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Comme la littérature elle-même, la critique comporte son propre « canon », ses incontournables qui font figure d’oeuvres phares dans toute bibliothèque un tant soit peu recherchée. Aux côtés des essais savants, apanage des spécialistes et des érudits, certains ouvrages généraux peuvent sans conteste prétendre à ce statut, et parfois même jouir d’une considération qu’il est de bon ton, en notre ère post-soixante-huitarde, de refuser à d’autres synthèses trop étroitement associées à la vulgarisation pédagogique. Dans le domaine de la littérature québécoise, quelques ouvrages de référence parus sous le nom de professeurs de l’Université de Montréal peuvent ainsi se réclamer de ce statut de « classiques », tant à cause de leur nature que de leur ambition : il s’agit de l’Anthologie de la littérature québécoise [1], publiée en quatre volumes sous la direction de Gilles Marcotte (1978-1980), et de l’anthologie La poésie québécoise [2] préparée conjointement par Laurent Mailhot et Pierre Nepveu (1981). Comptant parmi la première génération de synthèses toujours en usage dans la communauté des chercheurs en études québécoises, ces anthologies se distinguent des travaux antérieurs comme de leurs contemporains, tout en restant marquées par un héritage critique qu’elles contribuent à leur tour à reconfigurer [3]. Après avoir rappelé brièvement les particularités et enjeux spécifiques de la forme anthologique, c’est à ce double mouvement de singularité et de filiation critique que je serai attentive, en tâchant de préciser le type de travail sur la tradition littéraire québécoise qu’accomplit chacune de ces synthèses. Lorsqu’on les compare aux autres travaux d’édification de la littérature québécoise menés à l’époque, ces anthologies révèlent également une posture institutionnelle particulière ; c’est pourquoi elles seront replacées en fin de course dans leur contexte d’émergence, au tournant des années 1980.

L’anthologie, une pratique de la médiation

Pour la fortune critique des oeuvres qu’elle collige, l’anthologie représente bien sûr l’une des voies privilégiées de la reconnaissance du milieu littéraire. De fait, l’écrivain dont le nom figure dans une anthologie de référence atteint ce que Jacques Dubois appelle l’étape de « conservation » des oeuvres, après un parcours réussi dont le déroulement idéal mènerait de la phase d’émergence à celle de la reconnaissance, puis de la consécration par l’institution littéraire [4]. Évidemment, l’anthologie conçue pour ménager des découvertes au lecteur évitera de se cantonner exclusivement dans les valeurs sûres et fera également place à des textes méconnus ou peu cités. En ce sens, comme le dit bien Emmanuel Fraisse, ce type d’ouvrage joue des tensions qui opposent un pôle « muséal », régissant la conservation et préservation des oeuvres, à un pôle « manifestaire » qui proclame autre une tradition que l’on croit connaître. Aussi l’anthologie renvoie-t-elle « au problème complexe de l’héritage, qui peut être accepté dans sa totalité, dénoncé ou réorganisé au moyen de cessions partielles, de réemplois ou de rachats [5] », ce bricolage patrimonial étant lui-même redessiné par un lecteur libre d’y reconnaître son bien. Bref, malgré une apparente absence de discours propre, la mise en anthologie est une pratique de la médiation gérant de façon plus ou moins définitive les entrées et les sorties sur la scène d’un ensemble littéraire donné.

Mais par-delà son impact sur la reconnaissance et la transmission des oeuvres, l’anthologie gagne aussi à être envisagée comme un livre dont l’assemblage des extraits forme l’écologie. En effet, bien que de façon moins explicite que les travaux de critique ou d’histoire littéraire, elle propose à sa manière les linéaments d’une lecture, ne serait-ce que par les choix qu’elle opère dans un bassin beaucoup plus large (ici, la littérature et la poésie québécoises). C’est que la constitution d’une anthologie repose sur un travail préalable de sélection, d’élagage et de mise en série des textes et des auteurs retenus, et sa configuration révèle en creux une mise en récit de l’ensemble — géographique, générique, identitaire ou autre — dont l’ouvrage se veut la synecdoque. Récit, donc, où le traitement quantitatif et qualificatif des auteurs peut distinguer des personnages principaux et secondaires, et dont le découpage historique (qu’il structure l’ouvrage ou puisse être inféré de l’introduction) scande l’évolution temporelle. Transcendant l’éclatement de la forme anthologique, l’introduction et les autres éléments péritextuels donnent une cohérence à l’ensemble, ne serait-ce qu’en explicitant les liens qui unissent ces fragments rassemblés par une même intention. Bref, il s’agit bien là d’un récit, mais d’un récit en morceaux (choisis).

L’édification du corpus

Cette intention, dans le cas des anthologies littéraires, est le plus souvent esthétique — mais pas exclusivement. Ces recueils restent en effet des instruments d’édification du corpus, et pour cette raison comportent une dimension que l’on pourrait dire politique, au sens large du terme :

En tant qu’objet fondateur d’une identité, affirmation d’une réalité collective qui peut précéder l’existence institutionnelle de la nation ou la reconnaissance du groupe culturel dont elle atteste la réalité en même temps qu’elle lui fournit des références communes, l’anthologie s’est vue très tôt conférer un rôle littéraire mais aussi idéologique [6].

Aussi la publication d’une anthologie de la littérature québécoise — mais on pourrait tout aussi bien dire de la littérature des femmes, des Noirs, des gays — contribue-t-elle non seulement à consacrer des textes et leurs auteurs, mais plus généralement à faire exister un corpus qui en constituerait la somme. Dans la conclusion de son Manuel, Camille Roy n’affirmait-il pas en 1918 que son ouvrage offrait « une liste d’écrivains et d’oeuvres qui nous permettent d’affirmer que notre littérature existe, et qu’elle est en progrès [7] » ? Au tournant des années 1980, puisque la littérature québécoise a déjà atteint un degré d’institutionnalisation certain, on pourrait croire que la dimension « nationale », dans le discours de ces deux anthologies, se soit relâchée au profit du caractère d’évidence que présentent les traditions littéraires plus établies. Or, il n’en est rien, sans doute parce que l’inclusion de textes plus anciens rappelle les origines coloniales du Canada français et contraint les anthologistes à adopter aussi des critères de « représentativité » historique. Ainsi, leurs recueils ne sont pas tout à fait conçus comme le « bouquet » des « plus belles pages » d’une littérature, pour reprendre les clichés propres au genre, et consacrent des oeuvres anciennes dont la qualité n’aurait sans doute pas été jugée suffisante pour qu’elles figurent à la table des matières d’une anthologie de tradition littéraire « majeure ». À cause de leur action d’édification du corpus québécois, les anthologies de Marcotte et de Mailhot et Nepveu s’inscrivent donc dans la lignée des autres ouvrages qui, du Répertoire national de James Huston (1848-1850) à l’Histoire de la littérature française du Québec de Pierre de Grandpré (1967-1969), ont contribué à donner une existence à cette littérature.

L’Anthologie de la littérature québécoise de Marcotte. Un récit du temps et de l’imaginaire

L’introduction générale de l’ouvrage de Marcotte entre en dialogue avec plusieurs des histoires littéraires — mais aucune des anthologies — qui l’ont précédé, signe qu’en dépit de l’indéniable consolidation dont fait preuve l’institution littéraire québécoise à la fin des années 1970, un tel projet ne se conçoit pas indépendamment d’une certaine tradition de pensée. Dans son court texte de présentation, Marcotte mentionne en effet l’Histoire littéraire de l’Amérique française (1954) du professeur suisse Auguste Viatte, mais fait surtout référence aux figures complémentaires de Camille Roy, pionnier des études québécoises, et de Berthelot Brunet, auteur d’une très personnelle Histoire de la littérature canadienne-française (1946). De l’essayiste des années 1940, pour lequel la singularité de l’histoire de la littérature québécoise résidait dans le fait « que ses meilleurs écrivains se rencontrent à ses débuts et à la période contemporaine [8] », Marcotte retient une prédilection pour les textes de la Nouvelle-France et pour ceux du xxe siècle.

De toutes les opérations « critiques » accomplies par l’anthologie, c’est indubitablement le découpage temporel et l’organisation interne de chacun des volumes qui constituent, chez Marcotte, les paramètres les plus significatifs pour l’émergence d’un récit global. Avec un premier tome entièrement consacré aux « Écrits de la Nouvelle-France » (1534-1760), la série s’écarte d’emblée de la tradition de l’histoire littéraire par les proportions mêmes que prend la période des origines dans le plan d’ensemble de l’ouvrage. Alors que le second tome couvre près de cent cinquante ans d’histoire littéraire (« La patrie littéraire, 1760-1895 »), le rythme ralentit ensuite pour se limiter à quarante (« Vaisseau d’or et croix du chemin, 1895-1935 ») puis à quinze années seulement de la production littéraire (« L’âge de l’interrogation, 1937-1952 ») [9]. C’est par cette répartition de l’espace éditorial que les choix de Marcotte rappellent ceux de Berthelot Brunet, malgré le fait que l’Anthologie de la littérature québécoise s’arrête au mitan du siècle sans rejoindre la production contemporaine. En effet, contrairement à Brunet qui naviguait avec plaisir dans les textes à peine parus, Marcotte choisit de clore la série tout juste avant la fondation des Éditions de l’Hexagone (1952) considérées comme le seuil de « la maison bien vivante » (ALQ, vol. I, p. XIII) de la littérature québécoise d’aujourd’hui [10]. Malgré son titre, la sélection offerte par l’Anthologie de la littérature québécoise épouse donc les limites d’un imaginaire littéraire traditionnellement appelé canadien-français, et se restreint à la présentation d’un corpus déjà relativement stabilisé à cause de son éloignement dans le temps.

Si cette anthologie innove dans son édification du corpus québécois, c’est donc surtout par le choix de consacrer le premier tome entier aux écrits de la Nouvelle-France, sous la responsabilité de Léopold LeBlanc [11]. Au moment de la parution de l’ouvrage, l’inclusion de ces auteurs pré-canadiens est acquise depuis longtemps [12], mais l’étendue de la sélection de l’anthologie et les ressources de l’imaginaire qu’elle mobilise contribuent à redessiner les contours mêmes de la littérature québécoise. Ainsi, aux côtés des textes incontournables de Jacques Cartier, de Marie de l’Incarnation ou du baron de Lahontan, de nombreux extraits d’auteurs secondaires comme Chartier de Lotbinière, Pierre de Troyes ou encore Marie-Andrée Duplessis de Sainte-Hélène donnent du volume à ce premier tome de la série et l’enrichissent de propos moins attendus. Plus encore, l’anthologie cherche explicitement à mettre en valeur « l’émergence d’écrivains nés au pays » (ALQ, vol. I, 4) en consacrant près d’un quart de l’ouvrage aux « premiers vagissements » d’un discours autochtone (ALQ, vol. I, 1). De manière similaire, le découpage chronologique et l’intitulé des quatre sections du premier volume retracent l’établissement progressif d’une communauté francophone en Amérique, de l’époque des « Découvertes et fondations (1534-1608) » jusqu’à celle du développement de la « Civilisation de la Nouvelle-France (1713-1763) ». La démarche entreprise par LeBlanc vise donc la « nationalisation » du corpus colonial, rapatrié pour conférer un imaginaire originel à une littérature québécoise dont les acteurs, de Félix-Antoine Savard à Pierre Perreault, revendiquent l’enracinement symbolique en Nouvelle-France. Dès lors, comme le faisait remarquer Guy Laflèche à l’époque de la parution de l’ouvrage, « cette anthologie n’a pas pour fonction de représenter les écrits sur la Nouvelle-France, c’est-à-dire la réalité littéraire, mais bien le mythe des origines de la littérature québécoise [13] ».

De fait, bien que la périodisation s’arrête avant la présentation des oeuvres contemporaines, l’anthologie est conçue de manière à accompagner virtuellement la littérature québécoise des années 1960 et 1970, voire à projeter sa présence fantomatique dans un passé conçu pour lui donner des assises symboliques. À diverses occasions, le discours des rédacteurs (introductions ou notices de présentation) s’attache ainsi à ménager des passerelles entre les oeuvres contemporaines et anciennes : on pense par exemple au paragraphe de présentation du frère Marie-Victorin, qui établit non seulement que son oeuvre « hante le roman de Réjean Ducharme, L’hiver de force », mais justifie cet hommage en faisant de l’écrivain « l’un des meilleurs prosateurs québécois » (ALQ, vol. III, 227). Ailleurs, ce sont des réseaux symboliques plus généraux qui produisent un effet corpus, soulignant dans la longue durée la présence d’un imaginaire aisément reconnu comme québécois. Citons à cet égard la notice de présentation du défricheur et gouverneur de Trois-Rivières, Pierre Boucher, dont on exprime par ailleurs le « sentiment obscur qu’il fut le premier “Québécois” » :

Toute sa vie il [Boucher] a aimé ce pays à construire ; face aux Iroquois, il disait presque… « quand nous serons maîtres chez nous ». On peut retrouver dans son texte quelques-uns des thèmes majeurs de notre littérature : l’amour de la terre féminine et maternelle, la virilité sage et constructive, le goût du sud, du soleil et des beaux plans de terre.

ALQ, vol. I, 115

Du topos de la « vieille femme forte [14] » jusqu’à celui de l’américanité, les échos ne manquent pas qui, sous la plume des rédacteurs, permettent d’anticiper l’avènement d’un corpus contemporain certes absent de l’anthologie, mais bien présent dans son horizon projeté.

La double posture de l’équipe de rédaction

Bien que fondée sur des symboles et des images, cette entreprise de consolidation de l’imaginaire littéraire québécois comporte une dimension identitaire qui la rapproche, dans sa version contemporaine bien sûr, d’un projet de « nationalisation » à la Camille Roy. Gilles Marcotte en est bien conscient d’ailleurs, lui qui expose en toute transparence la dimension idéologique qui motive souvent la démarche de réexamen du passé littéraire :

D’autres raisons, qui débordent aussi bien le littéraire proprement dit que le cadre universitaire, doivent être signalées : notamment le désir de la collectivité québécoise, ou de certains de ses idéologues, de retrouver dans un passé plus ou moins lointain les signes d’une tradition sur laquelle pourrait s’appuyer une action contemporaine.

ALQ, vol. I, X

Assumée sans complexe et associée à la démarche d’« idéologues » aussi respectés que le sociologue Fernand Dumont, la dimension identitaire du projet anthologique ne résume toutefois pas entièrement la posture de son équipe de rédaction. En effet, l’ensemble formé par les quatre volumes présente des perspectives variées : alors que certains tomes — en particulier les volumes II et IV que dirige René Dionne — revêtent des accents identitaires en montrant la littérature dans une relation de totale adéquation avec le peuple canadien-français [15], d’autres — surtout le tome III dirigé par François Hébert et Gilles Marcotte — se placent pour leur part sur un terrain plus strictement littéraire [16].

La posture qu’adoptent alors les rédacteurs rappelle plutôt la figure de Berthelot Brunet que celle de Camille Roy, et aux motivations de l’idéologue sont substituées celles de l’amateur — c’est-à-dire de « ceux qui aiment lire et écrire » (ALQ, vol. I, IX). C’est ainsi que la logique de représentativité des textes, qui avait guidé à la manière de l’histoire littéraire traditionnelle les choix et l’organisation du second tome de la série, sera progressivement repensée pour privilégier, dans les volumes suivants, des effets de sens issus de la lecture des oeuvres. Ainsi, l’organisation du second volume, consacré à « La patrie littéraire, 1760-1895 », reprenait globalement les principaux jalons posés soixante ans auparavant par le Manuel de Roy, en adoptant notamment un découpage similaire présenté par tranches chronologiques et sous-sections génériques [17]. Les deux derniers volumes, quant à eux, seront organisés en fonction d’une logique alternative que François Hébert et Gilles Marcotte introduisent dans le tome III (« Vaisseau d’or et croix du chemin, 1895-1935 »). Contre toute attente, ces derniers présentent les morceaux choisis en fonction de l’ordre chronologique de naissance des auteurs [18], permettant aux oeuvres d’échapper à la catégorisation habituelle de l’histoire littéraire en dépit d’un choix de titre qui reproduit la dichotomie bien établie entre régionalistes et exotiques. Pleinement assumé, le caractère arbitraire de ce classement est conçu pour rehausser la singularité des oeuvres et éventuellement provoquer des rapprochements inattendus entre des textes pourtant bien connus :

Lire un conte d’Edmond Grignon après la prose sévère de Thomas Chapais, passer de la versification laborieuse de Blanche Lamontagne-Beauregard aux savants exercices de Paul Morin, découvrir Rodolphe Girard coincé entre les Français Marie Le Franc et Louis Hémon, peut aider à percevoir des originalités, là où l’histoire perçoit surtout des mouvements d’ensemble. Nous proposons au lecteur, en somme, une expérience de lecture directe ; à lui de faire ses propres recoupements thématiques.

ALQ, vol. III, 6

Il n’est pas fortuit que cette révision progressive de la présentation des oeuvres s’effectue en parallèle avec l’accession à la modernité d’une partie du corpus québécois. C’est en effet à partir du volume consacré au tournant du xxe siècle que le schème d’intelligibilité de l’ensemble s’appuie sur la subjectivité du lecteur et non plus sur les considérations identitaires d’un discours historique dès lors refoulé vers le péritexte introductif. C’est que désormais, comme le disent François Hébert et Gilles Marcotte, « le ver de la littérature est dans le fruit national » (ALQ, vol. III, 1) ; à partir de là, la logique de la modernité affermit progressivement son emprise sur la configuration de l’anthologie elle-même, et la présentation des extraits s’affranchit en bonne partie des références au contexte sociopolitique. Mais on forcerait le trait à trop durcir les oppositions entre lecture identitaire et littéraire : Marcotte, en effet, termine son introduction générale par un recours désinvolte à des monuments de la culture mondiale comme Baudelaire ou Shakespeare, transcendant ainsi la dichotomie qui aurait pu subsister entre « amateurs » et « idéologues ». Tout naturellement, c’est plutôt dans l’horizon de la littérature universelle que le corpus québécois trouve son ancrage.

Vers la stabilisation du canon littéraire. La poésie québécoise selon Laurent Mailhot et Pierre Nepveu

La poésie québécoise des origines à nos jours de Laurent Mailhot et Pierre Nepveu est sans l’ombre d’un doute devenue aujourd’hui l’une des références majeures de la littérature québécoise : « tenue pour le vade-mecum de la poésie québécoise par l’institution scolaire, elle contribue à façonner l’histoire de notre littérature, les éditeurs la consultent comme une autorité, et le néophyte s’y plonge pour découvrir ce qui s’est écrit depuis “les origines” [19] ». Publiée conjointement en 1981 par les Presses de l’Université du Québec et les Éditions de l’Hexagone, elle est rééditée à deux reprises chez Typo (1986 et 2007) dans un volumineux format poche qui propose chaque fois une révision de la sélection des oeuvres, de l’extension du péritexte et, dans le cas de l’édition de 2007, du graphisme de la couverture. C’est dire qu’il s’agit d’une oeuvre vivante, qui s’adapte à l’évolution contemporaine de la poésie et propose un parcours éditorial qu’il est significatif d’étudier en lui-même.

De par sa spécification générique, l’anthologie de Mailhot et Nepveu présente un profil assez différent de l’entreprise totalisante dirigée par Marcotte, avec une sélection d’auteurs plus variés et moins exclusivement consacrés par la tradition. Grâce à sa forme généralement brève, en effet, la poésie appelle tout naturellement la mise en recueil et se prête beaucoup plus facilement à la réduction anthologique qu’un corpus national entier. Par ailleurs, plutôt que d’entrer en dialogue avec les histoires littéraires générales, elle s’inscrit dans la série des anthologies de la poésie québécoise publiées depuis le début du xxe siècle, depuis la sélection de Jules Fournier et Olivar Asselin (1920, 1933) jusqu’à celle d’Alain Bosquet parue conjointement chez HMH et aux éditions Seghers à Paris (1962, 1971) [20]. C’est par rapport à de tels ouvrages que se distinguent les choix effectués par Nepveu et Mailhot, qui offrent au lecteur une sélection d’oeuvres poétiques représentant certes l’ensemble de la tradition québécoise, mais mettant résolument en valeur la production moderne et contemporaine, de Saint-Denys Garneau à Marie Uguay.

Les directeurs de l’anthologie eux-mêmes n’ont jamais fait mystère de cette préférence, en affirmant d’entrée de jeu avoir privilégié le « plaisir de lecture » et la « qualité intrinsèque des poèmes » plutôt que de s’être préoccupés de « sauvegarder un patrimoine national ». La poésie québécoise des origines à nos jours propose donc « le point de vue de lecteurs du début des années quatre-vingt » (PQ, 1981, 9-10), en assumant tout à fait la dimension subjective d’un tel choix de textes. C’est dans cette optique qu’au moment de la parution de l’ouvrage, poètes et professeurs de poésie ont interrogé le palmarès implicite composé par l’ensemble, en relevant les présupposés esthétiques et institutionnels à la base des choix d’oeuvres et d’écrivains. Dans sa recension de l’anthologie, Jacques Blais définit ainsi la sensibilité dominante des pièces retenues, en concluant paradoxalement que les choix de Mailhot et Nepveu offrent une vision prosaïque de la poésie :

Toute rhétorique exclue, indifférent aux modes et aux écritures d’école, le poème idéal a, pour tonalité dominante, l’angoisse pour énergie, la violence pour régulateur, l’ironie. Son intention : dire l’essentiel d’une existence individuelle. Ses moyens : un langage rompu, dénudé, rigoureux, incisif, qui règle le délire, purifie et pétrifie les phantasmes. On y a accès d’emblée. En somme : le classicisme, en pleine modernité. Et comme ce poème à la neutralité forcée se révèle prosaïque, on aboutit à une équation orwellienne : la poésie, c’est la prose [21].

Dans une perspective plus quantitative, Richard Giguère laisse quant à lui parler les chiffres afin de retracer les effets de canonisation produits par l’anthologie. En établissant le nombre de pages et d’auteurs retenus pour chaque époque, et en distinguant les poètes en fonction de l’importance relative du traitement qui leur est réservé, il établit ainsi un palmarès des « vedettes » et « super vedettes [22] » qui émergent de la sélection effectuée par Mailhot et Nepveu. Sans grande surprise, ces compilations révèlent que

les années 1930-1960 et encore plus 1940-1960 constituent des années fondamentales pour la poésie québécoise. […] Le nombre de pages accordées en moyenne à chaque poète passe de deux à trois des origines à 1920 pour se maintenir à quatre durant la période 1930-1960 et retomber à trois puis à deux de 1960 à 1980. De plus, si l’on se fie au nombre de poètes vedettes et même de super vedettes qui se dégagent des sept périodes que j’ai retenues, ce sont encore les années 1930-1960 qui se distinguent [23].

Il importe toutefois de garder en tête que les « périodes » isolées par Giguère sont de son cru, puisque l’anthologie de La poésie québécoise ne propose aucun découpage strictement temporel. Plutôt que le temps, c’est en effet la figure de l’auteur qui constitue ici l’unité significative dans la construction du récit, et le saut de page reste l’unique césure qui s’interpose entre les oeuvres de chacun. Cette perspective est éloquemment illustrée par l’iconographie de l’édition de 1981, qui consiste essentiellement en une série de portraits des poètes mis en pages à la manière d’un manuel scolaire [24]. De la même manière, l’introduction panoramique de l’anthologie évite d’établir une chronologie trop stricte et privilégie les titres emblématiques (« Le jardin classique », « Poètes au village » ou « Solitude rompue ») pour caractériser l’évolution globale de la poésie québécoise, tant sur le plan des formes et des thématiques que du développement institutionnel ou du statut du poète aux différentes époques de l’histoire.

Pour la dynamique de canonisation des oeuvres et des auteurs, cette introduction générale, descriptive sans pour autant éviter l’ironie ou les jugements de valeur, reste toutefois secondaire en regard des notices de présentation des poètes. En effet, c’est surtout dans le court paragraphe de présentation des auteurs que les réputations se consolident et qu’émerge une constellation de grands écrivains dont l’empreinte fournit un principe de cohésion au corpus québécois. Plus encore que le nombre de pages consacrées à Nelligan, à Saint-Denys Garneau ou à Miron, c’est leur inscription dans une tradition de lecture qui en fait des monuments de la littérature québécoise, puisqu’on leur ménage une place au sein d’un canon poétique aux allures de portrait de famille. Arrière-petit-fils, cousins ou amis d’écrivains et d’intellectuels [25], les figures marquantes de la poésie québécoise se distinguent justement, dans ces notices, par leur ouverture sur un milieu plus large. À défaut d’être « de la famille » au sens biologique du terme, ils seront alors considérés comme les « précurseurs », les « grands aînés » ou encore les « références » de générations subséquentes [26], gravitant souvent pour leur part autour de quelques carrefours privilégiés, notamment les éditions de l’Hexagone [27] et la revue Liberté. Vecteurs de cette lecture de l’histoire, la modernité (dont l’une des manifestations les plus valables serait le surréalisme [28]), puis plus tard la reconnaissance institutionnelle accordée à certaines pratiques littéraires guident de manière générale l’élaboration d’une telle tradition.

Vers le contemporain

L’apport majeur de la sélection de Mailhot et Nepveu n’est toutefois pas l’édification de ce récit de la poésie québécoise, déjà largement établi par la critique universitaire à l’époque de sa parution. Comme le veut le genre même de l’anthologie, le recueil accomplit plutôt la consolidation d’une lecture déjà relativement canonique, sans pourtant s’y restreindre. En plus des textes connus ou très connus, l’anthologie propose en effet un ensemble d’oeuvres moins souvent présentées appartenant notamment à la production contemporaine où les directeurs du recueil s’aventurent résolument. Ce parti pris éditorial, déjà présent dans l’édition originale de 1981, ne fera que se confirmer et s’affermir dans les rééditions pour culminer dans celle de 2007. Ainsi, l’ensemble des réaménagements effectués au fil du temps contribue à mettre en valeur la production extrêmement récente, et de manière générale à refouler le discours critique hors de la sphère de l’anthologie. Au départ plus variée, la sélection de textes anciens, par exemple, s’affine et se concentre autour des valeurs les plus sûres de la tradition québécoise (sauf pour quelques exceptions [29]). Dans l’édition de 2007, plus replète que jamais, ce resserrement du corpus ménage un peu de place à de nouveaux joueurs, surtout les poètes actifs depuis 1980 et les écrivains migrants, anglophones ou amérindiens ayant produit une oeuvre en français. Cet engagement réaffirmé en faveur de la production extrêmement contemporaine est souligné par la nouvelle maquette de couverture, qui présente en remplacement de l’illustration de Roland Giguère une oeuvre récente de Martine Audet (2003), artiste-poète qui fait par ailleurs son entrée dans les pages de l’anthologie. Il faut dire que de manière générale, le péritexte de l’ouvrage avait lui aussi évolué de manière marquée depuis la publication de 1981. Dans le passage entre l’édition grand format et la première réédition chez Typo, d’abord, l’apparat iconographique avait été sacrifié afin de réserver plus d’espace aux textes eux-mêmes. Au fil du temps, ce sont tous les documents d’accompagnement qui disparaîtront ainsi, de l’introduction panoramique au tableau chronologique, en passant par la bibliographie des principaux ouvrages généraux et études consacrés au corpus. C’est dire que La poésie québécoise fait désormais place aux oeuvres et rien qu’aux oeuvres. Ce « classique » de l’anthologie québécoise, qui se voulait au départ « plus qu’un simple choix de textes » (PQ, 1981, 10), s’est en quelque sorte affranchi de son statut d’outil pour devenir progressivement une oeuvre en soi, beaucoup plus sobre, voire dépouillée de son foisonnement initial.

Les anthologistes de l’Université de Montréal

Il est intéressant de constater que bien qu’il ne s’agisse nullement d’une démarche concertée, le projet de Marcotte et celui de Mailhot et Nepveu ont progressivement évolué dans une direction similaire. En effet, afin d’assurer une plus grande mise en valeur des textes littéraires, les deux anthologies se sont graduellement dépouillées d’un discours d’escorte trop contraignant, en offrant au lecteur une sélection d’oeuvres qu’il est libre de s’approprier à sa manière. Dans leur traitement du corpus québécois, les deux entreprises restent très distinctes : avec sa sélection contrastée et relativement hiérarchisée, l’anthologie de Mailhot et Nepveu propose un récit assez net de l’évolution de la poésie québécoise. La série dirigée par Marcotte, quant à elle, s’avère plus neutre à cet égard [30] : embrassant l’ensemble des genres de prose et de fiction, elle doit présenter des textes de nature et de longueur trop différentes pour que l’indicateur quantitatif s’avère significatif. Mettant plutôt l’accent sur la diversité des plumes et des pratiques, le projet confère sa cohésion au corpus québécois par l’édification plus diffuse d’une référence imaginaire. Mais dans un même mouvement, au fil du temps, toutes deux travailleront à faire lire les textes en eux-mêmes, en atténuant l’emprise de la tradition critique et notamment de l’approche historique sur l’interprétation d’ensemble.

Il faut rappeler qu’au moment où paraissent ces deux anthologies, au tournant des années 1980, l’histoire littéraire n’est plus guère à la mode. Pourtant, les grands travaux contribuant à l’« édification matérielle (et non émotive) du patrimoine culturel [31] » ne manquent pas, comme le disent Robert Dion et Nicole Fortin dans un panorama de la critique littéraire québécoise. Dans les départements de littérature, l’époque est aux chantiers d’envergure, chaque université entreprenant les siens. Ainsi, à l’Université Laval, l’équipe supervisée par Maurice Lemire lance en 1978 le premier tome du monumental Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec (DOLQ), vaste entreprise cherchant à répertorier toutes les oeuvres considérées comme littéraires afin d’« établir de manière exhaustive le corpus de la littérature québécoise [32] ». Du côté de l’Université d’Ottawa, c’est dans un Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord que s’impliquent des professeurs comme John Hare et Paul Wyczynski [33], alors que la prestigieuse collection d’édition critique « Bibliothèque du Nouveau Monde » est lancée par Jean-Louis Major afin d’assurer la lisibilité des textes fondamentaux de la littérature québécoise. Enfin, la mise au point de plusieurs répertoires bibliographiques d’études critiques et savantes [34] ouvre la voie à une étude plus systématique des oeuvres et de la tradition littéraire.

Par rapport à de tels travaux d’inventaire, les anthologies supervisées par les Marcotte, Mailhot et Nepveu se distinguent encore une fois par leur parti pris inaliénable envers les oeuvres et par l’efficace simplicité de leur activité de consécration. Bien que le discours propre des chercheurs y soit réduit à un minimum, la pratique de l’anthologie elle-même, comme nous avons tenté de le démontrer ici, contribue directement à l’édification d’un patrimoine culturel québécois. Et si le Département d’études françaises de l’Université de Montréal est reconnu pour sa tradition de lecture des oeuvres, un tel travail d’établissement du corpus porte clairement sa signature. D’aucuns y verront un retour à l’essentiel, d’autres sans doute un retranchement conservateur par rapport aux entreprises savantes de l’époque ; chose certaine, on y fait « place aux textes » (ALQ, vol. I, XIII), comme le dit éloquemment Marcotte dans son introduction avant de se taire… pour laisser parler les oeuvres.