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La structure d’opportunité politique, l’accès aux subventions étatiques et la visibilité médiatique ne sont certainement pas étrangers aux déclinaisons contemporaines de ce que Robert Michels (1971) nommait la « loi d’airain de l’oligarchie », selon laquelle l’organisation d’un mouvement, d’un syndicat ou d’un parti conduit systématiquement à l’institutionnalisation du mouvement et à l’émergence d’une oligarchie. Pour une organisation de la société civile, l’accès aux subventions publiques, important dans des pays comme la France ou l’Allemagne, ou aux ressources de fondations internationales est par exemple conditionné à l’existence d’une structure stable apte à s’insérer dans certains champs de politiques publiques (éducation permanente, coopération au développement...) ou capable de répondre aux appels d’offre. Une certaine structuration apparaît ainsi indispensable pour accéder à des moyens matériels et humains qui permettent de soutenir la cause défendue d’une manière plus efficace ou d’avoir davantage d’influence dans la sphère publique ou au sein du mouvement altermondialiste.

Cette tendance à l’institutionnalisation est bien présente dans les organisations altermondialistes. Cependant, malgré l’ampleur de certains événements altermondialistes, l’évolution de la structure organisationnelle de ce mouvement reste largement basée sur des réseaux relativement autonomes ne s’est pas globalement dirigée vers une institutionnalisation de ses organisations. Ce constat questionne le modèle classique de développement des mouvements sociaux conceptualisé par Charles Tilly (1986), le schéma de l’institutionnalisation des mouvements établi par Hanspeter Kriesi (1993) ou la loi d’airain de l’oligarchie (Michels, 1971), qui suggèrent une évolution allant d’acteurs relativement déstructurés vers la formation d’un mouvement de plus en plus institutionnalisé, capable de peser sur le champ politique.

En nous appuyant sur l’analyse de l’évolution de deux organisations emblématiques du mouvement altermondialiste (ATTAC[1]-France et le Forum Social Mondial), nous nous pencherons dans la première partie de cet article sur la tension entre des pressions vers l’institutionnalisation du mouvement et la prédilection d’une majorité de ses militants pour une structure en réseau. La seconde partie invitera à considérer la réflexivité des militants et leurs cultures politiques comme l’un des facteurs explicatifs du maintien de structures réticulaires relativement souples au sein du mouvement altermondialiste. La valorisation de structures réticulaires moins hiérarchiques par les militants semble y avoir contrebalancé cette tendance au sein de quelques-unes des principales organisations du mouvement.

Cependant, derrière un plébiscite des militants pour la forme du réseau se cachent deux cultures politiques distinctes qui valorisent chacune la structure réticulaire pour des raisons différentes et, à certains égards, opposées. Les uns y voient une structure efficace grâce à une spécialisation qui permet de faire face à la multiplicité des acteurs institutionnels de la nouvelle gouvernance et aux multiples enjeux politiques, sociaux et culturels soulevés par leur mouvement (section 3). Les autres la considèrent comme une forme d’organisation qui favorise des relations démocratiques et horizontales au sein du mouvement (section 4). Nous nous interrogerons dans la dernière partie sur l’articulation possible de ces deux cultures politiques qui ont placé le réseau au coeur de l’organisation et de la convergence du « mouvement altermondialiste ».

Cet article s’appuie pour ce faire sur des études de cas, des entretiens semi-directifs et une observation de type ethnographique de ces mouvements qui s’inscrivent dans le cadre d’une recherche qualitative menée essentiellement en Europe occidentale (France, Belgique, Espagne), en Amérique latine (Mexique, Nicaragua, Argentine) et lors des Forums Sociaux Mondiaux entre 1999 et 2008. Afin de saisir les logiques d’action et les cultures politiques caractéristiques de l’altermondialisme, nous nous sommes appuyé sur l’analyse d’organisations qui incarnent fortement l’altermondialisme. Le présent article porte ainsi sur des acteurs « spécifiquement altermondialistes », en entendant par là des activistes, réseaux ou organisations qui sont apparus à partir du milieu des années 1990 et qui placent l’opposition à la mondialisation néolibérale, le développement de solutions de rechange et la participation aux mobilisations et rencontres altermondialistes au centre de leurs activités. Des acteurs comme ATTAC, les réseaux de jeunes alter-activistes, Jubilée Sud et des événements comme les Forums Sociaux se distinguent ainsi de grands syndicats ou d’ONG qui ont convergé avec la mouvance altermondialiste tout en conservant leurs centres d’intérêts principaux et leur structure organisationnelle antérieurs. Ces acteurs font incontestablement partie de la mouvance altermondialiste entendue dans un sens large et, lorsqu’ils interagissent avec d’autres organisations au sein de convergences altermondialistes, ils sont amenés à adopter la logique des réseaux. Cependant, la culture politique et le renouveau de l’engagement caractéristique de l’altermondialisme y apparaissent avec moins de force et mêlés à d’autres logiques d’action[2].

1. Tendances à l’institutionnalisation et valorisation des réseaux

L’ampleur et la visibilité médiatique d’organisations et d’événements emblématiques de l’altermondialisme comme ATTAC-France ou les Forums Sociaux Mondiaux (FSM) constituent deux paramètres particulièrement propices à une institutionnalisation. Leur organisation semble pourtant moins institutionnalisée et centralisée en 2008 qu’elle ne le fut en 2003.

ATTAC-France : de la centralisation jacobine à une organisation en réseau

Les études de cas d’une association altermondialiste comme ATTAC-France entre 1998 et 2004 ont montré les avantages que pouvait tirer une association plus institutionnalisée. La structuration relativement forte d’ATTAC-France, qui a à sa tête un président et un conseil d’administration, a par exemple permis d’assurer une meilleure continuité de son action et lui a donné une plus grande visibilité dans les médias. La logique jacobine et très centralisatrice sous les présidences de Bernard Cassen (1998-2002) et Jacques Nickonoff (2002-2006) était bien loin du « réseau sans structures hiérarchiques ni centre géographique[3] » affiché dans la plateforme internationale de l’association. Les instances nationales disposaient par exemple de 75 % du montant des cotisations. Les fondateurs n’ayant pas considéré la création de comités locaux, ceux-ci n’ont guère eu de poids au cours des premières années de l’association. Appuyés sur une vision pyramidale de l’association, sur la force et les ressources de leur organisation et s’octroyant sa vaste base sociale, une poignée d’intellectuels rédigeaient les grands textes de l’association et décidaient de ses grandes orientations. Cette structure tendant vers l’institutionnalisation a conféré une solidité, une efficacité et une grande visibilité à ATTAC en France. Par certains aspects de son fonctionnement, ATTAC ressemblait alors bien moins à un réseau qu’à une ONG centrée sur Paris (Wintrebert, 2007) et dont les permanents avaient à « gérer 28 000 adhérents », pour reprendre les termes de l’un d’entre eux (entretien, 2001).

Dans ces conditions, l’espace laissé aux autres organisations et aux comités locaux était extrêmement réduit. ATTAC décidait seule de l’initiative de diverses campagnes auxquelles les autres organisations altermondialistes étaient ensuite éventuellement invitées à s’associer. Membre d’ATTAC, un expert interrogé dès la fin 2000 exprimait ainsi son regret : « Il y a toutes les tentatives d’instrumentalisation dès lors qu’une organisation cherche à prendre le pas sur une autre, ce qui a été le cas chez ATTAC par exemple. Ça va ratisser très large et ça veut remplacer tout. On les a prévenus en disant “Attention ! l’hégémonie dans un mouvement social tue le mouvement social.” » Aussi ATTAC-France s’est-elle rapidement attiré le courroux de nombreux militants et associations altermondialistes qui ont fini par bousculer son hégémonie au nom d’un fonctionnement « en réseau, moins vertical et davantage en coopération avec les autres associations altermondialistes » (une militante d’ATTAC-Paris 14e). Au sein d’ATTAC, la gestion très centralisée de l’association a été contestée par un nombre croissant de militants et de responsables du mouvement tant sur le plan local que national. Les comités locaux se faisaient entendre et ne voulaient plus être limités à un statut « consultatif » dans lequel les avait enfermés la direction parisienne.

Pendant plusieurs années, ATTAC-France a alors connu un dur affrontement entre deux conceptions de l’organisation interne de l’association et de son interaction avec les autres associations altermondialistes. Le paroxysme fut atteint après la fraude électorale[4] lors des élections internes de juin 2006. Six mois plus tard, de nouvelles élections donnaient une très large victoire à une nouvelle équipe animée par deux co-présidents soucieux de déployer une dynamique « plus collégiale » et « décentralisée ». En interne, elle laisse notamment bien davantage de place aux comités locaux. En externe, elle s’inscrit volontiers dans les initiatives de réseaux français ou internationaux. ATTAC-France est ainsi devenue un élément moteur de différents réseaux, comme celui pour une « Charte des principes pour une autre Europe » ou le « réseau face à la crise » mis en place lors du Forum Social Mondial de Bélem, en janvier 2009. Elle a également contribué à une nouvelle dynamique du réseau des ATTAC-Europe au sein duquel beaucoup de sections nationales acceptaient mal la préséance que s’attribuait l’ancienne direction d’ATTAC-France.

Bien qu’elle rassemble moins de militants qu’entre 2000 et 2003 et qu’elle ne connaisse plus le succès médiatique de ses débuts, ATTAC-France est ainsi parvenue à se redéployer en privilégiant un fonctionnement en réseau, tant en interne (avec les comités locaux), sur le plan national (au sein de la société civile altermondialiste française) et international (dans les Forums Sociaux et les réseaux ATTAC internationaux).

Forum Social Mondial : vers une organisation « décentralisée »

L’organisation des Forums Sociaux Mondiaux entre 2001 et 2005 a suivi une évolution similaire. La taille croissante de ces événements (15 000 participants au FSM en 2001, 50 000 en 2002, 100 000 en 2003, 150 000 en 2004, 170 000 en 2005 puis 130 000 en 2009) a renforcé le besoin d’une administration plus permanente qu’incarnent le « secrétariat international » et le secrétariat d’organisation brésilien du FSM. Dans un premier temps, les structures du forum se sont renforcées avec le succès du mouvement, le menant parfois à une certaine institutionnalisation au nom de l’exigence d’efficacité.

Avec cette institutionnalisation du mouvement, le risque est de laisser les rennes à un petit nombre de professionnels sans véritable base sociale (Pleyers, 2008). En 2003, la participation croissante au FSM avait conduit les instances organisatrices brésiliennes à s’institutionnaliser considérablement, l’un des problèmes majeurs résidant pour elles dans le défi de « caser ces foules », pour reprendre les termes de l’un des principaux responsables de l’organisation qui siégeait au Conseil international du FSM. Suivant cette logique, certains grands événements ont concentré la plupart des participants, les personnalités s’exprimant devant des foules immenses et passives, au détriment d’ateliers plus restreints et de l’élaboration des solutions de rechange nouvelles. En 2003, 11 000 personnes s’étaient réunies pour écouter N. Chomsky et A. Roy, plus de 60 000 devant le nouveau président Lula.

Les militants altermondialistes ont été très critiques à cause de cette centralisation et du fait que quelques leaders étaient en charge d’orientations stratégiques du Forum, comme le choix des thématiques majeures et des orateurs des principales tribunes. Aussi, les Forums Sociaux Mondiaux qui ont suivi furent-ils marqués par une volonté de « décentraliser » l’organisation du forum et de favoriser l’ « auto-organisation » des activités. Concrètement, cela signifiait notamment qu’aucune conférence n’était proposée directement par le FSM lui-même ou par le Conseil international, ce rôle étant dévolu aux associations participantes. Plutôt qu’une foule de 11 000 personnes devant quelques stars de l’altermondialisme — comme Noam Chomsky ou Arundhati Roy en 2003 —, des centaines de chapiteaux ont accueilli des conférences plus restreintes organisées par un millier d’associations et dont bon nombre se voulaient « plus participatives ». Après une introduction par des interventions depuis la tribune, l’assemblée était souvent invitée à se diviser en sous-groupes d’une dizaine de personnes afin de permettre à chacun d’intervenir davantage dans le débat. Depuis 2005, cette technique a été adoptée pour traiter les sujets les plus divers : réflexion sur le FSM et ses limites, les manières de « changer le monde sans prendre le pouvoir » ou les stratégies à adopter face aux institutions internationales. Cette tendance à privilégier une organisation plus réticulaire est ainsi venue contrebalancer l’institutionnalisation favorisée par les exigences logistiques et organisationnelles d’un événement gigantesque. Le FSM 2005 a ainsi montré qu’un événement rassemblant 170 000 personnes pouvait être essentiellement organisé sur la base d’un réseau décentralisé d’acteurs relativement autonomes, même si quelques importants aspects logistiques avaient été délégués au secrétariat brésilien du FSM et à ses employés.

Au sein du mouvement altermondialiste, la tendance à l’institutionnalisation a ainsi été contrebalancée par la volonté des militants de préserver le caractère souple, relativement informel et participatif de l’organisation et ce, tant pour conserver le dynamisme et l’adaptabilité du mouvement (Anheier et Themudo, 2002) que pour éviter la formation d’une hiérarchie. La tendance à l’institutionnalisation demeure présente mais est contrebalancée par une volonté de maintenir une structure souple, réticulaire et moins hiérarchique. La tension entre ces deux formes d’organisation du mouvement est présente à tous les échelons du mouvement altermondialiste : au sein du Conseil international du FSM, au sein d’organisations comme ATTAC-France et jusque dans les discours et les souhaits des militants de base : « Il ne devrait pas y avoir de structures très instituées, bien établies. (...) Mais bien sûr, on a aussi besoin de certaines structures pour pouvoir travailler » (une jeune adhérente d’ATTAC-Allemagne, dans Hurrelmann et Albert, 2002 : 315).

2. Valorisation des réseaux

Plutôt que des organisations, les militants affirment vouloir construire des « dynamiques non bureaucratiques, des systèmes en adaptation constante et évoluant par rapport à l’expérience acquise dans la pratique » (Toussaint et Zacharie, 2000 : 45). Ils sont nombreux à s’opposer à toute tentative d’institutionnaliser le mouvement : « Nous n’avons pas besoin d’une espèce de comité central des mouvements qui décide depuis en haut les mobilisations, mais d’un réseau qui sert surtout pour la communication, qui est capable de nous interconnecter et de faire émerger les sensibilités des mouvements[5] ». Cette valorisation du côté relativement peu structuré des réseaux par les militants altermondialistes a incontestablement pesé sur l’évolution organisationnelle du mouvement dans son ensemble et de la plupart de ses organisations.

À défaut d’une correspondance toujours avérée avec la réalité, l’imaginaire des réseaux globaux interconnectés est ainsi devenu un élément structurel du mouvement altermondialiste (Juris, 2008). Le terme de « réseau » est d’ailleurs très présent dans la littérature consacrée au mouvement altermondialiste (Juris, 2004 et 2008 ; Arquilla et Ronfeldt, 2001 ; Bennett, 2005 ; Hardt et Negri, 2004) et de la société civile globale (Keck et Sikkink, 1998 ; Castells, 2004 ; Bruenengräber, Haake et Walk, 1997 ; Kaldor, 2001 : 111-114 et 2003 : ch. 4 ; Diani et McAdam, 2003).

Les réseaux se caractérisent par la multiplicité quantitative et qualitative de relations entre des composantes à géométrie variable, favorisant des liens fluides et éphémères plutôt qu’institués. Parmi les multiples définitions de ce concept, citons « une structure d’interconnexions instables (...) composée d’éléments en interaction dont la variabilité suit quelques règles de fonctionnement » (Musso, 1997) ou « Un mouvement faiblement institutionnalisé réunissant des individus et des groupes dans une association dont les termes sont variables et sujets à une réinterprétation en fonction des contraintes qui pèsent sur elle. C’est une organisation dont la dynamique vise à la perpétuation et à la progression des activités de ses membres » (Colonomas, 1999 : 22). Synthétisant une série de recherches menées autour de ce concept, Marielle Pepin montre ainsi que celui-ci est souvent utilisé « lorsque l’on veut souligner cette façon souple et peu contraignante de nouer des liens et d’agir socialement » et qui serait caractérisée par « l’horizontalité des relations (la réciprocité et l’absence de hiérarchie), leur flexibilité (sensibilité aux circonstances) et leur informalité (la primauté des liens interindividuels) » (Pepin, 2007 : 18 et 21).

Les facteurs qui expliquent ce plébiscite des réseaux au sein du mouvement altermondialiste tiennent en partie au contexte dans lequel s’est développé l’altermondialisme. Premièrement, le contexte institutionnel dans lequel se déploie ce mouvement a été profondément modifié par la mondialisation et la nouvelle gouvernance (Held et McGrew, 1999 ; Milani, 1999). Dans un monde global composé de multiples espaces institutionnels, la structure d’opportunité politique est profondément modifiée et le réseau apparaît comme une structure susceptible de saisir de nouvelles opportunités et de se placer rapidement à l’échelle internationale (Anheier et Themudo, 2002). La cible des arguments et revendications est également très différente dans un contexte désormais international et multi-institutionnel. Lorsque l’État était l’interlocuteur privilégié et souvent unique des mouvements de la société industrielle, l’organisation hiérarchique et de masse permettait de construire un rapport de force face à lui et de faire émerger des leaders forts aptes à négocier avec l’État. Les mouvements ont désormais une multiplicité de cibles (États, institutions internationales, entreprises...) qui se situent à différents paliers (Armstrong et Bernstein, 2008 ; Wieviorka, 2005). La structure en réseau leur permet d’adapter leur approche à chacune de ces instances qui sont souvent à la fois des adversaires, des partenaires et des objets de pressions de la part des réseaux altermondialistes. Un deuxième élément tient aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) qui ont facilité l’adoption d’une structure réticulaire par bien des acteurs sociaux et politiques. Comme le mentionnait Charles Tilly dans son histoire des mouvements sociaux en France, les avancées technologiques « modifient les possibilités et les formes de l’action collective. Elles transforment l’organisation interne et les occasions d’agir en commun » (Tilly, 1986 : 549). Les nouvelles technologies de la communication ont permis la mise en oeuvre matérielle des réseaux à une échelle inégalée au sein de la société civile internationale qui allait donner naissance à l’altermondialisme. Tilly (2004) multiplie cependant ses mises en garde contre tout déterminisme technologique en la matière. Manuel Castells (1998 et 2004) a d’ailleurs montré que ces changements organisationnels ne se limitent pas aux conséquences de ces innovations technologiques mais sont étroitement liés à de profonds changements culturels. Ceux-ci constituent le troisième élément contextuel. La forme du réseau est en effet l’un des éléments d’une culture de la « société informationnelle » (Castells, 1998) ou du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiappelo, 1999) partagée par les entreprises transnationales et les adversaires de la mondialisation néolibérale[6].

À côté de ces facteurs contextuels d’ordre institutionnel, technologique et culturel, les recherches empiriques nous ont amené à accorder une place prépondérante aux facteurs internes et en particulier à la réflexivité des acteurs. Des arguments de deux ordres conduisent à considérer avec davantage d’attention la culture politique (Escobar, 1992) de ces acteurs. D’une part, si les activistes se sont tant emparés de ces technologies nouvelles, c’est qu’elles permettaient la mise en oeuvre matérielle à une échelle inégalée d’une structure réticulaire qui répondait aux aspirations de ces acteurs et à laquelle ils associaient certaines valeurs centrales pour leur mouvement. Ainsi, en 1988, dans un numéro de la Revue internationale des sciences sociales consacré au « Local — global nexus », trois chercheurs engagés dans la société civile globale en formation écrivaient : « Pour ce qui est de la convergence organisationnelle et de la formation de coalitions, devant permettre de transformer la société, la création de canaux de communication horizontaux et de liens organisationnels verticaux pose un véritable problème » (Hettne et Friberg, 1988 : 399) ; « Il faut imaginer des solutions inédites, essentiellement pour donner à chaque groupe particulier les moyens de s’informer, de se renseigner sur les autres groupes (...). Aussi, seul un réseau décentralisé, non bureaucratique et interculturel (plutôt qu’international), d’individus et de groupes pourrait répondre à ces besoins » (Alger, 1988 : 362).

D’autre part, comme l’ont souligné Jeffrey Goodwin et James Jasper (2004 : 17-23 et 28), il est essentiel d’intégrer l’interprétation des acteurs pour comprendre le lien entre opportunités, forme d’organisation et action. C’est tout particulièrement le cas pour le mouvement altermondialiste dont les militants se révèlent extrêmement réflexifs, comme en témoignent les multiples ateliers lors des Forums Sociaux et les ouvrages militants consacrés à l’évolution du mouvement. Or, la méfiance à l’égard du processus d’institutionnalisation des organisations du mouvement est revenue comme un leitmotiv dans un grand nombre d’entretiens et de discours altermondialistes : « Il faut qu’on fasse très attention d’éviter de commencer comme un petit groupe et de terminer comme une institution comme le Vatican ! Mais il y a des manières et des instruments pour éviter cette institutionnalisation[7]. »

Comme l’ont montré les cas d’ATTAC-France et du Forum Social Mondial évoqués ci-dessus, les critiques contre une plus grande structuration du mouvement se sont multipliées à partir de 2003. Voyant dans la forme du réseau une structure organisationnelle capable d’empêcher certaines dérives bureaucratiques et oligarchiques des mouvements de la société industrielle, les altermondialistes ont privilégié la forme du réseau au nom d’une nouvelle culture politique qu’incarnait selon eux le mouvement altermondialiste. À côté d’éléments contextuels qui ne peuvent être ignorés, la réflexivité des acteurs apparaît ainsi comme un élément déterminant pour comprendre la forme organisationnelle adoptée par le mouvement altermondialiste. Au sein du mouvement altermondialiste, les réseaux renvoient ainsi à la fois à une nouvelle structure organisationnelle et à une culture politique (Juris, 2008). Nous devons dès lors nous pencher sur la culture politique et les valeurs au nom desquelles les militants privilégient la forme du réseau.

Une analyse thématique des entretiens a permis d’isoler deux ensembles de caractéristiques que les militants associent à la forme d’organisation en réseau : l’efficacité (grâce à la flexibilité, à l’adaptabilité, à la préservation de l’autonomie et de la créativité des membres) et l’horizontalité. Cette dernière se réfère notamment à l’absence de hiérarchie, la participation d’un plus grand nombre à la décision, le caractère démocratique, l’ouverture[8] et la capacité d’intégrer plus aisément de nouveaux membres et une variété d’opinions. Les militants prêtent successivement ces deux grandes vertus aux réseaux. Or, les études de cas de diverses organisations et collectifs altermondialistes montrent qu’elles ne vont pas forcément de pair, bien au contraire. Les matériaux empiriques nous ont ainsi conduits à distinguer au sein de l’altermondialisme deux cultures politiques (Pleyers, 2010) qui ont chacune recours au réseau pour une raison très différente : son efficacité pour l’une, son horizontalité pour l’autre.

3. L’efficacité d’une société civile en réseau

Dans le monde de l’entreprise (Castells, 1998 : 23 ; Boltanski et Chiappelo, 1999 ; Anheier et Themudo, 2002) comme dans celui de l’engagement, acteurs et analystes semblent tous « ratifier l’efficacité supérieure du réseau » (Dumoulin, 2007 : 130) sur la base de qualités qui lui sont prêtées : « vitesse, capacité à échanger des informations, fluidité et adaptabilité des liens » (Dumoulin, 2007 : 130). La structure en réseau permet aux altermondialistes d’adapter leur approche à chacune des multiples instances de la gouvernance globale et constituent à ce niveau une adaptation du mouvement à la complexité institutionnelle du monde contemporain (Armstrong et Berstein, 2008 ; Ancelovici et Rousseau, 2009) et d’atteindre par là une plus grande efficacité.

Au sein de la société civile, la combinaison de la spécialisation des associations et de leur coordination en réseau est considérée comme l’élément déterminant d’une efficacité de chaque association comme de la société civile dans son ensemble (Wahl, 1997). La qualité de l’information et de l’analyse délivrées par une organisation de la société civile est un élément déterminant de sa légitimité (Sikkink, 2002 : 314). Or, la construction d’une argumentation de qualité exige une spécialisation sur une thématique précise. Ni les militants ni les associations ne peuvent développer une analyse précise sur l’ensemble des questions dont traite l’altermondialisme, surtout lorsque celles-ci ont un côté technique et demandent des connaissances avancées, notamment dans le domaine juridique ou économique. Tant sur le plan de l’organisation des actions que pour développer une argumentation pointue, l’efficacité des réseaux altermondialistes repose ainsi sur la délégation à des entités relativement autonomes que permet l’organisation en réseau. Les militants et les organisations membres de ces réseaux acceptent ainsi de déléguer une partie de leurs responsabilités à d’autres acteurs du réseau qui se sont spécialisés dans un domaine précis, selon le mécanisme explicité par Raymond Boudon : « Nous acceptons de faire confiance aux spécialistes sur un grand nombre de sujets et de considérer comme vraies toutes sortes de propositions que nous ne pouvons, faute de temps ou de disposer des ressources cognitives appropriées, soumettre nous-mêmes à un examen critique » (Boudon, 1986 : 171). Comme le soulignait déjà Émile Durkheim, « Sur une question où je ne puis me prononcer en connaissance de cause, il ne coûte rien à mon indépendance intellectuelle de suivre un avis plus compétent » (Durkheim, 2002 : 18).

La délégation sur la base de spécialisations reconnues des diverses composantes du mouvement dans un champ de compétence particulier constitue un mécanisme central sur lequel repose l’efficacité de ce vaste mouvement. Chaque association développe ainsi une expertise, entendue dans le sens d’«  un sujet à propos duquel on a acquis une connaissance technique » : « des thèmes qui ne relèvent pas de notre expertise principale comme l’accès à la terre qui est le domaine de Via Campesina » (un militant pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde) ; « Un journaliste m’a demandé ce que je pensais de la position des syndicats par rapport à Arcelor. J’ai dit : “Mais sur ces questions-là, ce sont les syndicats qui ont l’expertise !” » (le coordinateur du Forum Social Liégeois, 2003).

Une fois son « expertise » reconnue au sein d’un réseau altermondialiste (qui peut être local, national ou international), un groupe ou une association voit ses analyses reprises par les autres acteurs du réseau et joue un rôle d’alerte (Habermas, 1978) sur cette thématique particulière : « Notre travail, c’est la surveillance, la mise sous contrôle des institutions. On informe et on alerte au moment où tout se décide. C’est le processus qui se met en place entre l’Observatoire et le reste du réseau » (entretien avec un responsable de l’Observatoire de la mondialisation, 2001). Au fait des avancées récentes des négociations internationales ou de l’évolution des débats politiques sur une question précise, les associations spécialisées sont considérées comme étant les mieux à même de juger du moment opportun pour une mobilisation plus massive au sein de la société civile en réseau : « Le “Collectif de Résistance Aux Centres Pour Étrangers” est spécialisé par rapport aux centres fermés. Il a l’expertise dans ce domaine et donc, quand il dit qu’il faut vraiment manifester, on le suit. Et c’est son discours qui prime par rapport à ce thème » (un militant de la coordination altermondialiste liégeoise, 2003). De même, la section locale d’ATTAC-Paris 14e a participé à diverses manifestations pour la sécurité alimentaire, les sans-papiers ou contre les OGM sans pour autant avoir développé une expertise propre dans chacun de ces domaines mais en se référant à différentes associations du réseau spécialisées sur ces thématiques : « Pour le logement, on va voir le DAL [Droit au logement]. Pour les OGM, on va voir le site de la Conf. [Confédération paysanne] » (un militant parisien).

L’organisation en réseau du mouvement permet ainsi aux acteurs de s’unir tout en préservant la spécialisation, la spécificité et l’autonomie de chacune de ses composantes (individus ou association). L’insertion dans un réseau vient alors renforcer la capacité d’agir des militants et des associations grâce à la collaboration des autres membres du réseau aux initiatives lancées par chaque association sur des thématiques spécifiques. La société civile en réseau altermondialiste repose ainsi sur un équilibre toujours instable et insatisfaisant entre la spécialisation des mouvements et les luttes communes.

Cependant, si les liens faibles des réseaux permettent de préserver l’autonomie de chaque composante et de développer une expertise de qualité, la spécialisation des connaissances peut s’opérer au prix d’une fragmentation des approches. Le défi est dès lors de parvenir à allier spécialisation et coordination. Or, si tous les discours s’accordent pour souligner l’importance de la coordination, dans la réalité concrète, différentes associations spécialistes d’un même thème entrent aussi en concurrence, sans forcément converger ou fusionner. Au sein de la société civile, il existe de véritables « marchés de l’expertise où chacun tente de faire valoir son capital de légitimité » (Dumoulin, 2003). La création de nouveaux groupes d’experts qui accompagnent souvent celle d’associations, l’extension progressive du domaine de compétence que s’attribue un groupe de chercheurs-militants, des divergences de position ou encore les intérêts personnels des leaders sont autant d’éléments qui peuvent engendrer un chevauchement, voire une superposition, des domaines de compétence. L’arrivée fracassante d’ATTAC en France a par exemple concurrencé l’Observatoire de la mondialisation sur ses domaines d’expertise et a finalement conduit à la disparition de ce dernier en 2001. Dans la majorité des cas, les relations entre groupes d’experts centrés sur un même sujet sont marquées par un mélange de partenariat et de concurrence. C’est par exemple le cas entre les réseaux internationaux du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde et Jubilée Sud. Tous deux spécialistes de la dette du tiers-monde, ces réseaux militants maintiennent néanmoins leurs distances alors qu’ils partagent une approche commune sur l’essentiel. Cette « concurrence » ne les empêche pas de collaborer occasionnellement, par exemple en organisant conjointement une session de conférences lors de chaque Forum Social Mondial.

La délégation de certaines compétences et la spécialisation s’appliquent également à l’organisation du mouvement lui-même. Certaines personnes et certaines associations se spécialisent ainsi non pas dans une problématique particulière mais en matière d’organisation du mouvement, et en particulier dans la convergence des différentes composantes au sein de coordinations altermondialistes ou de Forums Sociaux. Certains individus ou certaines organisations ont pour fonction de renforcer et d’étendre le réseau, de développer les contacts entre les membres du réseau et avec d’autres acteurs qui pourraient y adhérer (Diani, 2003 : 11).

4. Des réseaux horizontaux, ouverts et participatifs

Les réseaux sont également la forme d’association privilégiée par les activistes plus « culturels » et subjectifs du mouvement altermondialiste, et en particulier par les « alter-activistes » (Pleyers, 2004a ; Juris et Pleyers, 2009). Cette catégorie regroupe des militants profondément marqués par les événements altermondialistes et les Forums Sociaux, mais qui contestent les formes d’organisation trop verticales et peu participatives de certaines associations. Ils considèrent qu’il est fondamental de développer des pratiques cohérentes avec les valeurs défendues par le mouvement :

Nous ne dissocions pas nos pratiques de nos objectifs. Nous choisissons un fonctionnement horizontal, antisexiste, auto et éco-gestionnaire à partir de regroupements affinitaires.

tract de présentation de l’espace désobéissant du Forum Social Européen de Paris

Pour nous, c’est très important d’avoir une organisation horizontale, sans leader, afin de respecter tous les participants.

une jeune alter-activiste mexicaine, 2003

Le réseau leur apparaît comme la forme la plus appropriée pour mettre en oeuvre ces valeurs dans les pratiques de leur engagement (Wainwright, 2005 ; Starhawk, 2002) : une démocratie plus participative, une organisation horizontale, le respect de la diversité, la limitation (Ion, 1997), voire le refus (McDonald, 2006), de la délégation ou la rotation des tâches. Les alter-activistes insistent particulièrement sur l’absence de hiérarchie (l’ « horizontalité ») et les pratiques de démocratie directe de leurs réseaux, qu’ils opposent aux pratiques « verticales » des partis, des syndicats, des ONG et des grosses associations altermondialistes. Dans les réseaux alter-activistes, il n’y a ni hiérarchie formelle, ni poste électif, ni équipe rémunérée. Les militants privilégient au contraire la rotation des tâches, les décisions au consensus et la « participation décentralisée » à partir de groupes en charge de tâches spécifiques : « Nous nous basons sur une participation décentralisée qui rend chaque groupe responsable de son secteur et ce, afin que les décisions soient prises par un grand nombre de personnes, contrairement aux vieux partis où un petit groupe contrôle toute l’information et prend toutes les décisions importantes » (un activiste du MRG[9], Juris et Pleyers, 2009).

Les jeunes alter-activistes se trouvent ainsi imbriqués dans de vastes réseaux de groupes restreints aux objectifs précis, tels que la lutte contre la publicité ou la mobilisation contre la guerre dans un lycée. Dans la plupart des cas, ils optent pour des réseaux temporaires qui durent le temps de la préparation d’une mobilisation ou d’une campagne. Quelques-uns de ces réseaux ont ensuite prolongé leurs activités et sont devenus des espaces de rencontre, d’information et d’action pour les jeunes alter-activistes d’une ville ou d’une région. C’est par exemple le cas du Direct Action Network aux États-Unis, du Mouvement de Résistance Globale en Catalogne, de Vamos à Paris, du CLAG[10] à Lyon, de GAS 9[11] à Mexico ou People Global Action sur le plan international. Si la faible structuration et la fluidité des liens s’imposaient à l’origine à ces organisations qui n’étaient pas prédestinées à perdurer, elles sont devenues un choix que les activistes veulent défendre et préserver.

Le réseau Vamos s’est formé lors de l’organisation du voyage des manifestants parisiens vers Gènes. De retour à Paris, le groupe a prolongé sa mobilisation pour prendre part aux manifestations qui dénonçaient les exactions policières lors du sommet du G8 de Gènes. Ils ont ensuite organisé des conférences et des journées de débats sur les campus, en menant différentes actions directes symboliques, notamment pour soutenir la cause des sans-papiers, et en participant à plusieurs manifestations européennes, dont celle face aux sommets européens de Bruxelles (décembre 2001) et de Séville (juin 2002). Avec un réseau similaire de Lyon, Vamos fut le principal organisateur du « Village intergalactique », un campement qui a accueilli 4 000 personnes lors du G8 d’Évian en mai et juin 2003. Quelques mois plus tard, c’est avec des réseaux de défense des sans-papiers qu’ils ont créé un espace autogéré en marge du Forum Social Européen de Paris. Ces deux espaces furent le cadre de discussions, de débats et de la préparation d’actions directes mais aussi des lieux de vie, d’échanges, de fêtes et de rencontres avec des activistes venus d’autres villes et d’autres pays. Pour les activistes, l’organisation de ces espaces fut l’occasion de mettre en pratique les valeurs défendues par le mouvement dans une gestion collective et horizontale des débats et du lieu de vie.

C’est également l’organisation du transport vers une manifestation internationale qui fut le point de départ du réseau mexicain « Global Action Septiembre 9 » (GAS 9), en l’occurrence face au sommet de l’OMC à Cancún en septembre 2003. Après s’être rassemblés sur un campus universitaire, les activistes ont convoqué des assemblées qui ont réuni plus de 200 jeunes de différents courants militants pour discuter ensemble de la mobilisation : étudiants, libertaires, militants des partis d’extrême-gauche, employés d’ONG ou du secteur de l’éducation. Depuis Cancún, le réseau a été plusieurs fois rebaptisé et les militants se sont régulièrement renouvelés. Ce réseau de jeunes alter-activistes s’est notamment mobilisé contre le sommet de la Banque interaméricaine de développement à Guadalajara en 2004 puis a décidé de concentrer ses activités autour de trois pôles : des actions locales dans un quartier de la capitale afin d’y renforcer le tissu social, les médias alternatifs et le soutien aux campagnes des Zapatistes. Ils furent par exemple une cinquantaine à se rendre au Chiapas en 2005 lorsque les commandants zapatistes ont invité les « jeunes et la société civile » pour deux journées de discussion.

Alors que la « société civile en réseau » des altermondialistes qui cherchaient à développer une expertise spécialisée est basée sur la délégation, c’est ici tout le contraire. Les réseaux sont privilégiés parce qu’ils permettent une participation directe des militants, sans médiation, ce qui est essentiel pour ces activistes (McDonald, 2003 : 79-83 et 2006) : « Tu ne peux déléguer cette parole sinon tu t’en remets à quelqu’un qui va parler au nom de ta singularité, de ta spécificité, de tes désirs et de ce que tu as besoin en termes de droits » (un militant liégeois). Au sein des réseaux, la rotation des tâches d’organisation du groupe et le refus du leadership visent également à limiter la distinction entre les entrepreneurs de la mobilisation et d’autres militants « de base » qui en deviendraient davantage des consommateurs passifs. Pour les alter-activistes, il est essentiel que chacun soit sujet de son engagement et non pas un « mouton qui ne fait que suivre » (Jean, un activiste malien du camp des jeunes du FSM de Bamako, 2006).

La logique des réseaux entre ainsi en résonance avec une culture politique émergente à laquelle se réfèrent les jeunes alter-activistes lorsqu’ils invoquent un monde composé de multiples petites organisations autogérées qui s’articulent entre elles tout en gardant leur autonomie (Benett, 2005 ; Pleyers, 2004a ; Juris, 2008 ; Held et McGrew, 2007 : 199-201). Le réseau est devenu un puissant idéal politique et culturel, une logique à suivre qui pourvoie un modèle pour des formes émergentes de politiques démocratiques à l’échelle locale, régionale et globale » (Juris, 2007 : 127).

Le plébiscite de ces alter-activistes pour la forme du réseau doit bien moins à leur efficacité supposée qu’à leur caractère non hiérarchique (horizontal), ouvert à la participation de nouveaux venus et respectueux de l’autonomie d’action et de pensée de chaque individu[12] ou association. L’influence de la pensée et des pratiques anarchistes (Dupuy-Déri, 2004 et 2005 ; Graeber, 2002 ; Juris, 2008) sur ce mouvement apparaît ici clairement, bien qu’elle ne soit pas forcément explicitée[13]. Ces traditions ont été revisitées par les alter-activistes à partir de diverses médiations. La mouvance culturelle de l’altermondialisme est ainsi très sensible aux réflexions et pratiques développées par les nouveaux mouvements féministes (Lamoureux, 2004), notamment autour de la question du pouvoir (Rebick, 2009) ou des pratiques d’horizontalité dans les relations au sein du mouvement comme dans la vie quotidienne. Des zapatistes aux libertaires en passant par les alter-activistes, ces militants témoignent d’ailleurs d’un souci constant de transcrire l’égalité des genres dans les pratiques militantes et la vie quotidienne[14]. L’influence de la philosophie néozapatiste sur de nombreux jeunes libertaires et alter-activistes représente une autre médiation à travers laquelle ces valeurs et le souci de leur mise en pratique se sont transmis à ces réseaux altermondialistes[15]. Enfin, il faut y ajouter quelques philosophes qui ont relayé et approfondi la réflexion menée au sein des mouvements (Benasayag etal., 2001 ; Holloway, 2003 ; Hardt et Negri, 2004).

Les jeunes alter-activistes ont redéployé les éléments de cette culture politique en développant des espaces ouverts et horizontaux au sein des forums, campements et manifestations altermondialistes et en s’appuyant sur les nouvelles technologies pour se coordonner, créer des médias alternatifs ou des programmes libres. Cette culture politique, et la valorisation des réseaux horizontaux, ouverts et participatifs, a d’ailleurs connu un succès bien plus large qu’au cours des décennies précédentes, notamment parce qu’elle s’est redéployée dans un contexte technologique et normatif (Castells, 1998 et 2004 ; Boltanski et Chiapello, 1999) davantage en synergie avec les idéaux des activistes. Internet se révèle par exemple non seulement particulièrement propice au développement de l’organisation en réseau et utile en matière de coordination souple mais il renforce les idéaux d’ouverture, d’horizontalité et de participation des activistes (Juris, 2007)[16].

Cependant, au-delà des idéaux partagés par ces activistes, la participation de tous aux décisions, l’horizontalité et l’ouverture demeurent cependant des idéaux vers lesquels tendent ces groupes mais qui ne sont jamais pleinement réalisés (Pleyers, 2004b). Malgré la volonté et l’enthousiasme suscités par ces modes d’organisation participatifs, un constat s’impose dans de nombreux forums et de réseaux alter-activistes : « Dans ce Forum, il y a en fait quelques leaders et beaucoup de moutons » (Jean, activiste malien, FSM 2006). Malgré leur investissement dans la création d’un espace participatif et horizontal, les initiateurs du village alternatif et autogéré en marge du G8 d’Évian exprimaient ainsi leurs regrets  : « C’est quand même sur nous que beaucoup de choses reposent. » Malgré les multiples incitations, les participants ne s’impliquaient que de manière limitée et sporadique dans la gestion de cet espace dont la responsabilité reposait finalement sur une poignée d’activistes. L’horizontalité des réseaux ne doit pas non plus être romancée. La volonté d’éviter des structures hiérarchiques ne suffit pas à enrayer l’influence prépondérante de certains acteurs ou la mise en place de hiérarchies informelles, qui sont souvent moins démocratiques et plus difficiles à contrôler. La moindre formalisation de ces réseaux ne les protège pas davantage des enjeux de pouvoir (Crozier et Friedberg, 1977). D’autant plus que la volonté d’égalité affichée peut être remise en cause par l’émergence de certains leaders charismatiques ou médiatiques.

De même, si beaucoup de réseaux altermondialistes se sont montrés aptes à intégrer pleinement de nouveaux membres et des participations parfois sporadiques, l’adoption d’une forme réticulaire ne résout pas à elle seule le problème de l’inclusion et de l’exclusion au sein du mouvement altermondialiste, dont certains organes conservent un caractère relativement élitiste (Bennett, 2005 ; Pleyers, 2008). S’ils connectent davantage ceux qui sont déjà connectés, les réseaux ont également tendance à renforcer l’exclusion de ceux qui ne le sont pas et ne disposent pas des moyens nécessaires pour se connecter. Tilly mettait ainsi en garde contre « l’extension de l’activité d’un mouvement social par des réseaux interpersonnels existants [qui] a tendance à exclure ceux qui n’y appartiennent pas » (Tilly, 2004 : 152). On peut à cet égard citer le cas de l’élargissement du Conseil international du Forum social mondial qui s’est opéré sur la base des contacts établis avec les fondateurs et les autres membres influents, ce qui a contribué à renforcer la surreprésentation des réseaux cosmopolites. De même, si l’utilisation massive des nouvelles technologies de la communication a réduit les coûts de la coordination des militants qui sont déjà connectés entre eux, elle a encore davantage exclu ceux qui ne participent pas à ces réseaux ou n’ont pas accès à ces technologies (Castells, 1998 ; Colonomas, 1999).

La participation du plus grand nombre aux décisions, le maintien du caractère horizontal des débats et une plus grande intégration d’acteurs exclus demeurent ainsi des défis permanents pour les réseaux altermondialistes. Si la structure réticulaire leur permet de mieux y répondre, elle ne saurait résoudre à elle seule ces problèmes. Les alter-activistes sont cependant généralement conscients des problèmes qui découlent du leadership et de son influence au sein des organisations. Les réseaux aguerris sont d’ailleurs soucieux de mettre en oeuvre des techniques diverses qui visent à empêcher l’apparition de leaders informels qui vont du recours au rôle de facilitateur de discussion aux techniques de discrimination positive en faveur des femmes et les personnes qui sont peu intervenues (voir par exemple Baba, 2002 : 151-161). Dans d’autres cas, lorsqu’il n’apparaît plus possible de contrer l’influence grandissante d’une personne ou d’un sous-groupe, des activistes ont préféré quitter le réseau pour en recréer un nouveau.

5. Efficacité ou horizontalité ?

Derrière le plébiscite pour la forme et la culture du réseau parmi les altermondialistes se cachent ainsi deux cultures politiques distinctes qui valorisent les réseaux pour des raisons différentes. Le succès du réseau au sein du mouvement doit beaucoup à ce que Marshall Sahlins (1985) appelait un « malentendu opératoire » (working misunderstanding). Celui-ci survient à la suite de l’usage d’un modèle conceptuel commun[17] par des groupes d’acteurs qui y ont chacun recours en fonction de leurs propres logiques et de leurs propres intérêts. Leur implication dans une action sociale commune autour de ce concept partagé, amène généralement la réalisation de leurs objectifs respectifs[18].

La prédilection pour l’organisation réticulaire au sein du mouvement altermondialiste repose ainsi sur des cadres partiels de significations qui, de manière non explicite, renvoient à deux cultures politiques distinctes qui se côtoient dans le mouvement altermondialiste. La situation se trouve alors vue d’une manière apparemment unique par des logiques culturelles distinctes. Le réseau est apparu comme la forme organisationnelle qui permettait le mieux de répondre aux exigences d’efficacité pour les uns, d’horizontalité et d’ouverture pour les autres, même si l’adoption d’une structure réticulaire ne constitue pas en soi une garantie d’efficacité ou d’horizontalité.

Si la forme du réseau semble plébiscitée par les altermondialistes, ce n’est donc pas forcément pour les mêmes raisons. Les uns se fondent sur une rationalité instrumentale, davantage sensible aux exigences en termes d’efficacité, tandis que les autres privilégient une rationalité en valeur et insistent sur la cohérence entre les pratiques et les idéaux du mouvement, l’horizontalité et la participation directe du plus grand nombre aux décisions figurant en bonne place parmi ceux-ci. Cependant, cette rationalité dominante n’est pas exclusive. Les uns ne sont pas plus opposés à la démocratie interne que les autres à l’efficacité, même si chacun des courants n’accorde pas autant d’attention à ces valeurs. La participation et une certaine efficacité figurent ainsi parmi les valeurs partagées par l’ensemble des altermondialistes, ce qui confère aux critiques émises au nom de ces deux valeurs un caractère constructif et permet d’éviter les dérives antagoniques : une délégation excessive menant à une prise de pouvoir de quelques leaders au nom de l’efficacité d’un côté, de longues discussions horizontales mais sans résultat de l’autre.

Le modèle idéal de convergence ouvert et inclusif des Forums Sociaux (Pleyers, 2004b) est fondé sur le postulat d’une compatibilité en pratique de l’horizontalité et de l’efficacité. Les militants insistent sur le fait qu’au bout du compte, l’efficacité du processus se voit renforcée par la participation active du plus grand nombre aux décisions : « Il est essentiel de donner le droit à la parole à tout le monde, même si ça retarde le processus et la discussion. À long terme, c’est la seule manière de construire un véritable forum social » (intervention lors d’une réunion du Comité d’initiative français, mars 2004). La qualité de la délibération peut ainsi se trouver améliorée lorsqu’une ample participation permet d’y intégrer davantage de points de vue et d’arguments. De plus, lorsqu’il s’agit de mettre sur pied des projets à moyen ou à long terme, la participation facilite l’appropriation du projet par l’ensemble des participants. Ces projets se révèlent alors plus solides et plus efficaces que ceux qui sont basés sur une décision prise par quelques délégués, notamment parce qu’ils ne dépendent plus uniquement d’un leader qui les porte et grâce à une meilleure compréhension du projet et de ses enjeux par l’ensemble des participants[19].

Mais les exigences d’horizontalité et d’efficacité ne vont pas toujours de pair[20] et s’avèrent parfois incompatibles dans la pratique. D’une part, les efforts entrepris pour améliorer la démocratie interne et l’ouverture de la délibération « ralentissent le réseau et rendent plus difficile de répondre rapidement aux problèmes et aux crises globales » (Sikkink, 2002 : 312). D’autre part, les formes d’engagement participatives et plus horizontales exigent une implication forte de chaque militant et un long apprentissage collectif, tant pour acquérir les compétences nécessaires pour assumer les diverses tâches que pour développer un sens de l’autogestion. Or, les groupes militants s’avèrent souvent très instables en raison de l’absence de structure formelle, de l’important renouvellement de leurs membres et du fait que certains participants moins impliqués ne tiennent pas toujours leur engagement. Il est alors souvent difficile de construire sur des bases antérieures et, dans de nombreux groupes, l’ensemble du processus en cours doit être réexpliqué (et souvent rediscuté) lors de chaque réunion. De plus, l’organisation horizontale et participative des réseaux exige beaucoup de temps et l’investissement d’un nombre relativement élevé d’activistes dans l’organisation.

Aussi, tôt ou tard, chaque groupe en vient à se pencher sur le dilemme entre la participation de tous et la forte démocratie interne d’une part, et une efficacité nécessaire d’autre part. Cela aboutit dans la plupart des réseaux à davantage de souplesse dans l’application des principes d’autogestion pour éviter de les transformer en dogmes rigides et en raison de principes réalistes : tous les membres ne s’impliqueront pas avec la même intensité dans le projet et une certaine délégation est parfois indispensable. Plutôt que de s’en tenir rigoureusement à des pratiques autogestionnaires strictes imposant une participation égale et conséquente de chacun des membres, de nombreux groupes considèrent que l’essentiel est de favoriser une démarche plus active dans l’engagement et d’éviter une délégation excessive.

Dans la pratique des réseaux altermondialistes, l’idéal de participation et l’absence de délégation conduisent parfois à de graves déficiences en termes d’efficacité alors que le temps presse et que certaines décisions doivent être prises. Les « assemblées des mouvements sociaux » ou les réunions préparatoires du Forum social européen (FSE) insistent particulièrement sur l’aspect ouvert et participatif de la discussion en leur sein. Aussi n’est-il pas rare de voir défiler plus d’une centaine d’orateurs à la tribune sans qu’une décision claire ne puisse être adoptée. Pourtant, la préparation d’un forum social continental auquel sont attendus plusieurs dizaines de milliers de personnes exige une instance capable d’assurer à la fois la continuité du processus et de prendre les décisions dans les délais convenus. Des groupes restreints et informels se substituent alors aux assemblées. Après l’Assemblée européenne préparatoire d’Istanbul en avril 2004, la principale coordinatrice du réseau expliquait : « On est obligé de faire, la nuit, des groupes de travail restreints et ce serait donc mieux de créer un véritable groupe de travail au niveau européen plutôt que seulement des AG. » Des pratiques de délégation et une limitation de la participation de tous les membres à chaque décision semblent ainsi indispensables pour la plupart des altermondialistes.

Si les réseaux horizontaux ont parfois démontré leur efficacité pour l’organisation de certains événements[21], des actions directes ou des projets à court terme, de nombreux altermondialistes jugent généralement qu’une certaine délégation des responsabilités est indispensable pour assurer une bonne gestion et une certaine efficacité, tant au sein des organisations que pour la préparation des forums et autres grandes mobilisations ou pour faire passer certains messages auprès de l’opinion publique, des médias et des décideurs politiques. Certains leaders altermondialistes considèrent quelques instances de direction du mouvement, comme le conseil d’administration d’ATTAC-France, le Conseil international ou les secrétariats brésilien et indien du FSM, comme des « pôles de stabilité dans un mouvement où tout est mouvant » (Bernard Cassen, réunion du CIF[22], 27 avril 2004). S’agit-il alors de sortir d’un mode d’organisation réticulaire pour adopter une structure organisationnelle plus hiérarchique et aller vers une plus grande institutionnalisation du mouvement ? Pour l’instant, les altermondialistes ont résisté à cette évolution. Le Forum Social Mondial est aujourd’hui bien moins institutionnalisé et centralisé qu’il ne l’était en 2003. C’est également le cas de nombreuses organisations nationales, comme ATTAC-France, ou locales, comme le réseau catalan « Movimiento de Resistencia Global » qui, plutôt que de s’institutionnaliser et d’intégrer le Conseil international du FSM, a préféré s’auto-dissoudre en 2003[23].

En s’appuyant sur une organisation en réseau, les altermondialistes ont expérimenté des processus qui tentent de répondre à la fois aux exigences d’efficacité et de participation du plus grand nombre dans le cadre d’un mouvement dont les contours ne sont pas strictement définis, ce qui limite fortement les mécanismes de la démocratie représentative. C’est là un défi majeur qui se pose à la démocratie contemporaine, tant sur le plan local (Blondiaux, 2008) que global (Held et McGrew, 1999). La démocratie cosmopolite se doit ainsi de compenser les limites de la légitimité issue de la démocratie représentative en s’appuyant sur la participation, la qualité de la délibération, l’organisation d’oppositions et la rencontre de points de vue divergents (Rosanvallon, 2006 ; Habermas, 1987). L’analyse des pratiques et des cultures politiques du mouvement altermondialiste revêt dès lors un intérêt particulier pour ceux qui cherchent à repenser la démocratie au xxie siècle.