mondiale. Pourtant, pour plusieurs, la reconnaissance d’un pluralisme moral ne conduit pas à adopter un relativisme éthique (Ginsberg 1953). Telle était déjà la position de Westermarck (1932) qui, tout en se présentant comme un défenseur du relativisme, n’en appelait pas moins à une quête des « principes moraux universellement valides ». Nous reviendrons plus loin dans cet article sur les questionnements autour du relativisme moral. Notons pour l’instant que l’anthropologie adoptera progressivement une perspective plus dynamique de la recherche des universaux. Ces derniers ne seront pas que de simples « dénominateurs communs » ou des récurrences stables à travers des moralités locales. Pour Ginsberg, nous sommes simplement devant « différentes applications des mêmes principes moraux dans différents contextes, situations et traditions culturelles ou religieuses » (Ginsberg 1956 : 259). Le fait que ces variations dans les contenus des systèmes moraux ne soient pas arbitraires ouvre la voie à une « ethnoéthique » dont l’un des mandats sera tout autant l’étude des principes moraux universaux que l’analyse des facteurs sociaux, culturels, politiques ou autres qui en expliquent les multiples variations.

Plusieurs reconnaissent aujourd’hui que la morale est toujours un « état dynamique de négociation et de changement chez des individus en relation avec les normes de la société dans le contexte des actions pratiques de tous les jours » (Rasanayagam et Heintz 2005 : 53). L’anthropologie assume la coexistence, au sein d’une même société, d’une multitude de moralités potentiellement conflictuelles, avec lesquelles l’individu doit savoir composer pour asseoir son statut moral. Et surtout, elle est consciente du poids des rapports de pouvoir dans la définition et la promotion de certaines valeurs et normes. Ces diverses moralités, la pondération des valeurs et principes qui les fondent, et parfois les diverses interprétations du bien et de l’acceptable sont d’abord soumises aux pressions exercées par les personnes en autorité (religieuse, politique, familiale) pour les promouvoir et appliquer les sanctions en cas d’écarts. Bref, la moralité n’est pas qu’affaire individuelle. L’agencéité et le libre arbitre de chacun ne s’exercent que dans les limites de pressions sociales fortes. Bref, une anthropologie de la moralité devra s’intéresser tout autant à l’identification de ceux qui la définissent et s’assurent de son respect, qu’à l’analyse de la distribution sociale (inégalitaire) des interdits, des responsabilités et de l’application des règles morales aux diverses catégories sociales (Howell 1997). Elle sera aussi préoccupée par une analyse des stratégies de diffusion et de reproduction de ces moralités ainsi que des usages sociaux et politiques dont elles font l’objet (Massé 2000). Tel sera l’un des principaux mandats d’une anthropologie de l’éthique.

Anthropologie de l’éthique

L’éthique, rappelle Ginsberg (1956), ne découle pas d’une « raison pure » mais des interrelations entre diverses formes de rationalité, elles-mêmes influencées par l’expérience et les émotions. L’anthropologie ne peut pas se contenter de chercher des principes éthiques universels dans une pensée humaine décontextualisée, dans des structures intrapsychiques inconscientes, dans des valeurs entendues comme des concepts abstraits désincarnés ou dans des savoirs religieux transcendantaux. Elle doit plutôt s’intéresser aux usages qui en sont fait dans la vie quotidienne, individuelle et collective, comme matière première du fonctionnement du jugement et du raisonnement moral. Une anthropologie de l’éthique se démarquera alors de l’anthropologie des moralités en faisant de l’individu (et des sous-groupes sociaux) un sujet moral, au moins partiellement affranchi du poids des valeurs, des normes, des traditions morales. L’accent sera alors placé sur les mécanismes de gestion, de négociation, de coercition et de résistance face aux normes morales.

Il n’en résulte aucunement que l’éthique doive se désintéresser de la question des universaux. Raymond Firth définit l’éthique comme « un examen abstrait, philosophique, des bases du bien et du mal en général, des fondements de ces notions et leurs relations avec la conduite et la destinée humaine » (Firth 1963 : 184). Toutefois, la perspective change radicalement par rapport à l’anthropologie de la moralité. Pour Firth, l’éthique est tout autant préoccupée par l’étude de la gestion circonstanciée des normes morales par les individus :

La conduite d’une personne tend à être guidée, alors, non seulement par les jugements actuels faits par les autres, et par la reconnaissance du fait que de tels jugements continueront à être faits, mais aussi par sa propre évaluation et par sa propre reconnaissance de la validité des jugements que les autres pourraient porter...

Firth 1963 : 184

De plus, aucun système de valeurs, aucune morale n’est en mesure d’identifier les multiples contradictions et dilemmes qui sous-tendent les choix moraux faits par un individu donné, dans des circonstances données. Firth situe de ce fait l’anthropologie de l’éthique au carrefour des systèmes de normes et du jugement moral, lieu d’un véritable espace de liberté. Pour Firth, et pour Kleinman plus tard (Kleinman 1999, 2006), l’éthique est un construit local en évolution continue et ce, au gré d’une expérience morale marquée par des processus locaux collectifs et interpersonnels. L’éthique est un espace de lutte d’intérêts, d’actions intersubjectives ; un espace de transitions sociales et de négociation.

La démarcation entre anthropologie des moralités et anthropologie de l’éthique s’inscrit d’ailleurs dans le cadre de la distinction proposée par plusieurs éthiciens et philosophes entre morale et éthique. Une analyse de ces travaux nous conduisait (Massé 2003) à définir la moralité comme le lieu des obligations morales, des codes de conduites fondés sur des règles, normes et principes acceptés dans une culture donnée, à un moment donné de son histoire. L’éthique, par opposition, est plutôt le lieu d’un questionnement sur le bien fondé de ces normes, voire d’un arbitrage effectué par les individus et les collectivités entre plusieurs normes éthiques potentiellement conflictuelles. L’éthique « s’efforce de déconstruire les règles de conduite qui forment la morale, les jugements de bien et de mal » (Russ 1994 : 5). C’est une forme de questionnement ouvert qui précède l’introduction de l’idée de loi morale.

Plutôt que démarche d’enfermement dans des normes et des règles données dès le départ, elle est plutôt le lieu de la découverte, de la mise à jour des valeurs en conflits, et donc des systèmes de légitimation des agissements. [...] L’éthique est de l’ordre du discernement, de l’évaluation, de l’effort critique, voire de la dénonciation.

Bourgeault 1998 : 227

Bref, l’éthique est l’espace (toujours limité) de liberté et d’autonomie qui permet aux êtres moraux de déconstruire les règles de conduite apprises. Elle est le domaine de « la myriade de pratiques à travers lesquelles les gens engagent leurs propres actes, désirs et sentiments en tant qu’objets de délibération et de critique, d’enrichissement et de transformation » (Pandian 2008 : 468). L’anthropologie d’une telle éthique n’est toutefois possible, soutient Laidlaw, qu’à condition qu’elle s’affranchisse de deux visions utopiques ; « l’idée qu’agir librement est agir en conformité avec la raison [...] et l’idée que la liberté n’est possible qu’en l’absence des contraintes et de tout rapport de pouvoir » (Laidlaw 2002 : 323). Cela ne signifie aucunement que l’éthique ne se préoccupe que des choix irrationnels ou échappant à toute rationalité utilitariste : en fait, elle postule que c’est largement par le jugement, et donc par la raison (même si elle est limitée), que l’individu en arrive à des solutions aux conflits et aux dilemmes éthiques. C’est la raison qui nous permet d’arriver à des jugements adéquats concernant les fins aussi bien que les moyens (Ginsberg 1956), mais tout en sachant que le champ et la portée de l’anthropologie de l’éthique ne se limitent pas à l’analyse des meilleurs moyens retenus pour atteindre des fins morales. En fait, « toute conception adéquate de la rationalité doit accorder une place aux raisons d’accepter l’absence d’accords » (Moody-Adams 1997 : 204). De même, l’anthropologie de l’éthique s’intéressera aux rapports de pouvoir, mais dans la mesure où ces pouvoirs définissent les modèles moraux jugés acceptables et limitent, chez divers sous-groupes, l’accès à des modèles alternatifs de comportement. Comme le rappelle Lambek, une anthropologie de l’éthique « complètera une préoccupation moderne pour le pouvoir et le politique avec une préoccupation toute aussi grande pour la vertu et la morale » (Lambek 2000 : 310).

Éthique, agencéité et liberté

Aujourd’hui, l’éthique devrait d’abord se définir comme la sphère des réflexions et des pratiques engagées par l’individu dans ses efforts pour faire de lui un sujet moral. Dans cette perspective, s’inspirant de la notion de raisonnement moral de Kant (en tant qu’expression du libre arbitre d’un agent moral responsable et rationnel), mais aussi du concept des « technologies du soi » de Foucault, Laidlaw aborde l’éthique sur le plan des pratiques, des décisions et des choix que font les individus tout au long de leur vie en tant que manifestations de liberté. L’éthique ne peut se résumer aux normes et règles morales édictées par la société. C’est l’individu qui en est l’acteur principal, en tant que sujet moral, dans sa lutte constante contre ses désirs, ses intérêts, souvent en conflits avec les normes. Ainsi que le soutient Foucault,

Une action, pour être dite morale, ne doit pas se réduire à un acte ou à une série d’actes conformes à une règle, à une loi ou à une valeur. [...] et [il n’y a] pas de constitution du sujet moral sans des « modes de subjectivation » et sans une « ascétique » ou des « pratiques de soi » qui les appuient.

Foucault 1994 : 558

Ce recadrage de l’éthique dans les limites du sujet moral implique, selon nous, un recentrage des études comparatives sur ces techniques de soi et sur les formes de subjectivisation morale. Une anthropologie de l’éthique se doit donc de passer par une « description des possibilités de la liberté : en décrivant de quelle façon la liberté est exercée dans différents contextes sociaux et différentes traditions culturelles » (Laidlaw 2002 : 311).

Bien sûr, cette liberté est largement influencée par les modèles imposés par sa société et sa culture. Mais le lieu de l’éthique n’est plus celui des seules normes, valeurs, vertus ou principes moraux proposés par la société ; c’est tout autant celui des subjectivités qui se construisent et se reconstruisent tout au long de l’expérience vécue. L’éthique s’affranchit d’une logique dichotomique du type acceptation/rejet de telle ou telle norme morale – l’espace de liberté se limitant au refus des normes – pour se préoccuper de la créativité démontrée par chacun afin de rétablir un statut moral mis à mal par les gestes et les paroles qui contreviennent à la moralité dominante. Une telle perspective est illustrée par les travaux de Kenny (2006) qui montre de quelle façon des islamistes de l’Afrique de l’Ouest (Guinée) reconstruisent leur capital moral et leur statut moral dans la communauté par le biais d’un pèlerinage à la Mecque qui, du fait qu’il accroît leur « capital spirituel » devient une « expérience transformative » combinant perceptions morales et éthiques idéalisées de la personnalité ; ou encore par ceux de Mahmood (2005) qui montre comment la piété féminine au Caire résulte en la création d’un « soi pieux ». Ici, les pratiques corporelles, les exercices spirituels ou les modes de conduite adoptés témoignent d’une forme d’agencéité et de réflexivité balisée par des désirs et des aptitudes eux-mêmes construits à partir de comportements disciplinés.

L’anthropologie de la morale et de l’éthique face au défi du relativisme

Au-delà de l’analyse microsociale de la construction d’un sujet moral, un second mandat d’une anthropologie de l’éthique pourrait être selon nous l’analyse des conditions et limites d’une critique de certaines pratiques qui seraient jugées indéfendables à l’aune de valeurs (et de droits qui en découlent) partagées par tous, quelles que soient la culture et la société d’appartenance. Une telle anthropologie doit donc s’affranchir d’un relativisme radical postulant que toute pratique est justifiable dans le cadre d’un système culturel (cohérent) donné. S’impose une éthique « par laquelle nous signifions que nous aspirons à des valeurs qui transcendent le local » rappelle Kleinman (2006 : 3). D’ailleurs, le relativisme culturel et moral en anthropologie a clairement évolué dans le sens d’une sensibilité aux dérives potentielles de ses versions radicales (Brown 2008). Et c’est à tel effort de redéfinition de frontières, et surtout, des complémentarités entre relativisme et universalisme (en particulier les droits universaux de l’Homme), que plusieurs ont consacré leurs efforts au cours des dernières décennies. Précisons d’abord que l’universalisme n’a rien à voir avec un « absolutisme éthique » qui propose des règles tout autant inflexibles qu’incontournables. Tout en convenant de la pertinence de valeurs universelles comme guide pour l’action, l’universalisme reconnaît du même souffle la nécessité d’ajuster l’application de ces règles aux contextes et circonstances (Macklin 1998).

De même, les versions moins dogmatiques du relativisme ont ouvert la porte à une relecture constructive de ce concept. Michael F. Brown (2008) a bien souligné qu’une très large majorité d’anthropologues adhèrent aujourd’hui à des versions ouvertes tant du relativisme que des positions universalistes. La majorité s’entend, par exemple, pour reconnaître la pertinence dans le relativisme d’une approche méthodologique et épistémologique fondamentale de lutte contre l’ethnocentrisme, contre le jugement a priori de l’Autre (social, religieux, politique), qui permet surtout de constituer un rempart contre l’intolérance. Mais dans la foulée des exactions de la Seconde Guerre mondiale, des multiples et récents génocides ou encore des scandales financiers et des dérapages des expérimentations de médicaments sur des populations africaines non informées, il ne s’agit plus de défendre l’indéfendable au nom d’un dogme relativiste. Hatch (1983 : 133-144) propose de limiter l’immobilisme désengagé adopté par certains face à des pratiques contestables (torture, esclavage, atteintes à l’intégrité physique, etc.) à l’aide d’une série de principes dont le principal serait un « principe humaniste » postulant que les pratiques sociales soient acceptables, dans la mesure où elles visent le bien-être des individus – même si la définition de ce bien-être varie selon les cultures. Nous croyons indéfendable de construire une éthique du « doit » sur un constat de « ce qui est » comme l’ont pourtant implicitement suggéré Herkovitz, Benedict et les défenseurs du relativisme au début du XXe siècle. Toutefois, reconnaît Hatch, une foule de pratiques n’ont que peu d’impact sur ce bien-être humain, de sorte que les pratiques alimentaires, les croyances religieuses, les moeurs sexuelles, les systèmes de parenté, par exemple, doivent être acceptés et respectés au nom du relativisme. Ainsi, une anthropologie de la moralité doit se construire sur un « pluralisme moral limité » qui reconnaisse une pluralité de vérités morales mais qui sera conjugué avec un :

[P]luralisme critique [...] qui fait une place à une analyse critique et à un rejet de certaines façons de vivre et de certaines pratiques qui débordent le champ du moralement acceptable [ce qui signifie] une façon de vivre qui implique l’usage de la violence et [d’]autres formes de coercition non argumentaire pour forcer leur acceptation.

Moody-Adams 1997 : 203

Ramener toute critique externe de pratiques locales à une forme d’impérialisme culturel (ou moral) relève d’un intégrisme relativiste indéfendable. « Dépasser le relativisme n’est pas embrasser l’impérialisme éthique », rappelle Macklin (1999 : 274) ; et reconnaître l’existence de principes éthiques universels n’est en rien un engagement envers un absolutisme moral.

En fait les plaidoyers vont généralement dans le sens d’un relativisme engagé, qui milite pour l’affirmation des différences et qui lutte contre une légitimation automatique de toute pratique au nom du simple fait qu’elles sont défendues quelque part sur la planète par une poignée de gens. Farmer, par exemple, dénonce l’usage abusif du concept de « spécificité culturelle » en rappelant que « la différence culturelle, confinant à un déterminisme culturel, est l’une des formes d’essentialisme utilisées pour justifier les assauts contre la dignité et la souffrance » (Farmer 2003 : 48). Questionnant les limites d’une approche essentialiste de la morale (Massé 2000), d’autres feront la promotion d’une tolérance limitée (Macklin 1999 ; Massé 2008). Mais il est clair que :

Reconnaître qu’il existe de multiples moralités dans toute société et que ces dernières sont produites localement ne signifie pas abdiquer face à un relativisme moral qui disqualifie toute comparaison transculturelle.

Rasanayagam et Heintz 2005 : 53

La position relativiste reconnaissant la valeur intrinsèque de chaque culture ainsi que son droit à la non-interférence ne doit être considérée que comme une « hypothèse de départ » à soumettre au test de principes humanistes.

Les lieux méthodologiques de la moralité et de l’éthique

Mais où se cachent la morale et l’éthique? Dans les croyances, les valeurs ou les représentations sociales, bref, dans la culture actualisée à travers des composantes intelligibles de base? Dans les jugements moraux en tant que processus cognitifs d’analyse, indépendamment de leur contenu et de leurs variations interculturelles? Dans l’expérience vécue par le sujet éthique? Dans les principes universaux substantifs (justice, responsabilité, entraide, liberté, par exemple) dérivés d’une analyse comparative transculturelle des morales dédiée à la recherche d’une « moralité partagée », selon les mots de Beauchamp et Childress (2007)? Dans les processus, personnels et/ou collectifs, mis en oeuvre pour la résolution des dilemmes éthiques, pour la construction d’une justification argumentée de telle décision ou pratique, ou encore de tel jugement? Comment identifier de telles balises éthiques?

Une réponse intéressante est proposée par Ruwen Ogien. Pour définir, par exemple, ce qu’est la honte, il propose une « enquête conceptuelle » qui devra répondre aux questions suivantes :

1) Quelles sont les causes typiques ou les raisons typiques de la honte? La croyance morale ou sociale qu’on s’est mal conduit? Le sentiment d’être un objet de dégoût ou de mépris? S’agit-il de la même honte dans chacun des cas? 2) Est-il nécessaire d’avoir une haute opinion de soi-même pour avoir honte? Est-il suffisant de se respecter soi-même? Quelle est la nature des relations entre honte, estime de soi et respect de soi? 3) La honte est-elle relative à ce que nous sommes ou à ce que nous faisons? S’il nous arrive d’avoir honte tantôt de ce que nous faisons, tantôt de ce que nous sommes, s’agit-il de la même honte dans les deux cas? [...] ; 4) Faut-il être vu pour avoir honte? Vu par qui? Par des spectateurs hostiles? Par des spectateurs réels, hostiles ou pas? [...] ; 5) Dans quelle mesure faut-il adhérer aux normes qui définissent ce qui est honteux pour avoir honte? 6) Comment faisons-nous pour distinguer la honte des émotions apparentées : regrets, embarras, culpabilité, remords? S’agit-il d’émotions de même nature?

Ogien 2002 : 37-38

Toute anthropologie des valeurs morales s’inspirant d’une telle enquête conceptuelle devra savoir mobiliser la panoplie des outils classiques d’entretiens et d’observation directe. Et ce, tout en demeurant soucieuse des pièges que représentent les mirages de la rationalité (Massé 1997) ainsi que des biais de textualisation découlant des postulats d’individus rationnels aptes à exprimer de façon structurée et cohérente le contenu de leur raisonnement à l’aide de concepts parfaitement maîtrisés. Le chercheur doit demeurer conscient du fait que les codes de comportement moral sont largement incorporés et s’inscrivent dans des logiques de sens commun ou dans des formes de subjectivisation (éthique) qui sont largement implicites.

Nous pouvons encore chercher la morale et l’éthique dans les « regimes of living » que Lakoff et Collier proposent comme « outils pour cartographier des sites spécifiques de problématisation éthique » (Lakoff et Collier 2009 : 420). Ces « régimes de vie morale » sont définis comme des « agrégats de pratiques et de raisonnement moral qui émergent dans des situations qui présentent des problèmes éthiques – soit des situations dans lesquelles la question du comment vivre est soulevée » (loc. cit.). L’anthropologie pourra analyser les manières, méthodes ou systèmes de gestion ou de gouvernement de la vie morale des individus ou des collectivités à travers les formes de pratique, les normes, les modes de raisonnement. Ces régimes de vie morale ne sont pas des structures passives ; ils sont dynamiques en tant que « modes de travail sur soi » pour la construction d’un certain type de soi (ibid. : 427). Ici encore, comme pour Humphrey (2008), Kleinman (2006) ou encore Zigon (2007), ce sont les « situations problématiques et incertaines » qui constituent les lieux d’observation privilégiés de l’éthique.

Le raisonnement moral

Pour d’autres, l’éthique peut être saisie dans le raisonnement moral. Pas plus que la moralité l’éthique n’est-elle réductible à un répertoire de valeurs et de normes accessibles aux recherches empiriques. Le jugement moral raisonné réside dans la pondération de l’importance relative accordée à des valeurs et à des normes selon les circonstances, voire dans la construction de nouvelles normes personnalisées et contextualisées. Or, l’anthropologie s’est peu préoccupée d’étudier les conditions et mécanismes de ce raisonnement moral. L’une des raisons en est l’image, donnée par l’anthropologie classique, des sociétés traditionnelles perçues comme figées et asservies, écrasées par un ensemble de règles donnant réponse à tout et ne laissant aucune place au jugement. Une telle position, en associant l’éthique aux seules sociétés libérées du poids des coutumes et des codes moraux, interdisait de penser le raisonnement moral comme objet d’étude dans les sociétés non occidentales, déplore Pocock (1986). Pourtant, rappellent Rasanayagam et Heintz,

[C]e qui peut être comparé [...] ce sont les façons dont les modèles d’action morale sont produits, les processus de raisonnement moral par lesquels les actions sont justifiées ou condamnées en référence à ces modèles et le degré de liberté des individus dans leur interaction créative avec eux.

Rasanayagam et Heintz 2005 : 53

Il faudra donc recentrer l’anthropologie de la moralité et de l’éthique sur une étude comparative des formes de raisonnement moral, de leur degré de réflexivité, de la diversité des modèles à partir desquels cette réflexivité peut s’exercer (Howell 1997 : 14 et sq.). La morale n’est pas un acte de simple acceptation d’un ensemble de normes et de code univoque ; elle inclut un « raisonnement moral derrière tout choix de poser un geste et un raisonnement qui détermine de quelle façon équilibrer les engagements multiples et possiblement conflictuels d’un individu » (Lambek 2000 : 315). La morale n’est pas une autre forme de pouvoir, mais le lieu du jugement et du raisonnement moral en contexte de contraintes multiples.

Zigon, pour sa part, suggère alors de concentrer les recherches sur les « moral breakdown » (les situations de rupture où se manifestent les dilemmes, par exemple) qui déportent l’individu hors de sa « quotidienneté d’être-au-monde » (Zigon 2007 : 137). Ces ruptures peuvent se manifester au niveau sociétal (acculturation accélérée, oppositions entre factions politiques), au niveau des rapports entre groupes sociaux (conversion vers une autre religion, par exemple) ou au niveau personnel (opportunités de mensonge ou de vol, désir d’échapper à des obligations familiales, etc.). Ces situations critiques se rapprocheraient de la notion de « problématisation » que Foucault définit comme un état réflexif dans lequel des comportements habituels « [sont présentés] à l’individu comme un objet de penser soumis à un questionnement de ses significations, de ses conditions, de ses buts » (Foucault 1984 : 388). C’est cette pensée critique, véritable moment de liberté individuelle, ou « moment éthique » selon Zigon (ibid. : 137-138), qui conduit l’individu à puiser dans ce répertoire de valeurs, de représentations ou de normes pour résoudre les dilemmes éthiques émergeant en situation de rupture. Plus précisément, considérant que chacun souhaite retrouver un équilibre, « l’éthique est une tactique mise en oeuvre en réponse à une demande éthique découlant du moment de rupture morale afin de pouvoir retourner aux dispositions morales non réflexives de la quotidienneté » (ibid. : 139). Un lieu méthodologique complémentaire d’observation du sujet éthique sera alors la « décision comme événement » qui, selon Caroline Humphrey, constitue « une brisure avec les régimes précédents d’intelligibilité et la constitution d’un nouveau moment (après la décision) » (Humphrey 2008 : 364), décision tout autant marquée par une domestication de l’inconnu que par une construction du sens à partir du bagage de connaissance du sujet. Par le vécu de cette rupture, le sujet (moral) acquiert un sens plus précis de qui il est, reconstruisant une nouvelle identité morale à partir des identités multiples passées (ibid. : 374). C’est ainsi que la moralité, définie comme un mode non réflexif d’être-au-monde, s’oppose à l’éthique en tant que tant que « tactique mise en oeuvre dans les moments de rupture des dilemmes éthiques » (Zigon 2007 : 137). Toutefois, ni l’anthropologie des moralités, ni une anthropologie de l’éthique ne pourra mettre de côté l’analyse du contexte social, politique et culturel qui alimente ce répertoire d’outils conceptuels accessibles aux individus qui y puiseront pour élaborer leur tactique de construction du sens et de retour à la paix morale.

Les traditions

Étant inscrite dans des valeurs fondamentales, et profondément ancrée dans l’ethos d’une société, la morale est réputée stable, logée au coeur des traditions. Elle se reproduit à travers des rituels (religieux ou sociaux) et est promue par des figures d’autorité chargées de sanctionner les écarts à des normes profondément établies. Bref, la morale est conçue comme relevant largement des traditions qui en sont garantes. Plus globalement même, les croyances et les pratiques traditionnelles sont réputées « morales » du fait de leur ancrage dans une sagesse séculaire. La tradition constituerait alors un lieu privilégié d’observation et d’analyse des morales. Or, l’anthropologie doit reconnaître que « les usages possibles et plausibles des concepts moraux ne peuvent être totalement déterminés ou épuisés par le contenu de quelques ensembles de traditions culturelles ou historiques » (Moody-Adams 1997 : 190). Voire, un « relativisme contraint et engagé » (Kleinman 1995 : 63) devra savoir respecter les différences sans autoriser mécaniquement des pratiques qui n’auraient pour seule justification que d’exister et de s’inscrire dans les « traditions ». La violence manifeste dans les discours de certaines traditions ne risque-t-elle pas de se substituer au dialogue des cultures et de cultiver une figure de l’inhumain, demande Béji (2004)? Les droits culturels ne finissent-ils pas par se placer au-dessus de la condition humaine et par cultiver une figure de l’inhumain? L’ethnique finira-t-il par tuer l’éthique? (Béji 2004 : 61). Bref, le respect de la tradition peut-il être érigé au rang de principe éthique?

Certains questionnent cependant le concept même de tradition. S’appuyant sur ses analyses des traditions relatives aux vertus morales au Sud de l’Inde, Pandian (2008) reconnaît qu’il est impossible de comprendre certaines pratiques et certains savoirs moraux sans en chercher les traces dans les discours et pratiques hérités du passé et inscrits dans la tradition. Toutefois, il plaide pour une approche anthropologique de l’éthique qui reconnaisse que les traditions ne sont nécessairement cohérentes qu’à travers l’unité de leurs fondations canoniques. Les traditions sont « fragmentées » en tant que « série d’échos fragmentaires et souvent anonymes du passé » (Pandian 2008 : 467), mais aussi du fait qu’elles sont incarnées dans une pluralité de formes narratives et dans divers domaines de la vie pratique. Ce à quoi ont accès les individus de la population générale, au quotidien, n’est pas un horizon moral commun cohérent, parfaitement intelligible, mais une mosaïque de « survivances fragmentées » marquées par des incohérences, des tensions, des contradictions. Rien n’assure, d’ailleurs, que ces traditions n’aient jamais été autre chose que des réitérations de conditions originelles de fracture, morcellement, dissolution, contradictions. Et rien n’assure qu’elles doivent conserver une cohérence pour survivre et demeurer efficaces. Bref, « la tradition doit être comprise comme rendant accessibles au présent des ressources morales du passé dans une forme fragmentée » (Pandian 2008 : 476), ressources qui prennent l’allure de formes d’argumentation morales éparpillées, de récits et d’images contradictoires de la moralité du soi et de diverses pratiques à travers lesquelles ces récits et argumentations sont articulés. Et l’anthropologie de l’éthique se doit d’identifier ces « infinités de traces » et d’en comprendre le rôle dans la construction du sujet moral.

Quelles que soient les approches retenues pour réaliser une anthropologie de l’éthique, la plupart ont en commun le souci de recentrer l’étude de la moralité et de l’éthique non dans la « culture », mais dans le cadre de l’« expérience morale » (Kleinman 2006) au sein d’un monde social de la souffrance vécue. Ce monde expérientiel « contient les flux, les routines et les pratiques quotidienne de l’expérience morale » (Kleinman 1995 : 49) et constitue l’arène où s’expriment tout à la fois la lutte entre groupes d’intérêt, les actions intersubjectives, les logiques sociales des systèmes symboliques, les transactions et les négociations morales.

L’anthropologie a toujours été mal à l’aise avec les approches normatives. Tout au moins, en ce qui concerne la justification et la légitimation de l’application de principes ou de valeurs occidentales ou universelles dans des contextes locaux. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles certains se sont cantonnés dans l’analyse descriptive des morales. Mais, rappelle Zussman (2000), une telle opposition entre science normative et empirique (descriptive) est confondante. En fait, l’anthropologue et le sociologue ont eu tendance à laisser l’analyse normative – proposant des principes, normes, règles pour guider l’action et la décision dans les situations pratiques exigeant un positionnement concret, en évitant les incohérences et, de là, les injustices – aux mains des philosophes. Or, l’analyse descriptive fine, en profondeur, des contextes et des processus de décision éthique permet tout autant la théorisation, la généralisation, voire la prise de position. Le philosophe canadien Barry Hoffmaster (1992) a insisté, dans ses réflexions sur les contributions de l’ethnographie à la bioéthique, sur le fait que la théorie morale n’est possible que si elle est alimentée par la recherche empirique décrivant, en profondeur, le contexte quotidien des prises de décision éthiques, l’intrication des valeurs dans le vécu quotidien des personnes prenant les décisions, ainsi que les contraintes institutionnelles, culturelles ou politiques dans lesquelles s’opère le raisonnement moral. La prise de décision morale n’est jamais un simple exercice dogmatique d’application de tel principe, de telle valeur, de telle norme par un individu désincarné ; elle ne résulte pas de l’application d’une méthode éthique. La décision est toujours une construction contextualisée qui se fait en fonction de plusieurs rationalités et de la pondération de plusieurs considérations morales. L’éthique devant donc toujours découler de l’analyse empirique des contextes, c’est l’analyse empirique qui doit nourrir la théorie et la normativité éthique, et non l’inverse. Il faudra donc éviter de ramener le rôle des sciences sociales dans le champ de l’éthique à une simple tâche descriptive servant à alimenter les théoriciens en « données descriptives » qui pourront appuyer les théories. Plusieurs positions défendues par les éthiciens sont fragilisées par le fait qu’elles ne reposent pas sur des données empiriques. Mais surtout parce que ces « faits » moraux et éthiques sont intimement liés aux théories populaires, au sens commun, à des techniques et habilités qui permettent aux individus de connaître et de comprendre le monde dans lequel ils vivent (Haimes 2002), qui tous constituent des lieux d’analyse incontournables pour l’anthropologue.

Conclusion

Nous sommes donc en mesure de proposer qu’une anthropologie des moralités et une anthropologie de l’éthique puissent recouvrir deux réalités complémentaires et essentielles. L’anthropologie des moralités, d’abord, aura un double mandat. Le premier consistera à s’attaquer à la tâche immense de la description en profondeur des composantes des morales qui cohabitent et se confrontent dans chaque société, tout autant que de celle des pratiques sociales, religieuses, politiques ou économiques au travers desquelles les valeurs et les normes morales s’actualisent et s’expriment. Le second mandat consistera en une comparaison transculturelle des morales et en la recherche de potentiels universaux. Une anthropologie des moralités permettra ainsi de mieux comprendre la place de la morale dans les sociétés contemporaines par l’analyse descriptive : tout d’abord des valeurs morales en fonction desquelles les individus départagent le bien et le mal, tant dans la vie quotidienne qu’à l’occasion d’événements critiques ; en deuxième lieu, des comportements et des jugements qui seront, dans une culture donnée, considérés comme acceptables ou inacceptables, justifiables ou non ; en troisième lieu, des façons dont l’expérience directe (enculturation, émotion, pratique religieuse, résolution empirique des conflits moraux, modes d’interaction avec les membres de sa collectivité, etc.) influence le contenu des moralités locales et les pratiques ; ensuite, du contenu des composantes de base de l’expérience morale (valeurs, règles, principes), mais aussi des responsabilités et des droits, sanctions et récompenses, des frontières du bien et du mal, de la justice et de l’injuste, de la responsabilité et de l’irresponsabilité, etc. ; en cinquième lieu, de l’analyse des variantes de ces moralités selon la classe, le genre, l’âge ou toute autre forme de découpage des sous-groupes sociaux ; enfin, de l’évolution diachronique des morales dans le temps au gré des contacts de culture et de la mondialisation, mais aussi de l’évolution constante de la société.

Surtout, l’anthropologie des moralités s’intéressera à la recherche des valeurs et des principes universaux qui pourraient servir de base tant aux discussions sur les universaux moraux de la nature humaine qu’aux débats politiques sur des droits qui pourraient être reconnus aux citoyens de toutes sociétés, indépendamment des régimes politiques et des religions, et de là, défendus. Bref, l’anthropologie des moralités visera à mettre l’accent sur une analyse fine de l’inscription des valeurs morales et/ou principes à l’intérieur des conceptions culturelles centrales (du rapport corps/esprit, naturel/surnaturel, homme/femme, autorité/subalterne) de même que des structures sociales (parenté, modes de production, structures politiques). Elle saura s’affranchir des postulats d’homogénéité, de stabilité et de cohérence interne des morales pour aborder la complexe analyse de son évolution dans le temps au gré de la mondialisation et de l’impérialisme de valeurs et principes promus par des pays dominants, ou par des organismes internationaux à travers diverses chartes. Une version ouverte d’un relativisme méthodologique sera ici un prérequis incontournable pour mener à bien ce mandat de compréhension des fondements des morales ancrées dans les mondes moraux locaux.

En complémentarité avec cette dimension systémique de la morale, de ses cohérences et incohérences – soit les dynamiques internes, propres à chacune des morales et aux rencontres de morales –, l’anthropologie devra analyser les rapports qu’entretiennent les individus et chacun des sous-groupes sociaux avec la (les) morale(s). Si la morale a une vie à elle, avec ses dynamiques, ses contradictions, son évolution (et qu’elle constitue en soi un objet de recherche), le sujet moral est en effet tout aussi central pour l’anthropologie. Traditionnellement conçu comme un sujet passif, écrasé sous le poids des normes (sauf pour une fraction favorisée des populations occidentales), ce sujet n’en dispose pas moins, dans toute société, d’un espace de liberté face aux normes et règles qui lui sont proposées. Cet espace lui sert à définir les limites de sa propre moralité, à construire son identité morale à partir des modèles alternatifs que lui offre sa société. Voire, il lui permet de reconstruire son statut moral fragilisé par des décisions ou des actes jugés immoraux ou amoraux. Dans ces rapports dynamiques à la morale, lieu de l’éthique, le sujet moral est rarement isolé ; l’éthique est aussi le lieu des échanges, débats, confrontations entre des regroupements ou des associations dont le sujet moral sera partie. Les rapports entre ces communautés morales (Massé 2004) s’inscrivant dans des rapports asymétriques de pouvoir, l’éthique est fondamentalement « politique ». Se couple à une micropolitique de la morale (traduisant les conflits éthiques du sujet moral) une macropolitique des débats de société tels que ceux opposants les éthiques communautariennes et libérales. Ainsi, « une approche critique des éthiques contemporaines requiert une investigation anthropologique préalable des façons dont la nature et les comportements de la vie humaine et du telos de vivre sont constitués et transformés » (Lakoff et Collier 2009 : 431).

C’est donc là que réside le double mandat d’une anthropologie de l’éthique. Le premier réfère à l’étude des mécanismes et des processus d’entretien, voire de reconstruction du statut moral de l’individu dans les limites d’une liberté plus ou moins limitée par l’accessibilité aux valeurs et principes alternatifs, par les rapports de pouvoir ou par le poids des traditions. Le second mandat sera celui, au-delà du sujet moral, de l’évolution des rapports de force entre diverses moralités en contexte de pluralisme moral, soit l’analyse des usages sociopolitiques de la moralité dans le cadre de la reproduction des rapports de pouvoir. Des objets d’étude plus spécifiques pourraient alors être : premièrement, les mécanismes de résolution de conflits éthiques dans une société donnée et l’analyse comparative des modèles de résolution de conflit moraux ; deuxièmement, les rapports de pouvoir économiques, politiques ou religieux qui influent sur la reproduction (ou la marginalisation) de certaines valeurs morales ; en troisième lieu, les usages ou mésusages des valeurs morales (et des traditions sur lesquelles elles sont supposées reposer) pour la reproduction de rapports de pouvoir entre les figures locales d’autorité et les populations. On reconnaîtra ici que le consentement moral ou la solidarité de la population avec ses figures d’autorité sont souvent forcés ; quatrièmement, les mécanismes collectifs d’arbitrage et de règlement des conflits éthiques. L’anthropologie de l’éthique est enfin, à sa façon, concernée par la quête des universaux. Mais alors que l’anthropologie des moralités concentre ses efforts sur la comparaison d’une société à l’autre, l’anthropologie de l’éthique s’intéressera plus particulièrement à l’étude d’une moralité partagée à l’intérieur d’une société pluraliste donnée, soit l’étude des convergences hypothétiques ou imaginées, bien que toujours contestées, dans la définition et l’interprétation de valeurs ou principes susceptibles d’être invoqués comme consensuels par l’État – l’exemple de la commission d’enquête Bouchard-Taylor au Québec visant à baliser les accommodements raisonnables en est une illustration.

L’anthropologue sera ainsi justifié de se donner un mandat d’intervention, en particulier pour nourrir la réflexivité sur les enjeux et les choix éthiques. Si par engagement moral, ou pluralisme critique, nous entendons imposer aux autres nos valeurs morales, voire nos propres procédures de résolution des dilemmes éthiques, nous pouvons facilement succomber à un impérialisme moral. Toutefois, la promotion de la réflexivité est tout aussi défendable comme valeur universelle que la promotion de la tolérance. Reconnaissant que toutes les cultures sont des cultures contestées de l’intérieur, que les morales locales sont tout autant objets de critiques et que la tradition ne signifie parfois nulle autre chose que l’autoritarisme des élites ou de certains sous-groupes, l’anthropologie de l’éthique contribuera à favoriser les débats et les questionnements face aux diverses variantes des morales locales. Implicitement, c’est de la promotion d’un sujet éthique dont il est question, de la promotion de la liberté de choix, de contestation ; de l’encouragement à la diffusion des alternatives à une pensée morale unique ou dominante. L’anthropologie de l’éthique n’a pas à créer de nouveaux conflits moraux entre diverses factions sociales, religieuses ou politiques : elle se doit seulement de militer en faveur d’une libéralisation des débats dans des conditions favorables, et éthiquement acceptables.