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Paul Zumthor (1915-1995)

Paul Zumthor (1915-1995)

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Paul Zumthor (1915-1995) fut, en son temps, l’un des principaux promoteurs du concept de poésie orale, l’artisan d’une pensée de la littérature et de la culture nourrie de l’étude des phénomènes d’oralité. Nous publions ci-dessous l’un de ses derniers textes resté inédit en français. Entièrement consacré à l’oralité et au développement de sa conceptualisation, cet essai condense de manière remarquable la compréhension ouverte qu’en eut Zumthor — une conception qui, par ailleurs, a fortement marqué la généalogie des approches intermédiales.

Médiéviste d’envergure internationale, spécialiste de littératures romanes, historien et théoricien du fait littéraire, mais aussi écrivain et poète, Paul Zumthor connut un parcours multiple dont les stations principales ont été Genève[1], Paris, Amsterdam et Montréal. C’est là qu’il fut à l’origine du programme de littérature comparée de l’Université de Montréal ; là encore que, dans les années 1980, ce grand savant de la culture pré-gutenbergienne réorienta son travail dans le sens d’un comparatisme culturel et historique généralisé. Son Introduction à la poésie orale (1983), qui intègre en particulier les apports de l’ethnologie, en forme certainement l’aboutissement le plus notable[2].

L’étude publiée ici s’inscrit clairement dans ce vaste projet historico-anthropologique. Elle constitue l’original français de l’entrée « Mündlichkeit/Oralität » commandée à Paul Zumthor par les éditeurs allemands du dictionnaire historique des Ästhetische Grundbegriffe (Concepts esthétiques fondamentaux) et publiée dans son quatrième volume en 2002[3]. Une première version de l’article avait été remise par Zumthor à la direction éditoriale du dictionnaire en novembre 1989 ; celle-ci fut retravaillée — la facture du typoscript en témoigne — en fonction des contraintes propres à une encyclopédie d’histoire des concepts, puis retournée aux éditeurs courant 1994, l’année précédant sa mort[4]. La version révisée de la traduction en allemand n’a plus pu être relue par l’auteur, et sa publication dans cette langue fut posthume. L’original français de cet essai était demeuré jusqu’à ce jour dans les archives berlinoises de l’équipe éditoriale du dictionnaire historique.

Il s’agit là, sans aucun doute, d’un des derniers grands textes théoriques de Zumthor, dont la maturité fut marquée par un intérêt renouvelé pour la performance et ses différentes modalités, ainsi que pour les formes de représentation de l’espace et de la mémoire. Conçu dans la suite immédiate de son étude La lettre et la voix (1987), ce texte apparaît comme un abrégé du déploiement, non seulement de la notion, mais aussi de sa pensée de l’oralité[5]. Son caractère singulier tient à ce que l’auteur fut lui-même un acteur de l’histoire conceptuelle qu’il présente. Même le format contraignant de l’entrée de dictionnaire qui lui sert de cadre n’a que peu d’incidence sur un style qui reste étonnamment personnel.

Témoignant de son immense connaissance des faits oraux, Zumthor met ici particulièrement l’accent sur la valeur qualitative de la vocalité, sur le corps comme médium de la voix, sur l’indissociabilité de la parole poétique et du chant, tout autant que du geste. Définie par la performance même, l’oralité apparaît ainsi comme une forme élémentaire de théâtralité. Zumthor ne renvoie toutefois pas à une oralisation de type archaïque : on sera frappé par l’attention qu’il porte aux techniques de reproduction modernes — disque, bande magnétique, radio, télévision, film, etc. — et à leurs effets de « remédiation » des phénomènes d’oralité. Sa revendication d’une forte autonomie du fait oral va ici de pair avec l’analyse de ses rapports complexes au monde de l’écrit, tout comme de celle des formes nouvelles d’oralité médiatisée. Ce croisement productif d’une théorie de la littérature, d’une histoire des « médiats[6] » et d’une anthropologie comparée permet de penser ensemble des manifestations aussi diverses que le chant des troubadours provençaux, les lamentations des rites de deuil africains, la poésie sonore qu’est la Lautdichtung, ou encore le dernier air de blues à la mode.…

Au-delà de l’impressionnante synthèse, ce texte s’avère aussi programmatique dans le sens où il pointe une série de questions ouvertes. Elles concernent l’absence d’une esthétique générale de l’oralité ; les conséquences théoriques jamais tirées de l’artifice analytique commun séparant les formes textuelles des configurations « socio-corporelles » dans lesquelles elles se réalisent ; le caractère encore provisoire et inachevé, enfin, de la description des traits et des techniques qui font la spécificité des formes orales. Autant de questions dont nous héritons et qu’autorise une conception qui, loin des interprétations fixées sur la seule lettre, réaffirme le rapport nécessaire de la voix aux rythmes du corps, de la poésie au registre musical, et de la performance à ses techniques de mise en scène.