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Pour le juriste, la Nouvelle-Calédonie fait figure de laboratoire juridique montrant les capacités d’adaptation du système français au mieux, et d’anomalie appelée à disparaître lorsqu’elle accédera à l’indépendance (Lafargue 2009), au pire.

« Confetti de l’Empire » dans le Pacifique Sud, elle est engagée dans un processus de décolonisation depuis la signature en 1998 de l’accord de Nouméa. Les deux éléments clés de cet accord sont, d’une part, un transfert progressif et irréversible des compétences de l’État français vers l’exécutif local, et d’autre part, la définition d’une « citoyenneté néo-calédonienne » (Faberon 2002). Cette citoyenneté est pourtant loin de se limiter à l’exercice de droits civiques et politiques, puisqu’elle entend aussi être au fondement d’une nouvelle identité :

Il est aujourd’hui nécessaire de poser les bases d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, permettant au peuple d’origine de constituer avec les hommes et les femmes qui y vivent une communauté humaine affirmant son destin commun.

Préambule de l’accord de Nouméa, point 4

La citoyenneté n’est plus le lien entre l’individu et l’État : elle est le lien social par excellence en vertu du principe d’une nouvelle « communauté humaine ». Elle ne se limite pas à un ensemble de droits et de devoirs conférés par l’État : elle est un pari sur l’avenir à l’initiative des acteurs sociaux eux-mêmes. La future citoyenneté néo-calédonienne, telle qu’esquissée dans l’accord de Nouméa, heurte dans tous les cas nombre de sensibilités « républicaines ». Considérée dans sa dimension statutaire, elle choque ceux qui y voient une brèche inacceptable dans les principes de l’État de droit, dans la mesure où elle implique une restriction du corps électoral pour le scrutin d’autodétermination prévu entre 2014 et 2019 aux personnes ayant plus de dix ans de résidence en Nouvelle-Calédonie à la date de la signature de l’accord de Nouméa. Quant à sa dimension projective – le fameux « destin commun » de l’accord – elle semble elle aussi dépasser l’entendement de ceux qui assimilent la citoyenneté à une identité transcendante, qui, parce qu’elle tendrait spontanément vers l’universel, autoriserait l’affiliation de chacun, quelles que soient ses origines. Le préambule de l’accord est explicite quant à la lecture que devront en faire ceux qui entendent construire la Nouvelle-Calédonie de demain : « le passé a été le temps de la colonisation. Le présent est le temps du partage, par le rééquilibrage. L’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun ». Or ici, si communauté de destin il y a, elle est conditionnelle à la reconnaissance préalable d’une identité particulière, ethnique qui plus est, l’identité kanak (Leblic 2007). Dans le cadre d’une tradition intellectuelle dominante qui fait de la non reconnaissance culturelle, scolaire, ou administrative des identités particulières – linguistiques, religieuses, nationales, etc. – le critère de pureté qui permet d’affirmer l’universalité politique de la nation (Balibar 2001 : 93), les évolutions en cours en Nouvelle-Calédonie relèvent de l’impensable. Pour la première fois, la France, pourtant championne d’une conception politique plutôt qu’ethnique ou communautaire de la nation, prend en effet acte de l’existence d’un « peuple kanak » (Demmer 2007).

Les commentateurs contemporains de la situation politique des États indépendants mélanésiens (Salomons, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Fidji, Vanuatu) se plaisent à associer la diversité linguistique et culturelle avec l’impossibilité de construire une identité nationale, et par conséquent, de promouvoir la stabilité politique et la démocratie (Doumenge 2002 ; Babadzan 2009). À l’instar des autres pays de la région, la Nouvelle-Calédonie présente un plurilinguisme sociétal de fait, puisqu’aux vingt-huit langues autochtones se sont ajoutées les langues des populations allochtones aujourd’hui majoritaires dans l’archipel. Jusqu’à très récemment, l’école, conformément à l’idéologie républicaine de l’universalité politique de la nation, a consacré l’hégémonie de la langue française. La reconnaissance à la fois du plurilinguisme et d’une identité kanak particulière dans le champ scolaire, institutionnalisée par l’accord de Nouméa, constitue en ce sens un défi : en quoi ce processus traduit-il une autonomisation de la citoyenneté néo-calédonienne par rapport à la citoyenneté française? En quoi représente-t-il une alternative viable au modèle dominant de la nation?

La question de la citoyenneté en Nouvelle-Calédonie constitue donc un bel objet de recherche, ne serait-ce que parce que les commentaires que cette « citoyenneté » suscite révèlent, en creux, la nature des tensions auxquelles le modèle républicain français semble soumis aujourd’hui, particulièrement dans le champ scolaire (Gautherin 2000). Mais elle constitue aussi un terrain privilégié pour l’anthropologue, dans la mesure où son actualisation autorise une appréhension empirique des processus de subjectivation politique et une étude, in vivo, de la traduction d’un processus politique de long cours.

La prise en compte des langues kanak[1] dans le système éducatif est l’entrée par laquelle nous avons choisi d’aborder la question citoyenne. Elle n’en reste cependant qu’une entrée, au sens où le contentieux scolaire n’épuise pas le contentieux colonial, même si l’école a été, à côté de l’enjeu prédominant de la restitution foncière, au coeur des préoccupations souverainistes autochtones. L’école ne suffit cependant pas à appréhender les enjeux de la citoyenneté en devenir : cet article n’a donc pas vocation à faire un état des lieux exhaustif de la question scolaire, ni à proposer un inventaire des multiples aspects de cette citoyenneté. Son objet, plus modeste, est plutôt de mettre au jour ce que la difficile reconnaissance du plurilinguisme sociétal en contexte scolaire nous dit des écueils de la poursuite du « destin commun » en Nouvelle-Calédonie aujourd’hui[2].

La Nouvelle-Calédonie : un destin unique dans la République française

La Nouvelle-Calédonie, archipel du Pacifique Sud, fait figure d’exception dans l’outre-mer français : son éloignement, sa vocation de terre de bagne puis de colonie de peuplement, le fait qu’elle détienne un tiers des réserves mondiales de nickel, tous ces éléments participent à la rendre unique. Sa particularité principale reste cependant le traitement réservé à l’élément autochtone mélanésien : « pacifié » dans la violence après la prise de possession française en 1853, dépossédé des terres au gré des besoins du bagne et à mesure que progresse le front pionnier, la solution retenue, inédite dans l’Empire colonial français, sera de procéder à la fin du XXe siècle à son cantonnement dans des réserves dont il ne sera affranchi qu’en 1946. Aujourd’hui, la communauté mélanésienne représente 44 % d’une population estimée en 2004 à 231 000 personnes ; elle est suivie de la communauté européenne (34 %), de communautés océaniennes (13 %), et de communautés asiatiques (4 %)[3].

Cette diversité ethnique témoigne des méandres d’une histoire coloniale complexe, où la minorisation de la population autochtone consécutive aux vagues de migration successives s’est accompagnée de la constitution d’une société dans laquelle la cohabitation de fait des habitants ne s’est pas traduite, jusqu’à présent, par un destin commun.

En Métropole, le XXe siècle voit l’émergence de ce que les historiens appellent le « compromis républicain » : une fois écartés les « incapables » (femmes, aliénés, enfants, criminels), la figure du national, opposé en droit à l’étranger, se superpose à celle du citoyen, qui, lui, exerce les droits politiques et bénéficie par là même du Code civil. Mais point de « compromis républicain » aux colonies : l’immense majorité des indigènes est qualifiée juridiquement de « sujets », français de nationalité mais privés de citoyenneté, c’est-à-dire soumis à la souveraineté de la France sans pouvoir participer à son exercice (Saada 2007). Pensé comme une longue transition d’apprentissage vers un état de civilisation dont le droit privé (Code civil) et la citoyenneté sont des marqueurs essentiels, cet espace juridique spécifique sert de verrou entre deux types de populations au sein de la communauté des Français, les sujets et les citoyens (Merle 2005).

Il est vital de connaître les importantes conséquences « pratiques » de cette catégorisation pour pouvoir comprendre la nature du lien social colonial. La puissance performative du droit semble ici immense. Être indigène, en Nouvelle-Calédonie, c’est certes bénéficier d’un « statut personnel » tolérant des pratiques non conformes aux normes du Code civil, mais c’est aussi relever des possibilités légales de répression impossibles en France métropolitaine, dans le cadre du code de l’indigénat ; c’est devoir acquitter un impôt spécifique, la capitation ; devoir fournir un certain nombre de jours de travail gratuitement à l’administration, dans le cadre des réquisitions ; c’est ne pas pouvoir détenir d’alcool ou d’armes ; ne pas avoir accès à la fonction publique ou aux écoles françaises, etc. De fait, les Kanak enfermés dans les réserves sont très tôt écartés de la « mise en valeur », et la politique indigène reste bien le point aveugle de l’expansion de la France dans l’archipel. Le code de l’indigénat, l’impôt de capitation et les prestations forcées disparaissent en 1946, mais il faut attendre 1957 pour que le droit de vote soit concédé à l’ensemble de la population néo-calédonienne (Gohin 2002). Si les discriminations deviennent plus insidieuses, puisque non fondées en droit, la marginalisation des Kanak, notamment au plan économique, reste une réalité de la période postcoloniale. Suivant un schéma classique, des revendications d’abord culturelles au début des années 1970 deviennent politiques avec la création d’un front indépendantiste en 1979 et le déclenchement d’une période insurrectionnelle de 1984 à 1988 – les « Événements », qui culminent avec le drame de la grotte d’Ouvéa, où quatre militaires français et dix-neuf militants indépendantistes perdent la vie. Période de transition, les accords de Matignon-Oudinot inaugurent une décennie de réconciliation entre les communautés, sur la base d’un rééquilibrage économique et d’une accession des indépendantistes à l’exercice du pouvoir dans deux des trois provinces du territoire.

L’accord de Nouméa[4] : destin commun et citoyenneté néo-calédonienne

La période des accords de Matignon-Oudinot devait déboucher en 1998 sur un référendum d’autodétermination. Mais, estimant que les échéances étaient trop brèves pour consolider la paix sociale et achever le processus de rééquilibrage, l’ensemble des partenaires a plutôt souhaité reprendre les négociations politiques. Le 5 mai 1998, la signature de l’accord de Nouméa concrétisait une solution consensuelle permettant d’éviter un « référendum couperet ». Les principales formations politiques, indépendantistes et non indépendantistes, représentées au congrès de la Nouvelle-Calédonie se réclament de cet accord. Celui-ci esquisse le scénario d’une fondation de la citoyenneté calédonienne dont les trois principaux acteurs sont :

En premier lieu, le peuple autochtone kanak :

La Grande Terre et les Îles étaient habitées par des hommes et des femmes qui ont été dénommés Kanak. Ils avaient développé une civilisation propre, avec ses traditions, ses langues, la coutume qui organisait le champ social et politique.

Préambule de l’accord de Nouméa, point 1

En deuxième lieu, les populations allochtones :

Des hommes et des femmes sont venus en grand nombre, aux XIXe et XXe siècles, convaincus d’apporter le progrès, animés par leur foi religieuse, venus contre leur gré ou cherchant une seconde chance en Nouvelle-Calédonie. Ils se sont installés et y ont fait souche.

Préambule de l’accord de Nouméa, point 2

En troisième lieu, l’État français, autrefois autoritaire et indifférent aux spécificités locales, mais désormais résolu à accompagner le processus de décolonisation.

La souveraineté du peuple autochtone kanak est pleinement reconnue en vertu de son statut de premier occupant. Dans le même mouvement, le peuple autochtone accepte, dans le cadre d’un transfert progressif des compétences autrefois détenues par l’État français, de refonder « une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun » avec les populations allochtones « établies depuis une certaine durée ». L’État accompagne le processus de décolonisation en y apportant son aide financière et technique. Alors que la période coloniale les a conduits à une attitude d’opposition, la décolonisation encourage les Kanak et les non Kanak à former ensemble les bases d’une citoyenneté calédonienne afin de constituer une « communauté humaine affirmant son destin commun », cette citoyenneté étant susceptible se transformer en nationalité en cas de victoire du vote indépendantiste lors du référendum d’autodétermination prévu entre 2014 et 2019.

Le principal signe juridique de la reconnaissance progressive de cette citoyenneté est la restriction du corps électoral appelé à élire les assemblées provinciales et le congrès qui exercent les compétences transférées : « Le corps électoral pour les élections aux assemblées locales propres à la Nouvelle-Calédonie sera restreint aux personnes établies depuis une certaine durée » (préambule, point 5)[5]. Cette capacité politique conférée aux citoyens calédoniens se double d’une préférence en matière d’emploi : « Afin de tenir compte de l’étroitesse du marché du travail, des dispositions seront définies pour favoriser l’accès à l’emploi local des personnes durablement établies en Nouvelle-Calédonie » (ibid.)[6].

Le « gel » du corps électoral déroge à priori à l’article 3 de la Constitution française qui dispose que « sont électeurs tous les nationaux français », puisqu’il dissocie, au moins provisoirement, la nationalité de la citoyenneté (mais qui se trouveraient potentiellement de nouveau superposées à l’issue du vote d’autodétermination). Sur le plan des dispositions juridiques internationales, interrogé sur la conformité au Pacte international relatifs aux droits civils et politiques (19 décembre 1966), le Comité des droits de l’homme des Nations unies a rendu ses constatations en date du 15 juillet 2002, rappelant que toute différenciation ne constitue pas en elle-même une discrimination si elle est fondée sur des critères objectifs et raisonnables et si le but visé est légitime. Le Comité a fini par conclure que les critères établis sont raisonnables dans la mesure où ils s’appliquent strictement et uniquement à des scrutins s’inscrivant dans un processus d’autodétermination. De même, la Cour européenne des droits de l’homme a-t-elle constaté que le statut actuel de la Nouvelle-Calédonie correspond à une phase transitoire avant l’accession à la pleine souveraineté et s’inscrit dans un processus d’autodétermination : il s’agit d’un « système inachevé et transitoire » et elle estime, en conséquence, « que l’histoire et le statut de la Nouvelle-Calédonie sont tels qu’ils peuvent être considérés comme caractérisant des nécessités locales de nature à permettre les restrictions apportées au droit de vote du requérant » (Arrêt du 11 janvier 2005)[7].

On ne comprend en effet de telles dérogations au principe républicain qu’en gardant en mémoire les « nécessités locales », en l’occurrence, le passé récent de la Nouvelle-Calédonie. La minorisation du peuple autochtone sur les plans à la fois démographique et électoral s’est accélérée dans les années 1970, notamment sous l’effet d’une politique délibérée de l’État français visant à « noyer » la contestation kanak[8]. Cette minorisation fut la cause première du mouvement insurrectionnel des années 1980 et dès lors, le redressement des torts que représente l’accord de Nouméa ne peut qu’être au coeur du processus de réconciliation en cours aujourd’hui, ce qui a été reconnu par les instances internationales et entériné par le parlement français réuni en congrès le 19 février 2007 (Gagné et Salaün 2007).

Certes, avec le concours des autres populations non kanak, les habitants de souche européenne pourraient s’estimer en position de force face aux Kanak désormais minorisés et considérer que dans le cadre d’un fonctionnement démocratique « normal » fondé sur la loi du nombre, la majorité impose ses vues à la minorité. Mais une telle attitude reviendrait à reproduire les conditions qui ont conduit aux évènements des années 1980. De nombreux Calédoniens de souche européenne, ainsi que l’État français, savent ce qu’il en coûterait de remettre en cause le compromis des accords passés. Pour neutraliser la revendication indépendantiste, ils misent donc plutôt sur l’accès de la Nouvelle-Calédonie à une autonomie politique maximale dans le cadre républicain – où seules les compétences régaliennes ne seraient pas transférées – et sur le partage du pouvoir politique et économique avec les Kanak. La dimension politique du partage est assurée par la provincialisation et la collégialité du gouvernement ; la dimension économique par la construction de deux pôles miniers, l’un en province Sud, non indépendantiste, et l’autre en province Nord, à majorité indépendantiste.

Pour autant, des prérogatives (sur les plans politique et économique) fondées sur la durée de résidence – surtout dans la mesure où elles répondent aux revendications d’un camp, le camp indépendantiste kanak – ne suffisent pas à construire ni un lien social horizontal de concitoyenneté, ni un sentiment de communauté de destin. D’autant moins que la question du corps électoral, loin de rassembler, est devenue une pomme de discorde entre les indépendantistes et une partie des non indépendantistes qui cherchent à capter les voix des migrants de fraîche date[9]. L’État n’entend cependant pas revenir sur ce point désormais constitutionnalisé. L’accord de Nouméa prévoit deux autres dimensions dans la construction de la citoyenneté, l’une rétrospective avec l’impératif de « faire mémoire » de l’histoire coloniale, l’autre prospective, avec l’élaboration de référents culturels partagés et largement inspirés par l’identité kanak. Parmi les éléments de cette identité, on trouve les langues kanak qui accèdent au rang de « langues d’enseignement et de culture » (Fillol et Vernaudon 2004).

Un angle privilégié pour saisir la question citoyenne : l’institution scolaire

On ne peut comprendre la nature du contentieux néo-calédonien sans interroger l’histoire de l’école. L’étude des conditions historiques de la scolarisation des Kanak a une valeur quasi-expérimentale lorsque l’on veut comprendre pourquoi la cohabitation de fait des habitants de la Nouvelle-Calédonie ne s’est jamais jusqu’à présent traduite par un destin commun (Salaün 2005).

Privés des droits civiques et politique afférents au statut de « citoyens » français, les indigènes ont également été exclus de la scolarisation telle qu’en bénéficiaient pour leur part les enfants de colons : loin de contribuer au « creuset » républicain (Noiriel 1992), le système scolaire semble avoir eu pour fonction, moins de faire avancer sur la « voie de la civilisation », selon la rhétorique de l’époque, que de maintenir dans un statut subalterne les communautés autochtones. Cloisonnés de manière étanche, différents dans leurs programmes d’enseignement ou le recrutement de leurs maîtres, par exemple, ce sont en fait deux systèmes parallèles – l’un réservé aux Européens et l’autre aux indigènes des tribus – qui ont cohabité, sans possibilité pour les sujets indigènes de se présenter aux différents diplômes et examens, alors qu’il est connu que dans la plupart des colonies françaises, les « indigènes diplômés » ont figuré parmi les premiers, à côté des anciens combattants, à pouvoir revendiquer le statut de citoyen français « au mérite ». Afin de comprendre le caractère velléitaire de la politique scolaire indigène, il faut se souvenir du fait que toutes les grandes missions officiellement assignées à la scolarisation indigène dans la doctrine coloniale – de l’éducation des masses pour une amélioration de leurs conditions matérielles d’existence à la formation d’une élite qui ferait le lien entre les colonisateurs et colonisés – ont trouvé peu d’échos localement. De même, les fonctions latentes de l’institution, notamment son rôle en tant que substitut à la violence physique dans l’imposition de la domination blanche, ont pu être jugées superfétatoires, tant les carcans matériel (la réserve), juridique (le code de l’indigénat) et moral (le contrôle missionnaire) dans lesquels étaient maintenues les tribus pouvaient paraître suffisants. La maigreur du bilan, que ce soit en termes d’alphabétisation des populations, de diffusion de la langue française ou de formation d’une élite autochtone, témoigne bien du choix d’exclusion qui semble avoir été fait à l’encontre des Kanak (Salaün 2005).

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les conséquences de l’accession des Kanak à la citoyenneté française auraient dû être, en toute logique, très importantes sur le plan scolaire. L’extension de l’obligation scolaire jusqu’alors applicable aux seuls colons, l’abolition de la distinction entre écoles européennes et écoles indigènes, et l’égalité théorique de moyens (qui passe aussi par une uniformisation des contenus enseignés) permettent de généraliser l’accès des enfants kanak aux écoles primaires (années 1950), puis au collège d’enseignement secondaire (années 1970). Pour autant, cette « massification » ne s’accompagne pas d’une démocratisation : alors qu’il leur est théoriquement possible de se présenter aux examens longtemps réservés aux seuls Blancs, la part des diplômés dans la population kanak reste infime. Un vaste processus d’élimination constitué d’abandons et de relégation vers les voies professionnelles les moins valorisées fait qu’à la fin des années 1970, si les enfants kanak comptent pour 55 % des effectifs du primaire, ils ne représentent plus que 20 % des effectifs de la classe de fin de secondaire, et 10 % des reçus au baccalauréat qui ouvre l’accès aux études supérieures (Kohler et Wacquant 1985). Cent vingt ans après la prise de possession par la France de la Nouvelle-Calédonie, neuf Mélanésiens sur dix n’ont donc aucun diplôme. À la veille de ce que l’on appelle les Évènements, la politique scolaire en tous points calquée sur celle de la Métropole – parce qu’elle prône l’égalité de traitement entre les élèves pour une égalité des chances scolaires – semble doublement condamnée à l’impuissance : d’une part, parce que la « promotion mélanésienne » à laquelle elle était censée contribuer ne s’appuie sur aucun projet de société qui ait fait le deuil de la stratification ethnique héritée de la colonisation ; d’autre part et surtout, parce que l’institution elle-même a fini par perdre toute légitimité aux yeux des Kanak. L’illusion méritocratique entretenue par les responsables du système éducatif a cessé de convaincre. Elle est même devenue suspecte quand, au nom de l’égalité « républicaine » des chances, elle tient pour nulle et non avenue la revendication politique montante d’une prise en compte de la spécificité culturelle des élèves kanak. La méfiance, puis la défiance, deviennent la réponse des familles face à la rigidité d’une institution accusée d’être au service d’un projet de destruction des fondements de leur société.

Vers une école au service d’une citoyenneté multiculturelle?

Le divorce est consommé en 1985, lorsque le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) appelle au boycott de l’école « coloniale » et encourage la création des « écoles populaires kanakes » où les enseignements sont dispensés aux élèves dans leurs langues maternelles (Néchérö-Jorédié 1989 ; Gauthier 2003). Après cette rupture, et pour tenter de réconcilier les familles kanak avec l’école républicaine, les accords de Matignon-Oudinot donneront aux provinces la possibilité de procéder à l’adaptation des programmes en fonction des réalités culturelles et linguistiques, avec un quota de cinq heures hebdomadaires. Mais c’est l’accord de Nouméa qui, en 1998, offre les perspectives de réforme éducative les plus ambitieuses en prévoyant le transfert immédiat des compétences pour les programmes de l’enseignement primaire, la formation des maîtres et le contrôle pédagogique. Il dispose en outre que « les langues kanak sont, avec le français, des langues d’enseignement et de culture » (accord de Nouméa, point 1.3.3).

Ainsi, bien que les programmes scolaires de la Nouvelle-Calédonie[10] votés en septembre 2005 continuent de s’inspirer très largement des programmes nationaux, ils ont fait l’objet d’un véritable effort de contextualisation. Les élèves calédoniens découvrent désormais l’environnement géographique local et régional de leur pays, son histoire préoccidentale et les « ombres et les lumières » de la colonisation[11]. Ces premiers programmes locaux prévoient un enseignement des langues et de la culture kanak en direction des enfants dont les parents en ont exprimé le voeu, à raison de 7 heures hebdomadaires à l’école maternelle et de 5 heures hebdomadaires à l’école élémentaire. Les finalités annoncées de cet enseignement sont de trois ordres. Il s’agit, d’une part, de participer au côté des familles à la transmission du patrimoine linguistique et culturel local. Cet enseignement doit permettre, d’autre part, l’amélioration des résultats scolaires des élèves qui ont ces langues locales comme langues maternelles ou d’origine en favorisant leur épanouissement affectif et intellectuel ainsi que le renforcement de leurs compétences langagières. La troisième et dernière finalité revêt un caractère plus politique puisqu’il est attendu que cet enseignement favorise le « vivre ensemble ». Au-delà des déterminants juridiques qui ne suffisent pas à construire un lien horizontal de concitoyenneté, l’école apporte son concours à la diffusion de valeurs et de référents culturels communs. Dans le cas calédonien, ces valeurs et ces référents ne peuvent coïncider exactement avec ceux de la citoyenneté française, sinon ils ne sont plus distinctifs. Les concepteurs de la citoyenneté calédonienne doivent donc trouver, aux côtés des valeurs de démocratie, de laïcité, etc., héritées du modèle national (ou plus exactement appliquées tardivement par l’ancien colonisateur), des éléments plus endogènes inspirés par l’identité kanak telle qu’esquissée par l’accord de Nouméa : respect, hospitalité, recherche du consensus, attachement à la terre…

Il en va de même sur le plan linguistique. Comme l’ont montré les historiens qui ont décrit les mécanismes d’intégration « à la française », il est impossible de dissocier l’idée nationale du progressif arasement des particularismes locaux qui s’est opéré dans la France de la fin du XXe siècle. La langue française est non seulement devenue la langue de la sphère publique, mais elle est aussi devenue « naturellement » la seule langue de la citoyenneté française (Salaün 2009). Mais précisément, le modèle linguistique de la citoyenneté calédonienne ne peut être celui du monopole du français : ce serait autrement une reproduction de la politique linguistique coloniale. La place désormais officiellement conférée aux langues kanak est en ce sens le signe le plus tangible, envisagé depuis le champ scolaire, du processus de décolonisation en cours.

En 2008, environ 1 600 élèves à l’école publique préélémentaire (soit 17 % du total des enfants scolarisés à ce niveau en Nouvelle-Calédonie) participaient à des enseignements dispensés dans 10 langues kanak (ajië, cèmuhî, drehu, fwâi, nemi, nengone, numèè, paicî, xârâcùù, yuanga) (Direction de l’enseignement de la Nouvelle-Calédonie 2008).

En province Nord et aux Îles, à majorité indépendantiste, cette réforme ne soulève pas d’opposition particulière, ce qui s’explique en partie par l’origine de publics scolaires très majoritairement kanak. En revanche, en province Sud, où l’origine ethnique des élèves est beaucoup plus diversifiée, elle est accueillie plus fraîchement par les Calédoniens locuteurs natifs de la langue dominante et imprégnés de l’idéologie monolingue jusqu’alors véhiculée par l’école. Pourtant les efforts particuliers de la province Sud, non indépendantiste, pour la mise en place de l’enseignement en Langue et culture kanak[13], ainsi que la proportion non négligeable – estimée à 30 % – d’enfants non kanak inscrits volontairement dans ces classes sont le signe que l’objectif citoyen rencontre un certain écho (Vernaudon et Sam 2009 ; Salaün 2007)[14]. Ce succès contraste avec la frilosité avec laquelle le corps enseignant et son administration ont tendance à accueillir la réforme. Il devient alors important de comprendre comment les parents des enfants non kanak, qu’ils soient européens, polynésiens ou asiatiques d’origine, justifient leur adhésion à cet enseignement.

Réforme scolaire et citoyenneté en devenir

Si, dans la sphère publique, il n’est plus politiquement correct de s’afficher contre la prise en compte des langues kanak, le mot d’ordre est désormais celui de la « prudence » : toute généralisation de l’enseignement LCK ne doit se faire qu’après évaluation de dispositifs expérimentaux. D’ailleurs, à la suite du dépôt d’un amendement par le Rassemblement-UMP (non indépendantiste) à l’occasion du vote des programmes scolaires calédoniens, ces derniers disposent que l’enseignement LCK sera étendu au-delà du cours préparatoire[15] « sous réserve d’une expérimentation scientifique validée par l’autorité pédagogique ». L’exposé des motifs de l’amendement précise ainsi :

S’agissant de l’école élémentaire, aucune expérimentation n’a encore été faite ni à fortiori aucune validation pour savoir si la poursuite de l’enseignement des langues kanakes est souhaitable, dans l’intérêt de l’enfant. Or la question importante qui se pose est précisément de savoir si cet enseignement ne va pas faire prendre du retard aux enfants concernés notamment dans les matières fondamentales que sont le français et les mathématiques[16].

Amendement 1 du 21 septembre 2005

Évaluer revient ici à déterminer dans quelle mesure la reconnaissance du plurilinguisme à l’école contribue à atteindre les objectifs qui lui ont été assignés, soit, favoriser le développement personnel et la réussite scolaire de l’enfant de langue maternelle kanak (objectif psychopédagogique) ; participer, au côté des familles, à la sauvegarde du patrimoine linguistique et culturel kanak (objectif culturel) ; favoriser la compréhension entre les groupes (objectif citoyen).

Les résultats déjà obtenus dans le cadre d’un dispositif expérimental mis en place de 2003 à 2005 confirment que les élèves qui participent à la classe de langue kanak progressent « massivement » dans cette langue tout en conservant un niveau équivalent en français à celui des élèves qui sont scolarisés exclusivement en français (Nocus, Florin et Guimard 2005). Des évaluations complémentaires attestent même de phénomènes de transferts positifs vers le français à partir du cours préparatoire (Nocus, Florin et Guimard 2006).

La réalisation de l’objectif « citoyen » est plus difficile à évaluer, pour des raisons notamment méthodologiques (quels types d’enquêtes mettre en oeuvre ici?) qui ne sont pas étrangères au caractère protéiforme de la notion de « citoyenneté », mais aussi aux spécificités du contexte de l’institution scolaire[17]. Dès que l’on opte pour la démarche empirique qui est celle de l’enquête sociolinguistique qualitative, la question de la pertinence du niveau auquel on doit la situer se pose en effet immédiatement. Dans l’école, on peut tout aussi bien envisager les deux dimensions de la citoyenneté, la dimension cognitive (ce qu’on a longtemps désigné par le terme d’instruction civique) et la dimension sensitive (l’expérience de l’apprenti-citoyen), en focalisant sur l’interaction maître-élève, sur les interactions entre pairs à l’intérieur du groupe-classe, ou plus globalement sur la « communauté éducative ». Hors de l’école, la « communauté » prend également un sens bien large, puisque l’enquête peut porter aussi bien sur les familles, que sur les quartiers, les tribus, les autorités coutumières et religieuses, ou encore les responsables administratifs et politiques. Dans les deux cas, il s’agit de travailler à la fois sur des représentations et sur des pratiques : comment l’école apprend à ses élèves « à appartenir et à participer », comment le regard des parents kanak sur l’institution change, comment les perceptions des enseignants non kanak sur les élèves kanak changent, comment les représentations linguistiques des non locuteurs sur les langues kanak évoluent, etc.

Nous voudrions pour terminer rapporter quelques uns des résultats de nos propres enquêtes[18], réalisées auprès de familles kanak et non-kanak dont les enfants prenaient part à l’enseignement LCK. Les entretiens ne portaient pas spécifiquement sur l’objectif en termes de citoyenneté, mais plus généralement sur les effets de la classe de langue constatés du point de vue des parents d’élèves : quels échos les parents avaient-ils de ce qui se fait dans la classe? Quelles conséquences la présence d’un enseignant locuteur avait-elle dans leur propre rapport à l’école? Quel était l’impact de la reconnaissance de l’identité culturelle kanak sur leur propre vision des relations entre les communautés?

Globalement, l’enquête sociolinguistique atteste de ce que les parents présentent comme une amélioration de leurs relations à l’institution. Si leur propre expérience en tant qu’élève a été souvent traumatique, la relation à la langue française, quand il s’agit d’une langue seconde, semble moins problématique qu’elle n’a pu l’être pour eux :

Je pense qu’aujourd’hui, c’est bien. Par rapport à nous, quand on arrivait [à l’école]... on avait quelqu’un qui parlait français seulement. On était obligé de suivre. On avait peur. [Les enseignants] étaient plus sévères... on avait peur de mal s’exprimer.

Famille avec LK comme langue première, province Nord

Face au modèle monolingue national, la citoyenneté néo-calédonienne esquisse un modèle qui cherche à compenser le déséquilibre diglossique issu de la colonisation et à promouvoir un plurilinguisme assumé et valorisé. De fait, les parents kanak reconnaissent le français comme langue véhiculaire et medium principal de scolarisation, mais se réjouissent qu’il n’ait plus le monopole. Il est intéressant de noter qu’autant les agents de l’institution scolaire semblent imprégnés d’une idéologie soustractive (plus on fait de langue kanak, moins on fait de français…), autant les familles n’envisagent pas que la maîtrise de la langue d’origine se fasse au détriment d’une langue française qui reste la langue d’intercommunication :

Là, ça va, mais plus tard, quand il va sortir sur la grande route, là-bas... il n’y aura pas que des gens qui parlent ajië... il faudra que [mon fils] parle français... Aujourd’hui, on n’est pas les seuls sur terre... Il n’y a pas que le ajië, il y a le français aussi.

Famille avec LK comme langue première, province Nord

Ce qui importe, c’est moins la promotion de langues particulières que le goût et le respect du divers contre le dogme du monisme : on en veut pour preuve le fait que des parents de toutes origines se déclarent volontaires pour cet enseignement alors même que la langue kanak qui leur est proposée n’est pas leur langue d’origine. Longtemps, on a pensé que l’obstacle principal à la mise en place de cet enseignement serait l’hétérogénéité linguistique des classes en ville, l’impossibilité que soient représentées toutes les langues et donc, conséquemment, le refus des familles locutrices d’une certaine langue d’inscrire leurs enfants dans un enseignement d’une autre langue. Ce pronostic ne s’est pas réalisé, les parents défendent le principe d’une ouverture intellectuelle à la diversité : il s’agit de s’initier à une langue vernaculaire, même si elle n’est pas la langue d’origine.

Si le modèle national lie inextricablement le renforcement des identités particulières à la promotion de formes de communautarisme, il faut noter que les parents semblent avoir, eux, une approche tout à fait différente et pragmatique : maîtriser sa langue d’origine constitue un préalable à une insertion réussie dans la société globale, et non le refus de cette insertion.

Il faut un repère dans la vie. Nous, on vit ici, à Lifou, mais quand je vois les enfants qui sont à Nouméa... sans savoir d’où ils viennent, leur langue... leur culture... ben, ils se perdent à Nouméa.

Famille avec LK comme langue première, province Îles

Moi, je pense que l’ajië, c’est bien. Pour commencer, c’est notre langue. Il vaut mieux que l’enfant sache d’abord sa propre langue, et ensuite le français, et d’autres langues après... Qu’il soit bien assis sur sa langue, d’abord. Et c’est bien aussi que l’école nous aide. Si on garde toujours notre langue, on ne la perdra jamais. Même si l’enfant va faire des études, qu’il part en France... on sait qu’il sera là-bas, mais il aura toujours sa langue avec lui. Quand il reviendra, il aura toujours sa langue…

Famille avec LK comme langue première, province Nord

Conclusion

Une place disproportionnée semble être donnée à l’analyse de la genèse de la citoyenneté néo-calédonienne envisagée dans sa dimension statutaire, en termes de droits conférés au citoyen. Plus rares sont les travaux qui la considèrent d’abord comme un phénomène processuel d’affiliation et de participation à une communauté locale en voie d’autonomisation par rapport au collectif national. Le lieu d’où nous avons choisi d’aborder ce processus n’est sans doute pas évident, car l’école en contexte français est caractérisée d’abord par la force des relations verticales, et non par des relations horizontales qui seraient celles de la concitoyenneté. S’intéresser à sa contribution à la construction d’une citoyenneté néo-calédonienne est donc difficile. D’abord parce que le champ de l’anthropologie de la citoyenneté est loin d’être balisé (Neveu 2004). Ensuite parce que l’institution scolaire est, en Nouvelle-Calédonie, très peu « participative », sous le double effet du modèle de l’école républicaine « à la française » et de l’héritage d’un rapport colonial marqué par son autoritarisme. Acteurs, usagers et partenaires de l’école, pour reprendre la terminologie administrative aujourd’hui en vigueur, ne semblent pas à proprement parler engagés dans un processus « démocratique », la gouvernance (qu’il s’agisse de la définition des programmes, du choix des méthodes pédagogiques ou de l’organisation de la vie de l’école) restant essentiellement « top-down ».

L’autre difficulté majeure consiste à trouver, en tant que chercheurs, notre juste place : objet éminemment politique, la citoyenneté ne se laisse pas appréhender sans un minimum de réflexivité sur les implications politiques – et, partant, sur les risques d’instrumentalisation – des résultats d’enquête que nous produisons. Il s’agit bien dès lors d’assumer la responsabilité du choix d’une recherche qui n’entend pas se placer en apesanteur des conflits, qui ne sont jamais seulement des conflits d’interprétation ou des oppositions symboliques, mais donnent lieu à des confrontations bien réelles sur le terrain, et qui restent dès lors la meilleure justification à une approche résolument empirique de la citoyenneté.