Corps de l’article

Comment expliquer l’émergence et le déclin de mobilisations contestataires ? Comme le remarque l’introduction de ce numéro, la façon la plus répandue de répondre à une telle question est de s’inspirer du modèle dit du processus politique pour retracer l’accumulation des ressources des acteurs, leurs cadres d’action collective et, surtout, leur interaction avec la structure des opportunités politiques. De nombreux auteurs ont insisté sur les écueils et les lacunes d’une telle approche, notamment son hypothèse centrale voulant que la dynamique des mouvements sociaux et des vagues contestataires en général soit conditionnée par le rapport à l’État.

Dans cet article, plutôt de rejeter en bloc le modèle du processus politique, nous voudrions élaborer, à partir de l’oeuvre de Pierre Bourdieu et, tout particulièrement, de sa théorie des champs, l’esquisse d’une alternative qui reprenne les éléments centraux de la logique explicative de ce modèle tout en l’élargissant aux sphères non étatiques ou, du moins, aux arènes institutionnelles qui ne sont pas principalement structurées autour de l’État. Aussi notre démarche s’inspire-t-elle de l’appel d’Armstrong et Bernstein (2008) en faveur d’une perspective multi-institutionnelle tout en s’en démarquant par son souci de renouveler l’ambition explicative du modèle du processus politique. Cette ambition a le mérite de chercher à mettre de l’avant non pas des lois générales invariantes, comme certains le lui ont reproché (voir, par exemple, Goodwin et Jasper, 2004), mais des processus récurrents que l’on retrouverait dans différents contextes (voir McAdam, Tarrow et Tilly, 2001 ; Tilly et Tarrow, 2007).

Dans cette optique, nous présenterons d’abord rapidement le modèle du processus politique ainsi que les bases de sa logique explicative. Ensuite, après avoir repris quelques critiques centrales de ce modèle, nous exposerons la théorie des champs de Bourdieu et montrerons comment elle peut contribuer au renouvellement du modèle du processus politique. Enfin, nous expliquerons en quoi cette reformulation du modèle du processus politique permet de répondre à certaines critiques tout en représentant un véritable gain épistémique. Bien que la théorie présentée dans cet article s’inspire de travaux empiriques, nous tenons à préciser qu’il s’agit avant tout d’une série de propositions ou d’hypothèses, voire d’un programme de recherche, plutôt que la conséquence analytique d’une recherche empirique déjà réalisée. Notre esquisse d’une théorie de la contestation reste donc à être validée empiriquement avant que nous puissions sérieusement affirmer qu’elle représente une alternative convaincante au modèle du processus politique.

Le modèle du processus politique

Le modèle du processus politique est apparu aux États-Unis à la fin des années 1970 dans un souci de se distinguer tant des approches « classiques », qui insistaient sur les facteurs psychologiques et présentaient les mouvements sociaux comme des phénomènes irrationnels résultant d’un processus d’atomisation, que de l’approche de la mobilisation des ressources, qui se contentait d’étudier la façon dont des entrepreneurs agissant rationnellement et stratégiquement parvenaient à mobiliser des ressources à des fins contestataires (McAdam, 1999 : 5-59 ; Tarrow, 1998). Alors que les approches classiques accordaient une place centrale aux griefs des acteurs, le modèle du processus politique va dans le même sens que l’approche de la mobilisation des ressources et suppose que les griefs d’une population donnée sont relativement stables tandis que sa capacité d’agir varie dans le temps et l’espace. Mais contrairement à l’approche de la mobilisation des ressources, le modèle du processus politique va au-delà des facteurs organisationnels pour prendre en compte, comme son nom l’indique, les facteurs politiques et la dynamique processuelle. Les mouvements sociaux seraient ainsi en constante transformation en fonction de leurs interactions avec la politique institutionnelle. Cette dimension interactionnelle suppose qu’il est impossible de prédire la trajectoire d’un mouvement social. Tout au plus peut-on identifier des conditions susceptibles de favoriser son émergence ou son déclin ainsi qu’identifier les principaux mécanismes et processus qui structureront les mobilisations et, s’il y a lieu, le cycle de protestation.

Le modèle du processus politique se concentre généralement sur l’accumulation des ressources par des organisations « indigènes », c’est-à-dire locales ou issues des groupes exclus, sur le cadrage des opportunités et des revendications (ou, encore, sur ce que McAdam a appelé la « libération cognitive » des insurgés [1999 : 48-51]) et, surtout, sur les effets de la structure des opportunités politiques. Bien que cette dernière ne soit pas le seul facteur que le modèle du processus politique prend en compte, elle est rapidement devenue sa marque de commerce et est souvent perçue comme sa principale contribution à l’analyse des mouvements sociaux (cf. Meyer, 2004 ; Giugni, 2009). En effet, l’importance de l’accumulation et de la mobilisation des ressources était déjà au coeur des travaux de McCarthy et Zald (1977), avant l’avènement du modèle du processus politique, tandis que les facteurs culturels ont commencé à être vraiment pris au sérieux uniquement vers la fin des années 1980, dans la lignée des travaux de David Snow et de ses collègues sur le cadrage des problèmes sociaux et des revendications (Snow et al., 1986) et, dans une moindre mesure, d’Alberto Melucci (1985) et d’Alain Touraine (1985) sur l’identité collective (voir aussi Cohen, 1985)[1]. Aussi, notre discussion du modèle du processus politique se concentrera sur la notion de structure des opportunités politiques sans pour autant prétendre que celui-là se réduit à celle-ci[2].

La structure des opportunités politiques (SOP) peut être appréhendée en tant que variable, comme c’est le cas dans le modèle traditionnel du processus politique, ou en tant que processus constitué de plusieurs mécanismes, comme c’est le cas dans le modèle révisé ou actualisé du processus politique[3]. Dans un texte souvent cité, Tarrow (1998 : 76-77) la définit comme l’ensemble des « dimensions récurrentes — mais pas nécessairement formelles ou permanentes — de l’environnement politique qui sont une source d’incitation à l’action collective en affectant les attentes de succès ou d’échec des gens »[4]. De façon générale, il s’agit d’identifier les facteurs qui peuvent faire augmenter ou baisser le coût — tangible ou non — de l’action collective et, ainsi, la favoriser ou la rendre moins probable. Tarrow (1996, 1998) distingue une dimension statique de la SOP d’une dimension dynamique. La première renvoie à la puissance de l’État (fort/faible) et aux principales stratégies auxquelles celui-ci fait appel pour faire face aux insurrections civiles (inclusion/exclusion). À ces deux indicateurs s’ajoute le degré de pacification du conflit de classe au sein d’une société, l’argument étant qu’un clivage de classe saillant implique que les nouveaux enjeux et les nouveaux acteurs seront absorbés par ce clivage et ne réussiront pas à mobiliser des appuis importants et à affecter de manière significative les termes du débat public (voir Kriesi et al., 1995). Dans la mesure où ces trois facteurs changent lentement, ils expliquent davantage la nature et la vitalité d’un mouvement donné ainsi que les tactiques et moyens qu’il est susceptible de mettre en oeuvre plutôt que son émergence ou son déclin comme tels.

Pour rendre compte de l’émergence ou du déclin d’un mouvement, le modèle du processus politique se penche principalement sur la dimension dynamique de la SOP. Tarrow (1996) mentionne notamment les changements permettant un plus grand accès au système politique (comme, par exemple, une facilitation de l’exercice du droit de vote), un réalignement politique (souvent électoral) changeant l’équilibre des forces en présence, une plus grande cohésion ou division des élites contribuant à la construction d’alliances avec des figures publiques influentes et, enfin, la réaction de l’État (répressive ou non)[5]. Selon cette logique, des changements au sein du système politique ont un effet sur la propension des acteurs à agir collectivement et sur leur capacité de mobilisation et, ainsi, sur la probabilité qu’un mouvement social ou une vague contestataire se développe ou, au contraire, régresse. Lorsque la SOP s’élargit, les mobilisations sont susceptibles d’augmenter, tant en nombre qu’en cadence. Par contre, lorsqu’elle se contracte, les mobilisations diminueront d’intensité[6].

Le modèle du processus politique place donc le rapport à l’État au coeur de la dynamique des mouvements sociaux et réserve même l’appellation de mouvement social à un type particulier de contestation politique. D’après Tilly (2008) et le modèle du processus politique, la majorité des cas d’action collective, des équipes de baseball aux associations de quartier, ne sont pas des formes de contestation politique et ne participent donc pas à un mouvement social. Un cas de contestation devient politique et, ainsi, potentiellement un mouvement social, à partir du moment où il affecte le gouvernement : « Nous entrons dans le domaine de la politique lorsque nous interagissons avec des agents du gouvernement, que ce soit en traitant avec eux directement ou en s’investissant dans des activités affectant les droits, les régulations et les intérêts du gouvernement » (Tilly, 2008 : 6).

Certains auteurs ont remarqué avec raison qu’une telle approche suppose une conception étroite du politique et néglige le fait que les frontières du politique sont elles-mêmes un enjeu de disputes et de luttes (voir Cefaï, 2007 : 281). D’un autre côté, cependant, dans son dernier livre, Tilly prend soin de préciser qu’il n’est pas nécessaire qu’une revendication prenne le gouvernement pour cible pour être politique :

Laissez-moi écarter un malentendu possible une fois pour toutes. Restreindre la politique contestataire à des interventions qui impliquent des gouvernements ne veut en aucun cas dire que les gouvernements doivent être à l’origine ou les destinataires de ces interventions. Au contraire, tout au long de ce livre, nous rencontrerons un grand éventail de cas dans lesquels des acteurs non gouvernementaux s’affrontent et formulent des revendications visant des pouvoirs religieux, économiques, ethniques ou d’autres formes de pouvoir non gouvernemental. [...] L’implication minimale du gouvernement consiste à surveiller et à réguler la contestation publique et à se préparer à intervenir si les choses devenaient trop indisciplinées.

Tilly, 2008 : 7

L’État joue un rôle central pour trois raisons : (1) il représente une telle concentration de ressources que le simple fait d’y avoir accès donne un avantage immédiat à certains acteurs ; (2) il formule les règles formelles du jeu qui gouvernent la contestation collective ; et, enfin, (3) son monopole de la violence physique légitime — à travers la police, l’armée et le système légal — fait de lui un arbitre dans des conflits entre acteurs sociaux et le place ainsi, directement ou indirectement, au centre de toute interaction contestataire (Tilly, 2008 : 6-7)[7].

À la lumière de ces précisions, il semble que le modèle du processus politique repose, paradoxalement, sur une conception à la fois étroite et envahissante du politique. Étroite parce que limitée à la sphère gouvernementale ou étatique, et envahissante parce qu’il devient presque impossible d’envisager un mouvement social qui ne serait pas de près ou de loin modelé par son rapport à l’État. D’un côté, en tant que méta-institution, l’État est nécessairement amené à jouer un rôle que les mobilisations le prennent pour cible ou non. D’un autre côté, cependant, son rôle est appelé à varier en fonction des cibles des mobilisations. Comme l’ont souligné Jasper et Poulsen (cités dans Goodwin et Jasper, 2004 : 10), les mouvements issus de la classe moyenne, qui souvent ne sont pas animés par des militants confrontés à une situation oppressive et qui ne prennent pas pour cible l’État mais plutôt, par exemple, des codes culturels, ne sont pas forcément exposés à la répression de l’État et leur dynamique ne dépend donc pas d’un élargissement de la SOP. Lorsque les mouvements sociaux prennent pour cible « des pouvoirs religieux, économiques, ethniques ou d’autres formes de pouvoir non gouvernemental », comme l’envisage Tilly (2008 : 7), il devient nécessaire de considérer d’autres facteurs structurants qu’uniquement les institutions étatiques et la SOP.

C’est ici que nous rencontrons l’une des principales lacunes du modèle du processus politique, non pas tant parce qu’il ne s’applique qu’aux mouvements qui prennent l’État pour cible, comme l’affirment Goodwin et Jasper (2004 : 11), mais plutôt parce qu’il néglige les effets potentiels d’une structure des opportunités non politiques ou non étatiques. Au-delà de la dimension discursive et culturelle de toute structure d’opportunités (cf. Gamson et Meyer, 1996), on peut supposer, en effet, qu’il existe autant de structures d’opportunités qu’il existe de catégories de cible. Le sens et l’importance d’une cible donnée — une entreprise, une université, etc. — découlent de l’espace institutionnel dans lequel elle est encastrée. Par exemple, prendre une entreprise donnée pour cible n’a de sens et de valeur que dans le cadre d’un marché précis qui conditionne les forces et les faiblesses de cette entreprise ainsi que les options à sa disposition et la façon dont elle est susceptible de réagir. La structure des opportunités à laquelle sont confrontés les acteurs est ainsi tributaire de l’espace institutionnel au sein duquel leur cible et eux-mêmes évoluent. Dans la lignée d’Armstrong et Bernstein (2008) et d’autres auteurs néo-institutionnalistes (voir, entre autres, Friedland et Alford, 1991), nous faisons l’hypothèse d’une coexistence de multiples espaces institutionnels au sein d’une société donnée. Aussi, plutôt que d’affirmer la primauté de la structure des opportunités politiques, il convient d’examiner empiriquement la façon dont de multiples structures d’opportunités — politiques (au sens d’étatiques) ou non — sont encastrées les unes dans les autres et mutuellement constitutives.

Il est important d’insister sur le fait que nous ne cherchons pas ici à souligner l’existence d’une structure d’opportunités politiques à niveaux multiples qui reflèterait une articulation entre des structures nationales, transnationales et internationales. Plusieurs auteurs ont déjà étudié l’interaction entre de telles structures (voir Marks et McAdam, 1996 ; Meyer, 2003 ; Rodriguez-Garavito, 2007), mais leurs considérations se sont limitées à la structure des opportunités étatiques et interétatiques. La primauté revient toujours au système politique, qu’il soit défini en termes nationaux ou supranationaux, et ce, quelle que soit la cible des mobilisations. Bien que nous reconnaissions les effets structurants du système politique, nous voudrions nous attarder sur la structure des opportunités qui modèle les mobilisations prenant pour cible des pouvoirs non gouvernementaux.

Nous pencher sur d’autres types de structure d’opportunités n’implique pas que nous abandonnions la logique explicative du modèle du processus politique. Bien au contraire. Quoi qu’en disent ses détracteurs et en dépit de son manque de constance empirique, ce modèle a le mérite de nous indiquer de façon relativement précise un nombre limité de facteurs à prendre en compte pour expliquer l’émergence et les modes d’action privilégiés des mouvements sociaux. Dans le modèle du processus politique, comme nous l’avons remarqué plus haut, ces facteurs sont tous liés à l’État et au système politique. Cependant, leur logique est transposable à d’autres contextes ou structures. La SOP a un effet sur les acteurs dans la mesure où elle facilite ou empêche l’action collective et la canalise. On peut très bien imaginer que des facteurs non politiques jouent un rôle similaire.

Par exemple, Walker, Martin et McCarthy (2008) ont récemment comparé des États et des entreprises sur la base de leurs forces et de leurs faiblesses respectives ainsi que sur celle de leur capacité institutionnelle à réprimer, à faciliter et à banaliser un mouvement social[8]. Ils soulignent que les entreprises, contrairement aux États, ne permettent pas à leurs membres — et encore moins aux non-membres, les outsiders — d’accéder au processus de prise de décision ; ils remarquent également que les entreprises sont vulnérables aux efforts de délégitimation (à cause de l’importance de leur réputation) et disposent d’une capacité répressive très limitée car elles peuvent licencier leurs employés mais pas leurs clients ni les citoyens. Selon Walker, Martin et McCarthy (2008), ce mélange de fermeture, de vulnérabilité et de faible capacité répressive encourage les militants à adopter des modes d’action radicaux et disruptifs lorsqu’ils prennent les entreprises pour cible. Ainsi, la structure des opportunités générée par les entreprises modèle l’action des militants selon une logique similaire à la dimension statique de la SOP décrite plus haut (État fort/faible, stratégie d’inclusion/d’exclusion).

La démarche de Walker et ses collègues ouvre de nouvelles pistes de recherche mais néglige la dimension dynamique de la structure des opportunités. Or, celle-ci est essentielle pour expliquer pourquoi un mouvement donné se développe à un moment plutôt qu’à un autre. De plus, Walker et ses collègues laissent entendre qu’il suffit de se pencher sur les interactions entre un mouvement social et sa cible, tout en gardant un oeil sur l’État et le système politique, pour comprendre les tactiques des acteurs et la dynamique des mobilisations. Ce faisant, ils minimisent totalement les effets de la concurrence entre organisations au sein d’un même mouvement social ainsi qu’entre un mouvement et un contre-mouvement (voir à ce sujet Meyer et Staggenborg, 1996).

Afin de mieux comprendre la dynamique des mobilisations et des vagues contestataires prenant pour cible des pouvoirs non gouvernementaux, nous proposons de redéfinir le concept de structure des opportunités de sorte qu’il ne soit plus exclusivement tributaire du rapport à l’État et qu’il puisse être appliqué à une grande diversité d’espaces institutionnels. En d’autres termes, nous cherchons à extraire de la notion de SOP une théorie à la fois plus générale et plus précise. Dans ce qui suit, nous nous inspirons de la théorie des champs de Pierre Bourdieu pour jeter les bases d’une théorie de la contestation qui soit une alternative au modèle du processus politique tout en en conservant la logique explicative et l’ambition.

Du système politique aux champs

Bien que la référence aux champs renvoie originellement à la physique et à l’électromagnétisme (voir Martin, 2003), on la retrouve dans l’étude des mouvements sociaux dès les années 1970, notamment dans les travaux de Curtis et Zurcher (1973 : 53 n1), qui élaborent la notion d’un champ multi-organisationnel qui inclurait toutes les organisations avec lesquelles une organisation donnée pourrait établir des liens. On retrouve également cette perspective, assez proche du néo-institutionnalisme sociologique de DiMaggio et Powell (1991), dans les travaux plus récents d’auteurs établis comme Bert Klandermans (1997). Plus récemment, Jack Goldstone (2004) a proposé de remplacer la notion de SOP par celle de « champ relationnel externe » (external relational field) afin de tenir compte des alliés et des opposants non gouvernementaux des mouvements sociaux ainsi que des effets potentiellement positifs de l’adversité sur la capacité de mobilisation des acteurs. Goldstone cherchait ainsi à mettre l’accent sur la dimension relationnelle plutôt que structurelle de l’action collective. D’après Goldstone (2004 : 357), le champ externe inclut les autres mouvements sociaux, les institutions politiques et économiques, les autorités étatiques, les acteurs politiques, les élites économiques, religieuses et médiatiques, différents publics, l’ensemble des orientations symboliques et normatives et les événements critiques.

Néanmoins, de façon générale, dans cet article nous nous distançons des différentes conceptualisations de la notion de champ présentées ci-dessus pour nous appuyer plutôt sur celle élaborée par Pierre Bourdieu. Inspirée de l’argument de Weber relatif à la coexistence de différentes sphères de vie, la théorie des champs de Bourdieu postule que la société est divisée en un ensemble de sphères ou de champs relativement autonomes et caractérisés par des principes, une logique d’organisation et un type d’intérêts particuliers. Éminemment relationnel, le concept de champ renvoie à une topographie sociale, à un état ou une configuration de rapports de force et à un champ de luttes (Bourdieu, 1984a ; Martin, 2003 : 28).

Selon Bourdieu (1984a : 113), « les champs se présentent à l’appréhension synchronique comme des espaces structurés de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui peuvent être analysées indépendamment des caractéristiques de leurs occupants (en partie déterminées par elles) ». Chaque champ est construit autour d’enjeux et d’intérêts spécifiques qui sont perçus et portés principalement, voire exclusivement, par les acteurs qui participent au champ et qui motivent ces derniers à s’investir dans le champ (Bourdieu, 1984a : 114). Aussi, malgré les antagonismes en présence, les acteurs en lutte au sein d’un champ contribuent à sa reproduction. Comme le remarque Bourdieu (1984a : 115), « la lutte présuppose un accord entre les protagonistes sur ce qui mérite qu’on lutte et qui est refoulé dans le cela-va-de-soi, laissé à l’état de doxa, c’est-à-dire tout ce qui fait le champ lui-même, le jeu, les enjeux, tous les présupposés qu’on accepte tacitement, sans même le savoir, par le fait d’entrer dans le jeu ». Même les acteurs dans une position subordonnée et engagés dans des luttes de subversion contribueraient donc à la reproduction du champ plutôt qu’à son renversement.

Un champ est constitué de deux dimensions : la première renvoie à la position des acteurs dans le champ et la seconde aux prises de position de ces acteurs. La position des acteurs est déterminée par le type et le volume de capital détenu par chaque acteur. La valeur et la distribution des formes de capital (économique, culturel, social, politique, juridique, scientifique, symbolique, etc.) varient d’un champ à l’autre, établissant ainsi un principe hiérarchique et un rapport inégalitaire particuliers entre des acteurs qui ne sont pas forcément en contact les uns avec les autres[9]. La hiérarchie et les inégalités d’un champ donné impliquent que certains acteurs tendent à monopoliser la forme de capital qui confère le plus de pouvoir dans ce champ-là, ce qui suppose des rapports non seulement de force mais aussi de domination dans lesquels les acteurs dominants sont en mesure d’imposer les règles formelles et informelles du champ, ses principaux objectifs et ses critères d’entrée (Bourdieu, 1984a ; Bourdieu et Wacquant, 1992 ; Fligstein, 2008). La lutte entre dominants et dominés — ou entre incumbents et challengers, comme les appelle Fligstein (2001, 2008) — est donc à la fois un élément constitutif et un effet du champ.

La deuxième dimension constitutive d’un champ est l’espace des prises de position. Tandis que les positions sont déterminées par l’accumulation d’une forme de capital valorisée dans un champ donné, les prises de position sont, quant à elles, étroitement liées aux stratégies déployées par les acteurs pour améliorer leur position dans le champ. Dans la mesure où l’espace des prises de position est un système d’oppositions, la formation et la signification des prises de position sont fondamentalement relationnelles :

Chaque prise de position (...) se définit (objectivement et parfois intentionnellement) par rapport à l’univers des prises de position et par rapport à la problématique comme espacesdespossibles qui s’y trouvent indiqués ou suggérés ; elle reçoit sa valeur distinctive de la relation négative qui l’unit aux prises de position coexistantes auxquelles elle est objectivement référée et qui la déterminent en la délimitant. Il s’ensuit par exemple que le sens et la valeur d’une prise de position (...) changent automatiquement, lors même qu’elle reste identique, lorsque change l’univers des options substituables qui sont simultanément offertes aux choix des producteurs et des consommateurs.

Bourdieu, 1992 : 381-382

Chaque prise de position tire ainsi sa signification, sa valeur et ses effets de sa relation aux autres prises de position du champ. Les efforts de distinction et la conflictualité qui alimentent cette dynamique ne sont pas une source de forces centrifuges mais plutôt, selon Bourdieu, centripètes : « le principe générateur et unificateur de ce “système” [d’oppositions] est la lutte même » (Bourdieu, 1992 : 381).

Ces deux dimensions — l’espace des positions et l’espace des prises de position — qui constituent un champ sont liées l’une à l’autre, de sorte que leur relation exprime les effets que le champ exerce sur les participants du champ. Les stratégies, et donc les prises de position, que les acteurs déploient pour sauvegarder ou améliorer leur position dans le champ dépendent de leur perception de la configuration ou des rapports de force du champ à partir de leur propre position dans ce champ (Bourdieu et Wacquant, 1992 : 78). Dans la mesure où les acteurs ne voient pas le champ d’en haut, à vol d’oiseau, mais de l’intérieur, leur perspective est conditionnée par leur position. Les acteurs dominants — c’est-à-dire les acteurs fortement dotés de capital générant le pouvoir ou l’autorité propre au champ auquel ils participent — sont enclins à adopter des stratégies de conservation et des prises de position orthodoxes, tandis que les acteurs dominés — c’est-à-dire moins pourvus de capital valorisé dans le champ — sont enclins à adopter des stratégies de subversion et des prises de position hérétiques ou hétérodoxes (Bourdieu, 1984a : 115)[10].

Il semblerait donc que, en période d’équilibre, « l’espace des positions tend à commander l’espace des prises de position » (Bourdieu, 1992 : 379). Cependant, Bourdieu (1984 : 384-385) précise également qu’entre les deux se trouve ce qu’il nomme l’espace des possibles, c’est-à-dire un espace de potentialités objectives qui agit comme révélateur des dispositions des acteurs. De plus,

les agents, pour si strictes que soient les nécessités inscrites dans leur position, disposent toujours d’une marge objective de liberté (qu’ils peuvent ou non saisir selon leurs dispositions « subjectives ») (...) ces libertés s’additionnent dans le jeu de billard des interactions structurées, ouvrant ainsi une place, surtout dans les périodes de crise, pour ces stratégies capables de subvertir la distribution établie des chances et des profits à la faveur de la marge de manoeuvre disponible.

Bourdieu, 1992 : 392

Bien qu’animées par une quête de légitimation et de reconnaissance s’exprimant dans les luttes de classement qui sont au coeur de l’existence même du champ, les prises de position ne sont pas mécaniquement déterminées par la position des acteurs dans ce champ. L’existence d’un certain niveau d’indétermination entre l’espace des positions et l’espace des prises de position est nécessaire pour pouvoir penser l’innovation et le changement à partir des pratiques des acteurs qui participent au champ.

De même, les transformations économiques ou matérielles qui se déroulent à l’extérieur du champ n’affectent pas directement les prises de position des acteurs de ce champ. Ces transformations sont filtrées par la structure spécifique du champ et peuvent générer des effets inattendus (Bourdieu, 1992 : 381)[11]. Les principes de hiérarchisation extérieurs à un champ différent des principes de hiérarchisation, et donc de consécration, que l’on retrouve à l’intérieur du champ (Bourdieu, 1984b : 173 ; 1992 : 356), de sorte que l’un ne reflète pas nécessairement l’autre. Les effets des changements extérieurs au champ sont d’autant plus indirects et modelés par la structure du champ que chaque champ est lui-même composé de multiples sous-champs, encastrés les uns dans les autres tels des poupées russes (Fligstein, 2008 : 7). Les changements les plus décisifs au sein d’un champ sont donc le produit de la rencontre entre plusieurs processus relativement indépendants qui surviennent dans chacun des sous-champs et des champs ainsi que hors du champ (Bourdieu, 1992 : 416). D’ailleurs, à cet égard Bourdieu (1984b : 226) a bien montré comment les mobilisations de mai 1968 en France étaient en partie le résultat de la synchronisation de crises latentes dans différents champs.

Finalement, avant de nous tourner vers la pertinence de la notion de champ pour comprendre l’émergence et la dynamique des mobilisations et des vagues contestataires, nous nous devons d’aborder rapidement la question épineuse des limites du champ. En effet, pour évaluer les effets du champ sur les acteurs encore faut-il savoir quels acteurs participent à un champ donné. En d’autres termes, il faut pouvoir distinguer ceux qui sont dans le champ de ceux qui n’y sont pas. La réponse de Bourdieu à cette question est notoire : « Les limites du champ se situent au point où cessent les effets du champ » (Bourdieu et Wacquant, 1992 : 76). Bien que tautologique, cette réponse toute simple a le mérite d’écarter une délimitation atemporelle et invariante d’un champ donné. Selon la logique proposée par Bourdieu, il faut retracer empiriquement les effets de champ pour savoir si un acteur donné en fait partie ou non. À cet égard, il convient de noter que la notion de champ ne renvoie pas à une réalité statique formelle mais plutôt à une approche analytique aux vertus heuristiques (Martin, 2003 : 24). De plus, comme Bourdieu l’a souvent souligné, les frontières du champ sont elles-mêmes un enjeu de luttes :

Définir les frontières, les défendre, contrôler les entrées, c’est défendre l’ordre établi dans le champ. (...) les grands bouleversements naissent de l’irruption de nouveaux venus qui, par le seul effet de leur nombre et de leur qualité sociale, importent des innovations en matière de produits ou de techniques de production, et tendent ou prétendent à imposer dans un marché de production qui est à lui-même son propre marché un nouveau mode d’évaluation des produits.

Bourdieu, 1992 : 369

Un acteur entre de facto dans un champ à partir du moment où il y produit des effets, « fût-ce de simples réactions de résistance ou d’exclusion » (Bourdieu, 1992 : 369-370). Les acteurs dominants d’un champ vont donc essayer de marginaliser ou d’exclure leurs opposants en imposant une certaine définition de l’appartenance au champ et de limiter l’avènement d’une concurrence ou de luttes subversives en élevant les droits d’entrée au champ. Plus les critères d’entrée et d’appartenance sont codifiés et institutionnalisés, moins les règles du jeu sont en jeu et plus la position des dominants est confortée (Bourdieu, 1992 : 370).

La structure des opportunités du champ

Dans son oeuvre, Bourdieu identifie et analyse plusieurs champs : le champ littéraire, le champ scientifique, le champ universitaire, le champ intellectuel, le champ journalistique, le champ politique, le champ bureaucratique, le champ économique, etc. Pourrait-on parler d’un champ des mouvements sociaux au sens que nous venons d’exposer ci-dessus et, si oui, quels seraient les avantages analytiques d’une telle conceptualisation ? Bourdieu n’apporte pas de réponse à une telle question. Ses quelques écrits sur les mouvements sociaux (voir Bourdieu, 2002) sont avant tout des prises de position politiques sans réelle contribution théorique ou empirique. Même Homo academicus (1984b), dans lequel il traite des événements de Mai 68, explique davantage les racines structurelles des prises de position des acteurs du champ universitaire et de la généralisation de la crise que la dynamique des mobilisations comme telle.

Cependant, plusieurs auteurs se sont inspirés des travaux de Bourdieu pour étudier la dynamique des mobilisations[12]. Par exemple, Chad Alan Goldberg (2003) s’est inspiré du concept bourdieusien de luttes de classement pour rendre compte de la formation et transformation des identités collectives durant des épisodes de mobilisation pro et anticommuniste durant les années 1930 aux États-Unis. Mais c’est le concept de champ qui est le plus souvent repris. Ainsi, Raka Ray explique les divergences entre le mouvement des femmes de Bombay et celui de Calcutta, en Inde, à partir du concept de champ politique dans lequel elle identifie un sous-champ qu’elle nomme le champ de la protestation et au sein duquel oeuvrent les acteurs qui s’opposent aux acteurs dominants du champ politique formel (Ray, 1998 : 22-23). Dans la même veine, Nick Crossley (2003) prétend que les mouvements sociaux constituent un « jeu » particulier et qu’il existe un champ de la contestation structuré autour d’une forme particulière de capital à partir duquel des acteurs peuvent lancer des campagnes visant d’autres champs. Le champ de la contestation serait alors un lieu de socialisation qui permettrait aux acteurs d’acquérir des compétences particulières ainsi qu’un refuge où ils pourront, dans les périodes de crise ou de retrait, continuer à entretenir l’illusio qui les guide (Crossley, 2003 : 59-60)[13]. De même, Frédérique Matonti et Frank Poupeau (2004-2005) avancent l’idée d’un capital militant — et donc d’un savoir-faire particulier et valorisé — propre au champ militant, qui serait dérivé mais distinct du capital politique que l’on acquiert dans le champ politique ou partisan[14]. Finalement, bien qu’il refuse d’accorder le titre de champ à l’univers des mouvements sociaux — car ce dernier ne disposerait pas « d’un degré d’objectivation, de structuration et d’institutionnalisation suffisant pour correspondre à ce que Bourdieu (...) définit comme un champ » (Mathieu, 2007 : 139) — Lilian Mathieu (2007 : 133) parle de « l’espace des mouvements sociaux comme d’un univers de pratique et de sens relativement autonome à l’intérieur du monde social, et au sein duquel les mobilisations sont unies par des relations d’interdépendance ». Cet espace des mouvements sociaux serait caractérisé par des compétences pratiques et cognitives particulières similaires au capital militant mentionné ci-dessus (Mathieu, 2007 : 146-149).

Bien que cette perspective nous permette de mieux saisir la dynamique du militantisme en tant que pratique, elle présente la contestation comme une sphère délimitée et relativement stable d’activité plutôt que comme une stratégie développée par des acteurs actifs dans différents champs. Elle souffre ainsi des mêmes limites que l’approche dite de la mobilisation des ressources, qui avait, elle aussi, avancé l’hypothèse selon laquelle les mouvements sociaux constitueraient un secteur d’activité distinct de l’économie, de la politique formelle, de la famille, etc. (voir McCarthy et Zald, 1977). En plaçant les cibles et les opposants des mobilisations en position d’extériorité, elle suppose que les interactions les plus déterminantes ont lieu entre des acteurs similaires en concurrence les uns avec les autres au sein du champ ou de l’espace des mouvements sociaux, ce qui l’empêche d’expliquer la façon dont la nature, la dotation en capital et les stratégies des cibles influencent la stratégie des acteurs contestataires (cf. Walker et al., 2008)[15]. Plus généralement et plus fondamentalement, dans la mesure où elle traite les mouvements sociaux comme une constante de la vie sociale, cette perspective néglige la question de l’émergence de la contestation et des mobilisations. Tout au plus peut-elle expliquer leur déclin comme produit de luttes se déroulant au sein du champ des mouvements sociaux.

Contrairement à cette perspective, nous faisons l’hypothèse qu’il n’y a pas de champ de la contestation ou des mouvements sociaux et qu’il faut plutôt aborder les mobilisations comme un phénomène résultant principalement de la dynamique interne des champs, quels qu’ils soient. C’est ici que nous pouvons renouer avec le modèle du processus politique tout en étendant sa logique explicative. Nous proposons de reformuler la notion de structure des opportunités politiques (SOP) comme une structure des opportunités du champ (SOC)[16]. Dans la mesure où il y a une multitude de champs qui coexistent au sein d’une société donnée et à travers les sociétés, il y a toujours une multitude de SOC. Il s’ensuit que la structure des opportunités politiques est un type de SOC parmi d’autres plutôt que la principale, voire l’unique, structure d’opportunités pertinente à l’étude des mouvements sociaux.

Notre perspective suppose que chaque champ est plus ou moins comparable à un système ou un régime politique, avec ses acteurs mieux dotés en ressources (les dominants, les titulaires [les incumbents], les politymembers) et ses éléments subversifs et contestataires (les dominés, les nouveaux entrants, les challengers). En nous inspirant des travaux de Tarrow (1996 ; 1998), nous proposons de distinguer la dimension statique de la SOC, qui explique les principales caractéristiques de l’action collective (le type d’organisation, les tactiques et les stratégies prééminentes, etc.) au sein d’un champ, de sa dimension dynamique, qui explique les changements dans la trajectoire des mobilisations (émergence, croissance ou déclin) (voir tableau 1). La dimension statique repose sur une comparaison synchronique et s’attache à rendre compte des variations d’un champ à l’autre. La dimension dynamique suppose, quant à elle, une comparaison diachronique et vise à expliquer les variations dans le temps au sein d’un même champ.

Dans chaque champ, la dimension statique de la SOC renvoie (1) à la hiérarchie et à la distribution des formes de capital, (2) à l’ouverture et à la capacité répressive — tant sur le plan symbolique que matériel ou physique — des acteurs dominants, (3) aux règles formelles et informelles et (4) à l’espace des prises de position[17]. Cette dimension de la SOC détermine de manière relativement durable les canaux, les tactiques prédominantes et le coût général de l’action collective au sein d’un champ donné.

Tel qu’expliqué plus haut, (1) la hiérarchie et la distribution des formes de capital déterminent la position et le pouvoir des acteurs au sein d’un champ. Comme l’a suggéré Ray (1998) dans son étude des mouvements de femmes en Inde, plus la forme dominante de capital est contrôlée par un petit nombre d’acteurs, plus le pouvoir est concentré au sein de ce champ et, par conséquent, plus les mobilisations contestataires auront du mal à se développer et à se faire entendre ; et, inversement, une plus grande dispersion de la forme dominante de capital favorise une concurrence relativement équilibrée entre acteurs dominants ainsi que l’émergence de coalitions entre acteurs contestataires et certains acteurs dominants. Les champs dans lesquels il y a une grande dispersion du pouvoir sont donc susceptibles d’être caractérisés par un niveau de mobilisation plus élevé.

(2) L’ouverture et la capacité répressive des acteurs dominants influencent les tactiques[18] des acteurs contestataires : plus les acteurs subordonnés ou dominés ont accès au processus de prise de décision des acteurs dominants, moins ils sont susceptibles d’utiliser des tactiques disruptives ou extra-institutionnelles et vice versa (Kriesi et al., 1995 ; Tilly, 1978) ; de même, plus les acteurs dominants jouissent d’une forte capacité répressive, moins les acteurs contestataires sont susceptibles d’utiliser des tactiques disruptives et vice versa (cf. Walker et al., 2008). L’effet combiné de l’ouverture et de la capacité répressive des acteurs dominants d’un champ donné modèle ainsi les tactiques prédominantes déployées par les acteurs contestataires pour améliorer leur position au sein du champ.

Bien que liées au point précédent relatif au degré d’ouverture des acteurs dominants, (3) les règles formelles et informelles d’un champ donné ont pour effet principal de codifier, de canaliser et de régulariser les pratiques des acteurs en dictant, par exemple, qui peut légitimement participer au champ et, ainsi, concurrencer les acteurs déjà présents. Les règles formelles et informelles ont donc un effet direct sur, entre autres, la démographie de chacun des champs (cf. Bourdieu, 1984b).

Tableau 1

Les dimensions de la structure des opportunités du champ

Les dimensions de la structure des opportunités du champ

-> Voir la liste des tableaux

Finalement, (4) l’espace des prises de position, en tant que configuration relationnelle de positions antagonistes ou complémentaires à laquelle les acteurs sont confrontés, restreint l’éventail des nouvelles prises de position que les acteurs peuvent prendre ainsi que les cadres d’action collective qu’ils peuvent formuler et utiliser ; ce faisant, l’espace des prises de position modèle leurs stratégies de différenciation et conditionne les innovations et le potentiel futur du champ (Emirbayer et Johnson, 2008 : 15-16)[19].

En élaborant toujours sur la base de la classification proposée par Tarrow (1996, 1998), nous faisons l’hypothèse que la dimension dynamique de la SOC renvoie aux changements qui peuvent faciliter ou faire obstacle à l’émergence et à la croissance de mobilisations et de vagues contestataires. Ces changements incluent : (1) la dépréciation ou la valorisation relative de la forme dominante de capital du champ ; (2) une redistribution de la forme dominante de capital du champ ; (3) une plus grande division ou, au contraire, cohérence entre les acteurs dominants ; (4) un réalignement des prises de position ; (5) une réforme des règles du champ ; et (6) l’entrée de nouveaux acteurs dans le champ. Certains de ces changements concernent des aspects de la dimension statique de la SOC et sont donc rares.

Dans la mesure où elle implique potentiellement une redéfinition de la hiérarchie du champ et donc des positions des acteurs, (1) la dépréciation ou la valorisation relative de la forme dominante de capital d’un champ donné peut conférer davantage de pouvoir aux acteurs dominés, ou, au contraire, les en priver, et ainsi contribuer à l’émergence, au renforcement ou au déclin des mobilisations. Ainsi, en 1968, la mobilisation contestataire aurait bénéficié du fait que les professeurs titulaires de la Sorbonne ont été confrontés à la dépréciation de leur capital de pouvoir universitaire tandis que les maîtres-assistants nouvellement recrutés brandissaient leur capital scientifique pour remettre en question la hiérarchie du champ universitaire tout en essayant de construire des alliances avec des acteurs occupant des positions structuralement homologues dans d’autres champs (Bourdieu, 1984b).

Bien qu’une (2) redistribution de la forme dominante de capital d’un champ donné puisse être simplement le produit de la concurrence entre les acteurs du champ, elle peut néanmoins avoir des effets importants sur la capacité de mobilisation des acteurs dominés. En effet, selon la logique énoncée dans le premier point de la dimension statique de la SOC, si cette redistribution conduit à une plus grande concentration de capital, voire à une situation de monopole, le coût d’entrée du champ sera plus élevé et l’hégémonie des dominants plus totale ; si la redistribution mène, au contraire, à une plus grande dispersion de la forme dominante de capital et à une fragmentation du champ, les acteurs dominés pourront éventuellement former des alliances avec une fraction des dominants et, ainsi, avoir accès à davantage de ressources. Ce qui nous amène au point suivant.

(3) Le degré de division ou de cohérence des acteurs dominants du champ conditionne également les perspectives d’alliances et de mobilisation. Comme l’a démontré McAdam (1999) dans son étude du mouvement américain des droits civiques, la présence d’alliés influents — en l’occurrence, le gouvernement fédéral américain — peut être déterminante pour la croissance d’une vague contestataire. De même, plus les acteurs dominants sont divisés, plus les acteurs dominés pourront espérer profiter de ces divisions pour aller chercher de nouveaux appuis et de nouvelles ressources qui viendront soutenir leur stratégie de subversion. Comme le remarque Bourdieu (1997 : 124), « les dominés peuvent toujours tirer parti ou profit des conflits entre les puissants qui, bien souvent, ont besoin de leur concours pour triompher. Nombre de grands affrontements historiques tenus pour des moments exemplaires de la “lutte des classes” n’ont été en fait que l’extension, par la logique des alliances avec les dominés, de luttes entre les dominants au sein du champ du pouvoir ». Inversement, une plus grande cohésion entre les acteurs dominants d’un champ donné diminuera la capacité des acteurs dominés d’obtenir l’appui d’alliés influents et de mobiliser des ressources.

(4) Un réalignement des prises de position suppose une modification durable de la correspondance entre la position des acteurs — c’est-à-dire leur dotation en capital — et leurs prises de position[20]. Une telle transformation des bases sociales de l’espace des prises de position peut amener certaines prises de position à devenir dominantes, ou au contraire marginales, par simple vertu de la position des acteurs qui les prennent ; ce faisant, un réalignement des prises de position peut conduire à une légitimation ou à une délégitimation de certaines revendications et des cadres d’action collective qui les sous-tendent et, ainsi, entraîner une reconfiguration des alliances — entre dominants, entre dominants et dominés, ou entre dominés — qui facilitera ou affaiblira les mobilisations. Une fois que les mobilisations commencent à se manifester et à croître, et qu’elles dévoilent et remettent en cause les accords tacites qui liaient jusqu’à présent différents acteurs du champ, l’espace des prises de position est susceptible de continuer à changer au fur et à mesure que les enjeux se politisent, puisque « la “politisation” désigne le processus au terme duquel le principe de vision et de division politique tend à l’emporter sur tous les autres, rapprochant des gens fort éloignés selon les critères anciens et éloignant des gens tout à fait rapprochés dans les jugements et les choix de l’existence antérieure » (Bourdieu, 1984b : 243).

(5) Une réforme des règles du champ qui viendrait faciliter ou rendre plus difficile l’accès et la participation à un champ donné. Une telle réforme peut prendre la forme d’une baisse ou d’une augmentation du coût d’entrée du champ, ou encore d’une recodification des critères d’appartenance au champ, qui se traduirait par l’incorporation ou l’exclusion contrôlée de certains acteurs et, ainsi, une transformation de la structure de la concurrence et de la valeur relative des formes de capital du champ. Une redéfinition des frontières du champ qui irait dans le sens d’une plus grande ouverture pourrait faciliter l’émergence ou la croissance de stratégies subversives et des mobilisations, comme cela est arrivé en mai 1968 (cf. Bourdieu, 1984b) ; inversement, une réforme conduisant à une fermeture des conditions d’accès au champ renforcerait la concentration du pouvoir au sein de ce champ et contribuerait potentiellement à la stagnation, voire au déclin, des mobilisations et de la contestation.

Finalement, et directement liée au point précédent, (6) « l’invasion » de nouveaux acteurs qui essaient d’occuper le même espace social peut bouleverser les rapports de force du champ et éventuellement affaiblir les acteurs dominants dans la mesure où les nouveaux entrants prennent partie dans les conflits qui structurent le champ et cherchent à construire des alliances avec des acteurs dominants et/ou des acteurs dominés pour améliorer ou consolider leur position nouvellement acquise dans le champ (Fligstein, 2008 : 26). De même, les acteurs déjà présents dans le champ chercheront à rallier les nouveaux entrants puisque « les chances de réussite des stratégies de conservation et de subversion dépendent toujours pour une part des renforts que l’un ou l’autre camp peut trouver dans des forces externes » (Bourdieu, 1992 : 384). Ces nouveaux entrants ne sont généralement pas nés de rien. Ils passent souvent d’un champ à l’autre selon une logique d’expansion, lorsqu’ils essaient de convertir et d’investir ailleurs le capital accumulé dans leur champ « d’origine », ou de « push and pull » : d’un côté, une contraction de la structure des opportunités du champ dans lequel ils évoluaient originellement a contribué à les « pousser » hors de ce champ ; d’un autre côté, l’expansion de la structure des opportunités du champ dans lequel ils viennent d’entrer a contribué à les y attirer[21]. Le passage d’un champ à l’autre est d’autant plus probable et rentable pour les acteurs si les champs se chevauchent (cf. Evans et Kay, 2008). Une fois que les « envahisseurs » sont entrés dans le nouveau champ, ils contribuent à le transformer par leur simple présence et, par conséquent, à affecter la dynamique des mobilisations : ils modifient non seulement la structure de la concurrence et les rapports de force, mais aussi potentiellement la valeur relative des formes de capital du champ ainsi que l’espace des prises de position et la cohésion des acteurs dominants (Bourdieu, 1992 : 369). L’invasion de nouveaux acteurs est donc à la fois le produit et la source d’un changement dans la structure des opportunités d’un champ donné.

Ces six types de changements de la SOC peuvent se renforcer mutuellement : une dépréciation de la forme dominante de capital peut conduire à un réalignement des prises de position, à une plus grande division des acteurs dominants et à une réforme des règles du champ ; de même, une redéfinition des frontières du champ peut faciliter l’invasion de nouveaux acteurs qui, à leur tour, pourraient affecter la valeur relative des formes de capital du champ ainsi que l’espace des prises de position et le degré de cohésion des acteurs dominants. Plus ces changements convergent et se renforcent mutuellement, plus leur effet sur les mobilisations sera grand et durable.

Conclusion

La filiation entre les notions de structure des opportunités politiques (SOP) et de structure des opportunités du champ (SOC) — et, par conséquent, notre dette à l’égard du modèle du processus politique — est évidente[22]. Au-delà du même vocable de « structure des opportunités », la théorie dont nous avons fait ici l’esquisse reprend non seulement la logique explicative du modèle du processus politique mais aussi son insistance sur les bases fondamentalement relationnelles de l’action collective[23]. De plus, bien que la notion de SOC vise à décentrer le rapport à l’État dans l’étude des mouvements sociaux, nous ne nions pas que les acteurs investis dans des champs non étatiques ou non politiques puissent activement chercher à s’emparer d’un pouvoir sur l’État afin que celui-ci modifie les règles du jeu en leur faveur (cf. Bourdieu, 2005 : 204 ; Bourdieu et Wacquant, 1992 : 75 ; Fligstein, 1991 : 314)[24]. Bref, la notion de SOC n’implique pas de reléguer l’État au statut d’acteur parmi tant d’autres.

Mais si la SOC s’apparente autant à la SOP, quelle est sa valeur ajoutée ? Bien que, à ce stade, il faille traiter l’idée d’une structure des opportunités du champ comme une hypothèse générale dont la pertinence pour résoudre des problèmes empiriques concrets et la validité restent à vérifier, nous estimons qu’elle a le potentiel de représenter un véritable gain épistémique par rapport à la notion traditionnelle de SOP.

Tout d’abord, la notion de SOC peut a priori s’appliquer à tous les cas de mobilisation et de contestation, indépendamment de la nature de la cible et du rôle de l’État. Elle permet ainsi d’éviter le réductionnisme étatiste du modèle du processus politique et de prendre en compte et théoriser les effets structurants des facteurs qui ne sont pas liés au système politique. Elle peut nous aider à saisir la trajectoire des mobilisations dans un contexte de stabilité étatique, c’est-à-dire un contexte dans lequel la stabilité de la structure des opportunités générée par le système politique formel ne pourrait pas expliquer l’émergence, la croissance ou le déclin des mobilisations. Deuxièmement, la notion de SOC exposée dans cet article ne postule pas que la structure des opportunités est exogène aux mobilisations : plutôt que de supposer que les acteurs la rencontrent dans leur marche vers les ressources de l’État, elle apparaît comme le produit des relations et des interactions du champ et donc, en partie, des mobilisations. Cette « endogénéisation » de la structure des opportunités implique que les acteurs la « découvrent » en même temps qu’ils contribuent à la constituer et à la modeler[25]. Leur rapport à celle-ci n’est donc pas seulement intersubjectif mais aussi pratique[26]. Troisièmement, la notion de SOC permet de développer une conception socialement, institutionnellement et historiquement située des intérêts des acteurs, des luttes et du pouvoir, ces derniers fluctuant d’un champ à l’autre et d’une époque à l’autre. Aussi, bien que la notion de SOC s’appuie sur une logique générale des champs, les effets des dimensions statiques et dynamiques de la SOC doivent être évalués empiriquement plutôt que déduits a priori. De même, on peut faire l’hypothèse que moins un champ est autonome à un moment historique donné, plus il faudra prendre en compte des facteurs externes au champ pour comprendre la dynamique des mobilisations et vice versa. Et quatrièmement, la notion de SOC offre des pistes de recherche pour mieux comprendre l’articulation entre la trajectoire des mobilisations et l’espace des prises de position, contribuant ainsi à l’intégration de la dimension discursive dans la conceptualisation de la structure des opportunités (cf. McCammon et al., 2007).

Il reste évidemment beaucoup à faire pour transformer notre esquisse d’une théorie de la contestation en une série d’indicateurs précis qui permettraient de retracer empiriquement la relation entre les transformations de la structure des opportunités du champ et la trajectoire des vagues contestataires. De plus, il convient d’insister sur le fait que les changements dans la SOC ne sont pas les seuls facteurs à prendre en compte pour expliquer l’émergence des mobilisations et des mouvements sociaux. On pourrait parler de conditions nécessaires mais certainement pas suffisantes. Tout comme le modèle du processus politique ne se réduit pas à la structure des opportunités politiques, une théorie complète de la contestation devrait se pencher, entre autres, sur le rôle des « entrepreneurs » ou des leaders, la formation et les effets des identités collectives, les réseaux de mobilisation et de diffusion et, dans une perspective bourdieusienne, les croisements entre la trajectoire sociale des acteurs et la dynamique des champs.

Nous espérons, cependant, avoir réussi à fournir suffisamment d’éléments de réflexion et de pistes de recherche pour que d’aucuns aient envie d’aller voir jusqu’où un sociologue qui s’est fait connaître en étudiant la reproduction des inégalités pourrait les aider à comprendre les mouvements sociaux et le changement politique.