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Présenté par ses directeurs comme un manifeste pour un nouveau paradigme de recherche centré sur l’élaboration d’une « éthique globale », l’ouvrage de Commers et de ses collaborateurs représente sans aucun doute un livre de référence. Faisant suite à la conférence de lancement de l’International Global Ethics Association (igea), ce livre réunit une douzaine d’auteurs issus des sciences sociales, de l’anthropologie, de la philosophie morale, de la philosophie politique et de l’économie politique.

L’intérêt principal de ce travail collectif est d’établir le lien entre les débats de longue date associés au cosmopolitisme, aux questions de justice globale ainsi qu’aux études du développement, tout en inscrivant la réflexion dans un champ plus large de relations internationales. Par ailleurs, les différents auteurs s’efforcent de prendre en compte les pôles théoriques et pratiques des questions mises en lumière par la notion d’« éthique globale », ainsi perçue dans une perspective interdisciplinaire. De ce fait, comme le soulignent les éditeurs de l’ouvrage, la plus-value de celui-ci relève avant tout d’une mise en perspective et d’une mise en lien de débats qui ont cours parfois depuis plusieurs décennies. En outre, la plupart des contributions offrent un important appareil critique qui permettra aux spécialistes des différentes disciplines concernées de se familiariser avec les enjeux principaux des divers champs de recherche évoqués.

De manière générale, trois axes principaux de réflexion sont explorés : 1) Comment s’articule la question de la « responsabilité » dans le contexte de la globalisation ? 2) Comment une « éthique de la globalisation » pourrait-elle permettre une redéfinition des rapports d’altérité entre Nous et les Autres ? 3) Comment une « éthique de la globalisation » relève-t-elle principalement d’un dépassement des dichotomies ainsi que de l’établissement de passerelles (bridging the gap) entre différentes approches théoriques, mais aussi entre différentes disciplines ?

Si la notion de « responsabilité » est interrogée dans la plupart des contributions, Thomas Mertens la discute de manière particulièrement détaillée. Il prend comme point de départ l’approche utilitariste de Peter Singer : si les habitants des pays les plus riches aident ceux des pays pauvres, ce n’est pas une question de charité, mais de devoir moral, l’objectif étant d’augmenter le bien-être au niveau global, et non au niveau de l’une ou l’autre communauté. Mertens contraste cependant le travail de Singer avec l’ouvrage clé de John Rawls, A Theory of Justice (1971). Partant, Mertens souligne la difficulté pour les individus de s’identifier au-delà de leur propre société d’appartenance (domestic society) et surtout de reconnaître les problèmes de sociétés plus éloignées comme relevant non de charité ou de bonté (benevolence), mais de devoir d’aide (duty to assist), comme Rawls le développera ultérieurement dans The Law of Peoples (1999). Une difficulté que Mertens relie à l’inaptitude des pays riches à reconnaître qu’une part de leur richesse découle du maintien dans l’état de pauvreté d’autres pays. Approfondissant la réflexion, Mertens relève la différence entre un processus de négociation au niveau international, impliquant des États et donc des peuples, et une approche cosmopolitique qui impliquerait directement les individus. Dans sa conclusion, l’auteur suggère néanmoins une voie médiane : s’appuyer sur les travaux de Rawls pour inclure, dans une perspective multilatérale, la notion de duty to assist dans le droit international, tout en admettant que les implications d’une telle notion restent à définir, dans une perspective cosmopolitique, sur le plan individuel.

En lien direct avec cette question du « devoir d’aide », différents auteurs de ce corpus évoquent la (re-)définition du rapport d’altérité qu’impliquerait une « éthique de la globalisation ». Ainsi, Commers souligne que, pour comprendre ce qui caractériserait une « éthique globale » contemporaine, il est nécessaire d’expliciter le « nous » à partir duquel ce discours s’élabore, ainsi que d’identifier ceux à qui il s’adresse. Afin de désamorcer la problématique fondamentale d’un possible rapport hégémonique Nous/Eux qu’entraîne la construction d’un tel discours, Commers suggère une perspective radicalement dialogique, en référence à Bakhtin et Buber, mais aussi Lévinas et Jankélévitch.

Dans la même veine, Verlinden propose la notion de contextual global ethics, en tant que « troisième voie » qui tiendrait compte du pluralisme culturel et de la diversité des points de vue théoriques. Le renouvellement conceptuel ici proposé est double : sur le plan épistémologique, il s’agit de mettre l’accent sur la dimension interdisciplinaire de l’« éthique globale » comme nouveau paradigme de recherche ; sur le plan herméneutique et phénoménologique, il s’agit de développer une approche de « l’entre-deux ». À l’appui de cette approche renouvelée, Verlinden fait référence, entre autres, à la notion développée par Buber de « sphère interhumaine ».

À relever, enfin, l’effort constant de la plupart des contributions pour dépasser les dichotomies entre local et global, communautarisme et libéralisme ou particularisme et universalisme, et tenter ainsi de rendre compte au mieux de la complexité et des ambivalences qu’implique une éthique appliquée. Ainsi, Widdows met en relation la critique non occidentale élaborée à l’égard du potentiel hégémonique de l’« éthique globale » avec différents courants de pensée occidentaux ayant interrogé de l’intérieur cette question du rapport de pouvoir : courants féministes, éthique du soin (care) ou éthique de la vertu. Widdows suggère ainsi d’inclure dans le développement même de l’« éthique globale » comme nouveau paradigme de recherche une dimension critique et réflexive. Une approche que la plupart des auteurs de cet excellent ouvrage collectif s’efforcent de mettre en oeuvre et qui devrait ainsi permettre, à terme, d’élaborer un rapport à l’Autre dans une perspective plus inclusive.