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La différence entre l’homme et la femme se manifeste dans son évidence la plus simple. Elle constitue cependant une des énigmes les plus difficiles à déchiffrer. Cet ouvrage, d’une qualité remarquable, propose de réinterroger la tradition judéo-chrétienne, paradoxalement mal connue, et de dire, sans complexe, l’éclairage exceptionnel que peut apporter la théologie chrétienne sur le sens de la sexuation.

L’exploration de la source grecque permet de fixer un certain nombre de repères au sujet de la sexualité. Dans la tragédie grecque, il n’y a pas d’harmonie originaire. Ce qui existe depuis l’origine, c’est la différence conflictuelle. Chez Platon, le désir de la personne comme telle n’existe pas. Il s’agit de désirer un beau corps, puis la beauté présente dans tous les beaux corps, puis celle des beaux discours, des belles connaissances, jusqu’à atteindre, par remontée analogique, la Beauté absolue. Pour Aristote, le modèle d’humanité normatif semble être sans aucune hésitation l’homme. La femme, être passif, est un écart par rapport à la norme. Le Stagirite défend la supériorité naturelle de l’homme. Il s’en sert pour justifier sa légitime supériorité naturelle sur la femme.

Dans le sillage de la source grecque, qu’en est-il dans la pensée contemporaine ? À première vue, tout semble opposer l’ontologie platonicienne essentialiste à l’existentialisme athée d’un Jean-Paul Sartre. Dans les faits, on passe d’un idéalisme de l’essence, opposant l’âme et le corps, à un idéalisme de l’existence, opposant la liberté à la nature, mais au fond il s’agit toujours d’un idéalisme à tendance « dualisante ». L’âme n’est plus opposée au corps, comme l’inessentiel à l’essentiel. La nature est maintenant opposée à la liberté. Là, comme il y a deux millénaires et plus, le donné naturel, le donné corporel le plus élémentaire est refusé.

La théorie du genre ou Gender Theory propose un changement structurel des normes anthropologiques fondamentales. Il s’agit d’en finir avec la différence sexuelle, avec le sexe comme référence, comme limite rendant possible la relation d’altérité et, par là, d’en finir avec la famille. L’identité sexuelle est effacée au profit de la seule orientation sexuelle librement choisie (orientation du désir), tendance pulsionnelle qui impose le nouvel ordre social et politique. Une telle position conduit à une impasse. Nier le sexe, c’est nier la parenté et la filiation, c’est nier la finitude de l’être humain, c’est nier la réalité. Il s’agit d’un nouveau dualisme, dévalorisant le corps, l’abandonnant à ses propres déterminismes, inventant une signification subjective de la sexualité, sans ancrage dans le réel, au gré des caprices et des circonstances.

Nul ne le contestera. L’homme et la femme sont différents. L’homme et la femme sont égaux. Les deux mots ne sont pas homogènes. Ils ne se situent pas sur le même terrain. Le terme égalité renvoie au quantitatif. La différence homme-femme semble essentiellement qualitative. Sans différence spécifique, pas d’identité spécifique. Supprimer les différences, c’est sombrer dans l’indifférence et le chaos. L’idée d’égalité implique la différence. A contrario, l’idée de différence n’exclut pas celle d’égalité. C’est justement parce que les individus sont différents que les hommes cherchent l’égalité. Si les hommes étaient égaux de fait, pourquoi chercheraient-ils l’égalité de droit.

C’est dans une métaphysique de la personne que l’on trouvera le fondement de l’égalité entre homme et femme. Il est difficile dans l’étude concernée de se débarrasser de la notion de nature. Pour Platon, la nature est ce qui est conforme à un modèle idéal, une sorte d’archétype figé. Pour Aristote, tout au contraire, le concept de nature n’est pas à chercher dans le monde des Idées, séparé du monde sensible. La nature, c’est d’abord la phusis, du grec phuein, donner la vie, faire naître Elle désigne l’être orienté vers sa propre finalité, sa perfection propre. Cette mise en œuvre sera toujours singulière. Cette égalité métaphysique émane aussi des grandes traditions religieuses. Pour le christianisme, tous les hommes sont frères puisqu’ils ont tous le même Père. Ce qui est premier c’est l’identité de fils et de fille de Dieu.

La sexuation est donc la figure de l’altérité. Si le concept de différence associé à la problématique de l’égalité renvoie à du comparable, celui de l’altérité rend, en bout de piste, toute comparaison impossible. L’homme et la femme, si semblables et si différents, restent toujours incomparables. Leur union ouvre à une nouvelle dimension de l’existence : celle de prendre une direction commune et fonder du nouveau, de l’a-venir. L’union conjugale réalise l’intense communion de l’être humain à l’être humain et à la nature, selon une coïncidence des deux rapports qui ne se retrouvent nulle part ailleurs dans l’existence humaine.

Ce mystère de la différence de l’homme et de la femme repose en définitive en Dieu, comme la trace de sa transcendance. Cette altérité est fondatrice de la sexuation à l’origine de l’humanité. Selon le schéma quelque peu dualiste, au couple humain la responsabilité charnelle, à Dieu l’insufflation de l’esprit. Dieu se rend particulièrement présent au cœur de l’acte procréateur, dans l’unité du corps (basar) et de l’âme (nephesh), en insufflant la vie, pour animer l’être à venir.

Dieu associe son nom à l’union des deux époux. La différence ouvre au mystère de Dieu, à l’inverse de la tradition grecque qui fait du sexe une malédiction. Dans la Bible, l’homme éclate de joie devant la femme. De son côté (la déchirure qui était) sortira, grâce à Dieu, l’union qui sera. L’homme et la femme, ensemble, seront dits image de Dieu.

Le but de la différence est donc la communion dans la diversité. Face à la culture antique, le christianisme constitue une véritable révolution en ce qui concerne les relations homme-femme. Métamorphosé par le Christ, le couple humain devient icône de la Trinité. La sexualité, vue ainsi, est indice de la vocation humaine la plus haute d’être en relation avec Dieu. L’acte du Christ, nouvel Adam, à la tête de la nouvelle humanité, livre sa chair et révèle la profondeur de l’union des sexes.

Il apparaît donc que ce qui manque fondamentalement pour penser le sens de la sexuation et en finir avec tous les dualismes mutilants, version ancienne (corps-âme) ou moderne (nature-liberté, naturalisme-culturalisme ou constructivisme, corps-personne), c’est une anthropologie comprise comme ontologie et comme herméneutique de la personne. L’A. nous renvoie à Claude Bruaire et André Léonard, comme étant les mieux placés, pour nous fournir les outils anthropologiques adéquats en vue de cette théologie du corps sexué.

Pour dépasser l’opposition stérilisante nature-liberté, naturalisme-constructivisme, il est pertinent de proposer une intelligence de la liberté humaine. Celle-ci n’est pas infinie. Elle est limitée par des conditionnements biologiques, psychologiques et sociologiques. L’homme est le seul animal capable de choisir librement de renoncer à exercer sa vie sexuelle (temporairement ou définitivement). Il n’est pas esclave de ses instincts. La liberté comprise comme pur arbitraire, n’ayant d’autre contenu que de se prouver à elle-même en s’opposant au donné naturel, risque de ne plus être qu’une liberté vide de tout contenu, n’ayant d’autre dynamisme que de s’exacerber elle-même dans l’auto-affirmation d’elle-même. La liberté est là en vue d’un but, d’un telos. Et si on privilégie la finalité, le bien objectif visé, l’accomplissement plénier des personnes, on sera conduit à placer la norme de la conscience morale dans les valeurs qui fécondent la liberté en l’orientant vers un accomplissement de la personne, notamment dans le don d’elle-même à l’autre, en vue de l’autre et du Tout autre. Une telle perspective personnaliste et intégrative fonde une éthique de la sexualité ordonnée à l’amour, au don de soi, à la communion des personnes, à la fécondité.

La ressemblance de toute créature humaine à son Dieu créateur montre bien que l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que dans le don désintéressé de lui-même. La source de ce don, de cet amour pour l’autre et le tout Autre se trouve dans le dynamisme de l’agapè trinitaire. Bref, quand le mari et la femme s’unissent dans le mariage, ils ne forment pas quelque chose de terrestre, mais quelque chose qui a sa source en Dieu lui-même. Paul a raison d’écrire que voilà bien un très grand mystère.