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Mise en contexte

À l’ère où l’État se retire de la sphère de la réglementation relative au travail et où l’action syndicale est mise sous pression, les employeurs sont de plus en plus considérés comme la principale force motrice derrière les développements politiques et économiques des sociétés capitalistes (Traxler et Huemer, 2007) et les transformations des systèmes de relations industrielles nationaux (Chaykowski et Gunderson, 2002). Plusieurs leviers de pouvoir sont maintenant utilisés par le patronat pour répondre à ses intérêts, voir même les imposer dans les rapports collectifs de travail. Le levier de pouvoir auquel s’intéresse cet article est l’action collective patronale et plus particulièrement, la coordination des employeurs en matière de négociation collective. Les nouvelles réalités économiques, conjuguées aux nouvelles stratégies organisationnelles et étatiques, conduiraient les employeurs dans bon nombre de pays à utiliser ce pouvoir pour décentraliser les structures de négociation. Leurs principaux intérêts seraient d’adapter le plus possible les conditions de travail à leurs propres réalités. La négociation coordonnée ne serait alors que l’artefact d’une autre époque industrielle et d’une autre logique de marché. Il y a toutefois des cas d’exception qui suggèrent que l’action collective patronale demeure une logique d’acteur valable, même dans un environnement mondialisé.

Au plan théorique, cet article veut montrer que les acteurs peuvent élaborer des stratégies d’intégration à l’économie mondialisée qui sont différenciées en fonction des institutions au sein desquelles ils évoluent et des ressources de pouvoir dont ils disposent. Dans la foulée des études qui adhèrent à cette vision de la différenciation des institutions nationales, cet article s’intéresse à un cas de centralisation des négociations à l’ère de la décentralisation. Le principal objectif poursuivi est de comprendre les motivations des employeurs à créer et à maintenir une structure de négociation coordonnée malgré les pressions économiques et organisationnelles généralement associées à la mondialisation.

Au plan empirique, cet article propose un cadre d’analyse de la détermination des structures de négociation qui s’éloigne des modèles déterministes traditionnels. Ce cadre mise sur les préférences et le pouvoir des parties, en accordant une attention particulière aux employeurs. L’intégration de facteurs favorables ou non au regroupement fournit des pistes d’explications du comportement associatif des employeurs. Il permet ainsi de combler un vide certain de la littérature. L’acteur patronal a trop souvent été considéré comme étant à la poursuite d’une logique d’action individuelle axée sur la maximisation du retour sur l’investissement ou de la profitabilité. Nous visons à mettre en lumière les intérêts variés des employeurs, lesquels sont fonction du contexte dans lequel ils évoluent et de l’interprétation qu’ils en font. Ce cadre est appliqué à un cas québécois où, malgré son imbrication dans le régime nord-américain des rapports collectifs défavorable à la centralisation des relations du travail (Crouch, 1993), les préférences de l’acteur patronal se démarquent de la tendance de décentralisation généralement observée[1]. Nous étudions en effet l’industrie du vêtement pour hommes au Québec qui présente une structure de négociation coordonnée et ce, malgré les fortes pressions vers la décentralisation qu’elle subit.

La première partie de cet article fait le point sur la littérature en lien avec la détermination des structures de négociation. La deuxième partie présente le cadre d’analyse et la méthodologie de la recherche. La troisième partie se concentre sur les observations empiriques et permet une meilleure compréhension de cette stratégie différenciée en matière de négociation collective. Grâce à un bref détour historique, elle permet de mieux situer les choix stratégiques actuels des employeurs, lesquels sont fortement influencés par des considérations institutionnelles et stratégiques.

État des connaissances

L’internationalisation croissante de l’économie est-elle synonyme d’un processus qui mène inexorablement à la décentralisation des structures de négociation collective et au déclin de l’action collective patronale ? À ce propos, deux écoles de pensées offrent des visions opposées concernant les effets de la mondialisation sur le comportement associatif des employeurs : les approches de la convergence et de la différenciation.

D’une part, des travaux alimentent une vision d’une certaine convergence des systèmes nationaux vers la décollectivisation des actions patronales. Avec le retrait de l’État de la sphère des rapports collectifs et les nouvelles occasions offertes par la mondialisation en raison de leur mobilité outre frontière, les employeurs privilégieraient des actions individuelles en vue de maximiser leurs intérêts économiques (Traxler, 2004). Zagelmeyer (2007) a aussi démontré une association positive entre l’intensification de la concurrence étrangère et l’élargissement des marchés et les structures décentralisées de négociation. Il souligne toutefois que les recherches en regard de la détermination des structures de négociation ne sont pas suffisamment développées et qu’il faut pousser plus loin l’analyse, notamment en s’appuyant sur des données longitudinales, d’où la pertinence de cet article. Au coeur de cette vision, il est admis que la mondialisation, parce qu’elle entraîne des changements environnementaux majeurs et commande de nouvelles réponses stratégiques de la part des acteurs, modifie l’équilibre traditionnel du pouvoir entre les parties, favorise l’affaiblissement du syndicalisme et la décentralisation de la négociation centralisée (Katz, 1993; Supiot, 2001). Trois principaux facteurs sont identifiés pour expliquer cet avantage dont disposent maintenant les employeurs : d’abord, la mobilité accrue du capital qui permet aux entreprises d’imposer de nouvelles règles sous la menace de la délocalisation de la production (Chaykowski et Gunderson, 2002); ensuite, le repli de l’État derrière des politiques favorisant le libre marché (Bunel, 1996); et enfin, le recours à de nouvelles pratiques d’organisation du travail flexible, lesquelles remettent en cause les modes de régulation jusqu’ici dominants comme les règles codifiées dans les conventions collectives ou la procédure de griefs (Murray, 2001).

Il faut aussi tenir compte des liens étroits qui existent entre les associations d’employeurs et la négociation centralisée. Les signes d’essoufflement de ce type de négociation au tournant des années 1980 témoignent d’une moindre propension des entreprises à s’organiser dans les associations patronales et à accepter les accords négociés (Hege, 1998). La mondialisation et l’intensification de la concurrence qui en découle diminueraient la propension des acteurs individuels à s’associer, particulièrement celle des employeurs : d’une part, les acteurs patronaux sont les mieux positionnés pour répondre de façon autonome aux changements économiques; d’autre part, la mondialisation crée pour eux plus de possibilités que de menaces en raison de leur mobilité outre frontière (Traxler, 2004). La mondialisation diminuerait ainsi les bénéfices offerts par des associations dont l’étendue des activités est confinée en termes territoriaux. Cette vision d’une convergence des différents systèmes nationaux vers la décentralisation suppose que les facteurs économiques et organisationnels surdéterminent le comportement des acteurs.

D’autre part, des recherches démontrent que certains employeurs confrontés à la mondialisation ont néanmoins recours à la coordination de leurs actions pour devenir des porteurs de projets influents et ainsi favoriser la construction de règles qui répondent à leurs intérêts (Behrens, 2004; Traxler, 2004). Behrens (2004) propose pour sa part une étude des motivations des employeurs à former des associations patronales dans les nouveaux secteurs économiques, notamment l’industrie des technologies de l’information et des communications. La création de nouvelles associations d’employeurs n’est donc pas un phénomène marginalisé, du moins dans les pays européens. Ces constats empiriques proposent ainsi une vision de la différenciation des réponses patronales en matière de détermination des structures de négociation à laquelle notre recherche adhère. À l’instar de Tolliday et Zeitlin (1991), nous soutenons que les pressions de l’environnement mondialisé, sans les nier, ne sont pas suffisantes pour contraindre des choix des acteurs et résulter en une tendance universelle vers la décentralisation des relations industrielles et des structures de négociation collective. Nous considérons également l’action collective patronale comme l’expression d’intérêts construits qui répond toujours à une logique d’acteur dans un environnement mondialisé. La négociation coordonnée peut en effet fournir des avantages aux employeurs : d’une part, elle peut favoriser le développement économique de certaines industries, en plus de permettre aux employeurs de mieux maîtriser certaines incertitudes issues de leur environnement ; d’autre part, l’homogénéisation qu’elle implique peut minimiser des problèmes sociaux causés par les nouvelles stratégies organisationnelles, telles l’augmentation de la compétition entre les travailleurs, les inégalités salariales et l’allocation équitable du travail (Wial, 1994). Enfin, les employeurs et leurs organisations, tout comme les syndicats et les gouvernements, sont considérés comme des corps institutionnels complexes dont les choix peuvent influencer leur environnement et en retour, être influencés par les pressions externes (Tolliday et Zeitlin, 1991).

Notre analyse a été nourrie par les approches néo-institutionnalistes[2], lesquelles permettent à la fois de capter la façon dont les différents éléments culturels (ou plus largement les organisations) influencent l’action et de considérer l’influence des poids historique et institutionnel sur l’évolution des institutions. Certains auteurs ont aussi développé des outils qui permettent une analyse approfondie du changement institutionnel (Amable, 2003; Deeg, 2004; Pierson, 2000; Thelen, 2003), lesquels facilitent la compréhension des mouvements autant vers l’action collective que vers la décollectivatisation. Nous avons ainsi eu recours aux idées du néo-institutionnalisme historique pour expliquer la dynamique entourant la création et le changement d’une trajectoire institutionnelle. Les changements institutionnels, même s’ils sont possibles, sont limités par les contraintes imposées par le sentier de dépendance : lorsqu’une organisation s’est positionnée au coeur du dispositif initial, elle devient le point de référence qui va influencer la réforme du dispositif institutionnel. Pour cerner les niches potentielles de développement de l’action collective, il faut donc considérer la force et le poids des institutions, particulièrement celui du cadre réglementaire (Thelen, 2003). Nous avons également mobilisé les propositions théoriques du néo-institutionnalisme des choix rationnels[3] afin de porter un regard critique sur l’importance du jeu des acteurs dans le processus de façonnement institutionnel. L’action collective s’institutionnalise pour répondre à un problème collectif particulier et la configuration institutionnelle sera influencée par les jeux des acteurs qui, en fonction des choix effectués antérieurement, tenteront d’en diriger le développement et de mieux se positionner (Hall et Taylor, 1996). Il faut donc évaluer dans quelle mesure les voies institutionnelles privilégiées par les acteurs, en l’occurrence la structure de négociation coordonnée, sont fonction de leur perception des réalités socio-économiques, de leurs préférences et de leurs intérêts.

Cadre d’analyse

En fonction de notre positionnement théorique, nous avons construit un modèle d’analyse des choix stratégiques des employeurs quant au type de structure de négociation à privilégier qui permet de capter l’articulation complexe entre l’environnement, les acteurs et les institutions. Ce cadre veut aller au-delà des modèles classiques des déterminants des structures de négociation, lesquels s’inscrivent généralement dans la lignée des travaux de Weber (1961). Le modèle de Kochan et Katz (1988), qui est typique de cette tradition, propose quatre principaux déterminants : les forces économiques, les politiques publiques, les forces organisationnelles et les considérations tactiques et de pouvoir. Bien que ce modèle reconnaisse que les acteurs opteront pour des structures de négociation qui leur conférerons le plus grand pouvoir, il demeure plutôt déterministe. Ce modèle ne tient pas suffisamment compte de la marge de manoeuvre qu’ils conservent pour réagir aux forces environnementales. Sans écarter ces déterminants classiques, il faut néanmoins évaluer leur influence en fonction du jeu des acteurs.

Notre modèle d’analyse s’inscrit ainsi dans la lignée des études qui s’intéressent aux préférences des parties dans le processus de détermination des structures de négociation collective (Hendricks et Kahn, 1982; Eaton et Kriesky, 1998; Jeong, 2001). Il prévoit que l’environnement influence directement les préférences, les stratégies et le pouvoir relatif des parties qui, en retour, contribuent à façonner des compromis sociaux et politiques distincts quant au niveau où se déroulent les négociations collectives. Notre recherche a voulu enrichir ce modèle en identifiant les différents types de facteurs qui peuvent influencer les préférences patronales à l’égard des structures de négociation (voir la figure 1).

Notre modèle considère le contexte dans lequel agissent les acteurs : d’abord des facteurs économiques regroupant l’intensité de la concurrence, l’étendue du marché et le degré de différenciation des produits; ensuite, des facteurs organisationnels, lesquels sont essentiellement les réponses organisationnelles offertes en réaction aux forces économiques, englobent la structure organisationnelle, l’intensité du capital, la marge de profit, l’organisation de la production, la structure de propriété et de production, le cycle de vie et la taille de l’entreprise. La prise en compte de ces deux types de facteurs permet de mieux saisir les impacts de la mondialisation sur la propension des employeurs pour des formes centralisées ou décentralisées de négociation collective. Ce modèle place également au premier plan les facteurs stratégiques : les préférences des employeurs pour les structures de négociation sont fonction de leur évaluation de la façon dont leur pouvoir relatif sera le plus élevé. Enfin, grâce aux facteurs institutionnels, notre modèle permet d’expliquer comment la gamme de choix qui s’offrent à eux est restreinte par les institutions qui les entourent (Thelen, 2003), dont l’encadrement législatif, les associations patronales (leur représentativité et les services qu’elles offrent) et les organisations syndicales (leur représentativité et leur appui à la centralisation des négociations). Pour chacun des facteurs considérés, nous avons formulé des propositions de recherche à vérifier empiriquement, lesquelles sont insérées dans la présentation des principaux résultats empiriques de manière à confronter les phénomènes observés à ces dernières[4].

FIGURE 1

Facteurs influençant les préférences patronales à l’égard des structures de négociation

Facteurs influençant les préférences patronales à l’égard des structures de négociation

notes : (+) effet favorable à la négociation coordonnée, (-) effet défavorable, (+ ou -) effet mitigé.

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Méthodologie de recherche

La plupart des travaux empiriques qui se sont intéressés aux structures de négociation ont utilisé une méthodologie quantitative et ont mis l’emphase sur les caractéristiques des marchés des produits et du travail (voir Laroche, 2007 pour une recension de ces travaux). Pour mieux comprendre la logique d’action collective patronale, donc pour expliquer pourquoi des mouvements peuvent s’opérer au niveau des structures de négociation, nous avons eu recours à une méthodologie qualitative, et plus particulièrement à l’étude d’un cas de négociation collective coordonnée. Les entretiens exploratoires menés auprès d’interlocuteurs clés ont permis d’identifier quatorze entreprises pouvant être représentées lors des négociations par l’association patronale. Ces entreprises appartiennent à deux groupes principaux : le secteur manufacturier et la fabrication à forfait[5]. La distinction entre ces deux groupes est importante puisque leurs réalités et leurs structures diffèrent grandement. Contrairement aux sous-traitants et aux fournisseurs, les manufacturiers sont généralement établis depuis de nombreuses années[6], sont de plus grande taille[7] et disposent d’une plus grande marge de profits. Parmi les entreprises étudiées qui sont membres de l’association patronale, neuf appartiennent au groupe des manufacturiers et deux au groupe des sous-traitants et des fournisseurs. Les trois entreprises non membres appartiennent également à ce dernier groupe.

Nous avons mené 26 entretiens approfondis avec des chefs d’entreprise, des dirigeants et des représentants syndicaux, et des chercheurs universitaires. Nous avons cherché à analyser la façon dont les facteurs de notre modèle d’analyse influençaient la propension des employeurs à adhérer à la structure de négociation coordonnée dans l’industrie ciblée. La recherche ayant été réalisée dans une période de profonde restructuration de l’industrie, nous avons mené deux séries d’entretiens, l’une en 2001 et l’autre en 2005. Nous voulions ainsi éviter de fournir des conclusions idéalisées qui ne tiendraient pas compte de transformations environnementales importantes comme l’abolition de l’Accord multifibre (AMF) et l’exacerbation de la concurrence internationale. Nous avons aussi eu recours à diverses sources documentaires pour valider nos données issues du terrain et pour alimenter notre analyse historique (journaux syndicaux, procès-verbaux de l’association patronale, recherches universitaires, etc.). Notre analyse a d’abord été guidée par des propositions théoriques issues de la littérature, mais nous sommes demeurés ouverts à l’émergence de nouvelles propositions théoriques et de liens imprévus issus du terrain. Cette intégration graduelle de nouveaux facteurs propres au milieu nous a permis de construire une théorie ancrée de la logique patronale en matière de détermination des structures de négociation (Yin, 1994).

Évolution de la structure de négociation coordonnée

L’évolution de la structure de négociation collective peut être divisée en trois grandes phases qui ont d’ailleurs donné lieu au découpage historique de la recherche. La première phase (1875-1934) réfère à la création de la structure de négociation coordonnée. Suite à de nombreuses luttes et revendications, le syndicat a finalement réussi, en 1917, à se faire reconnaître par l’association patronale de l’époque et à obtenir le droit de négocier collectivement (Brecher, 1958 : 100). Les origines de la négociation coordonnée dans l’industrie s’inscrivent ainsi très tôt dans l’histoire, malgré un environnement institutionnel hostile au syndicalisme et à la négociation collective au Québec à cette période[8].

La deuxième phase (1934-1990) correspond à une longue période de stabilité institutionnelle. Le maintien prolongé de la structure coordonnée était alors attribuable à l’adoption de politiques publiques favorables à la centralisation des négociations, notamment le régime des décrets des conventions collectives dans l’industrie en 1935 et les nombreux accords commerciaux protectionnistes comme l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) de 1947, les ententes de restrictions volontaires des exportations (RVE) et l’AMF de 1973.

La troisième phase (1990-2005) est surtout marquée par l’accélération du processus de mondialisation au cours duquel l’évolution des politiques étatiques a remis en cause la stabilité de l’industrie. D’abord, la priorité gouvernementale de compétitivité internationale a favorisé l’abolition du régime de décrets des conventions collective dans l’industrie en 2000. Ensuite, le tourbillon de la libéralisation a fait émerger une série d’accords qui ont des impacts directs et indirects sur les industries canadienne et québécoise de vêtements, dont l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) de 1994 et l’Accord sur les textiles et les vêtements (ATV) de 1995. Ce dernier a été conclu en vue de démanteler, sur une période de dix ans, l’AMF et toutes les RVE signées depuis 1974 qui en découlaient. Depuis le 1er janvier 2005, l’ensemble des contingentements d’importations est levé. L’industrie du vêtement pour hommes au Québec est pourtant toujours caractérisée par une négociation multipatronale volontaire. Une convention collective cadre est négociée, généralement à tous les trois ans, et s’applique à l’ensemble des travailleurs dont l’employeur fait partie de l’Association des manufacturiers de vêtements pour hommes au Québec (AMVQ). Cette association regroupe près de 90 % des entreprises de l’industrie (entretien, février 2005). Les négociations impliquent donc l’AMVQ et le syndicat UNITE-HERE qui regroupe la quasi-totalité des employés syndiqués dans cette industrie au Québec.

Nous avons accordé une attention particulière aux négociations de 1998 et de 2001. La ronde de négociations de 1998 était la première depuis l’annonce de l’abolition du régime de décrets. Des enjeux importants comme l’introduction des taux minimums établis dans les décrets au sein de la convention collective ont donné lieu à de vives tensions entre les parties. Les employeurs ont d’ailleurs pris l’initiative de déclencher un lock-out, une stratégie qui a toutefois échoué. L’un des membres de l’association patronale, qui ne souhaitait pas assumer les risques que comportait le lock-out pour ses exportations, a conclu une entente particulière avec le syndicat. Cette entente a servi de modèle pour tous les autres employeurs dans les règlements subséquents. Les résultats de cette négociation ont provoqué le départ de certains sous-traitants des rangs de l’association, ces derniers considérant que leurs intérêts spécifiques n’étaient pas suffisamment pris en compte. L’enjeu de l’introduction des taux minimums dans la convention collective affectait plus particulièrement ce groupe, les manufacturiers accordant déjà des salaires supérieurs à ces taux. Lors des négociations de 2001, le même scénario s’est répété : pour forcer la conclusion d’une entente, le syndicat a une fois de plus signé une entente particulière avec le même employeur. S’agissait-il du début de la fin d’une des plus longues expériences de négociation regroupée au Canada ? Les prochaines sections visent à répondre à cette question en mettant en lumière l’influence des facteurs de notre cadre d’analyse sur les préférences des employeurs à l’égard des structures de négociation.

Principaux résultats empiriques

Nous dégageons deux principaux constats empiriques de nos observations. D’abord, la survie de la structure coordonnée de négociation n’est pas le résultat de l’unique influence des forces environnementales, mais bien des préférences partagées par les parties et du jeu des acteurs. Ensuite, il y a une tension importante entre les influences exercées par les facteurs considérés dans l’étude : d’une part, les facteurs économiques et organisationnels influencent les acteurs patronaux vers l’individualisation des négociations collectives ; d’autre part, les facteurs institutionnels, en imposant certaines contraintes qui limitent leurs choix stratégiques, influencent les employeurs vers l’action collective. De manière plus précise, l’évaluation de l’avantage stratégique que confère la structure de négociation coordonnée est fortement teintée par l’influence des facteurs institutionnels.

Facteurs économiques et organisationnels : une influence grandissante

Les facteurs économiques et organisationnels ont exercé une influence grandissante au fil de l’histoire sur la propension des employeurs pour des formes d’action collective. L’analyse qui suit démontre toutefois que leur influence n’a jamais été suffisante pour mener à la décentralisation de la structure de négociation.

Facteurs favorables au maintien de la structure coordonnée

Certaines caractéristiques des entreprises de l’industrie ont exercé une influence positive sur les préférences des employeurs pour des formes de négociation coordonnée à travers l’histoire : le modèle d’entreprise privilégié, les règles établies en matière de changements technologiques et d’organisation de la production et la forte intensité des entreprises en main-d’oeuvre. Le profil des entreprises étudiées a mis en évidence leur caractère familial et leur gestion hiérarchique. Les propriétaires prennent l’ensemble des décisions, y compris celles qui ont trait aux relations du travail, et siègent aux réunions de l’association patronale. Les structures centralisées des entreprises, tel que prévu par notre modèle d’analyse, favorisent donc la formation d’un système social composé d’individus concernés autour de la négociation collective (Katz, 1993). L’industrie a aussi toujours été caractérisée par une forte présence d’entreprises appartenant à des intérêts locaux (Brecher, 1958 : 95). Comme les producteurs n’ont pas à reproduire des dispositifs institutionnels en matière d’emploi non compatibles avec le système de relations industrielles national, leur propension pour des formes d’action collective n’est pas désavantagée (Sheldon et Thornthwaite, 1999). Les entreprises manufacturières ou de production à forfait sont également de plus petite taille que le syndicat, ce qui favoriserait le regroupement des employeurs pour qu’ils puissent bénéficier de la force du nombre (Pierson, 1961).

L’industrie a historiquement été une industrie à forte intensité de main-d’oeuvre. Selon Bean (1994), plus les coûts de main-d’oeuvre sont élevés dans une entreprise par rapport au capital, plus elle privilégierait la négociation centralisée. Les entreprises trouvent alors avantageux de réduire les incertitudes liées à des conditions de travail et salariales non uniformes à l’échelle de l’industrie (Jeong, 2001). À partir des années 1980, les manufacturiers ont misé sur une stratégie de capitalisation pour améliorer la qualité des vêtements fabriqués, augmenter leur résistance à la concurrence étrangère et minimiser leurs coûts de production (Alleruzo, 2004). Toutes les entreprises étudiées ont introduit des changements technologiques dans les dernières années : par exemple, l’automatisation des ateliers de coupe et de pressage ou l’automatisation de certaines opérations de couture. Ces investissements n’ont toutefois pas éliminé la nécessité de recourir aux services des assembleuses qui représentent environ 83 % de l’effectif (Laroche, 2007). Les employeurs demeurent donc soucieux des coûts de main-d’oeuvre, surtout les sous-traitants et les fournisseurs dont les coûts de main-d’oeuvre occupent une plus grande part des coûts de production[9]. L’exemple de l’industrie du vêtement pour dames peut cependant contribuer à mettre en valeur les effets positifs des investissements technologiques et du processus de production sur la stabilité de la structure de négociation coordonnée. Dans ce secteur, la mode est très changeante et une grande variété de styles est nécessaire pour satisfaire les désirs des consommateurs, ce qui rend la mécanisation des processus de production difficile. Pour ces producteurs, il s’avère ainsi plus intéressant de produire en petite quantité avec des équipements plus simples. Ils ont donc eu tendance à recourir davantage à la sous-traitance et au travail à domicile (Grant, 1992). En conséquence, l’intensité de la concurrence locale non syndiquée a historiquement été beaucoup plus forte dans ce secteur, ce qui permet d’expliquer les difficultés liées au maintien d’une structure de négociation coordonnée aussi représentative que celle de l’industrie du vêtement pour hommes.

Cette stratégie de capitalisation met en évidence l’importance des institutions dans le façonnement des choix des entreprises en matière de restructuration. Le syndicat a été l’instigateur de ce virage technologique et sa démarche s’est concrétisée par l’adoption d’une clause sur les changements technologiques en 1983 qui confère un haut degré de flexibilité et d’autonomie aux acteurs locaux pour procéder à de tels changements. Pour certains auteurs, la réorganisation du travail introduit des enjeux purement locaux et pousse la négociation vers le plan de l’entreprise (Katz, 1993 ; Zagelmeyer, 2007). Dans l’industrie ciblée, la négociation regroupée n’impose pas de cadre rigide qui pourrait empêcher les entreprises de procéder à la réorganisation de leur production et, du même coup, n’influence pas négativement la propension des employeurs à adhérer à l’action collective.

Facteurs défavorables au maintien de la structure coordonnée

Au cours des deux premières phases de l’étude, les marchés étaient de nature locale et régionale, ce qui a contribué au maintien de la structure de négociation centralisée (Eaton et Kriesky, 1998). L’élargissement des marchés dans ce secteur s’est opéré au tournant des années 1990 alors que les producteurs ont misé davantage sur la stratégie d’exportation, surtout vers les États-Unis. Les exportations ont en effet connu une forte augmentation (+ 308 %) entre 1992 et 2000 (Industrie Canada, Strategis). La libéralisation du commerce a toutefois provoqué une baisse des taux de croissance des exportations : par exemple, alors que ce taux se situait à 5,5 % entre 1998 et 2000, il a atteint un sommet négatif de 20 % entre 2004 et 2006 (Industrie Canada, Strategis). L’un des facteurs qui explique ce ralentissement est la concurrence accrue des pays à faibles coûts de revient.

L’industrie a historiquement été caractérisée par une forte concurrence tant locale qu’étrangère. Cependant, le régime de décrets des conventions collectives avait permis de réduire les incertitudes en provenance des entreprises non syndiquées en les forçant à appliquer certaines des conditions de travail négociées au niveau de l’industrie. Par contre, dès 1950, la concurrence en provenance des pays en voie de développement comme le Japon, Hong Kong ou Taïwan a constitué un véritable problème pour les producteurs. La croissance de ces importations a été un stimulant important pour la mise en place de politiques commerciales protectionnistes. Au tournant des années 1990, il est devenu encore plus difficile, voire impossible, pour les manufacturiers canadiens de rivaliser avec ces pays sur le marché des vêtements bas de gamme. En conséquence, les importations canadiennes de vêtements, dont plus de la moitié proviennent de la Chine, ont connu une croissance significative : ces dernières sont passées de 2,9 milliards de dollars en 1992 à 7,5 en 2006 (Industrie Canada, Strategis).

Selon notre modèle d’analyse, autant l’élargissement des marchés que l’intensification de la concurrence internationale constituent des facteurs défavorables à la centralisation des négociations (Zagelmeyer, 2007). En présence de concurrents étrangers, les employeurs ne sont plus en mesure, même en ayant recours à la négociation coordonnée, d’éliminer la concurrence sur les coûts de production (Voos, 1994).

Il faut toutefois nuancer ces propositions puisque très tôt dans l’histoire, les producteurs québécois ont opté pour la fabrication de produits de haute qualité à prix plus élevés plutôt que de continuer à fabriquer des produits à marché de masse pour lesquels les concurrents étrangers possédaient un net avantage concurrentiel. C’est d’ailleurs ce qui peut expliquer que les importations canadiennes de vêtements pour hommes aient progressé moins rapidement que celles des autres produits du vêtement[10]. Les entreprises ciblées dans notre étude exploitaient les marchés du pantalon haut de gamme non assortis, du manteau haut de gamme ou du complet, lesquels diffèrent grandement en termes de coûts de production, de période de pointe et de prix des matières premières (Laroche, 2007).

Cette diversification de la gamme des produits peut comporter des effets variés sur l’action collective patronale. Notre modèle d’analyse prévoyait que la différenciation grandissante des produits et la recherche de niches sur le marché diminuraient l’intérêt des employeurs à l’égard d’une standardisation des conditions de travail et, par extension, d’une négociation centralisée (Purcell et Ahlstrand, 1994). Selon nos observations, l’exploitation de niches particulières, parce qu’elle élimine la concurrence directe entre les manufacturiers québécois, peut contribuer à leur regroupement pour des fins de négociation puisqu’ils sont alors moins réticents à l’idée de partager de l’information au sein de l’association patronale. Cependant, cette stratégie favorise l’émergence d’un grand nombre d’intérêts différenciés entre les producteurs. En conséquence, la fixation des priorités et des enjeux communs au sein de l’association devient un exercice complexe, ce qui contribue à affaiblir la propension des employeurs vers la négociation coordonnée. Si nous comparons les réalités des manufacturiers à celles des sous-traitants, cette divergence d’intérêts est encore plus manifeste. D’abord, ces derniers sont des concurrents directs. Ensuite, parce qu’ils ne font que vendre leur force de travail, leur marge de profits est beaucoup plus mince et ils sont beaucoup plus concernés par des enjeux monétaires. D’ailleurs, le poids de la différence entre ces deux catégories d’employeurs s’est fait sentir rapidement dans l’histoire de l’association patronale : une association rivale a été créée entre 1924 et 1959 pour représenter les intérêts spécifiques des sous-traitants (Logan, 1948) et depuis, un débat récurrent a cours quant à la pertinence de scinder le groupe en deux.

Sous les effets de la libéralisation du commerce, cette différenciation est appelée à s’accentuer. Depuis le démantèlement de l’AMF, des modifications s’opèrent au sein de la structure de production et près de 70 % des manufacturiers ont recours à une stratégie de substitution de la production par l’importation[11]. Cette stratégie modifie les conditions de concurrence entre les entreprises étudiées. En fonction de la quantité produite à l’étranger et des conditions sous lesquelles les entreprises font produire, leurs structures des coûts subissent des transformations importantes, contribuant ainsi à modifier les conditions de concurrence entre elles en plus d’imposer des difficultés pour le maintien de l’action collective patronale. Par contre, les employeurs qui font produire à l’étranger ne semblent pas éprouver de difficultés supplémentaires à participer à la négociation regroupée. Au contraire, comme ils ont la possibilité de délocaliser et de diversifier leur production, ils jugent les coûts liés au maintien de la solidarité inférieurs.

Discussion

Malgré ces pressions défavorables à l’action collective, les employeurs ont quand même préféré la négociation coordonnée au cours des deux premières phases de l’étude. L’influence des facteurs économiques et organisationnels ne doit toutefois pas être sous-estimée. Ces facteurs doivent plutôt être considérés comme des stimulants à la mise en place d’innovations institutionnelles qui ont assuré la stabilité de la structure coordonnée de négociation. À partir de 1878 avec l’adoption de la Politique nationale jusqu’à la fin des années 1980, le gouvernement a en effet négocié plusieurs mesures commerciales protectionnistes qui ont créé un monopole virtuel du marché des produits sur lequel les producteurs ont pu exercer un contrôle plus élevé. En somme, grâce à l’appui d’un cadre législatif favorable à l’élargissement des aires de négociation (Kochan et Katz, 1988), les acteurs ont réussi à mettre en oeuvre différentes stratégies pour faire face à la concurrence des pays en voie de développement dans un cadre collectif.

Au cours de la phase contemporaine de l’étude, nous avons observé une certaine hétérogénéité dans la volonté des producteurs à maintenir une forme de négociation coordonnée. Les sous-traitants ont témoigné un désir plus marqué de quitter les rangs de l’association patronale. En comparaison à la situation des manufacturiers, ils sont plus fragiles aux nouvelles pressions économiques et leur marge de profits est plus faible[12], ce qui peut expliquer leur tendance à délaisser la négociation centralisée pour poursuivre leurs propres stratégies de diminution des coûts (Voos, 1994). Ils éprouvent en effet des difficultés à appliquer le même contrat de travail que leur donneur d’ouvrage. Leur capacité de payer étant moindre, ils sont moins enclins à assumer les frais inhérents à la solidarité. Pour ceux qui ont quitté l’association patronale, la négociation locale constitue le meilleur moyen de mettre à l’ordre du jour des enjeux qui respectent davantage leurs intérêts spécifiques. Les manufacturiers continuent d’appuyer la négociation coordonnée. La marge de profits dont ils disposent, leur plus grande capacité de payer, le recours à une stratégie de différenciation des produits fabriqués et à la sous-traitance internationale sont autant de facteurs invoqués par les employeurs permettant d’expliquer leurs préférences pour la coordination de leurs actions dans la détermination des conditions de travail. Les rondes de négociation de 1998 et 2001 démontrent néanmoins qu’il est de plus en plus difficile de rallier l’ensemble des employeurs autour d’enjeux communs.

En somme, bien que les facteurs économiques aient exercé une influence grandissante auprès des acteurs patronaux au fil du temps, leur influence n’a pas mené au démantèlement de la structure de négociation coordonnée. Contrairement aux idées soutenues par l’approche de la convergence, ces facteurs ne surdéterminent pas le comportement des acteurs. Les employeurs peuvent utiliser leur marge de manoeuvre pour réagir à ces forces environnementales et répondre de manière différenciée à la mondialisation.

Structures de négociation collective : une réponse stratégique des acteurs à leur environnement

Selon nos observations, la détermination des structures de négociation est largement tributaire du jeu des acteurs et de leurs choix stratégiques. Plus particulièrement, les préférences des employeurs dépendent de leur évaluation stratégique des bénéfices qui découlent de chaque type de structure de négociation collective, laquelle est fortement influencée par les facteurs institutionnels.

D’abord, la création de la structure de négociation coordonnée dans l’industrie peut s’expliquer par la modification de l’environnement institutionnel. La naissance du syndicat a contribué à modifier l’équilibre traditionnel du pouvoir entre les parties et a poussé les employeurs à adopter une stratégie défensive. Pour exercer un contre-pouvoir significatif face au syndicat naissant et pour continuer à exercer un contrôle relatif sur le marché, les employeurs ont déployé une stratégie de regroupement aux fins de négociation.

Ensuite, l’enracinement du régime de négociation coordonnée a été favorisé par l’effet combiné du cadre réglementaire et de la présence d’institutions représentatives en faveur de sa reproduction. Tel que prévu dans le modèle d’analyse, l’adoption de politiques publiques favorables à la centralisation des négociations augmente l’intérêt des employeurs pour le regroupement (Kochan et Katz, 1988). Le système des décrets des conventions collectives, conjugué aux nombreuses mesures commerciales protectionnistes ont fourni les bases nécessaires à l’ancrage de la pratique de la négociation coordonnée dans les coutumes des acteurs : la stabilité économique, la possibilité d’exercer un contrôle sur le marché et un climat de paix industrielle. Nos répondants ont aussi souligné l’importance d’une autre institution créée dans le sillon du régime des décrets, le comité mixte. Ce lieu d’échange et de coopération entre les acteurs patronaux et syndicaux a contribué à solidifier les bases de la négociation coordonnée. Les employeurs ont donc élaboré leurs réponses à la concurrence étrangère au coeur d’une trajectoire institutionnelle bien définie et légitime, ce qui tend à confirmer l’importance des facteurs institutionnels pour pallier les difficultés imposées par les facteurs économiques sur l’action collective patronale.

Notre modèle d’analyse prévoyait également que plus un syndicat est représentatif de l’industrie (Kochan et Katz, 1988) et plus il appuie la centralisation des négociations (Jeong, 2001), plus le patronat a intérêt à négocier de façon centralisée. Dans l’industrie ciblée, le syndicat a rapidement consolidé sa position et bénéficiait d’un pouvoir élevé selon nos répondants patronaux. Ce syndicat a historiquement appuyé la structure de négociation coordonnée et a mis en oeuvre différentes stratégies permettant sa reproduction dans le temps, notamment la promotion et la défense du système des décrets et des mesures protectionnistes et l’élaboration de la politique sur les changements technologiques.

Le cadre réglementaire entourant les négociations a aussi permis à l’association patronale de demeurer représentative, ce qui favorise la propension au regroupement (Bunel, 1996). Avec le système de décrets, les employeurs avaient intérêt à adhérer à la négociation coordonnée pour participer à la fixation des conditions de travail qui allaient de toute façon leur être imposées. Notre cadre d’analyse prévoyait que les associations patronales représentatives et offrant des services qui récompensent l’adhésion (Vatta, 1999) ont un plus grand pouvoir d’attraction et sont plus en mesure de maintenir l’adhésion de leurs membres. L’AMVQ a su, de manière historique, relever ces défis.

À partir du moment où sont érodées les principales bases qui ont permis le maintien du régime de négociation coordonnée dans l’industrie, il est possible d’émettre des doutes quant aux chances de survie de cette institution. Le démantèlement du système de décrets et l’abolition de l’AMF privent les employeurs d’un certain contrôle sur le marché et, par conséquent, pourraient introduire suffisamment de turbulences dans leur environnement pour mener au changement institutionnel, soit la décentralisation des négociations dans l’industrie. Pourtant, la structure coordonnée a survécu aux négociations de 1998 et de 2001. Au fil des années, cette institution est devenue de plus en plus difficile à modifier. Malgré les chocs exogènes qu’elle subit actuellement, les acteurs ne souhaitent pas assumer les frais liés au changement institutionnel, du moins pour les manufacturiers.

Selon nos observations, les membres de l’association patronale continuent de percevoir la structure coordonnée comme un élément positif à l’égard de leur pouvoir de négociation. Ils estiment également que les avantages du regroupement sont toujours plus importants que certains des désavantages qui peuvent en résulter, notamment la gestion difficile des intérêts divergents. Selon eux, le syndicat serait en mesure d’exiger des salaires plus élevés par le biais de la négociation individuelle en raison de leur plus grande capacité de payer. Ils préfèrent demeurer au sein de la structure regroupée et bénéficier de la plus faible marge de manoeuvre de certains membres du groupe dont le syndicat doit tenir compte dans ses demandes. La centralisation des négociations a aussi toujours signifié moins d’incertitudes à l’égard des conditions de travail offertes par les autres producteurs locaux et de plus faibles coûts de négociation et d’administration de la convention collective. Ils sont également de plus en plus inquiets face aux tactiques de surenchère du syndicat et considèrent l’association comme le meilleur moyen pour les contrer. Les sous-traitants qui sont toujours membres considèrent également le regroupement en association comme une source efficace de réseautage qui leur permet de tisser des liens plus étroits avec leurs donneurs d’ouvrage.

Nos résultats démontrent une lecture du pouvoir fort différente de la part des sous-traitants et des fournisseurs qui ont quitté l’association. Selon eux, il ne fait aucun doute que le syndicat doive tenir compte de leur plus faible capacité de payer dans ses revendications. Ces entreprises de petite taille et à forte intensité de main-d’oeuvre sont plus vulnérables aux baisses de profits qui pourraient survenir de la perte de contrôle sur leurs salaires par rapport à leurs compétiteurs. Contrairement aux manufacturiers, ils ne peuvent pas faire produire outremer, ce qui limite leur marge de manoeuvre en cas de conflit et affaiblit leur pouvoir de négociation. Même si, théoriquement, les sous-traitants et les fournisseurs devraient chercher à réduire le niveau d’incertitude quant aux profits par la standardisation des coûts de main-d’oeuvre, ceux qui ont quitté ont fait le pari que la négociation individuelle était la clé pour adapter les conditions de travail à leurs propres réalités. Ils ne perçoivent pas la négociation coordonnée comme le moyen privilégié pour diminuer l’incertitude au regard des conditions de travail offertes par leurs concurrents. Ils jugent plutôt que la présence d’un syndicat hautement représentatif de l’industrie et le contexte de rareté de main-d’oeuvre obligent les employeurs à s’ajuster aux réalités du marché. Au-delà de ces considérations stratégiques, il faut surtout retenir de nos entretiens que l’élément déclencheur qui a mené à leur départ suite aux négociations de 1998 demeure l’incapacité de l’association à bien représenter leurs intérêts spécifiques.

L’association patronale semble également éprouver plus de difficultés à coordonner les stratégies et les intérêts de ses adhérents. Suite aux négociations de 1998, elle a été contrainte de resserrer le contrôle exercé auprès de ses membres et les oblige maintenant à signer une clause de solidarité : une fois qu’un membre a témoigné son désir d’adhérer au groupe pour la négociation collective, il ne peut se retirer en cours de processus sous peine de verser une amende à l’association. L’efficacité de cette clause semble cependant compromise par la création d’un nouveau statut de membres dans l’association : les membres associés. Ces derniers bénéficient des services les plus importants offerts par l’association, le fonds de pension et le régime d’assurances collectives, sans pour autant assumer les frais liés à la solidarité. Cette possibilité d’adhésion utilitaire était absente lors des deux premières phases de l’étude. Il s’agit d’une piste intéressante pour expliquer la plus forte adhésion historique des employeurs à l’association. D’ailleurs, d’après les souvenirs des répondants, cette volonté aussi marquée de conclure des ententes individuelles et les départs de l’association patronale sont des phénomènes nouveaux dans l’histoire de l’association patronale.

Conclusion

Ce cas de négociation coordonnée met en évidence les difficultés importantes que peuvent imposer les facteurs économiques et organisationnels généralement associés à la mondialisation au maintien de l’action collective patronale. Ils ne mènent toutefois pas inévitablement les employeurs à décentraliser les structures de négociation. Les réponses patronales dans l’industrie québécoise du vêtement pour hommes sont en effet fondées sur une évaluation différente des avantages inhérents au regroupement lors des négociations. Si plusieurs des sous-traitants s’éloignent de cette forme de négociation, règle générale, les manufacturiers continuent à y adhérer parce que cette structure leur permet de minimiser l’incertitude et, croient-ils, favorise leur pouvoir de négociation. Nos observations ont ainsi permis de remettre en cause les idées véhiculées par l’approche de la convergence qui établissent généralement un lien entre la mondialisation et la décentralisation des structures de négociation. Ces dernières ne constituent donc pas le résultat de l’influence surdéterminante des facteurs de marché et organisationnel.

Cette recherche fournit plutôt des appuis au courant de la différenciation en démontrant que les difficultés imposées à l’action collective patronale par les pressions économiques peuvent être surmontées grâce à la présence d’institutions fortes (Tolliday et Zeitlin, 1991). L’évolution d’une structure de négociation dépend des préférences des acteurs, lesquelles sont fonction de leur interprétation des contraintes et des occasions auxquelles ils sont confrontés et de leurs intérêts à maximiser leur pouvoir. Pour véritablement comprendre les choix stratégiques des acteurs en matière de détermination des structures de négociation, il faut élargir l’analyse à d’autres types de considérations comme le poids de l’histoire, de la tradition et des institutions en plus de tenir compte de l’importance du jeu des acteurs. Dans le cas étudié, la négociation coordonnée est devenu le point de référence pour les acteurs patronaux. Ce constat est particulièrement vrai pour les manufacturiers qui, étant des entreprises plus âgées, ont vécu une longue période de socialisation au sein de cette structure de négociation. Les commentaires recueillis lors des entretiens révèlent d’ailleurs que les membres de l’association patronale ne souhaitent pas assumer les frais associés au changement institutionnel. Certains d’entre eux, même s’ils pouvaient retirer des avantages à décentraliser les négociations collectives, préfèrent nettement s’appuyer sur des façons de faire familières. Il s’agit clairement d’une manifestation du poids de l’histoire et d’un cas de ritualisation de cette institution. Les changements institutionnels demeurent certainement possibles, l’exemple des sous-traitants confirme que l’on puisse privilégier d’autres voies institutionnelles, mais ils sont limités par les contraintes imposées par cette voie institutionnelle historique ou ce sentier de dépendance. L’évolution des structures de négociation s’inscrit ainsi dans une trajectoire institutionnelle qui, selon les contraintes qu’elle impose aux acteurs, peut influencer son développement futur.

Ces différents constats nous permettent également de mieux comprendre pourquoi, malgré les chocs exogènes et endogènes que subit la structure de négociation coordonnée, les acteurs offrent des réponses variées en regard de sa reproduction. Pour mieux comprendre la logique de l’action collective patronale, il ne faut pas s’en remettre à un seul type d’explication qui ne tient qu’aux facteurs économiques et organisationnels. Il faut aussi tenir compte des facteurs institutionnels et stratégiques qui changent l’évaluation que font les acteurs dans les contextes particuliers. Une approche globale et dynamique à l’explication de la force des institutions collectives face aux facteurs de décentralisation trop souvent présentés comme étant inexorables en contexte de mondialisation suppose l’intégration de ces différents types d’explication. En particulier, il faut arriver à jauger la dynamique des acteurs qui sous-tend les institutions en place et évaluer la force relative de ces institutions dans la structuration de leurs choix.