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C’est pourquoi Dieu les a livrés par les convoitises de leurs cœurs, à l’impureté où ils avilissent eux-mêmes leurs propres corps. Ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature au lieu du Créateur qui est béni éternellement. Amen. C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions avilissantes : leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; les hommes de même, abandonnant les rapports naturels avec la femme, se sont enflammés de désir les uns pour les autres, commettant l’infamie d’hommes à homme et recevant en leur personne le juste salaire de leur égarement (Rm 1,24-27[1]).

Le Paul « chrétien » ne l’a jamais eue facile ! De son vivant, il a été contesté sur tous les fronts. On l’a vilipendé, ridiculisé et menacé ; on a même douté de son orthodoxie[2]. Après sa mort, on s’est montré réticent à accepter ses lettres. Une fois Paul réhabilité par Augustin, sa carrière a eu des hauts et des bas. Sauvé par Luther et ses partisans, il est devenu le symbole de la Réforme face à l’Église catholique romaine, plus centrée sur la figure de Pierre. Les choses n’ont guère changé depuis. Paul laisse peu de personnes qui le connaissent, indifférentes. Qu’il s’agisse de sa position ambiguë à l’endroit de son peuple, ou encore de son discours tout aussi équivoque sur les femmes, l’apôtre continue de susciter les réactions les plus diverses, de l’admiration au mépris et même à une véritable haine. Ces mots de Calvin Roetzel tombent à point : « Few who know him are neutral about Paul. Some love him, others hate him. And so it has always been[3]. » Après un demi-siècle d’une critique « féministe » acharnée[4], Paul fait les frais d’une nouvelle attaque : on l’accuse d’être homophobe. Certains vont même plus loin, le soupçonnant d’être un homosexuel répressif [5].

N’étant pas là pour répondre à cette nouvelle accusation, Paul a peut-être besoin qu’on assure sa défense. Non dans l’espoir de récupérer l’apôtre auprès de ses accusateurs, mais pour mieux comprendre ce qu’il a dit au sujet de l’homosexualité en Rm 1,26-27. Cette « défense » se fera en deux temps. Nous consacrerons la première partie de cette étude à l’exégèse des deux versets sous examen, puis, dans une deuxième partie, soumettrons les paroles de Paul à la critique du « lecteur » d’aujourd’hui. Plus précisément, et c’est sans doute notre objectif principal, nous nous demanderons si Paul parlerait de la même façon dans le contexte d’aujourd’hui.

L’importance de Paul dans le présent débat autour de l’homosexualité ne saurait être minimisé. À défaut d’une référence explicite de Jésus sur le sujet, on est pour ainsi dire réduit à se tourner vers l’autorité de l’apôtre des gentils, de Romains 1,24-27 en particulier[6], pour trouver un « enseignement clair (entendons, du Testament chrétien) pour les Églises et les chrétiens en général, sur la condamnation des rapports sexuels entre personnes de même sexe[7] ». Pareil enseignement est cependant loin de faire l’unanimité. Pour ne citer qu’un des nombreux partisans d’une lecture totalement différente de ce passage, John Shelby Spong dénonce l’usage abusif que l’on fait de Rm 1 pour « justifier » ce qu’il nomme « une homophobie éhontée », responsable de tant de souffrances chez les personnes homosexuelles. Sans contester une allusion possible à l’homosexualité dans ces versets, il rejette toute idée que celle-ci fasse l’objet de l’enseignement de l’apôtre[8]. Nous ferions ainsi face, une fois encore[9], à un problème d’ordre exégétique ou de découverte du sens premier d’un texte biblique. Tenter de résoudre ce problème exégétique est d’autant plus important qu’on a pendant des siècles utilisé ce texte à des fins de propagande contre l’homosexualité, causant des souffrances et des torts incalculables aux personnes homosexuelles. Face à cette histoire regrettable, il incombe aux spécialistes bibliques de se pencher à nouveau sur un texte qui suscite autant de questions dans notre monde d’aujourd’hui.

De tous les passages bibliques cités à propos de l’homosexualité, incluant le double interdit du Lévitique, Rm 1,26-27 constitue la référence la plus complète aux pratiques homosexuelles. On le cite d’ailleurs souvent comme étant le seul texte biblique à se référer aux rapports sexuels entre femmes. Peut-être, mais « référence » n’est pas synonyme d’enseignement ou de doctrine. Comme nous allons le voir, l’interprétation de Rm 1, en particulier des versets 24-27, est loin de faire l’unanimité au sein des commentateurs[10]. Serions-nous en présence, comme l’affirment un certain nombre d’entre eux à tendance conservatrice ou évangélique, d’un enseignement explicite, non équivoque, de Paul sur l’immoralité des rapports sexuels entre personnes de même sexe, ou s’agirait-il plutôt, comme le soutiennent d’autres auteurs, d’une illustration, parmi d’autres, de l’idolâtrie des Gentils, dénoncée dans ce paragraphe ? Bref, l’intérêt de l’apôtre se serait-il porté sur la dépravation sexuelle des Gentils ou celui-ci aurait-il plutôt vu dans cette dépravation un symptôme d’une condition plus fondamentale, leur éloignement volontaire de Dieu ? Un bref regard au contexte de notre passage (Rm 1,24-27) fournira un premier élément de réponse à cette question fondamentale.

I. Contexte et structure (Rm 1,16-3,20)

Les versets 24-27 font partie de la première section d’un long réquisitoire de Paul sur la condition pécheresse de l’être humain (Rm 1,18-32), prélude indispensable au développement de sa thèse de la gratuité du salut de Dieu en Jésus-Christ. Déjà annoncée en 1,16-17, cette thèse concerne l’évangile de la « justice » de Dieu. Cette justice est révélée ou dévoilée sous un double aspect, l’un négatif et l’autre positif. Dans un premier temps, Paul démontre la culpabilité de tout être humain devant Dieu, d’abord des Grecs ou Gentils (v. 18-32), puis des Juifs[11], ses propres compatriotes (2,1-3,20). Les deux derniers versets fournissent de façon non équivoque un sommaire de cette mise en accusation universelle, qui a dû surprendre les Juifs d’être ainsi mis au rang des païens (3,19-20). Dans un deuxième temps, l’apôtre dévoile le plan de salut — l’aspect positif de l’annonce — que Dieu a façonné en Jésus-Christ (3,21-31)[12]. Dans le reste de l’épître, Paul développe les différents aspects ou conséquences, aussi bien pour les Juifs que pour les Gentils, de cette fantastique annonce.

Suite à l’énoncé de sa thèse concernant l’annonce de la justice de Dieu en 1,16-17, Paul commence son développement en décrivant la dépravation ou le péché des « Gentils[13] ». Il évoque la réaction négative ou la « colère » de Dieu à l’endroit des « humains » qui, refusant d’accepter la seigneurie du vrai Dieu, Créateur de toutes choses, ont troqué cette vérité pour une idolâtrie sans vergogne. Une vérité qui est pourtant accessible à l’être humain depuis le début de la création, du fait qu’elle se manifeste précisément à travers les œuvres de la création. Mais les Gentils, en raison de leur impiété et leur injustice, ont refusé de voir l’évidence. Ils avaient pourtant tout pour connaître « la gloire du Dieu incorruptible », mais ont préféré se construire des idoles, des images à figures humaines animales (v. 23). Et de conclure l’apôtre, c’est pour cette raison justement qu’ils sont inexcusables ! Leur péché ne fait donc aucun doute ; il s’agit de l’idolâtrie, ce refus fondamental de reconnaître la vérité de Dieu qui est manifestée dans sa création.

C’est donc dans le contexte d’une « vigoureuse dénonciation » de l’idolâtrie des « païens » que se situent les références de Paul à l’homosexualité (v. 26-27). Il faudra en tenir compte. On a tendance, malheureusement, à oublier ce contexte dans le débat actuel sur l’homosexualité. On se limite la plupart du temps à citer ces versets hors contexte et, sans autre formalité, on attribue à Paul la condamnation formelle de l’homosexualité.

II. Notes exégétiques

1. Une structure éclairante

Pour s’assurer de bien comprendre la pensée de Paul sur l’homosexualité, il convient en premier lieu de jeter un coup d’œil sur l’étonnante construction qui suit.

24 - C’est pourquoiDieu les a livrés […] à l’impureté
      25 - Ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge
 
26 - C’est pourquoi, Dieu les a livrés à des passions avilissantes :
      - leurs femmes ont échangé les rapports naturels
      27 - les hommes de même […] se sont enflammés de désir
 
28 - Et comme […], Dieu les a livrés à leur intelligence sans jugement
      29 - Ils sont remplis de toutes sortes d’injustice, de perversité,

Cette présentation donne lieu à plusieurs observations. D’abord, le double emploi de la conjonction « c’est pourquoi » au début des versets 24 et 26[14] — et bien que différente, la formule « et comme » (gr. kai kathos) au verset 28 joue le même rôle — invite à interpréter le développement qui suit en termes des conséquences désastreuses de l’idolâtrie sur le comportement des « païens ». Ces conséquences, au nombre de trois, sont attribuées à Dieu, à l’aide du triple emploi de la formule « Dieu les a livrés », puis, identifiées d’une façon plutôt générale à des désordres d’ordre moral telles l’impureté (v. 24), les passions désordonnées (v. 26), et une intelligence sans jugement (v. 28). Finalement, chaque désordre est illustré ou explicité au moyen du double emploi du verbe « ont échangé » (v. 25 et 26b) et du verbe « sont remplis » (v. 29) qui joue une fonction similaire dans le réquisitoire. On apprend ainsi, dans une « progression de plus en plus longue et détaillée[15] », que les « païens » ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge (v. 25), qu’aussi bien les hommes que leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports « contre nature » (v. 26-27), et qu’ils sont remplis de toutes sortes d’injustices et de perversité (v. 29-31). Indiscutable, la construction est particulièrement efficace sur le plan de la rhétorique. Le réquisitoire de Paul à l’endroit des « païens » est terminé, et personne ne peut se tromper ni sur leur culpabilité, ni surtout sur leur perversité.

Plus que tout autre chose dans ce réquisitoire de l’apôtre, c’est sa référence à l’homosexualité des femmes aussi bien que des hommes qui a non seulement circonscrit l’immoralité des « païens », mais a aussi retenu l’attention des lecteurs chrétiens au cours des siècles, jusqu’à nos jours. Cette polarisation chrétienne s’est malheureusement poursuivie au détriment d’une étude du passage qui soit plus respectueuse de la pensée et de la rhétorique de Paul.

Cette brève étude du contexte et de la structure de Rm 1,26-27 aura suffi, nous l’espérons, à montrer non seulement où se situe le point central de la thèse de l’apôtre, mais également le rôle, et donc aussi le poids, de sa référence à l’homosexualité. Rien dans la construction du passage ne permet de cibler celle-ci d’une façon spécifique, encore moins de la considérer sur un pied d’égalité avec le péché d’idolâtrie[16] qui fait l’objet du réquisitoire de Paul. Dans son argumentation, l’homosexualité n’est qu’une illustration ou un symptôme, parmi d’autres, de l’enjeu qu’il poursuit, soit de démontrer la perversion morale des « païens[17] ». D’ailleurs, en vertu de la place qu’il leur accorde en fin de parcours, on pourrait même penser que l’apôtre attache plus d’importance aux nombreux « vices » qu’il énumère aux versets 29-31[18].

2. Un modèle sapientiel

Tout aussi éclairant pour saisir la pensée de Paul sur l’homosexualité est le substrat sapientiel juif qui de toute évidence éclaire sa description du monde gréco-romain d’alors. La plupart des critiques s’accordent, en effet, pour voir en arrière-plan du réquisitoire paulinien la façon dont les « païens » étaient dépeints dans la tradition juive contemporaine de Paul. Bien qu’on en trouve ailleurs dans la littérature intertestamentaire[19], le livre de la Sagesse reste l’exemple par excellence, préféré par l’ensemble des commentateurs. Cette prédilection s’explique sans doute par le parallélisme frappant entre la description des « païens » qu’on trouve aux chapitres 13-14 du livre de la Sagesse (plus spécifiquement 13,1-19 et 14,22-31) et la présentation qu’en fait Paul en Rm 1,18-32.

Les deux auteurs s’accordent par exemple pour reconnaître la capacité des « païens » à découvrir (l’existence de) Dieu à partir de la création (Sg 13,1-5 et Rm 1,20-21) et les rendent responsables (ils sont inexcusables !) pour leur échec (Sg 13,6-9 et Rm 1,21). Dans les deux cas, cet échec a entraîné les « païens » vers l’idolâtrie, adorant des idoles qu’ils s’étaient fabriquées (Sg 13,10 et Rm 1,23). Tous les deux établissent un lien direct — soit de cause à effet — entre cette pratique de l’idolâtrie et les défaillances immorales qui les distinguent (Sg 14,12-14.23-27 et Rm 1,24-31). De plus, et là-dessus on peut y voir un intérêt manifeste pour notre propos, le comportement sexuel « contre nature » fait chaque fois partie de ces défaillances morales (Sg 14,26 et Rm 1,26-27). Enfin, ajoutons à cette liste déjà impressionnante l’inclusion dans les deux cas de catalogues de vices (Sg 14,23-27 et Rm 1,29-31)[20].

Devant pareilles ressemblances touchant les thèmes et souvent les mêmes expressions verbales, il est facile de comprendre pourquoi ces chapitres du livre de la Sagesse constituent aux yeux des commentateurs une sorte de « patron » ou modèle de la critique juive du mode de vie des « païens » ou non-juifs en général, et de l’homosexualité en particulier[21]. Un tel constat entraîne une première conclusion, lourde de conséquences pour la suite de notre lecture de ce passage.

Comme plusieurs auteurs le soulignent[22], Paul n’invente donc rien sur ce point. Il ne ferait en somme que reprendre à son compte une diatribe contre les « païens » (ou « adorateurs d’idoles »), une diatribe bien rodée et ancrée dans sa propre tradition. L’idolâtrie à laquelle ceux-ci se sont livrés et les effets qui en ont résulté, incluant certains actes « contre nature », faisaient partie de la critique traditionnelle juive à l’endroit des « païens[23] ». On ne serait donc pas en présence d’un enseignement formel de Paul sur les pratiques « homosexuelles », comme on le maintient encore trop souvent de nos jours, mais plutôt, à l’instar de ses contemporains, d’un recours de celui-ci aux données de sa tradition sur cette activité « perverse ».

Cette conclusion nous paraît renforcée par une autre observation, éclairée à nouveau par le rapprochement du passage paulinien avec celui de la Sagesse. Comme le font remarquer à juste titre plusieurs commentateurs, les deux diatribes contre les « païens » se rejoignent sur un autre point significatif : ni l’une ni l’autre ne constituent l’énoncé principal de la thèse mise de l’avant par leurs auteurs. Dans les deux cas, la diatribe sert plutôt de « tremplin » pour présenter la perspective propre de chaque auteur sur le statut véritable du peuple juif. Ici, cependant, toute ressemblance disparaît, chaque présentation donnant lieu à une rhétorique totalement opposée. Le contraste est frappant !

Qu’est-ce qui advient en Sagesse 15-16 ? Dès que le regard de l’auteur se tourne vers le peuple d’Israël, son discours, à la surprise de personne, se transforme. La condamnation des « païens » ou « adorateurs d’idoles » (Sg 13-14) fait place à un traitement fort différent de la part de Dieu à l’égard d’Israël. Cette différence ne concerne pas leur propre condition pécheresse (les exemples de leur péché abondent), mais la façon gratuite, bienveillante, dont Dieu, en vertu de sa promesse, y a répondu. Israël, contrairement à la réprobation divine de l’idolâtrie « païenne », peut compter sur la miséricorde divine. Il n’est plus question de jugement ou de condamnation, mais de miséricorde et de salut. Le « péché » d’Israël est oublié !

La perspective de Rm 2 est totalement différente. Après sa diatribe contre les Gentils, Paul tourne également son regard vers Israël, mais son discours se démarque nettement de celui de la Sagesse. Les Juifs sont aussi pécheurs et coupables que les Gentils et comme eux, ont aussi besoin de rédemption. Ce n’est qu’après coup, cependant, que le lecteur découvre la pensée véritable de Paul sur la culpabilité tout aussi inéluctable de ses compatriotes juifs ! Le piège qui leur a été tendu a bien fonctionné. Pour les Juifs, la culpabilité des Gentils était un fait accompli. Comme on l’a vu, leur mépris à l’égard de ces derniers était bien ancré et stigmatisé dans leur tradition. Paul faisait face à un problème énorme ; comment allait-il démontrer, à l’encontre de sa propre tradition, que ses compatriotes étaient tout aussi coupables que ces Gentils qu’ils dédaignaient ? C’était son objectif, et pour atteindre cet objectif, il a choisi un stratagème des plus astucieux. Un stratagème déjà utilisé de façon très efficace, plus de sept siècles auparavant, par le prophète Amos[24].

Résumons les acquis de notre analyse jusqu’ici. Selon cette lecture, la portée de l’argumentation de Paul contre les Gentils résulterait donc davantage de la rhétorique que de l’enseignement proprement dit. Dans ce cas, le contenu de cette argumentation, y compris sa référence à l’homosexualité, n’apparaît plus aussi significatif qu’on aurait pu le penser au premier abord[25]. Aurions-nous (eu) tort de privilégier Rm 1,26-27 comme étant non seulement le plus important passage de l’Écriture, mais aussi le plus populaire dans le débat actuel sur l’homosexualité[26] ? Bref, le refus, qu’il soit justifié ou pas, de discerner un enseignement formel sur l’homosexualité en Romains 1,26-27 suffirait-il à écarter une analyse additionnelle de ce texte paulinien ? La thèse évangélique ou littéraliste, postulant une condamnation explicite de l’homosexualité, valable pour aujourd’hui comme pour hier, ressort à notre avis déjà affaiblie de cette première incursion en Romains. Est-ce aussi le cas des autres solutions proposées pour résoudre le problème de ces versets, ou, plus précisément, pour répondre à notre question initiale concernant la portée exacte de cette référence paulinienne à ce qu’on a, depuis toujours, assimilé avec l’homosexualité ? Pour mieux situer le problème, et espérer apporter des éléments de réponse aux questions que soulèvent ces versets, nous procéderons à une « relecture » de Rm 1,21-27, sans tout à fait perdre de vue l’avertissement de l’auteur de la première lettre de Pierre (3,15-17).

3. Relecture de Rm 1,26-27

À l’instar du rôle privilégié qu’ont joué au xixe siècle les versets 18-24 du premier chapitre de Romains dans la réflexion théologique sur la révélation dite « naturelle », il n’est pas exagéré d’affirmer que les v. 26-27, du même chapitre de Romains, ont contribué fortement au cours des 30 dernières années au développement d’une réflexion similaire dans le présent débat sur l’homosexualité[27]. Cette réflexion s’est articulée autour d’un certain nombre de concepts que Paul a utilisés dans sa polémique à l’endroit de l’immoralité « païenne ». Ces concepts ont eu, et continuent d’avoir, une influence énorme dans la perception qu’ont beaucoup de nos contemporains de l’homosexualité. D’où l’importance et même l’urgence d’y revenir, tout au moins pour clarifier un certain nombre de malentendus ou d’équivoques qui, comme nous le verrons, ne sont pas sans influer sur le débat en cours. Deux en particulier retiendront notre attention, à la fois pour leur pertinence et leur actualité.

3.1. D’abord, l’expression « contre nature » (Gr. para physin)

Ce n’est certes pas une exagération d’affirmer que l’argument « contre nature » (ou de la « déviance ») réside au cœur de la perception qu’ont encore beaucoup de nos contemporains de l’homosexualité. Bien que cet argument soit utilisé, dans une société de plus en plus laïque et multiculturelle, en dehors de tout discours théologique ou même philosophique, la perception qu’on a de cette « déviance » repose, tout au moins en partie, sur le passage de Romains 1 (et de Gn 1,27). Que signifie au juste l’affirmation paulinienne selon laquelle l’idolâtrie coupable des Gentils aurait conduit les hommes et leurs femmes à échanger les rapports « naturels » pour des rapports « contre nature » (v. 26)[28] ?

À première vue, Paul semble évoquer d’une part les relations hétérosexuelles ou « naturelles » entre hommes et femmes et d’autre part les rapports homosexuels ou « contre nature » entre personnes de même sexe. C’est du moins ainsi qu’on a généralement compris ce passage au cours des siècles et que continuent à le comprendre un bon nombre de chrétiens d’aujourd’hui. Autrement dit, les termes parleraient d’eux-mêmes : ils sont clairs et signifient exactement ce qu’ils énoncent[29] ! Tous ne partagent pourtant pas cette opinion. Au sein des exégètes et théologiens, il n’y a pas de consensus sur le sens ou la portée à donner à ces deux expressions (« selon et contre la nature »). Ne serait-ce que pour cette seule raison, essayons d’y voir un peu plus clair.

Au risque de simplifier les choses, on pourrait énoncer le problème auquel nous faisons face sous forme de question. Dans son apparente dénonciation des rapports sexuels entre personnes de même sexe, Paul suit-il simplement les « conventions » de son époque, ou s’efforce-t-il plutôt de développer un argument d’ordre théologique[30] ?

Paul nous aurait facilité la tâche s’il avait pris le temps de définir le sens du mot « nature ». Il ne le fait ni ici ou plus loin en Romains, ni ailleurs dans ses écrits. Pour espérer pénétrer la pensée de l’apôtre, ou tout simplement découvrir le sens que revêt le mot « nature » dans ce texte, nous en sommes donc réduit à étudier l’utilisation qui est faite de ce terme et de ses dérivés ailleurs en Romains (2,14.27 ; 11,21.24), et peut-être aussi en 1 Corinthiens (11,14). Mais avant d’aborder cette analyse, il nous faut déterminer à la fois l’origine et le sens du mot « nature » (physis) dans le monde gréco-romain de l’époque. Car le mot physis n’est pas un concept hébreu, mais grec. La plupart des commentateurs sont d’avis que physis doit être compris dans le sens stoïcien du terme, visant une « manière de vivre en harmonie avec l’ordre naturel des choses[31] ». Cela dit, il n’est pas du tout clair comment il faut comprendre cet ordre naturel des choses, inscrit dans la fabrique même de la création. En effet, cet ordre établi semble être présupposé plutôt que démontré. Quoi qu’il en soit, selon Nissinen, le mot « nature » se réfère clairement à l’usage « approprié » de l’objet dans l’expression « selon sa nature » (kata physin) et à la négation du « sens commun » et de la « loi interne de l’être » dans l’expression « contre (sa) nature » (para physin)[32]. C’est en ce sens que Paul utiliserait le mot en Rm 2,27, lorsqu’il se réfère à ceux qui sont de par leur nature incirconcis (à la naissance)[33]. Le même usage se retrouverait en 2,14, où Paul affirme que les Gentils ne possèdent pas la Loi « par nature » ou pour ainsi dire, à la naissance[34]. Mais qu’en est-il du double emploi du même mot en Rm 1,26 ? Faut-il le comprendre dans le même sens ? Beaucoup d’auteurs sont de cet avis[35]. Paul n’aurait donc fait que reprendre à son compte le sens du mot typique chez les Stoïciens, partageant par le fait même leurs sentiments à l’égard de ceux et celles qui agissent contre la nature ou l’ordre des choses[36].

Cet usage s’accorde-t-il avec l’emploi du mot en 1 Co 11,14 où Paul prend la « nature » elle-même à témoin pour justifier le port de la longue chevelure chez la femme (et par là même maintenir ce qu’un auteur appelle « la hiérarchie des genres mâle et femelle »)[37] ? On ne s’accorde pas sur la réponse à donner à cette question. Soit que l’on comprenne le mot « nature » dans ce contexte spécifique au sens de « conventions » ou « constructions sociales », soit qu’on préconise un sens unique (l’ordre naturel des choses) pour toutes les occurrences pauliniennes du mot, y compris celle de 1 Co 11,14. Bien que la première explication semble au premier abord préférable, en vertu de l’emploi manifestement (ou apparemment ?) différent du mot, elle résiste difficilement à la critique. Pour les deux raisons suivantes. La première, d’ordre exégétique, concerne le problème ou danger de l’eiségèse. Si, en effet, la « longueur » des cheveux chez la femme ou chez l’homme relève clairement aujourd’hui de conventions ou de « constructions sociales » plutôt que de la « nature des choses », il n’est pas dit que c’était également le cas pour Paul. Aux yeux de l’apôtre, la valeur de son argument semble nécessiter un sens plus fort du mot « nature » que celui d’une simple convention culturelle. La deuxième raison, empruntée à Dale Martin, est d’ordre sociolinguistique. Cet auteur dénonce le manque de logique inscrit dans la première position, illustrée par l’explication « tout à fait étonnante » de Fitzmyer[38]. Tout en donnant raison à ce dernier de reconnaître une construction sociale ou culturelle dans ce recours à la « nature » (1 Co 11), il lui reproche de ne pas se rendre compte que le concept de « nature » est lui-même toujours une construction sociale ; en d’autres mots, que la « culture » est toujours « d’ordre naturel[39] ». Fitzmyer a sans doute raison de refuser toute signification théologique au mot tel qu’il le comprend (par exemple en termes de « conventions »)[40], mais comme nous venons de le voir, ce sens continue à faire l’objet de discussions au sein des interprètes.

Le problème créé par le second usage en Romains de l’expression « contre nature » (Rm 11,24) est d’un tout autre ordre. Dans ce passage, étonnant à bien des égards[41], Paul affirme que Dieu, en greffant les Gentils appartenant « par nature » à l’olivier sauvage sur l’olivier franc d’Israël, a effectivement agi « contre leur nature » ou l’ordre des choses. Cet usage surprenant du mot « nature » — le seul autre emploi de para physin en Romains[42] — devrait-il faire aussi partie de notre enquête ? Devant la teneur plutôt exceptionnelle de l’énoncé, les auteurs ne semblent pas trop savoir quoi faire de cet usage problématique. Aucune solution n’a jusqu’à présent réussi à s’imposer. Selon Bernadette Brooten, par exemple, le contexte très différent dans lequel le mot est utilisé suffirait à écarter cet usage de toute recherche sur le sens du mot dans l’ensemble de l’œuvre de Paul[43]. D’autres préfèrent simplement admettre leur difficulté à rendre compte de pareil usage, après celui qui en est fait plus tôt en 1,26. Thomas Hanks, enfin, dans une lecture à la fois révolutionnaire et originale, voit dans cet usage particulier du mot un exemple typique de « déconstruction » du sens généralement attribué à l’expression en Rm 1,26[44]. Compte tenu de l’importance théologique et stratégique de l’affirmation paulinienne, la lecture de Hanks mérite qu’on s’y arrête brièvement.

Un des éléments importants de la thèse de Hanks repose sur un argument philologique. Dans ce second usage de para physin en Romains, para n’a pas le sens adversatif de contre (la) nature, mais celui, plus positif, d’au-delà de, dépassant ou excédant la nature[45]. Selon les dictionnaires grecs, c’est d’ailleurs le premier sens de la proposition para. Ce deuxième emploi de para en Rm 11,24 n’aurait donc rien de négatif, d’autant plus que dans ce contexte Dieu en est l’agent. Ainsi, dans sa décision d’intégrer les Gentils dans son plan de salut, Dieu n’aurait pas craint d’aller à l’encontre de ou, mieux encore, au-delà de ce que les Juifs (et Paul ?) considéraient comme « l’ordre des choses » ! À la lumière de cet usage surprenant de para physin, Hanks se demande si le lecteur n’est pas appelé à réexaminer l’usage qui est fait de l’expression en 1,26. Il se demande si ce n’est pas finalement la fonction de Rm 11,26 de « déconstruire » l’affirmation antérieure de la lettre à propos des rapports sexuels « contre nature » entre personnes de même sexe, suggérant d’y voir plutôt une transformation extraordinaire du jugement initial en ouverture à la différence. Remarquons que d’un point de vue « déconstructioniste » la réponse à cette interrogation (Paul lui-même n’en savait peut-être rien !) semble moins importante que l’interrogation elle-même, suscitée par « une vue d’ensemble de la lettre ». S’il apparaît difficile de lire en Rm 1,26-27 autre chose qu’une condamnation de pratiques sexuelles contre l’ordre des choses, inscrit par Dieu dans la nature (ou la biologie[46]), il est tout aussi difficile de ne pas se laisser interroger par les possibilités quasi inimaginables qu’engendre la lecture proposée par Hanks. Qu’il nous suffise d’évoquer ici les nombreux passages de la bible hébraïque qui présentent un Dieu changeant d’avis concernant son jugement à l’endroit de l’humanité après le déluge (Gn 8,22), ou encore, à la suite de l’intercession passionnée de Moïse, le renouvellement de l’alliance avec son peuple (Ex 32-34) ! Est-ce que ce même Dieu nous inviterait ici en Romains à regarder les choses autrement, au-delà de ce qui est généralement compris comme « naturel » ? Est-il utopique de penser l’impossible, que nous serions ici en présence d’une autre surprise du Dieu des surprises ? Autrement dit, se pourrait-il que la description initiale de l’idolâtrie des « païens » en général, et de leur comportement pervers en particulier (1,18-32), soit effectivement renversée, ou dans les termes de Hanks, « déconstruite », équilibrée, par l’initiative révolutionnaire de Dieu à l’endroit de ces mêmes Gentils en Rm 11 ?

Cette thèse « déconstructioniste » fait pourtant face à une objection de taille : qu’adviendrait-il de cette extraordinaire lecture si Paul, comme le suggèrent depuis longtemps plusieurs auteurs, se référait à la pédérastie en Rm 1,27, plutôt qu’aux rapports sexuels entre deux adultes ? Si tel était le cas, comment expliquer, encore moins accepter, l’image scandaleuse d’un Dieu légitimant une activité qui est méprisée et rejetée par toutes les sociétés modernes ? Cette thèse, encore populaire chez certains auteurs, fait partie des efforts visant à « purifier » le texte paulinien, dans l’intention d’adoucir et même d’étouffer le jugement sévère de l’apôtre. Comme l’a affirmé, il y a déjà plus de 20 ans, Robin Scroggs, suivi par d’autres depuis[47], Paul viserait dans ce texte la seule pédérastie, un comportement « généralement accepté dans le monde romain de l’époque mais tout aussi généralement condamné dans le monde juif [48] ». On en aurait pour preuve le fait que Paul utilise « la façon la plus commune de dénoncer la pédérastie ». Cette thèse a été beaucoup critiquée et, bien qu’il se trouve des auteurs pour continuer à la défendre, elle ne semble résister ni à une critique sérieuse des sources historiques, ni à une lecture attentive du texte, en particulier du v. 26 concernant les rapports sexuels « contre nature » entre femmes.

Scroggs était au courant du problème que posait ce verset pour sa thèse, mais, loin d’y voir un embarras, reconnaissait plutôt dans cette référence au comportement des femmes un appui supplémentaire à son argumentation. Plus précisément, l’argument de type « ex silencio » est mis à contribution. Le silence quasi total sur la question du « lesbianisme », aussi bien dans le monde gréco-romain que dans la bible hébraïque (de fait, aucune pénalité n’est prévue dans la Torah), suffirait selon lui à prouver que le vice, ici visé et condamné par Paul, est la pédérastie, et non l’homosexualité en général[49]. Pour rendre cette lecture à tout le moins plausible, cependant, il aurait fallu que Paul envisage, dans sa référence à l’activité « contre nature » des femmes au v. 26, des rapports de type hétérosexuel plutôt qu’homosexuel[50]. Ce qui est loin d’être établi. Comme l’a clairement démontré l’étude de Brooten, le monde gréco-romain n’ignorait pas le lesbianisme[51]. D’ailleurs, comme nous l’avons déjà signalé, la locution adverbiale « de même » au début du v. 27 introduit l’idée d’un parallélisme entre ce qui est dit des femmes au v. 26 et des hommes au verset suivant[52]. Ce parallélisme semble privilégier une référence à des rapports sexuels « contre nature » entre adultes, et non pas une allusion quelconque à la pédérastie au v. 27, et à une hétérosexualité hors norme (pénétration anale) au v. 26.

3.2. Pas à toi de juger !

Dans la première partie de cette étude, nous avons eu l’occasion de signaler que l’objectif premier de Paul en Rm 1,18-3,20 n’était pas de démontrer ou d’affirmer la culpabilité des Gentils idolâtres, un fait accepté de tout Juif, mais celle, plus délicate, de ses propres compatriotes. Comme le notent, à juste titre, à peu près tous les auteurs, Paul se serait servi de la culpabilité incontestable des Gentils comme tremplin pour surprendre ou « piéger » ses compatriotes. Il énonce clairement sa thèse en 3,9 : « tous, Juifs comme Grecs, sont sous l’emprise du péché ».

Pour atteindre son objectif, Paul a pour ainsi dire endormi son auditoire, en leur rappelant la « polémique typiquement juive contre l’idolâtrie » et ses différentes manifestations (1,18-32). Cela fait, il tend le piège en s’adressant directement à un interlocuteur « juif », utilisant la forme bien connue de la « diatribe » grecque :

Tu es donc inexcusable, toi, qui que tu sois, qui juges ; car en jugeant autrui, tu te condamnes toi-même, puisque tu en fais autant, toi qui juges (2,1).

Le piège se referme sur les « Juifs » à partir du v. 16 lorsque Paul s’adresse directement à ses compatriotes pour les convaincre de leur propre culpabilité et, comme pour les Gentils, de la nécessité d’un rédempteur et sauveur.

En général, les commentateurs n’utilisent pas ce « piège » pour déterminer la position de Paul sur l’homosexualité. Même si Paul ne faisait que reprendre la tradition juive de l’époque sur le comportement pervers des « païens », il semble bien que le but de sa rhétorique au début du chapitre 2 ait été de se préparer à convaincre ses compatriotes de leurs « péchés » et de leur besoin de rédemption. Tom Hanks, l’auteur de l’audacieuse déconstruction de la pensée de Paul sur l’homosexualité, pousse l’audace jusqu’à proposer une nouvelle interprétation de ces versets qui, à la rigueur, peut devenir un argument à double tranchant. À la lumière de ce qui sera bientôt dévoilé dans la lettre, Paul recommanderait à ses concitoyens de ne pas juger de façon négative le comportement homosexuel des Gentils. En effet, l’action subversive ou « au-delà de la nature » de Dieu en faveur de ces derniers (Rm 11) constituerait une invitation à voir les choses autrement, y compris et déjà en Rm 1. Mais pareille lecture ne serait-elle pas en contradiction avec sa thèse selon laquelle seule la lettre dans son ensemble fournit la clé pour déterminer le sens de chaque section de l’épître ? N’y aurait-il pas lieu plutôt d’y voir une invitation à dénoncer toute tentative de discrimination envers nos frères et sœurs ?

En général les commentateurs dissocient, peut-être avec raison, le jugement négatif de Paul à l’endroit de l’homosexualité de cette exhortation à ne pas juger les autres. Il est certes difficile, en effet, d’attribuer à cette exhortation la fonction d’une « rédemption » proprement dite de l’homosexualité. Il est beaucoup plus facile d’y voir une simple exhortation à éviter de porter un jugement qui est finalement l’affaire de Dieu, et non la nôtre, puisque nous faisons tous et toutes l’objet du même jugement divin. Cette interprétation, aussi populaire qu’elle soit, nous paraît sous-estimer la location surprenante de cette exhortation. Si Hanks avait raison, cette exhortation de ne pas juger faite à un « juif » fictif pourrait tout aussi bien s’appliquer au comportement pervers des Gentils, laissant par le fait même la porte ouverte à la « surprise » de Dieu — à une vision biblique renouvelée de l’homosexualité.

3.3. Rétribution divine ?

Une dernière question exégétique qui suscite un intérêt grandissant, et sur laquelle il faudra revenir dans notre section herméneutique, concerne le châtiment réservé aux hommes (et vraisemblablement aux femmes) qui se rendent coupables de ces actions perverses. On ne se réfère pas ici à la triple affirmation de Paul selon laquelle Dieu a « livré » les Gentils à l’impureté de leur corps (v. 24), à des passions avilissantes (v. 26) et à une intelligence sans jugement (v. 28), pas plus qu’aux illustrations qui sont données de ces maux dans les versets complémentaires (v. 25, 26b-27, et 30-31)[53]. Ce sont deux autres affirmations de Paul qui retiendront notre attention, dont l’une en particulier ne peut que laisser le lecteur perplexe.

Paul conclut sa référence à l’activité perverse des hommes « païens » avec l’affirmation, énigmatique aussi bien qu’inattendue, que ces derniers auraient (déjà ?) « reçu en leur personne le juste salaire de leur égarement » (v. 27d). À quoi au juste l’apôtre se réfère-t-il ? Il n’y a pas de réponse facile à cette question. Certains commentateurs y voient une référence paulinienne aux « passions avilissantes », mentionnées au début du v. 26, auxquelles Dieu a livré les idolâtres[54]. D’autres croient que Paul avait en tête la transmission de maladies vénériennes. D’autres encore, s’appuyant sur une référence de Philon[55], optent pour la pédérastie. Enfin, sans tout à fait se dissocier de l’une ou l’autre de ces réponses, un certain nombre de ces auteurs font à nouveau appel, probablement avec raison, à l’influence du livre de la Sagesse (12-14) sur Paul. Ce dernier n’aurait fait que reprendre les mots du sage en 11,16 : « afin qu’ils sachent qu’on était châtié par où l’on a péché[56] ». Une telle formulation ne manquera pas de perturber le lecteur d’aujourd’hui, rappelant un passé encore récent dont on tarde à se défaire. Mais il s’agit là d’une tout autre histoire !

La première partie du v. 32 suscite également des questions : « Bien qu’ils connaissent le verdict de Dieu déclarant digne de mort ceux qui commettent de telles actions […] ». Il ne fait pas de doute que Paul récupère ici le thème de la culpabilité des Gentils qu’il a développé au début de la section (v. 19 et 21 ; aussi v. 28). Cela dit, on ne sait trop ce que Paul a voulu dire en parlant du « verdict » (dikaiôma) de Dieu qui était censé être « connu » des Gentils. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les commentateurs sont quasi unanimes à rejeter, pour une raison à notre avis discutable, une allusion quelconque au châtiment réservé aux « homosexuels » dans le Lévitique (20,13)[57]. Si Paul ne fait aucune référence à la sentence du Lévitique, de quelle « mort » est-il alors question en Rm 1,32 ? Dunn, par exemple, y discerne un renvoi à la sentence de mort prononcée contre Adam et Ève en Gn 2,16[58] tandis que Fitzmyer, s’appuyant Rm 5,12.19 (aussi 6,23), y voit plutôt une allusion à la « mort totale » ou spirituelle, qui est le lot de tous les pécheurs (y compris les idolâtres païens).

Moins percutante que la première, cette seconde affirmation de Paul n’en est pas moins importante, ne serait-ce que pour la mention, même opaque, de la peine de mort dont seraient passibles les auteurs des « actions avilissantes » mentionnées au v. 26-27. Et, de peur qu’on se méprenne sur son origine, cette affirmation provient du Testament chrétien !

3.4. Conclusion

Comme nous l’avons signalé au début de cette étude, ce n’était pas notre intention dans cette section exégétique de fournir une exégèse complète de Rm 1,26-27. Nous cherchions plutôt à clarifier la pensée de Paul en Romains sur la question tant débattue de l’homosexualité. Après avoir situé ces deux versets dans leur contexte, nous avons analysé le langage ou le vocabulaire de l’apôtre, principalement en ce qui a trait à l’usage que l’on continue de faire, aujourd’hui comme hier, de ce texte témoin. Bien que nous n’ayons pas réussi à fournir des réponses claires dans tous les cas (les données que nous possédons étant insuffisantes[59]), nous espérons toutefois avoir établi la nécessité, à l’heure du présent débat sur l’homosexualité, d’entamer une nouvelle étape. L’exégète ne peut plus se limiter à une simple exégèse d’un passage comme celui que nous venons d’analyser. On se doit de prolonger notre exégèse dans l’interprétation du texte, compris dans le contexte pluriel d’aujourd’hui. Telle est, selon un nombre croissant d’exégètes, une responsabilité d’ordre éthique à laquelle sera de plus en plus confronté l’interprète d’aujourd’hui. C’est donc la place que l’on accorde à Rm 1,26-27 dans le débat actuel, en particulier sa « définition » des rapports sexuels entre personnes de même sexe, qui stimule l’exégète à « interpréter » ce passage à l’heure des lecteurs d’aujourd’hui. L’exégète est pour ainsi dire convoqué à entamer un dialogue avec le texte paulinien à partir de son propre contexte, dans l’espoir de favoriser une meilleure « appropriation » de ce que Dieu, le Dieu de Paul, peut avoir à « nous » dire en ce début du xxie siècle. Il est temps de faire place à l’herméneutique.

III. Questions d’ordre herméneutique

Le titre, donné à cette étude, est à dessein quelque peu ambigu. Il pose une question qui peut s’entendre de deux façons bien distinctes. La première a une dimension purement historique : Paul, c’est-à-dire le Paul de l’histoire, était-il, comme on l’accuse en certains milieux, homophobe ? La deuxième, au contraire, pose la question en termes nettement herméneutiques : le texte de Rm 1,26-27 a-t-il des résonances homophobes auprès du public chrétien de notre pays ? Nous différons la question historique en conclusion de cette étude où nous reprendrons certains éléments de réponse découlant de notre analyse exégétique. Il nous semble plus important de chercher à déterminer une approche responsable au problème de l’homophobie rampante que continue à nourrir un texte comme Rm 1,26-27[60]. C’est à cette tâche, d’ordre éthique et pastoral, que nous consacrons la deuxième partie de cette étude.

1. Déviance, actes contre-nature, perversité ?

S’il fallait nommer des termes exprimant le malaise ressenti par un certain nombre de nos contemporains à la simple mention de l’homosexualité, les mots « déviance », « perversion », et « contre nature » viendraient sans hésitation à l’esprit. Aucune manœuvre, d’ordre social, philosophique, ou théologique, destinée à rationaliser la discussion sur ce sujet ne réussira à supprimer, dans la plupart des cas, la répugnance qu’évoque chez beaucoup d’entre eux une telle « perversion » de l’ordre ou de la nature des choses.

Que l’on fasse référence à la différenciation biologique entre l’homme et la femme, ou que l’on appuie sa dénonciation de l’homosexualité sur le texte de Rm 1,26-27, le résultat est le même. La répulsion que l’on éprouve pour l’homosexualité, et sa condamnation sans appel, repose sur un principe bien établi et, qui plus est, apparemment incontestable : l’ordre des choses, établi par la nature elle-même (la biologie) ou par son auteur (Dieu).

Un mot d’abord sur Rm 1,26-27. Notre analyse, bien qu’incomplète, aura suffi à montrer, nous l’espérons, la futilité de faire appel à ce texte pour confirmer ce que l’on tient déjà pour acquis. Paul n’a rien inventé ; sa vision négative de l’homosexualité, vice exemplaire des « païens », n’était qu’un reflet de la pensée juive de son temps concernant les Gentils. Il assumait, à l’instar de ses contemporains, le désordre de cette dépravation sexuelle des Gentils, qui allait à l’encontre de la nature des choses, établie par Dieu et reflétée dans la différence biologique entre l’homme et la femme. Si les auteurs eux-mêmes ne parviennent pas à s’entendre sur l’usage paulinien du mot « nature », ils sont par contre quasi unanimes à postuler que Paul ne savait strictement rien de l’orientation sexuelle. Il lui aurait été impossible d’imaginer la présence de personnes de « nature » homosexuelle, à côté de personnes de nature hétérosexuelle. Par conséquent, chercher à tout prix à voir un argument contre l’homosexualité en Rm 1,26-27 nous paraît, non seulement aller à l’encontre de la rhétorique de l’apôtre dans cette section de l’épître, mais aussi proposer une lecture tout à fait anachronique de ce texte scripturaire. Il va sans dire que cela est également vrai pour quiconque cherche à réduire la portée d’une quelconque condamnation paulinienne de pareille « perversité ». Dans cette section de Romains (1,18-32), l’objectif principal de Paul était, comme nous l’avons répété maintes fois, d’affirmer l’idolâtrie coupable des « païens », leur refus de reconnaître Dieu dans la création. En conséquence, les dépravations sexuelles auxquelles se livrent aussi bien les hommes que leurs femmes ne sont qu’un des nombreux effets pervers de leur égarement du seul, et unique vrai Dieu.

La différence biologique entre l’homme et la femme, vue comme fondement de la « nature » des choses (établie ou non par Dieu), constitue un argument plus complexe. Il paraît difficile, en effet, d’échapper au binôme « mâle-femelle » qui semble régir un peu toute la création, et dont le but premier semble être la préservation de l’espèce au moyen de la rencontre des deux sexes. On est, bien sûr, au courant de certaines « anomalies » au sein de toutes les espèces, végétariennes et animales, mais comme l’indique le terme lui-même, il s’agit invariablement d’exceptions ou, plus spécifiquement, de dérogations à la « norme », c’est-à-dire à l’ordre (naturel) des choses. Telle nous semble être encore la perception d’une majorité de nos contemporains. L’exception confirme la règle, comme dit le dicton. Et pourtant…

Et pourtant, ces « anomalies » existent ; elles sont connues, répertoriées, et pour la plupart des cas, tolérées sinon acceptées comme faisant partie du monde dans lequel on vit. Pour nous restreindre aux seuls êtres humains[61], il suffit de mentionner la transsexualité, la bisexualité, et depuis environ un siècle, l’homosexualité. S’il est vrai que les deux premières expériences sont moins connues, encore reléguées dans le secret de l’insolite sexuel, et faisant à l’occasion les frais de médias à sensation, il en est tout autrement pour les personnes d’orientation homosexuelle, qui se retrouvent depuis un demi-siècle à l’avant-plan de la revendication sociale, politique, et religieuse. De quelle façon en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi l’homosexualité devrait-elle recevoir plus d’attention que la bisexualité ou la transsexualité ? Il s’agit d’une question importante dont nous laissons aux spécialistes le soin de répondre d’une façon adéquate. Qu’on nous permette toutefois d’émettre une opinion. Le simple fait que l’homosexualité est, contrairement à la bisexualité et à la transsexualité, fermée à la procréation ne pourrait-elle pas expliquer, du moins en partie, l’opposition séculaire à ce phénomène ?

Cela dit, les mentalités ont changé ou sont en train de changer sur ce point, suffisamment en tout cas pour contraindre une société comme la nôtre à intégrer dans ses lois et ses chartes le plein respect de l’orientation sexuelle, et tout dernièrement, le mariage entre personnes de même sexe. Tout cela, fait au nom des droits et du respect de la personne ! Bref, au Canada comme dans d’autres pays occidentaux, les personnes d’orientation homosexuelle sont, tout comme les hétérosexuels, des citoyens et citoyennes à part entière, protégés par la loi contre toute discrimination, à quel titre que ce soit. Un résultat significatif de cette loi serait que, tout au moins sur le plan juridique, les relations homosexuelles sont considérées aussi « naturelles » que le sont des relations hétérosexuelles. La controverse n’est pas close pour autant et, pour beaucoup de nos contemporains, l’initiative de notre gouvernement n’a pas (encore) modifié sensiblement la perception qu’ils ont de cette « déviance » de la nature des choses.

Quoiqu’on puisse penser de cette réticence à emboîter le pas, il nous apparaît difficile, voire impossible, d’envisager un retour en arrière. Notre société est très différente de ce qu’elle était, il n’y a pas encore tellement longtemps. Les idées ont évolué, la dignité des personnes, fondée sur la primauté du droit de l’individu, est reconnue, on dénote une sensibilité accrue pour la justice, le rejet de préjugés séculaires, et, non le moindre, une attention de plus en plus marquée à l’expérience des personnes et à leur vécu. Tous ces éléments, et bien d’autres, ont fortement contribué à façonner une compréhension de l’être humain, plus conforme aux exigences d’une société démocratique, séculière, et pluraliste. Ils ont aussi conduit à remettre en question le concept d’une nature « statique », au profit d’un respect profond pour l’identité de chaque être humain. Il est plutôt ironique que ces valeurs, véritables fleurons de notre société démocratique, trouvent leurs racines dans la tradition judéo-chrétienne ! Comme un exégète croyant l’a écrit dernièrement, aujourd’hui comme à l’époque biblique, Dieu semble promouvoir la justice et l’égalité parmi les humains « d’une façon plus efficace à travers les forces séculières que par le biais des institutions religieuses[62] ». En somme, cette nouvelle perspective constitue un défi de taille pour les institutions religieuses et les croyants, y compris les interprètes de la bible.

2. L’autorité du vécu

Le changement radical qui s’est opéré dans notre société sur l’homosexualité est le résultat d’une sensibilisation du public à cette question cruciale et aux personnes concernées. Une sensibilisation qui n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard. Elle répond à deux influences importantes : l’écoute attentive auprès de personnes marginalisées et de leur expérience ou leur vécu d’une part, et d’autre part, quoi qu’on en dise, le travail acharné des militants et militantes qui ont su braver les préjugés, les insultes, et même la violence, pour se faire entendre et communiquer leur vérité. Ce mouvement est calqué en quelque sorte sur l’action féministe d’un temps encore pas si lointain. Comme l’ont fait ces pionnières, ce groupe de marginalisés se sont autorisés à combattre l’oppression et la discrimination dont ils font l’objet depuis fort longtemps dans nos sociétés. Si les différences ne manquent pas entre les deux groupes et leurs stratégies, on y retrouve aussi certains points communs. Un de ces points de contact sur lequel nous tenons à nous arrêter brièvement, en raison d’un lien éventuel avec la bible, est la place que l’on accorde à l’expérience, individuelle et collective, de ces victimes, à leur vécu, dans la lutte acharnée qu’ils mènent depuis quelque temps pour reconquérir leur identité (ou leur nature) et la liberté de l’exprimer au grand jour.

Il est bien connu que la revendication féministe est fondée en grande partie sur l’importance que les femmes accordent à leur expérience d’oppression et de discrimination. C’est en effet sur cette base empirique et expérientielle que des militantes ont osé s’attaquer au monstre patriarcal et androcentrique, régissant le monde actuel. Les féministes chrétiennes, parmi les premières au front, ont vite reconnu dans la bible l’un des principaux instruments de cette oppression des femmes. Cette conviction a incité plusieurs d’entre elles à remettre en question l’autorité de la bible ou tout au moins l’autorité d’un certain nombre de textes dont elles ne reconnaissaient plus l’actualité de « parole de Dieu » pour les femmes et les hommes d’aujourd’hui[63]. Cette opération de nettoyage de la bible s’est faite « au nom de » cette expérience d’oppression et de discrimination vécue au quotidien par les femmes. On a parlé avec raison d’une révolution, conduisant à un « nouveau paradigme » de l’interprétation biblique[64]. Une interprétation qui allait devoir désormais tenir compte du contexte pluriel du lecteur, en l’occurrence, l’oppression des femmes, souvent inspirée par la bible ou « la parole de Dieu ». S’agissait-il d’une remise en question de l’autorité de la bible ? Pas du tout ! Nullement rejetée, du moins par la plupart des féministes[65], celle-ci ne s’en trouvait pas moins atténuée. Elle se retrouvait soudainement au second rang, limitée ou subordonnée en quelque sorte à l’autorité du vécu quotidien de ces femmes. Cette révolution a produit des fruits indéniables, même incalculables, sur un certain nombre de fronts dont les effets perdurent. Un de ces effets les plus spectaculaires est une nouvelle compréhension ou perception de l’autorité de la bible, qui permet à des femmes (et des hommes) de censurer, voire de dénoncer des textes (ou leur interprétation) ayant contribué pendant des siècles à causer et soutenir l’oppression de leurs consœurs.

Sans préconiser une approche similaire pour la lutte que poursuivent les gais et les lesbiennes aujourd’hui, on peut y voir la même dynamique opérer dans leur décision de revisiter à leur tour un certain nombre de textes bibliques ayant grandement contribué à l’oppression et marginalisation des personnes d’orientation homosexuelle. Tout comme dans le cas des féministes, c’est l’expérience de leur identité sexuelle ou de leur vécu qui permet à nos frères et sœurs ainsi ciblés, non seulement de rejeter toute tentative de « nier » ou « dénaturer » leur sexualité, mais aussi de dénoncer l’autorité de textes, considérés en partie responsables de la condamnation de l’homosexualité à travers les âges. Autrement dit, c’est leur propre expérience ou leur vécu au quotidien qui vérifie à leurs yeux l’authenticité de leur orientation sexuelle. Il suffit d’écouter un frère ou une sœur raconter leur histoire, parler de ce qu’ils ressentent et comment ils perçoivent les choses, bref de leur vie, pour commencer à comprendre que ces personnes sont « par nature » ce qu’elles sont[66].

Pour l’expérience personnelle qui suit, l’emploi du « je » nous semble plus approprié. Ma propre « introduction » à l’homosexualité remonte à près de 40 ans, le jour où un de mes amis m’annonça qu’il était gai. Bien que ma connaissance de l’homosexualité fût plutôt abstraite à l’époque, je n’ai pas été particulièrement étonné, encore moins offensé. Ce fut pour moi le début d’un long apprentissage concernant l’homosexualité ou plutôt une personne d’orientation homosexuelle. La différence est énorme ! S’il est vrai que cette révélation n’a rien changé à notre amitié, ma perception de cette orientation a commencé à changer. Soudainement, l’homosexualité n’était plus quelque chose d’abstrait ; elle avait désormais un visage, elle était partie intégrante d’une personne. Comme s’il était possible de méconnaître quelque chose qui t’appartient, qui te définit, qui t’identifie autant que ton orientation sexuelle ! Depuis ce jour mémorable, j’ai souvent eu l’opportunité de rencontrer des personnes d’orientation homosexuelle, même à l’occasion bisexuelle. Ces rencontres et les conversations qu’elles ont suscitées m’ont convaincu à la fois de l’existence et de l’authenticité de leur « nature » homosexuelle. Ces personnes sont ce qu’elles sont, et rien, absolument rien, ne va changer le fait qu’elles sont attirées par leur propre sexe. Elles sont créées ou façonnées de cette manière par la nature. Tout cela a été confirmé, une décennie plus tard, à l’occasion d’autres rencontres dans mon milieu de travail et suite à des discussions sérieuses au sein de certaines Églises, en particulier de l’Église Unie du Canada et de l’Église anglicane. L’homosexualité n’est pas un choix[67], encore moins une « déviance » ou une « perversion » de la nature ; elle est une orientation sexuelle, différente soit, mais tout aussi réelle et légitime que l’hétérosexualité, la bisexualité, ou la transsexualité.

Avec le temps, l’idée s’est faite de plus en plus pressante d’écrire sur le sujet. Trois raisons principales ont motivé cette décision. La première est liée à ma profession d’enseignant : combien de fois m’a-t-on demandé ce que je pensais, comme bibliste et interprète de la bible, de ces quelques textes qu’on utilisait de façon parfois si cavalière, et si peu critique, dans le débat actuel ? La deuxième visait mes propres interrogations concernant ces textes bibliques. N’ayant jamais pris le temps d’analyser ces passages, j’éprouvais des difficultés à fournir une réponse adéquate à ces questions. La troisième et dernière raison est liée à la certitude de pouvoir enfin mener ce travail à terme. Cette certitude, je la dois à une nouvelle approche herméneutique, développée dans la dernière décennie du siècle dernier[68], qui me permettait déjà d’envisager que cette étude, quels que soient les résultats de mon analyse exégétique, n’allait pas contredire ma nouvelle perception de l’homosexualité en général, et de mes frères et sœurs en particulier qui vivent cette expérience au quotidien. Il y avait quelque chose d’ironique dans le fait que cette nouvelle vision ou perception n’avait rien à faire avec la bible ! Celle-ci faisait plutôt partie du nouveau contexte dans lequel j’étais désormais contraint de faire mon métier. Comme bibliste et surtout comme « interprète » de la bible, il m’était de plus en plus difficile de me soustraire à la tâche d’examiner ces textes avec soin, les soumettant non seulement à une analyse critique (l’exégèse), mais aussi et surtout à la critique du « lecteur » d’aujourd’hui (l’interprétation ou l’herméneutique). Fidèle à mon projet initial sur l’homosexualité et la parole de Dieu, c’est à cette critique du lecteur, à mes yeux indispensable, que j’ai déjà consacré une bonne partie des deux précédentes études sur le sujet[69].

3. Créatures à part entière

Cette longue réflexion sur la place et le rôle de l’expérience ou du vécu dans le débat à propos de la reconnaissance de l’orientation homosexuelle amène tout naturellement à considérer l’homosexualité dans le contexte plus large de la création. S’il est vrai, comme semblent le confirmer les études les plus récentes, que la population homosexuelle et lesbienne se rapprocherait des 10 % (un chiffre approximatif, mais non gonflé), comment parvient-on à conclure que nous aurions affaire tout au plus à des exceptions à la règle ou à la norme ? Il suffit de chiffrer le nombre de personnes visées, environ 3 millions sur une population excédant les 30 millions au Canada seulement, pour vérifier que le dicton ne s’applique pas dans ce cas particulier. Si cette prétendue anomalie se chiffre à un nombre aussi élevé dans nos sociétés, de quel droit peut-on continuer à parler d’exceptions à l’ordre ou à la nature des choses ? Sur le plan de l’éthique et de la morale, au nom de quel principe ou de quelle loi, ou en vertu de quelle autorité, pouvons-nous taxer l’homosexualité de « déviance » (le mot a une nette résonance morale) ou encore de perversité, digne d’une condamnation sans appel ? Quiconque appuie son raisonnement sur le texte de Genèse 1,26-28 ne peut fermer les yeux sur le fait que 3 millions ou plus de ses concitoyens ont été « créés » ainsi par Dieu, qu’ils sont, comme eux, des créatures de Dieu à part entière, ayant droit au respect dû aux enfants de Dieu ! À moins de nier l’existence même de l’orientation homosexuelle — validée aussi bien par la science que par l’expérience des individus eux-mêmes — il apparaît de plus en plus difficile de ne pas reconnaître celle-ci comme faisant partie de la « nature » des choses, de l’ordre des choses établi par la nature ou, dans une vision de foi, par le créateur. Si c’est le cas, comment, et surtout au nom de quoi ou à quel titre, une Église peut-elle qualifier l’homosexualité de « désordre objectif », et la pratique homosexuelle de comportement « intrinsèquement mauvais[70] », exigeant de certains de ses membres, voués à l’abstinence totale, une manière d’agir et de vivre « contre leur nature » ?

4. Rétribution divine ?

On se souviendra de la question que les disciples posent à Jésus en voyant l’aveugle-né : qui est coupable, lui ou ses parents (Jn 9,2-3)[71] ? Combien de fois, depuis, n’avons-nous pas entendu cette remarque malheureuse : je me demande ce qu’ils ont bien pu faire pour « mériter » une telle tragédie, pareil malheur ! Bien que « populaire » à une certaine époque, la « construction théologique » sous-tendant une telle croyance (non totalement disparue de nos jours) est aujourd’hui inacceptable ; elle devient insoutenable lorsque les victimes sont des enfants ou des êtres chers. Comment a pu naître une telle croyance ? Comment en est-on arrivé, après la mise en garde de Jésus en Jean 9, à véhiculer une telle distorsion de Dieu pendant des siècles ? Car, c’est bien de Dieu dont il est question, ou plutôt d’une certaine vision de Dieu, qui aurait des assises dans la bible elle-même : le Dieu de l’histoire de Sodome[72], et aussi celui de Paul en Rm 1,27(30). N’est-ce pas cette même vision de Dieu qui se retrouve chez quiconque voie dans l’homosexualité un « signe » de la colère de Dieu (Rm 1,18)[73] ?

De toute évidence il faut nous débarrasser de ce concept, injurieux pour Dieu et débilitant pour l’être humain. Il est déjà difficile de vivre une souffrance intolérable, un deuil, sans y faire aussi intervenir, par simple ignorance, le blâme ou la responsabilité d’ordre moral. Y a-t-il plus odieux que de blâmer les victimes de pareilles souffrances ? La démarche est encore plus odieuse quand le blâme devient une façon détournée pour mieux condamner ces mêmes victimes. Comme les « homosexuels » qui en ont fait l’expérience ! Ne s’est-on pas empressé d’adopter cette solution « facile » dans le cas du sida ? Et Paul serait-il en partie responsable pour une telle monstruosité ?

La vérification du lien entre le sida et la communauté homosexuelle relève de la science médicale. Au début, ce lien reposait sur l’apparition de cette maladie en Occident au sein de cette communauté spécifique. Mais son développement fulgurant en Afrique et sa propagation en dehors du milieu homosexuel en Occident, atteignant autant les femmes que les hommes, ont incité les scientifiques à revisiter leur théorie initiale. Tel, cependant, n’est pas notre souci immédiat. Nous sommes davantage préoccupé par le lien « religieux » qu’on a établi entre le sida et l’homosexualité. Faute de statistiques à l’appui, nous ne pouvons mesurer le rôle de la formulation paulinienne en Rm 1,27 sur l’odieuse affirmation, courante il n’y a pas si longtemps, que le sida était la punition terrible réservée par Dieu aux pervers homosexuels. Selon Paul, ces derniers auraient déjà « reçu en leur personne le juste salaire de leur égarement ». Comme nous l’avons signalé dans notre section exégétique, les commentateurs ne savent trop comment interpréter cette affirmation de l’apôtre. Pourtant, ces paroles s’appliquent particulièrement bien au sida. C’est ainsi, d’ailleurs, que semblent l’avoir compris les partisans de cette construction théologique de la rétribution divine. Il est donc urgent de nous assurer que l’on rejette une fois pour toutes, non seulement une telle interprétation du texte biblique, surtout là où elle peut encore exister, mais aussi l’image ou la perception de Dieu qui la sous-tend, un Dieu vengeur qui punit ses créatures de façon souvent démesurée, dont nous avons critiqué la présentation dans une étude précédente[74].

Conclusion

Essayons, en conclusion, de répondre à la question posée par le titre de notre article : Paul serait-il homophobe ? D’abord, sur le plan historique. Si Paul ne faisait que reprendre à son compte en Rm 1,26-27 la tradition juive de son époque concernant l’idolâtrie des « païens » et leur perversité morale, il n’y aurait pas lieu d’accuser l’apôtre d’être homophobe. En tout cas, celui-ci n’aurait pas été plus homophobe que ses compatriotes ! Sur le plan de l’herméneutique, la question se présente de façon quelque peu différente. Pour le lecteur d’aujourd’hui, qui lit ou entend ce texte au sens qu’on lui a donné traditionnellement, Paul, c’est-à-dire le Paul de Romains, devient « homophobe ». En effet, la vision de « l’homosexualité » qu’il partage avec ses compatriotes ne cadre tout simplement plus avec la compréhension que nous en avons aujourd’hui. Il est donc indispensable de nous assurer que Paul (ou Rm 1,26-27) ne soit plus utilisé pour promouvoir l’homophobie encore rampante parmi nous.

Notons que cette situation n’est pas très différente de celle à laquelle sont confrontées les Églises chrétiennes à propos des textes prétendument « anti-juifs » du Second Testament[75]. Comme nous l’avons déjà noté dans une étude sur cette question[76], il n’est pas facile de répondre à la question d’ordre historique de savoir si le Second Testament est oui ou non anti-Juif. Les commentateurs ne s’entendent tout simplement pas sur cette question qui continue à faire l’objet d’un important débat. Sur le plan de l’herméneutique, c’est une tout autre affaire. Les passages « problématiques » à l’endroit des Juifs ont une résonance décidément anti-juive lorsqu’ils sont lus ou proclamés dans notre contexte contemporain, c’est-à-dire après la Shoah. À moins d’être aux aguets, il y aura toujours le risque de voir ces textes (ou leur interprétation) perpétuer une forme ou l’autre d’anti-judaïsme chrétien. D’où l’appel pressant fait, de la part de plusieurs Églises, à tous les intervenants dans la proclamation du message chrétien de tout faire pour combattre et éliminer les préjugés séculaires à l’endroit du judaïsme et du peuple juif [77]. La communauté homosexuelle a été aussi victime de préjugés semblables au cours des siècles, et à l’instar de ce qu’a vécu le peuple juif, beaucoup de ces préjugés sont enracinés dans « ce que dit la bible » à propos de l’homosexualité. Devant les difficultés auxquelles continuent de faire face la plupart des Églises dans le débat autour de l’homosexualité, il incombe aux théologiens et aux interprètes de la bible, non seulement de clarifier les enjeux de ce débat, mais aussi de s’assurer qu’on cesse de manipuler la bible pour nourrir les préjugés séculaires dont nos frères et sœurs d’orientation homosexuelle font l’objet depuis déjà trop longtemps.

Se pourrait-il, enfin, comme le soutiennent Martin et quelques autres[78], que Paul ait été lui-même un « homosexuel frustré » ? Aussi intéressants que soient les arguments, surtout d’ordre « psychologique », avancés par ces auteurs, nous ne les trouvons pas convaincants. La raison est fort simple : ils n’apparaissent pas nécessaires ni pour expliquer la prétendue condamnation de Paul en Rm 1,26-27, ni pour éclairer ses présumées ruminations d’ordre personnel en Rm 7. Si, au contraire, notre explication, que l’on retrouve chez plusieurs auteurs, s’avérait raisonnable, voire plausible, il n’y aurait aucune raison de postuler une pathologie psychologique chez l’apôtre (du type « répression de quelque chose qui l’habite ») pour rendre compte de ce qui ne serait finalement qu’un reflet de la tradition juive sur l’homosexualité.