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Le texte qui suit est le résultat d’un effort pour « formuler une réflexion à partir des articles de ce numéro de façon à répondre aux questions suivantes : Qu’apprenons-nous sur le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention et d’actions sociales ? Que pouvons-nous en penser ? »

Pour y arriver, j’ai séparé les questions en trois volets : renouvellement des pratiques ; renouvellement des actions et qu’en penser. À travers mes lectures de ces textes, j’ai disposé arbitrairement dans chacun des volets, ce qui me paraissait l’essentiel des propos de chacun. J’ai ensuite distingué les auteurs en quatre catégories (panélistes — analystes-praticiens — « politiques »). Voilà ce qui explique mon effort. Ça donne une sorte de balayage global et un commentaire qu’après mûres réflexions j’ai nuancé.

Bien que j’aie participé à cet événement, en parcourant les textes les uns à la suite des autres avec ces volets en tête, j’en ai éprouvé un certain étonnement. J’ai réalisé à quel point tous les auteurs partagent une même vision de la situation, de l’environnement global. Cela est à mon avis clairement exposé par les deux panélistes, messieurs Duchastel et Blanc.

M. Duchastel démarre son exposé avec la question du renouvellement démocratique dont le défi selon lui consiste à élargir la portée de l’idéal démocratique face aux obstacles que sont le néolibéralisme, la privatisation et la gestion technocratique. Il faudrait, écrit-il, accentuer la participation, mais en répondant à la question de savoir qui a le pouvoir de réguler ce projet. Comme il y a actuellement connivences entre le discours démocratique et le néolibéralisme se pose la question de la légitimité de la gouvernance démocratique : Qui peut faire la part des choses entre liberté individuelle et bien commun ?

M. Blanc parle du renouvellement des pratiques sociales et des pratiques d’action et d’intervention sociales et il s’attarde sur le renouvellement des actions sociales. Pour lui, qu’on parle d’empowerment ou d’émancipation, il n’y a pas de changement sans rupture. Il y a lieu d’analyser les rapports de force, donc de la domination, de tenir compte des marges de manoeuvre des dominés. Il nous rappelle que les expériences européennes de travail social traditionnel utilisent une approche individuelle du traitement des problèmes sociaux. Le travail social « communautaire » a introduit l’approche collective. Il parle d’actions portant sur « un compromis de coexistence ou sur des transactions sociales ».

Selon moi, la table est mise, il y a lieu d’un renouvellement nécessaire des actions sociales. Par ailleurs, depuis le colloque est paru le petit livre de Bill Ninacs, Empowerment et intervention, dans lequel il décrit ainsi l’action sociale :

L’action sociale se manifeste par la mise sur pied d’organismes de revendication et de pression dans le but de résoudre les problèmes sociaux les plus fortement ressentis par une population particulière par une défense de leurs droits (Doucet et Favreau, 1991 : 12-18) et visant des transformations sociales qui peuvent inclure la redistribution du pouvoir et des ressources ainsi que la participation de cette population aux espaces décisionnels (Grosser et Mondros, 1985 ; Rothman, 1995). Il s’agit d’une action collective mise en oeuvre à partir de structures autonomes de type « syndical » (mode conflictuel) fonctionnant sous un mode démocratique et généralement structurées comme organismes sans but lucratif.

Ninacs, 2008 : 82-83

L’expression « action sociale » est devenue, me semble-t-il, avec le temps, une expression fourre-tout que cette citation remplit de sens.

Les textes qui suivent illustrent des pratiques, des stratégies alternatives, énoncent des enjeux, mais… il me semble qu’il manque quelque chose ; il y a une absence, un fantôme en quelque sorte et cela m’empêche de répondre à la question : qu’en penser ? J’ai fini par formuler une hypothèse au sujet de ce vide : le politique n’est pas au rendez-vous. Chacun me semble d’accord pour dire comment nous sommes mondialement dans la merde et on se comprend… mais c’est comme si on ne se rend pas compte que nous sommes déjà adaptés, soumis à l’ambiance. Nos discours sont merdiques, a-politiques, décevants. Non pas tout à fait, j’y reviendrai plus loin.

Par les textes qui suivent, ceux des analystes, j’apprends davantage ce qui se passe. Ainsi, M. Samii nous explique qu’à travers les enquêtes et les recherches avec des méthodes comme la recherche-action, les dispositifs de dialogue, l’ethnométhodologie et la « coconstruction », on peut constater un jeu de miroir dans le rapport de relation dissymétrique (chercheur-intervenant) et celui de la relation (intervenant-usager). En fait, il demande ce qu’il advient de l’acteur social. Il pose la question de savoir si, devant l’échec annoncé du projet d’émancipation, les intervenants se tourneraient vers les usagers pour leur demander à travers le projet de « démocratisation des pratiques » de définir pour eux leur identité professionnelle. Il rappelle que la démocratie est conflits (désordre et chaos) et que l’égalité de droits et la reconnaissance de l’autre sont des éléments vitaux. M. Hamzaoui nous dit que les « nouvelles » formes d’intervention autour du modèle d’activation (l’implication des usagers) dissimulent une recomposition qui se traduit par l’instrumentalisation de la politique sociale et des ayants droit. Il nous dit qu’aujourd’hui il y a un jeu de balancement entre l’assurantiel (sécurité sociale) ou l’assistanciel (qui s’adresse aux « naufragés de la société salariale ») ; que face à l’insécurité sociale actuelle, on cherche à responsabiliser et à impliquer le citoyen, en demandant à des individus qui sont des « non-forces » sociales de s’insérer en leur confiant la propre gestion de leurs difficultés. Il ajoute : « on ne fonde pas la citoyenneté sur l’inutilité sociale ».

M. Jean-François René nous amène sur le terrain de l’individualisation de l’intervention a contrario de l’action communautaire autonome. Il explique le rôle central de l’État (de tous les États) par son financement par programmes dans l’instrumentalisation des pratiques ; dans le glissement vers une logique d’intervention de complémentarité plutôt que d’autonomie. Il énumère des pistes d’actions sociales fondées sur les droits sociaux, la prise de parole, la réciprocité entre aidants et aidés, la responsabilité politique. Il met d’ailleurs les intervenants au défi de faire l’exercice de la démocratie dans les organismes et d’agir avec d’autres dans la cité.

Mme Lapierre nous parle de l’expérience de pratique réflexive collective tirée de projets d’intervention concernant le sida ; de l’effort déployé pour contrer une logique sociétale de programmation par une pratique communautaire. Elle parle du danger de « colonisation interne » auquel il faut s’attaquer et de l’expérience des GAP (groupe d’application partagée) et de l’action sociale à travers laquelle « l’acteur se définit par les traces qu’il laisse des changements apportés ». À son tour, elle met au défi de « mettre des mots sur des actions collectives non programmatiques de transformation sociale ».

Ensuite, Mme Fontaine nous apprend ce qu’est la « construction culturelle du travail de rue » ; un construit collectif qui veut s’aménager une zone de manoeuvre au plan des interventions sociales par un travail de médiation démocratique. Médiation qui doit reposer sur une indétermination des pratiques et qui doit résister aux modes technocratiques de concertation, aux subventions d’évaluation dans le champ sociosanitaire ; bref, se dégager de l’étau programmatique qui détourne le sens du travail de rue.

Le collectif d’auteurs représenté par Mme George, nous présente les « stratégies de construction d’images » utilisées par les organisateurs communautaires progressistes d’Ontario (surprenant, je croyais l’espèce exclusive au Québec…) pour traiter du rapport entre la restructuration des services et la marginalisation des usagers des services. Il nous indique le nombre croissant de personnes marginalisées et aliénées qui s’excluent du processus social, dans une forme de résistance. La question se pose de pouvoir les rejoindre en s’attaquant à « l’image politique visible » en lien avec les pratiques-terrain. Comment offrir des services de base à des gens qui fuient l’identité progressiste ? Ces stratégies à géométrie variable (nuanced identity construction) ne changent pas le monde, mais permettent de continuer à « pratiquer ». Elles nous apprennent le défi de résistance au diktat programmatique (être capable de conserver ses valeurs, ses savoirs à travers des stratégies pour maintenir un contact avec du monde).

Dans un même ordre d’idées, Libois et Mezzena nous parlent de « l’analyse de l’activité » (approche d’intervention clinique) pour mesurer l’écart entre le prescrit et le fait ; questionner les pratiques collectives à partir d’analyse de situations micro. On examine « l’activité relationnelle et l’autoconfrontation croisée » (comme exemple d’une intervention clinique). Les auteurs proposent l’autoconfrontation collective comme espace de renouvellement ; il s’agit pour eux d’alimenter la dynamique de l’action professionnelle (capacité de maintenir le cadre tout en expérimentant des espaces de développement).

Je construis une certaine logique en parcourant ces contributions au thème du colloque et pour y avoir assisté, je me rappelle que la plupart des participants semblaient satisfaits des échanges et que chacun après est retourné dans son domaine, en se disant peut-être comme moi : « Et puis après ? » Je répète qu’à la lecture il me semble y déceler une absence. En lisant la présentation de McNicoll et Chung Yan, j’en ai appris davantage sur nous-mêmes, sur ce malaise que je ressens. On nous dit que le gouvernement chinois veut développer des programmes expérimentaux de développement des communautés en créant la profession de travail social pour s’attaquer aux problèmes sociaux causés par la réforme économique. Et je me dis que ça fait référence dans ma tête aux propos de M. Hamzaoui au sujet des « naufragés », et que l’exemple chinois n’est pas du tout étranger à l’expérience actuelle dans le monde (les pratiques et actions sociales au service des États). Cela m’amène à reparler du « fantôme » (le politique). Selon moi, le rapport au politique demande :

  1. de traiter de l’ensemble des pratiques des États, des institutions. Grâce à ce colloque, nous abordons des pratiques du travail social, mais on pourrait le lier au sanitaire, à l’économique, à l’écologique, etc., bref, à d’autres formes de pratiques pour mieux voir le puzzle des programmations autoritaires des États et des institutions (pour citer M. Parazelli dans son avant-propos) ;

  2. de traiter de la manière dont les États et les institutions exercent l’autorité. Tous ces articles nous exposent plusieurs éléments de cet exercice, les défis à relever dont celui qui n’est pas le moindre : se rendre compte à quel point on est dans le champ, dans un champ où les personnes avec lesquelles on est censé agir ne sont plus ;

  3. de traiter de la manière concertée d’agir, de la stratégie. C’est peut-être ici que le fantôme se cache. Concertations programmées, stratégies sectorielles ou « populationnelles », faiblesse des regroupements, etc., sont autant d’indices de la faiblesse du « politique ».

En réplique, il me semble que M. Ife nous suggère de s’éloigner des « besoins » qui dépolitisent un problème et l’amènent au niveau technocratique. Il insiste plutôt sur les droits sociaux et collectifs appuyés par une démocratie participative. Il revendique l’autodétermination (la participation et la transformation par un travail collectif).

En conclusion, M. Karsz nous rappelle que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il propose d’abord le témoignage pour renouveler les pratiques ; dire de quoi on parle, poser des questions entre autres sur l’inscription du travail social parmi les appareils idéologiques des États ; témoigner des conditions sociales en rapport avec les populations ciblées ; localiser les marges de manoeuvre ; autant d’actions qui répondraient au pari d’un renouvellement possible. Concernant les actions sociales, il insiste sur la démocratisation des actions sociales ; il y a, dit-il, des tendances démocratiques à l’oeuvre chez des travailleurs, des citoyens, il y a des alliances et du travail collectif possible. Le renouvellement est une utopie, écrit-il, alors il faut insister sur le pourquoi (ce qui est fait pour, en rapport avec, ce qui est fait avec).

Personnellement, je retiens de tout cela que le défi réside dans le passage de l’individu de masse (fabriqué globalement, mondialement, technocratiquement) à l’individu social. Si nous convenons que la socialisation est un processus par lequel une personne intériorise les divers éléments de la culture environnante (valeurs, normes, codes symboliques, règles de conduite) et s’intègre à la vie sociale, il me semble que nous pouvons mieux comprendre l’appel à s’opposer au courant général et politiser ce renouveau que nous semblons souhaiter. C’est Gérard Mendel (2003 : 8) qui écrivait que le problème politique se trouve à l’articulation individu-collectif-société. Nous sommes de nombreux acteurs sociaux s’accommodant de nos propres collectifs, souvent affairés et complices de la construction d’une société morcelée facilement « marchandable ». Je souhaite que ce colloque et la publication de ce numéro spécial vont encourager l’activité de coopération entre nous pour agir autrement.