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Depuis le milieu des années 1990, plusieurs mouvements sociaux remettent en cause les fonctionnements marchands qu’ils accusent d’être à l’origine de différents types de désordres, comme la dégradation de l’environnement, la précarisation des petits producteurs ou encore l’exploitation des travailleurs dans les pays du Sud. Cette contestation désigne directement l’idéologie néolibérale dont la domination s’exerce par la rationalité économique qui s’impose comme seul principe d’orientation des conduites et des décisions. Armstrong et Bernstein (Armstrong et Bernstein, 2008) suggèrent qu’une contestation qui porte sur des dimensions culturelles et idéologiques conduit les mouvements protestataires à envisager une pluralité de cibles d’action et de répertoires. En effet, les collectifs dénonçant les méfaits de l’idéologie marchande sont amenés à mettre en oeuvre une diversité de répertoires capable de cibler à la fois les entreprises, les consommateurs, les institutions internationales et l’État. Leurs stratégies s’inscrivent alors dans des dynamiques multi-institutionnelles qui ne visent pas exclusivement un seul ennemi (Gamson, 1989).

Cependant, si la relation aux entreprises et aux autorités publiques est souvent claire et très largement fondée sur la critique, les liens que les mouvements de contestation du marché entretiennent avec les consommateurs sont plus ambigus. Ces derniers apparaissent comme des cibles de la critique, lorsque les mouvements remettent en cause leur contribution passive aux externalités négatives des fonctionnements marchands. Mais les consommateurs deviennent aussi des ressources pour la contestation, lorsque les mouvements tentent de les mobiliser pour exercer des pressions économiques, ou encore des challengers lorsque ces mêmes mouvements engagent les consommateurs citoyens à exercer des pressions sur les acteurs publics pour modifier la gouvernance de la régulation marchande.

Dans cette contribution, nous voudrions interroger l’ambiguïté des positionnements de mouvements contestant le marché avec les consommateurs. Quelles sont les stratégies qu’ils adoptent pour s’adresser aux consommateurs, les recruter et les mobiliser ? Inversement, quelles sont les trajectoires d’engagement des consommateurs au sein de ces mouvements critiques ? La thèse que nous défendons consiste à montrer que les mouvements vont précisément s’efforcer de modifier le statut et le rôle des consommateurs dans les fonctionnements marchands. Leurs stratégies et répertoires reposent notamment sur différents outils qui leur permettent de transformer un consommateur irresponsable et ignorant en un acteur éclairé et responsabilisé capable d’agir et de réagir contre les désordres marchands. Les trajectoires d’engagement des consommateurs suggèrent alors la capacité des mouvements à modifier la réflexivité des consommateurs sur leurs propres actes, mais leur analyse montre également que cette réflexivité s’enracine aussi dans des biographies familiales qui l’ont aussi largement organisée.

Le principe d’une mobilisation des consommateurs n’est pas nouveau[1]. Une partie de ces mobilisations visaient notamment à moraliser le marché. C’était le cas de ligues sociales de consommateurs en Europe et aux États-Unis au tournant du xxe siècle qui ont organisé différentes campagnes afin de promouvoir les droits du travail dans les ateliers de confection. La National Consumers League aux États-Unis a notamment lancé en 1898 la Consumers’ White Label Campaign qui permettait aux consommatrices d’identifier les produits confectionnés dans des conditions de travail jugées acceptables et a partiellement inspiré les ligues d’acheteuses européennes (Sklar, 1998 ; Chessel, 2006). On retrouve aussi ce principe au coeur du mouvement des coopératives patronales en France qui a cherché dans les années 1850 à inculquer aux ouvriers les principes moraux d’une consommation bourgeoise (Furlough, 1991), que l’on retrouvera dans d’autres formes nationales des coopératives (Furlough et Strikwerda, 1999). D’autres mouvements ont envisagé à travers le recrutement des consommateurs, une stratégie de mobilisation des ressources. Le fameux boycott du thé anglais par les colons américains à la fin du xviiie siècle est ainsi réinterprété comme la première tentative de construction d’une identité citoyenne américaine (Breen, 2004). Plus tard, dans les années 1930, les mouvements pour la justice sociale de la communauté noire, comme la National Association for the Advancement of Colourest People (NAACP), recourront également au boycott, mais aussi au consumérisme politique positif avec la campagne « spend your money where you can work », et à la constitution de magasins indépendants fondés sur des filières ad hoc pour défendre l’accès des populations noires à une citoyenneté de plein droit (Cohen, 2003).

Sans revendiquer cette tradition, les mobilisations contemporaines de consommateurs en reprennent certains traits. On retrouve notamment les répertoires militants qui ont été développés dans le début du xxe siècle, comme le boycott ou sa version positive, aujourd’hui appelée buycott qui consiste, par des listes blanches ou des labels, à orienter les achats des consommateurs.

Aujourd’hui, la mobilisation des consommateurs contre les désordres produits par le marché est à la fois portée par d’importantes organisations non gouvernementales (ONG) ou collectifs associatifs investis dans la lutte environnementale, comme le World Wildlife Fund (WWF) ou Oxfam, dans l’aide au développement, comme Max Havelaar, ou dans la lutte pour la justice sociale, comme le Worker Rights Consortium ou le mouvement No Sweat, mais également par une multitude de petits groupes, souvent organisés en réseaux, dont certains se donnent explicitement pour objectifs de mettre à mal les modes de fonctionnements marchands capitalistes. Citons par exemple, les collectifs anti-publicitaires, les mouvements de résistance à la consommation[2] comme ceux de la simplicité volontaire ou de la décroissance, les mouvements promouvant des systèmes d’échange alternatifs comme les systèmes d’échanges locaux (SEL) ou encore les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP)[3] en France et leurs équivalents anglo-saxons que sont les Local Exchange Systems (LETS) ou les Community Supported Agriculture (CSA). La plupart de ces mouvements tentent de mobiliser les consommateurs autour de causes spécifiques, principalement la protection de l’environnement, la défense des droits des travailleurs du Sud, l’aide au développement des petits producteurs, à partir d’une grande diversité de répertoires d’action. Le WWF par exemple a contribué au développement du label Forest Stewardship Council afin de créer une filière d’exploitation forestière plus respectueuse de l’environnement, La Clean Clothes Campaign organise, par l’intermédiaire d’Internet, des campagnes de pétitions auprès des internautes du monde entier pour promouvoir un commerce éthique et appeler au boycott de certains produits (Peretti, 2004) ; les mouvements anti-Hummer ou anti-4 x 4, fournissent aux militants des actions clés en main de désobéissance civile contre ces véhicules ; enfin le mouvement Artisans du Monde gère en France des boutiques permettant de vendre les produits issus du commerce équitable. Le boycott, les achats de produits ayant un label éthique[4], la résistance, l’alternative d’échange, mais aussi la pétition, la campagne internationale ou même la manifestation constituent toute l’étendue d’un répertoire large pour la protestation contre le marché.

Nous avons réalisé plusieurs enquêtes auprès de mouvements mobilisant des consommateurs : des groupes anti-publicitaires, des groupes de consommateurs s’approvisionnant en circuits courts, des groupes de décroissants, des groupes de consommation responsable. Ces enquêtes qualitatives ont donné lieu à des entretiens biographiques conduits auprès des consommateurs militants ainsi qu’à une ethnographie du fonctionnement des collectifs (observation de réunions, d’actions, entretiens auprès des organisateurs, analyse des documents produits). En appui, des sources secondaires ont également été mobilisées sur les systèmes locaux d’échanges, les boutiques du commerce équitable, les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap)[5].

Nous expliciterons dans une première partie la pluralité des stratégies de mobilisation des consommateurs qui sont envisagées par ces mouvements. Nous montrerons alors que ces démarches visent d’abord à éclairer les consommateurs sur les désordres produits par l’ordre marchand et dans lesquels ils ont une responsabilité directe : le consommateur est à travers ces actions directement la cible de critiques. Cette éducation du consommateur permet alors aux mouvements de lui accorder le statut de consommateur responsable pour le mobiliser dans l’action à partir de différents répertoires d’action : certains sont de nature individuelle et restent dans le cadre marchand, d’autres visent des actions collectives plus larges.

Dans la seconde partie, nous suivons cette fois les trajectoires d’engagement pour saisir la manière dont les consommateurs peuvent endosser eux-mêmes cette pluralité de statuts. Il apparaît que la responsabilisation des consommateurs passe par l’acquisition progressive d’une réflexivité. Celle-ci est largement équipée par les répertoires d’action des mouvements militants, mais elle est également le produit de trajectoires de vie qui ont créé des conditions favorables au développement de la mise en cause du consommateur par lui-même. Nous verrons alors que les différents mouvements peuvent produire des modalités d’engagement très différentes, selon qu’ils maintiennent l’action des consommateurs sur les marchés, en réorientant leurs achats, ou qu’ils mobilisent ces derniers dans la gouvernance des marchés par l’action collective. Dans le premier cas, la réflexivité à laquelle les consommateurs sont invités est très labile et éminemment réversible, dans le second, elle est stabilisée par le groupe et les contraintes sociales qu’il exerce.

I. La pluralité des stratégies et des répertoires pour la mobilisation des consommateurs

Les mouvements environnementalistes, altermondialistes, de promotion de la justice sociale et d’aide au développement produisent depuis les années 1990 diverses actions visant à contester le pouvoir économique des multinationales ou celui de l’idéologie néolibérale, par du lobbying, des campagnes d’action, des manifestations ou des happenings (Klein, 2002). Ces mouvements ont, au tournant des années 2000, déployé d’autres stratégies visant cette fois plus directement les consommateurs. Ils ont notamment cherché à mettre en cause leur responsabilité dans les désordres environnementaux, sociaux ou économiques produits par les fonctionnements marchands. Pour ce faire, ils ont souligné leur contribution, même passive, au maintien de l’idéologie néolibérale tout en suggérant leur capacité à se mobiliser contre elle de plusieurs façons : en soutenant des initiatives marchandes garanties par les mouvements militants, en résistant à l’emprise de la manipulation marchande, mais également en s’engageant dans des actions collectives militant pour une redéfinition des règles de l’échange.

La mobilisation des consommateurs dans ces actions de protestation nécessite des opérations de cadrage qui mettent directement en cause leur responsabilité, parfois involontaire ou inconsciente, dans les désordres dénoncés. Les rhétoriques contenues dans les différents dispositifs mis en place par les mouvements articulent trois dimensions. La première concerne la manipulation dont les consommateurs font l’objet. La deuxième procède d’une opération de dévoilement de certains modes de fonctionnement des systèmes marchands conventionnels. La troisième, enfin, vise à équiper les consommateurs de nouveaux repères dans l’espace marchand.

1. Éclairer le consommateur

Comme dans la sociologie critique des années 1960 (Adorno et Horkheimer, 1974), le consommateur est d’abord présenté par certains mouvements comme la victime d’une entreprise générale de manipulation qui lui fait confondre ses propres aspirations avec les désirs que la société de consommation ferait naître pour lui. Reprenant une partie de la rhétorique de cette sociologie critique, les mouvements anti-publicitaires ou de promotion de la consommation engagée vont tenter de responsabiliser le consommateur en l’éclairant sur une réalité des fonctionnements marchands qui ne lui serait pas directement accessible. Au sein du mouvement du commerce équitable[6] (Raynolds, 2002), de celui de la consommation responsable ou encore des Amap, la mise en avant des thèmes de la manipulation des consommateurs est au service de la prise de conscience de leur responsabilité. Les consommateurs apparaissent sous les doubles traits de victimes et de coupables. Ils sont invités à se défaire d’une situation, largement attribuée à l’ensemble des techniques et dispositifs de la mise en marché, qui les entraîne dans une spirale consumériste excédant largement leurs besoins, et à s’engager dans une forme de déconditionnement publicitaire comme le suggèrent les collectifs anti-publicitaires français (Dubuisson-Quellier et Barrier, 2006).

Le projet d’éducation des consommateurs passe également par une démarche visant à dévoiler les fonctionnements des systèmes marchands globalisés. Les mouvements s’adressent d’abord à leurs membres, par la voie de messages électroniques mais aussi par l’organisation de rencontres, de débats, qui permettent d’aborder la question de l’engagement des consommateurs. Mais ces interpellations s’adressent aussi au grand public. Les mouvements sont en effet souvent présents, dans les forums sociaux locaux ou dans des manifestations dédiées au commerce équitable, à l’agriculture biologique ou encore à l’économie sociale et solidaire. Les membres les plus actifs participent également à de nombreuses manifestations publiques qui leur permettent de mobiliser ce registre du dévoilement, en insistant sur la nature des relations sociales cachées, fondées sur la domination, qui caractérisent la production et la distribution. Par exemple, les sites anti-publicitaires explicitent les marchés publicitaires qui sont en jeu dans certaines décisions publiques, comme la mise en service de système de location de vélos dans Paris, ou encore le déploiement de panneaux publicitaires sur les échafaudages des frontons des monuments historiques en cours de restauration dans la capitale. Le mouvement pour la consommation responsable, et notamment l’une de ses associations les plus en vue en France, Conso Actif[7], construit plus particulièrement son répertoire critique contre les modes de fonctionnement, de la grande distribution. L’association fait valoir que les enseignes, sous couvert de défendre le pouvoir d’achat des consommateurs en négociant des prix bas auprès des fournisseurs, exercent un triple pouvoir de marché : à la fois à l’encontre des producteurs, et notamment des plus marginalisés qui ne peuvent faire face aux exigences de la grande distribution ; à l’encontre des salariés qui subissent les contraintes d’un travail précaire et souvent à temps partiel contraint ; enfin, à l’encontre des consommateurs qui ne peuvent avoir accès qu’aux produits que les enseignes veulent bien leur vendre.

La spécificité des mouvements du commerce équitable et de la consommation responsable réside dans leur volonté de viser les publics scolaires. Par exemple, lors des « Petits-déjeuners solidaires » organisés par Artisans du Monde, les enfants des classes primaires sont amenés à prendre conscience des conditions de production de ceux qui leur fournissent les produits de leur petit-déjeuner, comme le chocolat ou le sucre. Les animateurs mettent alors en regard les filières du commerce conventionnel qui sont dénoncées avec les propositions faites par l’association pour replacer les petits producteurs en situation d’équité du point de vue de la répartition de la rente. L’association Conso Actif, elle aussi convaincue de la nécessité de s’adresser aux publics scolaires, a conçu un outil spécifique. Baptisé kit pédagogique, le dispositif est destiné aux enseignants de lycée pour une formation au développement durable particulièrement axée sur la consommation : de la lecture des étiquettes à la mise en lumière des intérêts des parties prenantes dans des dossiers complexes (comme la réglementation des organismes génétiquement modifiés (OGM) ou les crises du secteur des fruits et légumes). Enfin, le dévoilement des mécanismes marchands conventionnels passe aussi par l’intermédiaire d’informations transmises sur les lieux de vente. Au-delà de leur fonction de commercialisation, les boutiques sont clairement pensées comme des lieux de sensibilisation des consommateurs aux situations concrètes dont les producteurs sont victimes dans le commerce international. On y trouve en abondance, comme c’est aussi le cas dans les réseaux de coopératives de produits biologiques, une information sous la forme de petits fascicules qui permettent aux consommateurs de se renseigner.

La question de la responsabilisation du consommateur ne repose pas seulement sur l’explicitation des mécanismes de marché conduisant à le déresponsabiliser. Elle passe aussi par la redéfinition d’un comportement citoyen du consommateur.

2. Redéfinir le comportement du consommateur

Une fois responsabilisé sur ses actes, le consommateur est alors appelé à faire les bons choix. Une partie de ceux-ci peuvent notamment s’exprimer dans l’espace marchand où les consommateurs sont invités à discriminer les offres qui doivent être soutenues et celles au contraire qui doivent être dénoncées. Les mouvements tentent pour cela de leur fournir les informations et les repères susceptibles de les orienter dans l’offre marchande en organisant les conditions d’expression d’un consumérisme politique.

Par exemple, le label de l’agriculture biologique, développé à l’origine par l’association Nature et Progrès, visait précisément à signaler aux consommateurs la possibilité de consommer des produits issus de pratiques agricoles alternatives et plus respectueuses de l’environnement. Ce label est aujourd’hui une propriété du ministère de l’Agriculture français, qui en a fait un signe officiel de qualité et y adosse une politique publique.

Les travaux en sciences politiques (Micheletti, 2003) identifient deux formes de consumérisme politique. La forme négative correspond aux actions de boycott que peuvent mettre en oeuvre les consommateurs. De tradition ancienne, le boycott fait aujourd’hui l’objet de très nombreux appels (Friedman, 1999) lancés par une grande diversité de collectifs, parfois pour des causes contradictoires (Micheletti, 2003). Cette situation rend difficile l’évaluation du boycott et contribue surtout à en faire un instrument de médiatisation d’une cause plus que de mobilisation des consommateurs. Le consumérisme politique positif est lui aussi ancien comme nous l’avons souligné plus haut avec les labels blancs des ligues de consommateurs ou encore les magasins indépendants de la communauté noire. Il s’est aujourd’hui particulièrement développé à travers de nombreux systèmes de garanties.

Dans cette veine, les éco-labels (Böstrom et Klintman, 2008) ou les labels et marques du commerce équitable visent à orienter les consommateurs vers des produits dont les systèmes de production comportent des garanties spécifiques autour des causes défendues. Le Marine Stewarship Council et le Forest Stewardship Council sont par exemple des labels, développés par le WWF avec l’appui d’entreprises, qui garantissent une exploitation durable de la ressource marine pour l’un et de la ressource forestière pour l’autre. Si le premier est assez peu développé en France, le second permet aujourd’hui d’orienter les politiques d’achat public. Mais dans ce pays, ce sont surtout la marque privée Max Havelaar et la marque publique Agriculture Biologique qui représentent les labels les plus facilement identifiables par les consommateurs. Si la première est entièrement gérée par des acteurs privés associatifs, la seconde fait l’objet à la fois d’une action publique, à travers des politiques publiques mais aussi la création d’une agence destinée à la promouvoir, et d’une mise en oeuvre par les producteurs, à travers la Fédération nationale de l’agriculture biologique qui en a l’usage. L’une et l’autre visent à agir comme des signaux marchands permettant aux consommateurs de s’orienter vers des produits dont les systèmes de production sont garantis. Elles sont aujourd’hui parfaitement intégrées aux marchés, dont ils constituent des extensions, et ont été à ce titre largement repris par les acteurs du marché. En effet, les entreprises proposent aujourd’hui une offre commerciale fondée sur ces nouvelles qualités marchandes que sont le respect de l’environnement, l’équité économique avec les producteurs et parfois, bien que plus rarement, la justice sociale (Pauline Barraud de Lagerie, 2006). Cette situation suggère la capacité de ces mouvements à trouver des opportunités politiques au sein même de l’institution marchande (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001).

Le consumérisme politique positif peut être également organisé de manière indirecte, par la création de boutiques spécialisées, comme le fait Artisans du Monde qui regroupe une offre alternative, ou encore en aidant les consommateurs à circuler dans l’espace marchand, comme le fait le Conso Actif lorsque l’association appelle les consommateurs à une forme de « vigilance » et à la mise en oeuvre de comportements « attentifs ». Il s’agit précisément de rompre avec l’attitude mécanique et routinière attribuée aux consommateurs lorsqu’ils s’appuient de manière mécanique sur les signaux de l’intermédiation marchande, que sont les labels ou les marques, sans s’interroger sur leurs fondements. Le Conso Actif veut précisément faire valoir que l’étiquette ne dit pas tout, parce qu’elle reste relativement silencieuse sur certains des aspects des choix faits par les filières. Le rôle de l’association est alors d’aider le consommateur à circuler dans ce nouvel espace marchand alternatif qu’elle promeut largement par son site ou lors de ses prises de parole publique. Elle a publié en 2003 un guide d’achat responsable permettant aux consommateurs de s’orienter et elle travaille actuellement à la préparation d’un guide générique identifiant les principes d’une consommation responsable.

Mais la redéfinition des comportements de consommation ne s’organise pas uniquement dans l’espace marchand, elle passe aussi par des comportements de résistance qui doivent signifier la protestation des consommateurs dans l’espace social. À la différence du mouvement nord-américain, largement fondé sur les actions collectives du culture jaming (Rumbo, 2002 ; Carducci, 2006), le mouvement anti-publicitaire français est né de la volonté de donner une visibilité à des comportements de résistance d’abord individuels (Dubuisson-Quellier et Barrier, 2007). Pour ce faire, les actions ont été définies et stabilisées afin de constituer un répertoire dans lequel chaque militant pouvait puiser, sans obligation d’affiliation : retirer une affiche d’un panneau d’un wagon de métro, éteindre un panneau publicitaire lumineux ou empêcher la diffusion des prospectus publicitaires. De même, les mouvements pour la décroissance ou la simplicité volontaire diffusent auprès de leurs sympathisants, grâce aux sites Internet, parfois à travers des publications comme le fait le journal de La Décroissance, différentes solutions à mettre en oeuvre de manière individuelle.

La plupart des mouvements qui portent ces différentes démarches de consumérisme politique négatif ou positif font l’hypothèse de la capacité agrégative de ces différents comportements individuels. C’est précisément cette capacité qui leur donne une portée collective. La thèse de l’action collective individualisée développée par Michele Micheletti (Micheletti, 2003) insiste ainsi sur la dimension collective et politique de ces actes individuels qui signaleraient les nouvelles formes d’engagement de citoyens dans un contexte de redéfinition des formes de la participation politique. Il nous semble difficile de considérer cette capacité agrégative indépendamment de l’important travail réalisé par les mouvements sociaux pour la fabriquer et lui donner une visibilité sociale. Ainsi, la création de labels, l’organisation de boycotts ou la standardisation d’actions de résistance individuelle permettent précisément de rendre ces différents actes repérables par leur signature commune, de les associer les uns aux autres pour les inscrire dans un cadre collectif, enfin de les rendre dans certains cas dénombrables (nombre des ventes, des inscriptions sur des sites Internet, des quantités de panneaux lumineux éteints, des autocollants achetés). La communication publicitaire déployée par les acteurs du commerce équitable, ceux de l’agriculture biologique ou encore les organisations d’éco-labelling insistent précisément sur la capacité agrégative de ces actes individuels pour en souligner la portée collective. De la même façon, le geste de résistance anti-publicitaire tel qu’il a été défini dans les années 1990 par l’association Résistance à l’agression publicitaire en France permettait sa fréquente reprise par des individus plus nombreux et son repérage dans l’espace public suggérait ainsi le caractère finalement collectif de cette contestation.

3. Engager les consommateurs dans l’action collective

Malgré tout, la mobilisation des consommateurs ne se fait pas uniquement par le moyen de gestes individuels de boycott, d’achat ou de résistance. Certains mouvements s’attachent en complément, ou parfois plus particulièrement, à l’organisation d’actions collectives. Certaines de ces actions prennent place dans le cadre d’échanges marchands ou non marchands, d’autres sont plus spécifiquement orientées vers l’interpellation du politique dans l’espace public.

La mobilisation collective des consommateurs autour de l’échange est elle aussi ancienne. Le mouvement coopératif (Furlough et Strikwerda, 1999) s’est précisément attaché à mobiliser les masses autour de projets spécifiques au coeur desquels se trouvait la consommation. Si ce mouvement a moins d’ampleur aujourd’hui dans certains pays comme la France, il reste au Japon (MacLachlan, 2002) et dans les pays nordiques (Finn Christiansen, 1999 ; Alex, 1999) encore l’un des piliers de l’action publique ou des démarches partisanes. Toutefois, les formes qu’elle adopte dans les pays où elle est marginale, comme en France ou aux États-Unis, font de la coopération un dispositif d’action collective attaché à la défense d’une cause. Ainsi, certaines coops californiennes par exemple, ou le le réseau Biocoop en France, qui gère des magasins de produits biologiques, sont largement issus des associations de promotion d’une agriculture biologique et tentent aujourd’hui de sensibiliser activement les consommateurs à la cause environnementale, mais aussi au commerce équitable lorsqu’elles distribuent ce type de produits. Même si les consommateurs y sont en général peu actifs en tant que coopérateurs, ils font l’objet d’une sensibilisation aux actions collectives que les réseaux coopératifs soutiennent. En France, le réseau Biocoop est très actif dans le mouvement contre les organismes génétiquement modifiés et celui de la promotion de l’agriculture biologique.

Il convient également de classer dans cette catégorie les différentes boutiques du monde, telles celles de la Fédération Artisans du Monde en France, qui proposent aux consommateurs non seulement l’achat de produits, mais également différentes formes de sensibilisation. Si, comme l’indique David Goodman, ce mouvement est bien plus un « consumer-led movement » qu’un « consumer-dependant movement », au sens où les consommateurs sont faiblement impliqués dans la négociation des garanties du commerce équitable (Goodman, 2004), il faut toutefois noter que lorsque ces produits sont vendus dans des boutiques spécialisées, les mouvements disposent d’outils spécifiques qui leur permettent d’engager plus collectivement les consommateurs. En effet, les boutiques Artisans du Monde organisent des débats et des conférences, qui permettent la rencontre entre les consommateurs et les producteurs du Sud. Ces rencontres sont de forts lieux d’engagement des bénévoles dans l’action collective et parfois des occasions de recrutement. Ces militants, souvent des femmes, n’agissent alors pas uniquement par leurs achats, mais bien par le temps qu’elles consacrent ensemble à la cause du commerce équitable, depuis la tenue de la boutique jusqu’à l’organisation de ces rencontres (LeVelly, 2006).

Certaines mobilisations autour de la consommation passent également par la mise en place de systèmes d’échange alternatif. Il s’agit cette fois d’organiser des solutions de rechange au marché en créant de nouveaux modes de coopération entre ceux qui produisent et ceux qui consomment, ou entre offreurs et demandeurs de service. Souvent les spécificités des produits, mais surtout des systèmes de production, y sont renégociées de manière ouverte entre les différentes parties prenantes, ainsi que la nature même des engagements. En France, les systèmes d’échanges locaux (SEL) (Blanc, 2006) ou encore les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) (Dubuisson-Quellier et Lamine, 2008) sont les formes les plus connues de ces systèmes d’échange alternatif. L’objectif de ces dernières est de construire une solidarité entre un groupe de consommateurs et un ou plusieurs producteurs. Les consommateurs qui payent six mois à l’avance pour la livraison d’un panier de produits hebdomadaire partagent ainsi avec les producteurs les risques liés à la production agricole (aléas météorologiques ou attaques de ravageurs par exemple). Si la récolte est faible, ils auront peu, si elle est bonne, ils en profiteront. En échange, ils acquièrent le droit de discuter avec le producteur et en début de saison des choix de plantation mais également des systèmes de culture. Les Amap qui rassemblent aujourd’hui plus de 100 000 personnes en France (Lamine, 2008) sont la plupart du temps en réseau entre elles, mais ont également des liens importants avec le syndicat paysan de la Confédération paysanne, très actif dans la lutte contre les organismes génétiquement modifiés et la promotion de l’agriculture biologique, et avec l’association altermondialiste ATTAC qui mène des actions notamment contre les décisions de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ces associations permettent ainsi de mobiliser certains des consommateurs dans des actions collectives qui visent directement à interpeller les décideurs publics : par exemple pour l’implantation d’un marché fermier, pour l’affectation du foncier agricole vers des pratiques agricoles alternatives plutôt que vers la promotion immobilière ou encore pour l’organisation d’un programme de cantines scolaires approvisionnées en produits bio. Au-delà du cas des Amap, diverses initiatives de promotion des circuits courts ou de la consommation responsable sont aussi l’occasion de la mobilisation de consommateurs et de producteurs autour de projets d’action collective pour la promotion notamment d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement, d’une économie sociale et solidaire, d’une consommation durable ou même d’un commerce équitable local (LeVelly et Gallerand, 2008). Ces différentes formes de mobilisation par la consommation font précisément de celle-ci un répertoire de l’action contestataire à part entière : adopter un mode de vie décroissant, s’engager dans une Amap et y militer, modifier ses habitudes d’achats de manière radicale et pérenne peuvent être envisagés par les mouvements qui les promeuvent comme des actions de protestation inscrites dans des cadres collectifs.

Enfin, les mouvements organisent également des actions collectives dans l’espace public qui visent à interpeller les entreprises ou les pouvoirs publics. Le mouvement anti-publicitaire français organise des manifestations spécifiques, comme les opérations de barbouillage en plein jour ou de déversement de prospectus publicitaires qui sont fondées sur des animations fortement standardisées et scénarisées, permettant à la fois l’énonciation d’une revendication et la visibilité sociale. Par exemple, à la suite du récent décret paru en France autorisant le déploiement de banderoles publicitaires sur les échafaudages des monuments historiques en réfection en échange d’une redevance, ou encore après la mise en place par la mairie de Paris d’un système de location de vélos financé par des contrats publicitaires, les mouvements anti-pub ont organisé différentes actions publiques. On pourrait également mentionner les actions des Freegans, qui, à l’instar de leurs homologues nord-américains, sont des groupes de militants qui fouillent dans les poubelles et reconstituent un repas, filmé et diffusé sur Internet, à partir de denrées non consommées et non périmées ; ou encore celles des gangs des dégonfleurs qui dévissent les valves des chambres à air des véhicules 4 x 4. Ces groupes disposent de sites Internet qui leur permettent de faire valoir leur protestation contre la surconsommation et les dégradations environnementales qu’elle provoque (émission de CO2, gâchis de nourriture, usage surabondant des emballages), mais également de diffuser le vade-mecum pour l’organisation de ces actions collectives[8]. Enfin, le mouvement de la décroissance en France organise également des actions collectives, comme les marches pour la décroissance, qui permettent de rendre visible un mouvement qui ne veut pas en rester aux formes de résistance individuelle par les modes de vie[9]. Par ailleurs, anti-publicitaires et décroissants sont aussi parvenus, par des négociations avec l’État dans le cadre du Grenelle de l’environnement pour les uns, et par l’intermédiaire de l’appareil partisan des Verts pour les autres, à défendre leur cause dans un cadre politique.

Les répertoires de la mobilisation des consommateurs sont donc très larges et vont de l’action sur le marché à des actions dans l’espace social. Ils peuvent tenter d’organiser la résistance individuelle des consommateurs à travers leurs achats ou leurs modes de vie, mais cherchent souvent à mettre en visibilité ces actions individuelles et plus directement à créer des actions collectives. L’objet de ces actions est de responsabiliser les consommateurs et de les impliquer davantage dans la critique des fonctionnements marchands et la proposition de modes alternatifs de régulation. La critique contre l’idéologie néolibérale s’adresse par conséquent au consommateur à la fois comme cible de la critique et comme ressource pour l’action. Cette situation n’est pas sans produire des tensions entre les mouvements, selon le rôle qui est donné au consommateur. Alors que certaines démarches associatives font du geste d’achat le cadre du recrutement des citoyens pour un engagement plus profond des causes défendues, d’autres démarches sont accusées, notamment parce qu’elles se sont associées à la grande distribution, de contribuer à soutenir et élargir l’ordre marchand plutôt que de le critiquer.

Comment les consommateurs militants circulent-ils au sein de ces espaces militants ? L’analyse des trajectoires d’engagement permet de mieux comprendre comment les consommateurs peuvent eux-mêmes opérer ces changements de statut.

II. Des trajectoires d’engagement de militants spécifiques

Les mouvements qui mobilisent collectivement les consommateurs sont de taille variable. Si l’on s’en tient aux affiliations, les chiffres restent de faible ampleur : le Conso Actif compte une centaine d’adhérents, Résistance à l’agression publicitaire, qui ne rassemble pas tous les mouvements anti-publicitaires mais en constitue l’un des porte-voix, compte environ 400 adhérents, 100 000 consommateurs sont inscrits dans des Amap. Les dénombrements plus précis de toutes les personnes qui participent de près ou de loin à ces mouvements, sans affiliation (ceux qui adoptent des modes de vie décroissants, ceux qui s’approvisionnent de manière privilégiée auprès de producteurs, de coopératives bio ou de magasins du monde ou même les déboulonneurs, dégonfleurs ou freegans occasionnels), sont quasiment impossibles. Les mouvements sont souvent faiblement structurés et très réticulaires. Cependant, la sociographie de leurs militants montre que les mouvements recrutent majoritairement auprès des classes moyennes fortement dotées en capital culturel et scolaire. Un nombre important de ces participants a des niveaux de vie et de salaire inférieurs aux individus de leur classe de diplôme, principalement parce qu’ils travaillent dans le public ou ont des activités professionnelles à temps partiel leur permettant notamment de consacrer du temps à leurs enfants et/ou à des activités militantes. Cette réalité traduit des choix de vie spécifiques dans lesquels le niveau de revenu n’est pas considéré comme le seul élément de bien-être social. Le mouvement anti-publicitaire compte nombre d’étudiants, de personnes issues des professions culturelles (anciens publicitaires, intermittents du spectacle, graphistes, pigistes) ou des nouvelles technologies (monde des jeux vidéo, du logiciel libre). Les Amap, les décroissants et le Conso Actif recrutent également auprès de ces publics mais aussi auprès des enseignants et du monde des médias. Enfin, ces mouvements ont des liens très étroits avec les professions intellectuelles (professeurs du supérieur, chercheurs, journalistes, intellectuels) qui contribuent à leur mise en visibilité et à la construction des cadres militants[10].

Nous avons reconstitué les trajectoires d’engagement des adhérents d’une association de promotion de la consommation responsable à partir d’entretiens biographiques ; par ailleurs, des entretiens conduits auprès de consommateurs d’Amap, de consommateurs de circuits courts et de militants anti-publicitaires nous permettent de compléter nos données. Il est alors possible de mettre en évidence des trajectoires d’engagement spécifiques qui soulignent les attentes particulières des adhérents en matière d’offre militante. Par ailleurs, nous insisterons dans une seconde partie sur le rôle très spécifique des apprentissages qui se déploient au sein de ces réseaux militants et qui font évoluer les trajectoires des adhérents. Enfin, nous reviendrons sur la question de la dialectique entre action individuelle et action collective, commune à la plupart des mouvements sociaux, mais qui prend, dans le cadre de la protestation autour de la consommation et du marché, un sens bien spécifique.

1. Trajectoire de vie et trajectoire d’engagement

Il n’est pas possible de traduire la très grande diversité des trajectoires d’engagement des consommateurs dans les différentes actions que nous avons évoquées plus haut au sein d’un modèle unique. En effet, les motivations qui fondent l’engagement, par exemple d’un étudiant, dans une action anti-publicitaire ponctuelle conduite dans une station de métro dans la soirée, n’ont pas grand-chose à voir avec celle d’une mère de famille qui décide de s’inscrire au sein d’une Amap pour avoir des légumes frais pour ses enfants, ni même avec celle qui pousse une dame à la retraite à venir tenir la boutique Artisans du Monde de son quartier toutes les après-midi. On le voit bien, certains engagements relèvent clairement du militantisme, reposant sur des formes d’affiliations plus (Artisans du Monde) ou moins (le mouvement anti-publicitaire) fortes ; tandis que d’autres sont d’abord associés à des motivations individuelles voire individualistes (acheter des légumes frais ou des oeufs bio pour sa santé). Certaines passent par un acte de consommation privé, un achat ou un mode de vie, d’autres par un répertoire qui se veut au contraire inscrit dans l’espace public. Enfin, certains actes sont très ponctuels, comme la participation à une action anti-publicitaire ou un achat équitable, alors que d’autres se veulent durables comme la tenue d’une boutique du monde ou l’adhésion à une action de promotion de la consommation responsable.

Toutefois, les données que nous avons recueillies soulignent certains traits qui demeurent communs aux acteurs les plus engagés, ceux de l’association de promotion de la consommation responsable, mais également ceux des mouvements anti-pubs et des circuits courts. Ces spécificités sont liées d’une part au rôle joué par la socialisation primaire dans la construction d’une sensibilité aux causes militantes proposées par les mouvements. Ensuite, les trajectoires d’engagement se différencient sensiblement selon l’âge des adhérents : les plus de 45 ans ont déjà derrière eux un passé actif et engagé, les plus jeunes sont clairement recrutés au sein de réseaux de sociabilité, professionnels ou associatifs. Les deux partagent une attente assez forte en termes d’offre militante alternative. Nous revenons sur ces principaux traits.

La question de la socialisation primaire semble jouer un rôle important dans les trajectoires de ces adhérents, notamment parce que le rapport à la consommation se constitue dès la prime enfance, en fonction des attitudes des parents. Cette socialisation joue dans les deux sens. Certains adhérents mentionnent ainsi qu’ils ont été très tôt acculturés aux principes d’une consommation spécifique sensée être en harmonie avec certains projets de vie : ainsi le rapport à la nature pouvait se concrétiser dans le choix d’une alimentation plus naturelle, plus saine ou issue de modes de production plus respectueux de l’environnement. Certains militants disent avoir très tôt appris à « se poser des questions sur les choix de consommation », ces choix pouvant être liés aux origines de produits et aux modes de fabrication, mais également à leur caractère nécessaire ou au contraire superflu. Inversement, cette socialisation a pu aussi jouer pour d’autres militants le rôle de repoussoir. Lorsque les parents, bénéficiant par exemple d’une mobilité sociale ascendante par rapport à leurs propres parents ou par distinction, trouvaient dans la consommation un mode de réalisation de leurs aspirations ou d’affichage de leur statut. Certains militants disent ainsi avoir pu être choqués par des parents ouvertement dépensiers, affichant une consommation par trop ostentatoire et flirtant à leurs yeux avec le superflu. D’autres militants ont même assisté aux difficultés financières de parents surendettés en raison de leurs pratiques de consommation. Dans ces cas-là, la réflexion sur la consommation, et plus largement sur l’idéologie marchande, constitue pour ces adhérents avant tout une sorte d’hygiène de vie qui les pousse à une grande maîtrise de leurs propres choix de consommateurs. Ne se reconnaissant pas totalement dans la figure du consommateur, ils réagiront ainsi plus facilement sur les ambivalences des formes d’interpellations des consommateurs par les mouvements que nous considérons.

Si la plupart des adhérents partagent cette réflexivité autour de leurs pratiques de consommation acquise durant la socialisation primaire, ils diffèrent cependant dans leurs trajectoires d’engagement. Très schématiquement, les personnes âgées de plus de 45 ans ont pour la plupart une trajectoire d’engagement déjà importante. Pour ceux positionnés autour de l’environnementalisme, elle a pu notamment être acquise à l’occasion de la première candidature écologiste aux élections présidentielles en 1974, qui constitue pour beaucoup un moment symbolique. Mais d’autres ont plutôt une trajectoire au sein du militantisme syndical ou d’extrême gauche. Du côté des anti-pubs, les plus anciens s’affichent notamment proches des mouvements anarchistes. Les plus jeunes ne mettent pas spécifiquement en avant d’affiliation claire et ont plutôt « papillonné » entre plusieurs opportunités d’engagement souvent apparues à l’occasion de rencontres professionnelles, amicales, associatives, voire amoureuses. De manière assez frappante, ces deux populations partagent l’idée d’avoir été en attente d’une offre militante ou associative spécifique qu’elles ont su trouver dans les réseaux militants que nous évoquons ici. Souvent l’association altermondialiste ATTAC a joué un rôle spécifique dans cette ouverture de l’offre militante, avec une critique plus radicale « d’un système dans sa globalité », c’est-à-dire celui de l’économie néo-libérale. Mais si certains des adhérents que nous avons interrogés sont encore chez ATTAC, le collectif a aussi fait de nombreux déçus et les groupes militants autour de la consommation ont plus clairement été identifiés comme fournisseurs de cette offre alternative. Certains anti-pubs ou certains adhérents du mouvement de promotion de la consommation responsable disent avoir trouvé chez Résistance à l’agression publicitaire (RAP) « ce qu’ils cherchaient depuis longtemps » ; des consommateurs en Amap ou en circuits courts considèrent que c’est le système qui leur convient. Si l’on examine plus précisément ce sentiment relativement partagé par les différents adhérents rencontrés, on s’aperçoit qu’il correspond en réalité au souci de mettre en harmonie des engagements publics et des choix individuels. En effet, une partie importante de ces consommateurs ont des choix de vie qui peuvent être assez différenciés et souvent stigmatisants ; ils défendent notamment le principe d’un certain ascétisme qui concorde peu avec l’hédonisme aujourd’hui socialement valorisé, ils ont fait des choix de vie souvent radicaux qui les conduisent parfois à ne pas totalement valoriser par un niveau de salaire l’investissement dans un parcours d’étude. Ils peuvent enfin parfois paraître aux yeux de leurs proches comme trop prosélytes, voire moralisateurs. L’inscription dans ces mouvements leur donne alors l’opportunité d’un entre- soi qui leur permet à la fois d’échanger des expériences, mais également de créer de l’action collective. Il est important de préciser que tous ne s’inscrivent pas dans l’action collective, et pour certains, l’appartenance à une communauté offerte par le mouvement suffit, mais pour d’autres, c’est aussi le moyen, comme le formule un anti-pub « de dire ensemble ce qu’on avait l’impression de dire dans notre coin ». Les mouvements autour de la consommation vont alors fournir à ces consommateurs alternatifs un cadre pour dénoncer les autres comportements de consommation et régler ainsi les contradictions de cette position réflexive dans laquelle la consommation est à la fois la cible et le moyen de l’action. Pour cette raison, ces groupes de consommateurs sont aussi d’importants lieux de socialisation et d’apprentissage.

2. Les apprentissages au sein des groupes militants

La question des connaissances et des apprentissages qui sont développés au sein de groupes militants n’est pas nouvelle (Collins, 1990). Cette réalité est d’autant plus forte que les militants, comme c’est le cas dans les groupes que nous avons suivis, sont dotés d’un fort capital culturel et scolaire. Toutefois, la spécificité de ces mouvements est de fournir à leurs adhérents des ressources qui vont au-delà de l’action militante elle-même. Les militants, et c’est plus spécifiquement le cas pour l’association de promotion de la consommation responsable ou encore pour les Amap et autres systèmes d’approvisionnement collectif, peuvent y échanger des savoirs qui sont utilisables à la fois pour des actions de contestation collectives mais qui peuvent également être rapatriés dans l’ordre domestique, privé et individuel pour guider les modes de vie et les conduites de consommation. Les mouvements peuvent alors jouer le rôle à la fois d’espace de ressources, d’espace de socialisation et enfin d’espace de contrainte sociale. En suivant Armstrong et Bernstein (Armstrong et Bernstein, 2008), on peut alors considérer la capacité de ces mouvements à redéfinir le rôle et la catégorie culturelle du consommateur dans le corps social. Là où l’État, les firmes et les associations de consommateurs s’étaient progressivement accordés autour du principe d’une congruence entre la défense des intérêts matériels des consommateurs et la perspective d’un développement économique profitable pour tous, ces mouvements cherchent au contraire à bâtir un contrat social d’un autre ordre, qui serait fondé sur le devoir envers la collectivité, dont la mise en oeuvre peut conduire à renoncer à la culture matérielle. Le consommateur ne serait plus un individu atomisé et individualiste qui en poursuivant ses propres objectifs matériels contribuerait au bien-être de tous, mais l’un des acteurs majeurs d’une action collective orientée vers la survie de la collectivité, vers le renoncement matériel.

Les associations qui mobilisent les consommateurs leur fournissent également une abondante information qui participe à la fois du processus de cadrage de l’action militante, de la construction d’une expertise et d’une réflexivité de consommateurs mais qui peut également servir à régler des choix de conduite individuelle. Les collectifs anti-pubs tentent ainsi par les sites Internet et les publications de mettre au jour les contrats publicitaires qui sont en jeu dans certaines négociations entre les acteurs publics et les entreprises, ils informent aussi les militants sur les évolutions législatives autour de l’encadrement des pratiques publicitaires. Les réseaux qui promeuvent le développement des Amap, qui sont des structures régionales ou des organismes d’aide au développement agricole, peuvent également organiser des conférences lors desquelles les consommateurs sont informés des modes de fonctionnement des systèmes alimentaires mondialisés. Les consommateurs y acquièrent un important répertoire discursif que l’on retrouve ensuite facilement dans les entretiens à travers certaines expressions clés formatant les propos des adhérents, comme le nombre de paysans disparaissant dans le monde chaque minute ou le nombre de kilomètres parcourus par un pot de yaourt depuis sa production jusqu’à sa consommation[11]. Mais c’est probablement l’association de promotion de la consommation responsable qui réalise le travail le plus important dans ce domaine. En effet, le Conso Actif, nous l’avons indiqué, organise des conférences-débats, produit différents types de publications (ouvrages, guides de consommation, manifestes publiés sur le site), mais surtout diffuse auprès de ses adhérents une importante information relative aux différentes thématiques qu’elle aborde. Chaque adhérent reçoit en moyenne un ou deux e-mails par jour pouvant être aussi bien des informations sur des actions ou des manifestations de groupes qu’elle soutient, des coupures de la presse généraliste ou de la presse alternative, des avis de publications d’ouvrages, des textes publiés par les membres de l’association. Ces messages constituent pour la plupart des adhérents une importante motivation d’adhésion à l’association. Ils y trouvent notamment les ressources pour maintenir leur posture réflexive et s’interroger sur des modes de fonctionnement qui leur apparaissent toujours plus opaques. L’efficacité de la mobilisation de ces différentes ressources cognitives comme dispositifs de cadrage apparaît relativement claire lors des assemblées générales où les discours des adhérents militants sont fortement convergents quant aux objets et aux formes de la protestation. Elles fonctionnent par conséquent à un double niveau, celui de l’intégration de repères pour une réflexivité individuelle et celui de la construction d’un cadrage militant collectif.

Mais les différentes ressources que les adhérents peuvent échanger au sein de ces réseaux ne font pas toutes l’objet d’une formalisation. Les militants échangent aussi beaucoup autour de leurs expériences respectives dans de nombreux secteurs de leur vie. Ils peuvent ainsi faire partager à d’autres des expériences militantes et par conséquent faciliter la porosité déjà forte entre les réseaux militants. La plupart des personnes que nous avons rencontrées sont en effet souvent engagées, généralement de façon faible, dans différents réseaux associatifs et militants et peuvent faire partager au gré des sociabilités les expériences des autres réseaux. Par exemple, un militant de l’association de promotion de la consommation responsable engagé dans les mouvements anti-pubs contribuera à diffuser des informations sur les actions ou sur les cadrages de la contestation. De la même façon, c’est au sein de cette association que s’est aussi constitué l’équivalent d’une Amap à travers le regroupement de consommateurs ayant décidé de s’approvisionner en direct auprès d’un autre adhérent, paysan et militant actif de la Confédération paysanne. Les groupes militants sont ainsi très fortement connectés entre eux et ce sont les adhérents eux-mêmes qui font circuler les savoirs et les expériences. Mais ces savoirs peuvent aussi concerner des opportunités professionnelles, au sein des secteurs alternatifs comme ceux de l’économie sociale et solidaire, ou encore des opportunités d’intervention. Enfin, ces savoirs peuvent être liés aux modes de vie, les militants échangeant ainsi souvent entre eux des idées ou des solutions pratiques pour mieux s’organiser dans des styles de vie qui privilégient la consommation responsable, les modes de déplacement doux ou encore la baisse de la consommation d’énergie. Les réseaux décroissants sont notamment d’importants lieux d’innovations sociales dans ce domaine. Les arènes militantes jouent alors le rôle d’espace de socialisation dans lequel les adhérents peuvent progressivement suivre des trajectoires spécifiques. Ainsi, certains adhérents d’Amap entrés avec des préoccupations très individuelles, comme le souhait de retrouver le goût de produits alimentaires authentiques, peuvent être progressivement acculturés aux causes défendues par le mouvement, prendre connaissance des difficultés économiques des métiers du maraîchage, du rôle des choix de modes de culture sur l’environnement ou encore des implications environnementales des productions hors saison.

Ces apprentissages suggèrent que ces lieux sont fortement porteurs d’idéologies très normatives. Par conséquent, ils jouent également le rôle de contraintes sociales. Si certains adhérents sont venus y trouver des ressources capables de les conforter et de les accompagner dans une trajectoire militante, mais également une trajectoire de vie déjà orientée vers ces principes de réflexivité sur la consommation, d’autres apprennent à y découvrir des formes de prescription qui peuvent parfois être ressenties de manière pesante, voire critique. Sans qu’il soit possible de vérifier totalement ces chiffres, les Amap font régulièrement état d’un fort renouvellement d’adhérents de l’ordre de 30 %. Cette situation ne porte pas véritablement tort au système, tant les listes d’attente sont longues, ce qui permet aux sortants d’être rapidement remplacés ; en revanche, elle signale un certain désajustement entre la capacité de recrutement des Amap et les motivations de certains consommateurs qui y entrent. Nous l’avons vu, certains d’entre eux suivent des trajectoires qui évoluent, notamment à travers l’intégration des cadrages militants du réseau ; en revanche, pour d’autres, ces évolutions ne sont pas possibles. Des entretiens conduits auprès de consommateurs qui sont sortis des Amap soulignent que ces trajectoires de sortie peuvent être dues à plusieurs réalités. D’une part, certains d’entre eux n’ont pas su évaluer la part de contrainte organisationnelle que suppose l’adhésion qui implique que chaque consommateur vienne chercher son panier à une date et dans un lieu fixés et qu’il renonce à en choisir la composition (Dubuisson-Quellier et Lamine, 2004). D’autre part, certains consommateurs disent n’avoir pas supporté ouvrir leurs choix de consommation aux regards de tous ou de se sentir jugés sur leurs modes de vie : il ne serait pas heureux par exemple pour un consommateur de venir chercher son panier en 4 x 4 ! Sans aller jusqu’à de telles dissonances dans les pratiques, tous les adhérents n’ont pas envisagé de modifier intégralement leurs modes de vie et peinent à épouser les causes militantes qui sont portées par l’association. Cette situation est aussi vraie chez le Conso Actif où certains adhérents sont sortis en faisant valoir l’existence d’une certaine pression sociale au sein de l’association liée à la necessité de modifier certains de leur choix de vie. On le voit ici, la spécificité de cette contrainte est qu’elle ne s’exerce pas seulement sur les choix militants, même si c’est aussi le cas, mais qu’elle a des répercussions sur les modes de vie.

C’est bien cette dialectique entre trajectoire de vie et trajectoire militante, entre engagement individuel et engagement collectif, qui est au coeur de la mobilisation par la consommation.

3. Forces et limites de la consommation comme espace d’engagement militant

L’articulation entre action individuelle et action collective est au coeur de l’analyse des mouvements sociaux pour laquelle elle a longtemps fondé l’énigme récurrente (Snow et al., 1986 ; Benford et Snow, 2000). Si des solutions théoriques ont été en partie apportées de longue date à cette question (McCarthy et Zald, 1977) pour expliquer la possibilité d’une action collective, il n’en demeure pas moins que celle-ci n’exclut pas le maintien de formes d’actions de protestation qui demeurent individuelles. Comme nous l’avons vu, les mouvements qui organisent la mobilisation des consommateurs sont pour certains directement orientés vers la redéfinition de conduites individuelles qui sont ensuite inscrites dans un projet collectif : acheter un produit du commerce équitable ne doit plus être interprété comme l’expression d’une préférence économique individuelle d’un consommateur, mais bien signifier la contribution de ce dernier à la mise en cause des désordres économiques et sociaux créés par les marchés mondialisés. Son geste d’achat ne vaut pas seulement réparation, mais doit aussi contribuer à la visibilité de la cause portée par les mouvements sociaux qui le rendent possible. Après être revenus sur les spécificités de l’articulation entre individuel et collectif dans le cas de la contestation contre les institutions marchandes, nous soulignerons toutefois les difficultés de recruter des militants, enfin nous proposerons une interprétation de ces formes de militantisme qui construisent à la fois des engagements privés et publics.

Le militantisme autour de la consommation est ancien, comme nous l’avons indiqué plus haut. Cependant à partir des années 1940, les différents mouvements qui mobilisaient les consommateurs dans la plupart des pays occidentaux, mais également au Japon, ont progressivement fait l’objet d’une double institutionnalisation[12]. La représentation des consommateurs a été capturée d’une part par les États qui se sont appuyés dans ces différents pays sur certains mouvements de consommateurs pour la mise en place de politiques spécifiques d’encadrement des prix ou de soutien à la croissance, d’autre part par les firmes qui ont progressivement élaboré des techniques marketing qui visaient précisément à faire entendre les préférences des consommateurs. Les mouvements consuméristes se sont alors mis en place dans les années 1960 et 1970 autour d’un nouveau projet dont l’objectif était de défendre les intérêts des consommateurs face à ceux de l’État et ceux des firmes (Rao, 1998 ; Mayer, 2006). Les formes et les équilibres de ces négociations varient selon les pays (Trumbull, 2006), mais les associations construisent leur action autour de la défense des droits des consommateurs, qui sont construits principalement autour de l’autonomie des choix individuels. Associations consuméristes, États et firmes s’entendent en effet pour faire valoir la souveraineté des choix individuels des consommateurs sur laquelle sont fondées nos économies. Cette « république des consommateurs », selon l’expression d’Élizabeth Cohen (Cohen, 2003), rend particulièrement difficile la construction d’une responsabilité collective des consommateurs qui nécessite notamment de suspendre cette liberté du choix de consommation individuel : les consommateurs ne devraient plus choisir selon leurs préférences individuelles, mais selon des objectifs et un ordre collectifs. Cela suppose d’aller à rebours de ce contrat social qui fonde les économies modernes. C’est précisément cette situation qui réactive, dans le militantisme autour de la consommation, les questions classiques de la sociologie de la mobilisation : peut-il exister des formes d’expression collective de la consommation capables de soutenir des projets politiques ? On le voit, les répertoires qui sont envisagés par les mouvements articulent bien souvent action collective et expression individuelle. Les deux niveaux sont envisagés comme des formes possibles d’interpellation des institutions marchandes, qu’il s’agisse des firmes, des pouvoirs publics ou des grandes organisations internationales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) par exemple.

Cette spécificité de la consommation rend le recrutement de militants particulièrement difficile. L’action militante autour de la consommation n’est pas aussi gratifiante que celle qui vise la paix dans le monde ou même l’illettrisme, précisément parce qu’elle se fixe sur un sujet considéré depuis de nombreuses années comme relevant d’intérêts privés : les droits des consommateurs. Les cadrages militants doivent alors recomposer les engagements des consommateurs non plus autour de la défense de leurs intérêts mais, comme le faisaient les mouvements du passé, autour de la construction de leur responsabilité et de leurs devoirs collectifs. Le marché lui-même apparaît alors paradoxalement comme une arène possible pour mobiliser le consommateur autour de la contestation contre l’ordre marchand et ses externalités négatives. La construction de nouvelles filières, de labels ou de garanties, permettrait alors d’orienter les consommateurs vers le soutien de fonctionnements marchands qui se veulent éthiques : en soutenant ces filières, ces produits et ces labels, les consommateurs contribuent à leur donner une crédibilité et une visibilité. Malgré tout, le fait d’utiliser des répertoires, tels que ceux de l’action collective individualisée, a plusieurs conséquences. Tout d’abord, cela présente le risque évident pour les mouvements militants de limiter l’action du consommateur politique à un geste occasionnel, peu impliquant et finalement dédouanant de toute autre forme d’engagement, comme peut l’être l’achat d’un paquet de café issu du commerce équitable dans un rayon de supermarché (Micheletti, 2003). Ensuite, ce répertoire d’action conduit à la production d’une série de dispositifs marchands, dont un certain nombre sont gérés ou repris par les entreprises elles-mêmes. Par conséquent, la protestation contre l’ordre marchand contribue à étendre le marché. Il s’agit d’un argument bien connu selon lequel le capitalisme a besoin de se nourrir de sa critique pour trouver les points d’appui moraux qui lui manquent (Boltanski et Chiapello, 1999). Au sein des mouvements militants, cette réalité se traduit par des accusations de récupération et de dévoiement à l’endroit des entreprises qui s’appuient sur ces démarches pour trouver de nouvelles niches commerciales. Enfin, l’achat d’un produit comportant des garanties éthiques ne modifie qu’à la marge les formes d’engagement qui sont traditionnellement celles des consommateurs sur les marchés. Les consommateurs sont maintenus à distance et ne participent pas à la définition des conditions de garanties de ces produits. La critique de l’ordre marchand, lorsqu’elle passe par le marché, ne débouche donc pas sur un mode de régulation alternatif.

De manière contrastée, les répertoires d’action qui s’appuient sur la consommation sans passer par le marché semblent d’une portée différente. Ils invitent notamment les consommateurs à se mobiliser dans la renégociation de l’ordre marchand. C’est le cas lorsque les mouvements anti-publicitaires mobilisent des consommateurs ou plus largement des citoyens pour dénoncer ce qu’ils identifient comme des formes de manipulation des annonceurs et des publicitaires. Ils invitent notamment les militants à venir participer à des manifestations qui remettent en cause la trop faible régulation des activités économiques conduisant à une marchandisation sans frein. Les mouvements décroissants veulent de leur côté renégocier l’hypothèse fondamentale de croissance sur laquelle repose le développement de nos sociétés ; si certains soutiennent plutôt des positions anarchiques, une grande partie d’entre eux défend les principes d’une régulation plus importante des fonctionnements marchands. Le Conso Actif s’engage dans différentes actions, contre l’irradiation des aliments, contre la loi sur les nouvelles régulations économiques, afin de mettre en avant l’urgente nécessité d’une régulation plus ferme des pratiques de production et de distribution. Enfin, les Amap sont des lieux importants de renégociation ouverte, entre producteurs et consommateurs sur les enjeux de l’échange, mais également de recrutement pour l’organisation d’actions visant à interpeller les acteurs publics (combats contre les OGM, contre les standards européens pour l’agriculture biologique jugés insuffisamment exigeants, contre la spéculation immobilière qui fait disparaître les ceintures vertes des grandes villes, contre l’usage des pesticides). À la différence des principes de l’action collective individualisée où finalement les engagements dans l’espace privé de la consommation sont considérés comme substituables aux engagements publics traditionnels (Micheletti, 2003), ces répertoires de l’action des consommateurs, qui ne se jouent pas uniquement dans l’échange et sur les marchés, visent au contraire à créer les conditions d’un continuum d’engagements depuis ceux qui sont liés aux modes de vie (ne plus avoir de voiture et acheter des produits bio et locaux par exemple) jusqu’aux engagements collectifs dans l’espace politique et public (manifester, envoyer une pétition à un élu, s’engager dans une association de quartier, s’inscrire sur une liste municipale).

Les protestations autour du marché et la construction d’une responsabilité des consommateurs datent du tournant du xxe siècle, mais l’avènement du consumérisme moderne, fondé sur la défense des intérêts des consommateurs, a eu tendance à en diminuer la portée dans l’espace social. Le développement d’une pensée post-moderne remettant en cause les bienfaits du développement technique et économique de nos sociétés, en mettant en lumière certaines de ses externalités négatives : sur l’environnement, sur l’équité économique ou la justice sociale, a contribué à réactiver ces modes de protestation. Il a notamment fondé à nouveau le principe d’une responsabilisation des consommateurs et l’identification de devoirs citoyens dans la mise en cause des limites et dégâts de l’ordre marchand. Cette critique s’articule autour d’un répertoire large et pluriel qui propose aux consommateurs de soutenir des causes diverses (la protection de l’environnement, la justice sociale ou l’équité économique) à partir d’une pluralité de formes d’engagement. Certains de ces gestes militants restent inscrits dans l’ordre marchand et il s’agit alors de discriminer au sein de l’offre les produits ou les modes de distribution qui comportent des garanties spécifiques. Les mouvements militants ont alors travaillé avec les acteurs du marché mais également avec les pouvoirs publics pour la mise en place de différents labels qui garantissent les propriétés éthiques des produits. On peut citer le cas du label Agriculture biologique en France évoqué dans cette contribution, qui trouve ses origines dans les démarches de groupes militants, et notamment celle de l’association Nature et Progrès, et qui est aujourd’hui l’un des signes officiels de qualité du ministère de l’Agriculture, et qui est utilisé par les grands groupes de l’agroalimentaire dans leur segmentation marketing. De même, le label national Good Environmental Choice en Suède est le résultat d’actions concertées entre la plus importante association naturaliste suédoise et l’État et a nécessité la participation de certaines firmes (Micheletti et al., 2004), c’est également le cas sur le plan international pour le label Forest Stewardship Council (Böstrom et Klintman, 2008). Ces mouvements font alors l’hypothèse que le marché doit être modifié de l’intérieur, par une progressive moralisation des conduites qui s’y déploient et l’internalisation des externalités. Ils adoptent des modes d’organisation et des stratégies qui sont assez semblables à ceux des acteurs qu’ils contestent et avec lesquels ils collaborent. Les consommateurs deviennent des ressources mobilisables dans cette épreuve, plus que les véritables acteurs de la transformation des fonctionnements marchands. Ces stratégies diluent considérablement les frontières entre institutions contestées et contestataires, entre challengers et members (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001). Elles se déploient notamment dans une sphère multi-institutionnelle, témoignant comme le suggèrent Armstrong et Bernstein (Armstrong et Bernstein, 2008) de leur capacité à interpeller une pluralité d’institutions dont le pouvoir est contesté.

D’autres mouvements font plutôt l’hypothèse que des modes de régulation alternatifs des échanges doivent être proposés. Ces changements supposent alors d’une part une plus forte intervention de l’État, d’autre part l’engagement plus direct des consommateurs dans la gouvernance de cette régulation, à la fois en tant que consommateurs (comme cela se fait dans les Amap), mais également en tant que citoyens, en ne délaissant pas les modes traditionnels de participation à la vie politique et aux actions collectives. Les consommateurs deviennent ici les acteurs à part entière de cette contestation et non plus seulement des ressources, et la consommation alternative (décroissance, anti-consommation, anti-publicitaires, freegans) peut y être définie comme un répertoire de l’action militante. On pourrait, de surcroît, considérer que l’investissement important des classes moyennes à fort capital scolaire dans ces mouvements autour de la consommation traduit les formes de participation politique de cette catégorie sociale[13]. Il apparaît alors que la contestation contre l’ordre marchand, comme idéologie, prend essentiellement deux formes, celle d’une inévitable contribution à l’extension de cet ordre marchand et celle d’une contestation contre non pas le pouvoir de l’État, mais contre ses défauts de régulation, une partie importante de ses mouvements en appelant à un retour plus fort de l’État dans les fonctionnements marchands.

La mobilisation des consommateurs dans la contestation contre l’ordre marchand est porteuse d’ambiguïtés assez profondes et conduit les mouvements à faire jouer aux consommateurs des rôles différents. On pourrait alors dissocier une forme de critique « interne » du marché d’une critique plutôt « externe ». La première est davantage portée par des mouvements qui défendent des causes spécifiques comme l’environnement ou la justice sociale, ceux-ci cherchent alors à faire en sorte que le marché intègre ces nouveaux objectifs à travers une qualité sociale ou environnementale des produits ou des entreprises. Dans ce cas, le consommateur est une ressource précisément pour son statut de consommateur : il est engagé vers une réflexivité dans ses choix de consommateur. Dans le cas de la critique externe, c’est l’institution marchande qui fait l’objet de critique par les mouvements, souvent proches de la cause altermondialiste. Le consommateur est alors mobilisé vers une réflexivité dans ses engagements de citoyen. On voit ainsi que les statuts et rôles accordés aux consommateurs sont au coeur des cadrages contestataires des mobilisations de consommateurs.