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Les solutions du partage du pouvoir qui essaient d’équilibrer les principes de l’intégrité territoriale et de l’autodétermination des peuples en une variété de configurations fédérales sont insuffisantes pour résoudre les conflits « gelés » et répondre aux revendications des États de facto qui y sont associés. Les propositions des organisations internationales, qui considèrent les conflits au niveau purement institutionnel, convergent vers une solution fédérale sans tenir compte des différences qualitatives entre les conflits. Elles mettent l’accent sur les facteurs explicatifs rationnels et instrumentaux des conflits, mais ne prennent pas en considération la question de la peur et des hostilités – éléments émotionnels pourtant constitutifs des conflits ethniques – qui rendent impossible un partage du pouvoir, et donc le règlement de conflits sans partition. Nous proposons de sortir du niveau institutionnel afin de voir la possibilité d’élaborer à des niveaux différents des incitations sur mesure qui permettraient un éventuel arrangement de partage de pouvoir.

L’article examine l’approche transformative des conflits débattue mais peu enracinée en relations internationales. Devant l’échec des solutions classiques (Kaufman 2006 ; Ryan 2007 : 22), la démarche consiste à transformer le contexte, les structures, les acteurs, l’objet en litige ou les éléments culturels des conflits afin d’atteindre un changement dans les relations entre les parties en conflit sur le plan sociétal plutôt qu’un accord de paix sur le plan de la diplomatie seul (Väyrynen 1991 : 1-25 ; Lederach 1997 : 81-84 ; Ryan 2007 : 16-24). Miall distingue trois écoles d’intervention en matière de conflits (2003 : 3-4). 1) Les théoriciens de la « gestion de conflits » considèrent les litiges inter-communautés non solvables et se concentrent sur le design institutionnel « le meilleur » pour canaliser adéquatement les tensions futures inévitables. 2) Les tenants de la « résolution de conflits » cherchent à comprendre les causes de la violence afin de trouver des solutions plus créatives, acceptables – non pas les meilleures – pour les parties. Les deux écoles abordent les conflits de manière statique, sans tenir compte des développements internes, comme le changement des acteurs et des discours. 3) Les adeptes de la « transformation de conflits » rendent compte de la nature dynamique de ces derniers et mettent l’accent sur l’altération des relations, des intérêts et des discours qui amèneraient un changement graduel au sein de la société, propice au règlement à long terme. Suivant Stewart, les trois démarches ne sont pas exclusives ; il s’agit plutôt d’ajouter des pistes complémentaires et parallèles aux négociations diplomatiques (Stewart 2004). Notre recherche s’inscrit dans ce débat : nous sommes à la recherche des conditions sous-jacentes aux conflits dont la transformation faciliterait les solutions créatives et l’atteinte éventuelle d’un consensus.

Le point de départ de notre réflexion est dans le constat du « gel » et de la logique de survie des États de facto. En effet, malgré les hostilités armées entre la Géorgie et la Russie en août 2008 et un « dégel » apparent et temporaire, le consensus manque et les hostilités persistent. Afin de briser l’impasse, nous soutenons qu’il faut transformer les conflits en déclenchant des processus politiques complémentaires et ajustés. Pour identifier ces processus, nous proposons d’examiner les raisons des antagonismes et le « pourquoi » de la séparation en Transnistrie et en Abkhazie. En analysant les raisons d’être de ces États de facto telles qu’elles sont construites par les élites au pouvoir, nous pensons identifier les facteurs qui, une fois transformés, seraient susceptibles de briser l’impasse. Constatant deux différences entre les litiges – le rôle du territoire et la cohésion sociale autour de la cause séparatiste –, nous considérons deux façons, qui ne s’excluent pas, d’aborder la résolution de conflits : par les incitatifs économiques dans le cas transnistrien, liés ici à l’européanisation ; et par la réconciliation historique dans le cas des hostilités entre Géorgiens et Abkhazes dans le but de rétablir la confiance.

La réconciliation historique, d’une manière générale négligée en relations internationales, tiendra plus de place dans cet article. Contrairement aux solutions institutionnelles, l’approche transformative fait des liens avec et emprunte des concepts et théories d’un éventail de disciplines des sciences sociales (Ryan 2007 : 17). Nous y insérons les politiques symboliques et mémorielles. Les travaux de Kaufman (2001), Petersen (2002), Ross (2007), Crains et Roe (2003) et autres concordent : puisque des mythes-symboles appartenant à un groupe et hostiles à l’autre sont nécessaires pour le déclenchement de conflits ethniques, leur résolution passe inévitablement par la réinterprétation des récits historiques – une réinterprétation qui transformerait les relations interethniques. En altérant les éléments conflictuels, les processus parallèles proposés peuvent briser l’impasse, sans pour autant représenter la solution.

I – Logiques de l’impasse et propositions irréconciliables

Les parties en conflit campent sur des positions irréconciliables faisant appel, d’une part, aux principes de l’intégrité territoriale des États et, d’autre part, à ceux de l’autodétermination des peuples. Entre-temps, les entités séparatistes survivent et fonctionnent malgré leur non-reconnaissance. D’après les termes de King (2001), de Lynch (2004) et de Kolsto (2006), la Transnistrie et l’Abkhazie constituent des États de facto dont la logique de survie explique l’impasse dans la résolution de conflits et le maintien du statu quo. Au niveau interne, tant la Transnistrie que l’Abkhazie construisent la cohésion sociale en maintenant la perception d’une menace venant respectivement de la Moldavie et de la Géorgie. Du point de vue de l’économie, le contrôle des frontières permet un commerce lucratif sans taxes ni tarifs. Les élites de la Transnistrie bénéficient du trafic illicite d’armes, de drogues et de la traite des êtres humains (Popescu 2006 : 3-4). L’Abkhazie survit grâce aux infrastructures touristiques qui attirent les Russes et au commerce non enregistré à Tbilissi (King 2001).

Par ailleurs, ni la Moldavie ni la Géorgie ne représentent un attrait de poids pour la réunification éventuelle des régions séparatistes. La Géorgie poursuit des politiques nationalisantes et laisse peu de place aux politiques de soutien culturel pour ses minorités (Broers 2008). Dans le cas moldave, même si la réunification avec la Roumanie n’est plus une option et qu’il est possible de développer un aménagement politique à l’image du statut autonome des Gagaouzes (Katchanovski 2005), la Transnistrie, région industrialisée, ne voit aucun avantage à rejoindre la Moldavie – le pays le plus pauvre de l’Europe, avec une production agricole qui représente près de 40 % d’un pnb en baisse constante depuis 1991 (Vahl et Emerson 2004 : 4, 9).

Du point de vue de la logique externe, l’appui diplomatique et militaire de la Russie aux régions séparatistes n’est pas négligeable (Kaufman 1998). La présence de la 14e armée russe en Transnistrie alimente la méfiance continue des Moldaves envers les russophones et contribue à maintenir l’incertitude quant à une éventuelle réaction armée lors du « dégel », surtout après l’intervention russe en Ossétie du Sud. L’approvisionnement subventionné, voire gratuit, des États de facto en matière énergétique contraste avec les tarifs non privilégiés exigés de Chisinau et de Tbilissi; cela représente une subvention de 20 millions de dollars américains par année pour la seule Transnistrie (King 2001 ; Vahl 2005). Les investissements russes maintiennent l’Abkhazie dans un état de survie (Grémy 2005), de même que les embargos commerciaux imposés sur la Moldavie avantagent la Transnistrie (Kennedy 2007a). Quatre-vingt-cinq pour cent des Abkhazes et quinze pour cent des Transnistriens, dont toute la classe dirigeante, possèdent la citoyenneté russe avec tous les avantages sociaux et économiques qui en découlent. Finalement, l’aide des organisations internationales maintient en vie la population et, de même, les États de facto. Par exemple, pour la seule Abkhazie, on parle de 4 à 5 millions de dollars par an en services, aide et salaires des employés locaux fournis par des organisations internationales. Ces logiques interne et externe maintiennent le statu quo, puisque la réunification désirée par les centres est inintéressante pour les dirigeants des entités séparatistes.

Ainsi, les solutions mises sur la table des négociations ne font pas consensus (Coppieters 2001 et 2004). Toutes les propositions consistent en une variation d’options basées sur un partage du pouvoir entre le centre et les régions. Les régions séparatistes demandent la reconnaissance de leur souveraineté sine qua non et proposent des solutions de souveraineté multiple dans un même État. Sur la scène diplomatique, l’Abkhazie et la Transnistrie optent soit pour la formule des États souverains entrant en association de confédération soit pour l’option des États librement associés ; elles seraient alors sujets du droit international avec un droit de sécession unilatérale[1]. Ces propositions se heurtent au refus de Chisinau et de Tbilissi, qui les considèrent comme une menace à leur intégrité territoriale future. Les deux États métropolitains sont toutefois prêts à accorder un statut particulier aux régions séparatistes, en mettant sur pied une forme de fédéralisme asymétrique au sein d’une seule entité étatique souveraine.

Pour leur part, les organisations internationales essaient de réconcilier les demandes des uns et des autres et proposent une variété de solutions basées sur une distribution du pouvoir fédéré. En 2001, par exemple, le document Boden suggère un modèle institutionnel de « souveraineté dans la souveraineté », soit un système fédéré dans lequel la politique étrangère, l’économie ainsi que le contrôle des frontières, des douanes, de l’énergie, du transport, de la communication, de l’environnement, des droits et libertés et des minorités nationales seraient communs. Cette formule définit l’Abkhazie comme entité souveraine au sein de l’État souverain géorgien. L’Abkhazie refuse un tel arrangement parce qu’il rétablit une relation verticale entre la région et le centre. De façon similaire, la Transnistrie refuse l’établissement d’un État commun, alors même qu’un préaccord avait été signé en 1997. Ses dirigeants insistent sur le maintien de sa propre armée ainsi que sur le contrôle des frontières par Tiraspol.

Les positions séparatistes se consolident davantage avec l’appui – explicite cette fois – de la Russie. À la suite de la reconnaissance du Kosovo et de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, la Russie reconnaît l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie[2]. La situation ressemble à celle du nord de Chypre, reconnu seulement par la Turquie (voir l’introduction au présent numéro). Le contexte des conflits est certes modifié, une solution sans partition de plus en plus problématique, mais les régions séparatistes demeurent des États de facto et nous sommes toujours dans l’impasse. En effet, Tbilissi campe sur sa position initiale, tandis que les pays de l’otan affirment le principe – quelque peu émoussé par la reconnaissance du Kosovo indépendant – de l’intégrité territoriale de la Géorgie et prônent un arrangement diplomatique.

Toutefois, après une dizaine d’années de tentatives d’instaurer un partage du pouvoir sous diverses formes de structures fédérales, on ne peut qu’être sceptique quant à l’atteinte d’un consensus. Ainsi qu’il a été mentionné dans l’introduction à ce numéro, cette stratégie est très prisée. Pourtant, Cornell (2002), parmi d’autres, montre comment le fédéralisme et l’autonomie territoriale octroyée aux minorités peuvent être des sources de conflit plutôt qu’une solution aux tensions interethniques. Selon Snyder, c’est une recette pour une future partition s’il n’y a pas de volonté préalable de vivre ensemble (2002 : 273). Plusieurs spécialistes s’accordent sur ce point : Burg est d’avis que le fédéralisme constitue une solution viable seulement si l’ensemble de la communauté politique est légitime aux yeux des différents groupes (1996 : 153) ; Lapidoth soutient qu’à ce jour aucun arrangement d’autonomie n’a réussi dans un climat d’hostilité (1997 : 201) ; Dorff parle de la volonté de protéger l’intégrité fondamentale de la fédération même si le consensus sur un nombre de projets fait défaut (1994 : 112). Une telle volonté est inexistante dans le cas des États de facto et, dans le contexte de leurs logiques de survie, les arrangements fédérés proposés ont peu de chance de voir le jour ou de durer.

Cela dit, l’évolution de la position « souveraineté sine qua non » de la Transnistrie suscite notre intérêt. Lorsque la Russie soumet en 2002 le mémorandum Kozak – une proposition de la nouvelle constitution moldave visant à instituer un fédéralisme asymétrique –, la Moldavie le rejette parce que les règles électorales qui y sont inscrites rendraient possible un blocage législatif par la Transnistrie (Vahl et Emerson 2004 : 14-16). Cependant, le président transnistrien de facto, Smirnov, appuie la proposition malgré un statut politique n’allant pas dans le sens de la souveraineté. La volonté de signer l’accord signifie l’acceptation d’une relation verticale avec la Moldavie – relation toujours refusée dans le cas de l’Abkhazie. Y a-t-il alors une différence entre les aspirations des deux entités séparatistes ?

II – Pistes pour des approches différenciées

Les solutions proposées aux parties en conflit ne font pas l’unanimité. Le problème réside dans le caractère statique et institutionnel des solutions actuellement sur la table. Ce qui manque, selon Lynch, c’est un débat entre sociétés qui s’ajouterait aux négociations par le « haut ». Milanova (2003), pour sa part, conseille de trouver des solutions qui iraient au-delà des arrangements préconisant un partage du pouvoir. C’est à cette tâche que nous nous proposons de contribuer : comment briser la logique du statu quo ? Quels sont les processus politiques complémentaires qui permettraient de transformer le conflit ?

Les propositions formulées en mars 2007 par Semnebey, le représentant de l’ue pour la Transcaucasie, vont dans un sens similaire puisqu’il met l’accent sur la nécessité d’entamer des processus parallèles et transformateurs (rfe/rl 2007) dans le but de renforcer l’économie de la Géorgie pour attirer l’Abkhazie, notamment en développant des liens de confiance avec l’ue. Des programmes culturels seraient élaborés pour montrer aux Abkhazes ce qu’ils manquent pendant que l’économie géorgienne s’éveille et s’intègre à l’Occident (Basilaia 2007). Les propositions ainsi formulées partent implicitement de la supposition que l’objet des différends – rationnel et instrumental – réside dans la distribution du pouvoir ou des ressources. La question ethnique, supposant la dimension émotionnelle des politiques symboliques selon les termes de Kaufman, n’est pas prise explicitement en considération, elle est « déraisonnablement » évacuée (2001 : 40). Si l’idée d’entamer des processus complémentaires est louable, il faut encore déterminer quels sont ceux qui pourraient briser la logique de l’impasse en fonction des objets en litige. En cherchant à comprendre le « pourquoi avons-nous besoin d’être une entité séparée ? », nous pourrons identifier les facteurs qui, une fois transformés, seraient susceptibles de briser l’impasse et de dissiper les causes des conflits. Cela va dans le sens de l’approche proposée : « tout travail constructif » passe par la transformation « sociale » des « causes malléables » qui alimentent les conflits (Ryan 2007 : 18 ; Berghof Handbook for Conflict Transformation 2003).

A — Territoires (in)divisibles

La Transnistrie est un territoire divisible, alors que l’Abkhazie est indivisible, c’est-à-dire constitue une des composantes jugées essentielles à l’identité d’un groupe culturel (Toft 2003). Lorsque deux groupes ou plus font « leur » un même territoire, les revendications des parties sont perçues comme non négociables ; les deux le revendiquant en raison de leur appartenance actuelle ou passée et de la population « sienne » qui y demeurait ou y demeure toujours. L’ambiguïté qui découle de revendications de deux groupes sur une même région renforce les options séparatistes, comme elle légitime les positions nationalistes des États d’origine qui s’opposent à un éventuel transfert de ce territoire. Tel est le cas de l’Abkhazie, mais pas celui de la Transnistrie.

L’entité étatique moldave appartenait à la principauté médiévale de la Moldavie, dont le territoire comprenait la Bessarabie (entre les rivières Prout et Dniestr), c’est-à-dire l’actuelle Moldavie, et un territoire d’une superficie similaire à l’ouest de la rivière Prout. Alors que la Bessarabie est envahie par l’Empire russe en 1812, la Moldavie occidentale et la Valachie forment la Roumanie. Lorsque, à la suite de la révolution bolchevique, la Bessarabie est « réunifiée » avec la Roumanie, le gouvernement soviétique établit à l’est du Dniestr la République autonome moldave au sein de la rss ukrainienne (territoire de l’actuelle Transnistrie élargi à l’est) – région qui n’a jamais fait partie des territoires roumanophones. En 1940, les Soviets ré-annexent la Bessarabie et octroient le statut de rss à la Moldavie « réunifiée » (sur le territoire de l’actuelle Moldavie, c’est-à-dire Bessarabie et Transnistrie). En somme, la Transnistrie n’est qu’un ajout tardif. Même si pour la Moldavie la perte définitive de cette région ne peut être banalisée (l’intégrité territoriale, la population moldave, le facteur économique), la Transnistrie n’est pas un territoire indivisible, puisque celui-ci n’est pas constitutif de l’identité moldave. Ce territoire est plutôt attribué en lieu et place de la principauté de Moldavie, située en grande partie dans l’actuelle Roumanie. Les manuels moldaves d’histoire soulignent cette dimension territoriale et insistent sur la relation Roumanie-Moldavie, et non sur celle avec la Transnistrie[3]. Soulignons que seulement 3,7 % de Moldaves considèrent l’intégration de cette région séparatiste comme prioritaire politiquement pour la Moldavie (ipp 2004 : 69). La Transnistrie est une terre d’immigration ; différentes communautés s’y installent sans que leur identité ethnique soit associée au territoire transnistrien. Cela a des conséquences sur la construction de la cohésion sociale autour de l’idée souverainiste.

L’Abkhazie diffère ici. Les Abkhazes sont reconnus comme étant un groupe ethnique distinct lié à un territoire précis, l’Abkhazie. Dans le récit abkhaze, leur présence dans la région est retracée avant l’ère chrétienne et leur premier État remonte au 8e siècle lorsque le royaume abkhaze s’est formé (Gigineishvili 2003 : 2-3). Au Moyen-Âge, la dynastie abkhaze règne sur un royaume uni qui comprend la Géorgie orientale. Les choses se compliquent lorsque le récit géorgien nie le statut autochtone des Abkhazes sur le territoire. Selon la version radicale de l’historiographie géorgienne, développée par Pavel Ingoroqva dans les années 1940 et reprise par le récit populaire à la fin des années 1980, les Abkhazes auraient immigré dans la région au 17e siècle (Euroclio 2005 : 16) ; l’État médiéval abkhaze aurait été une entité politique géorgienne tout court. Les deux groupes font remonter leur présence en Abkhazie loin dans le temps et les deux considèrent le territoire comme constitutif de leur identité respective. Une proportion de 97,2 % de Géorgiens considèrent l’intégration de la région comme l’unique solution au conflit (gorbi 2004). Les positions opposées quant à l’appartenance du territoire façonnent la construction de la cohésion sociale différemment de ce qu’on observe en Transnistrie.

B — Communautés politiques de facto : ethnique vs économique

Il existe une littérature abondante en philosophie politique sur la « solidarité nationale » ou l’identité politique/la communauté civique nécessaires au fonctionnement des États modernes[4]. Ces communautés politiques sont construites socialement, maintenues et renforcées par les politiques de l’État ; l’État qui nécessite l’appui de la population – la légitimité. En faisant appel à des sentiments ou à des intérêts communs dans la population, les États de facto eux aussi construisent une communauté politique et une cohésion sociale autour du projet commun de la souveraineté (King 2001 : 543-545). Ce qui nous intéresse est de savoir comment ce projet est justifié et légitimé : pourquoi doit-on demeurer une entité séparée ?

Les politiques nationalisantes roumanophones introduites au début des années 1990 en Moldavie et le projet de réunification avec la Roumanie constituent l’élément déclencheur du conflit en Transnistrie. Mais lorsqu’en 1994 le Front populaire moldave pro-roumain se retrouve minoritaire, le président Snegur et son équipe modifient les politiques identitaires : ils promeuvent l’identité proprement moldave, mais reconnaissent les minorités comme constitutives de la Moldavie et leur octroient des droits collectifs. C’est alors qu’on observe un changement de discours de l’élite transnistrienne. Au début, l’indépendance était dite nécessaire pour se libérer des politiques nationalisantes, surtout linguistiques, introduites par la Moldavie. Cet argument ne tenant plus, vu les arrangements multiculturels mis en place par le centre, Smirnov et ses collègues insistent désormais sur les avantages économiques pour appuyer l’idée de l’indépendance de la Transnistrie. L’État de facto s’appuie désormais sur ce que Popescu (2006) appelle « l’économie imaginée », montrant les coûts associés au retour de la région à la Moldavie. Le centre n’est plus dessiné comme l’ennemi ethnique/linguistique visant l’anéantissement de la culture russe/russophone, mais comme un ennemi économique. La propagande veut que la région soit plus riche que le reste de la Moldavie, soit la « Riviera » de celle-ci. On insiste sur la dette de la Moldavie qui devra être payée par les Transnistriens en cas de réunification; on accuse la Moldavie d’être avare des profits issus de la privatisation éventuelle des entreprises étatiques de la région ainsi que des taxes associées au commerce externe. Les avantages économiques, dont la réalité est distordue puisqu’il s’avère que la dette per capita de la Transnistrie est six fois plus élevée que celle de la Moldavie, deviennent la raison d’être de l’aspirant État souverain (Popescu 2006 : 9-10).

Outre la construction de l’économie imaginée pour légitimer l’existence de la Transnistrie séparée, les dirigeants séparatistes procèdent à la construction de la communauté politique basée non pas sur l’ethnicité, mais sur le « multiculturalisme soviétique[5] ». L’État de facto n’appartient pas à une nation titulaire, mais à l’ensemble de la population qui vit sur ce territoire ayant une histoire de civilisation remontant à cinq mille ans[6]. Selon l’analyse de Solonari, la guerre civile de 1992 est présentée dans l’historiographie commandée par Smirnov et publiée en 2000-2002, non comme un conflit ethnique mais comme une révolution contre les élites du centre qui se sont égarées (Solonari 2003). Il se produit alors un changement dans le discours : un conflit construit comme ethnique/linguistique se voit transformé en conflit sur fond économique et idéologique.

Là encore, le cas de l’Abkhazie diffère : sa raison d’être est présentée en termes exclusivement ethniques. La souveraineté est nécessaire parce que la Géorgie nationaliste et impérialiste vise l’anéantissement du groupe ethnique abkhaze (Clogg 2001). Les Géorgiens sont présentés sans équivoque comme l’ennemi numéro un et les Russes, peut-être pas comme peuple ami mais certainement protecteur. Ces perceptions reposent sur l’interprétation de l’histoire du 10e siècle : lorsque l’Abkhazie se déclare indépendante à la suite de la révolution bolchevique, la Géorgie l’annexe, suivant en cela une stratégie impérialiste (Dale 1997 ; Nodia 1997). Même si la Géorgie lui octroie un statut autonome, celui-ci n’est effectif que lorsque la Géorgie est annexée à l’urss (Gigineishvili 2003 : 3). De surcroît, les termes de l’autonomie abkhaze sont modifiés au détriment de la région en 1931 par Staline, un Géorgien, et c’est aussi le Géorgien Beria, chef de la police secrète soviétique (nkvd), qui procède aux politiques de « géorgification » de l’Abkhazie (Gigineishvili 2003 : 4 ; Blauvelt 2007). Autant de preuves de l’agressivité des Géorgiens selon les Abkhazes – un récit divulgué dans les écoles où une nouvelle génération est ainsi socialisée. Le président de facto de l’Abkhazie déclare le 6 décembre 2006 : « Notre peuple sait, de par son expérience amère, que la Géorgie constitue une menace pour l’Abkhazie et sa souveraineté » (rfe/rl 2006). Une perception renforcée à la suite de l’opération militaire géorgienne de juillet 2006 dans la vallée de Kodori et à l’« assaut » de Tbilissi en Ossétie du Sud en août 2008[7]. La légitimation de l’État de facto par l’exploitation de la victimisation et de la peur, associée à la réunification avec l’ennemi, contribue à la cohésion sociale sur la base ethnique.

III – Transformations adaptées et complémentaires

Les différences qualitatives permettent de comprendre la position abkhaze de « souveraineté sine qua non » et celle du leadership transnistrien enclin à accepter une relation verticale dans le mémorandum Kozak. Elles peuvent également constituer une piste intéressante pour ajuster les solutions aux particularités détectées sur place et déclencher des transformations pouvant briser l’impasse. À la lumière de ce qui précède, la stratégie de la séduction économique proposée par Semnebey apparaît comme un choix de premier ordre pour la Transnistrie, mais – tout en étant pertinente – elle ne sera pas suffisante pour l’Abkhazie. Ici la question de l’image ennemie doit être abordée par le rapprochement des mémoires collectives, par un travail sur l’histoire et les stéréotypes qui en découlent[8].

A — Séduction économique : reconfigurer le contexte des choix

Qu’est-ce qui incite les pays à se joindre à l’ue ? Selon Mungiu-Pippidi, l’hypothèse utilitariste reçoit le plus grand soutien théorique et empirique : les profits sur le plan économique associés, ou perçus comme tels, à l’adhésion européenne séduisent les pays candidats (Mungiu-Pippidi et Krastev 2004). Pour sa part, Bartkus (1999) analyse les facteurs qui poussent les minorités à revendiquer la souveraineté étatique en les organisant en fonction des coûts et des bénéfices du membership d’un côté et de la sécession de l’autre. Ajoutant un nouveau facteur dans les stratégies des acteurs, la perspective de l’adhésion à l’ue transforme le conflit ; elle « mène à la redéfinition des intérêts et des identités des parties[9] » (Coppieters et al. 2004 : 1).

Les relations de plus en plus étroites entre la Moldavie et l’ue – aussi loin l’adhésion remonte-t-elle – modifient la situation dite « gelée ». Le président moldave Voronin, lançant en 2002 le processus d’ajustements en vue de l’adhésion, déclare miser sur le rapprochement avec l’Europe pour résoudre le conflit transnistrien et séduire la région séparatiste (Vahl et Emerson 2004 : 23). La logique économique de l’impasse ne tiendrait pas si la Moldavie était économiquement forte, capable de séduire et d’absorber la Transnistrie (Popescu 2004).

Au regard de l’approche transformative de Väyrynen, il s’agit d’altérer la structure des intérêts par l’expansion de l’interdépendance (1991 : 6). L’Europe repositionne les acteurs qui, dans un calcul de coûts et de bénéfices, ajustent leurs stratégies. Vahl et Emerson remarquent, par exemple, qu’au sein de l’élite transnistrienne les jeunes leaders commencent à exercer des pressions en faveur de politiques pro-européennes et d’un rapprochement avec Chisinau (2004 : 24). Lorsque la Roumanie rejoint l’ue en 2007, Roper remarque un désir croissant des citoyens de la Transnistrie de se procurer des passeports roumains (2005 : 507). La facilité de voyager accordée aux Moldaves devient séduisante dans le contexte des frontières européennes hermétiques. Depuis 2006, soit depuis les nouvelles règles commerciales introduites par l’Ukraine à la demande de l’omc, tout produit venant de la Transnistrie doit recevoir un sceau d’enregistrement de Chisinau[10]. Les pertes de 23,2 % de revenus de l’exportation essuyées durant cette période bousculent la logique de survie de l’État de facto qui juge désormais sa situation « critique » (Kennedy 2007b). Les hommes d’affaires et les dirigeants politiques qui profitaient des privilèges d’un commerce non réglementé perdent tout avantage (Popescu 2006 : 13 ; Vahl et Emerson 2004 : 13). En revanche, les entreprises transnistriennes qui décident de s’enregistrer à Chisinau jouissent de termes commerciaux préférentiels accordés à la Moldavie par l’ue. Or, 70 % de l’exportation de la Transnistrie est acheminée vers les pays européens (rfe/rl 2008).

En somme, la nouvelle stratégie de la Moldavie, de concert avec l’ue, est de miser sur la carte des avantages de l’européanisation. Puisque les raisons d’être du séparatisme transnistrien sont basées sur l’économie imaginée, les bénéfices perçus constituent une force de séduction. L’ue, en reconfigurant le contexte des choix, a le potentiel de briser l’impasse, mais le calcul des coûts et des bénéfices appartient aux acteurs sur place.

B — Développement de la confiance : réconciliation historique

Étant donné la construction de la communauté politique en Abkhazie, la séduction économique semble insuffisante, et la question de la méfiance et de la haine liée aux actes passés doit être abordée[11]. Tout comme l’attribution de la confiance aux individus selon la connaissance des personnes ou leur réputation, l’attribution de la confiance aux groupes est fonction des stéréotypes en vigueur (Offe 1999). La gestion du passé et le rapprochement des mémoires collectives qui modifient les stéréotypes contribuent à générer des relations de confiance. C’est ainsi que Rauschenbach (2000) stipule que la prise en compte des perspectives différentes sert de principe intégrateur et que Bazin écrit : « Bien qu’elle se nourrisse du passé, la réconciliation est un processus fondamentalement tourné vers le futur puisqu’elle a pour ambition de permettre l’élaboration d’une vision commune d’un avenir, sinon commun, au moins relevant des mêmes intérêts » (2000 : 44).

Reconnaître les torts infligés, s’excuser et pardonner sont des gestes politiques qui marquent la possibilité de nouvelles relations entre les groupes hostiles[12]. Arendt (1958) parle ainsi du bris d’un cercle vicieux des hostilités, des cycles répétitifs de la vengeance. Suivant Funk-Unrau (2004) et Shaap (2005 : 104), les excuses expriment le respect pour les sentiments des victimes et offrent une légitimité à leur interprétation des faits passés. Le processus de réconciliation doit toutefois s’appuyer sur la volonté de pardonner puisque, selon Taylor, la confiance mutuelle ne peut pas être édifiée avec des acteurs qui demeurent fixés dans leur rôle de victimes (Taylor 1998 : 155). La force des politiques du pardon se trouve dans la réinterprétation de l’histoire ; or l’histoire est indispensable à la compréhension des actions et des revendications des groupes (Nobles 2003 : 12-13). La réconciliation historique devient une possibilité et elle est générée par les actions visant à connaître et à comprendre les interprétations de l’histoire commune. Puisque « chaque partie du conflit relatera l’histoire de façon à justifier ses propres actes de violence et à délégitimer ceux de l’autre partie » (Biggar 2003 : 309), nous soutenons que la réinterprétation de l’histoire commune propice aux mythes intégrateurs est de mise.

Smith (1999) explique la force du nationalisme par la force de ses mythes, traditions, symboles, qui sont constamment redécouverts et réinterprétés. Le mythe est un ensemble de croyances, sous forme d’une narration, retenues par une communauté sur elle-même. Il s’agit d’une perception, d’une interprétation de l’histoire plutôt que d’une vérité historique (Smith 1999 : 16). Ces mythes sont nombreux et ont des fonctions spécifiques pour intégrer la collectivité, créer un sentiment d’appartenance et de fierté. Ainsi, les mythes relatent les origines, le territoire « nôtre », les temps glorieux, les causes exogènes du déclin, la victimisation. Ce sont les mythes qui déterminent les frontières entre nous et eux ; qui inspirent et légitiment les revendications nationales, les droits, les dus, les territoires. Ils mobilisent ainsi l’action collective et créent/soutiennent les divisions (Schöpfin 2000 : 80-84). En même temps, Smith (1999), Schöpfin (2000), Parekh (2000) et autres les considèrent comme flexibles. Selon Renan, la formation des nations s’accompagne de l’invocation de mémoires collectives et par l’oubli de « bien des choses » (1992 : 41-42). Puisque la nation est imaginée et construite, les récits historiques peuvent changer et s’ajuster aux besoins du moment. Il y aurait donc possibilité de réinterpréter, d’atténuer les histoires hostiles et de rappeler celles qui témoignent d’une vie commune en paix. Schöpflin soutient que « dans les sociétés ethniquement divisées l’utilisation des mythes renforce presque invariablement la division, à moins qu’il y ait des mythes qui unissent les groupes au-delà de la division » (2000 : 85). Ross (2007) conclut également à la nécessité de développer des récits historiques plus inclusifs pour apaiser les conflits. Si le rôle de tous ceux qui contrôlent les mythes – les politiciens, prêtres, écrivains, intellectuels, historiens, linguistes (Schöpflin 2000 : 87) – est de renforcer le sens de l’ethnicité, pourquoi ne peuvent-ils pas également contribuer à rétablir la confiance entre ethnies[13] ?

La volonté de rapprochement historique est reflétée dans les débats publics entre historiens, dans les opinions publiées dans les journaux, dans les séminaires et conférences autour des événements passés contestés, dans l’écriture de manuels scolaires, etc. Cette volonté existe parmi un certain nombre de Géorgiens et d’Abkhazes même s’ils doivent faire face à des accusations de trahison de la part de forces plus radicales au sein de leur propre camp. Les initiatives observées devraient être mieux explorées, surtout qu’il y a place pour les mythes intégrateurs si l’on se fie à Gigineishvili (2006) ou à Anchabadze (2001). Le problème est que les historiens servent la cause politique et ne s’intéressent nullement aux communautés voisines, sauf pour reproduire les stéréotypes négatifs de l’« autre » – stéréotypes diffusés également dans les médias et des pamphlets pseudo-historiques (Euroclio 2005 : 7, 12).

Les éléments des identités nationales géorgienne et abkhaze qui sont en collision, qui constituent à la fois des mythes justifiant les revendications et des points de discorde, sont ceux autour de l’appartenance du territoire indivisible, du rôle de chaque groupe dans l’État médiéval commun et du rôle civilisateur tel qu’il est exprimé par l’utilisation de la langue (Nodia 1997). Le mythe abkhaze de l’ethnogenèse retrace la présence de ce groupe dans la région des siècles avant Jésus-Christ et le mythe de fondation remonte au royaume abkhaze ; on insiste donc sur les « 1 200 années de l’entité étatique indépendante » (Dale 1997 : 59). Selon l’historiographie radicale géorgienne, le manque présumé des termes « mer » et « bateau » dans la langue abkhaze sert de preuve de l’arrivée tardive des Abkhazes dans la région. Les historiens géorgiens estiment que la réapparition de cette version est une réaction au récit des historiens abkhazes qui soutiennent que les Géorgiens sont arrivés en Abkhazie seulement au cours du 19e siècle (Euroclio 2005 : 16[14]). Selon les versions modérées, les Abkhazes et les Géorgiens forment un seul peuple – une version qui ne reconnaîtrait donc pas le mythe abkhaze de descendance distincte ; ou encore les Abkhazes étaient présents, mais seulement sur une partie de la portion montagneuse de l’Abkhazie. Selon Gigineishvili, les deux récits sont fortement biaisés : d’une part, la langue abkhaze comporte les termes mentionnés ; d’autre part, le royaume des 8e et 9e siècles n’était pas une entité politique ethnique : une multitude de groupes divers, dont les Géorgiens, en étaient constitutifs.

L’État médiéval est présenté par les uns comme une entité dominée par les Abkhazes, puisque la dynastie abkhaze y régnait, et par les autres comme une entité dominée par les Géorgiens, comme en témoigne l’usage de la langue géorgienne. Les mythes respectifs de l’âge d’or associé à cet État omettent de mentionner que l’union entre la région de l’Abkhazie et la Géorgie orientale sous le règne de la dynastie abkhaze était volontaire (Euroclio 2005 : 13-14). Elle avait été constituée dans le but d’allier les forces contre les ennemis communs. De plus, l’utilisation de la langue géorgienne était également un acte volontaire du fait que le géorgien était largement connu, que la langue abkhaze n’avait pas d’alphabet, alors que le géorgien en était pourvu depuis longtemps et que les écrits religieux étaient en géorgien (Gigineichvili 2006 : 5[15]). Une lecture moins partisane de l’histoire montre qu’il n’est pas question de la domination d’un peuple sur un autre, comme les historiographies non objectivées respectives le prétendent. Il y a place pour les mythes intégrateurs.

La guerre civile de 1992-1993, vive dans les mémoires, constitue l’élément clé pour l’ouverture du processus de réconciliation historique, puisque les Abkhazes la qualifient de « génocide culturel » (Dale 1997 : 60). L’absence d’excuses pour la destruction totale des sites culturels abkhazes, dont l’Institut abkhaze de la langue, de la culture et de l’histoire ainsi que les Archives nationales de l’Abkhazie le 22 octobre 1992, est mentionnée comme une rancune majeure selon le rapport d’Euroclio (2005 : 8). Fait peu publicisé, en mars 2007, des représentants de la société géorgienne prennent l’initiative de signer une lettre adressée au peuple abkhaze où ils demandent pardon pour ne pas avoir réagi et empêché la violence. En s’excusant, ils invitent explicitement les Abkhazes à la réconciliation afin de mettre fin aux divisions entre « nous » et « eux » et reconstituer « un peuple fraternel » (unpo 2007).

Avant août 2008, du moins, ce geste présageait un changement d’attitude dans une partie de la société géorgienne (Euroclio 2005 : 23). Il ouvrait la possibilité de rapprochement et s’inscrivait dans les initiatives antérieures, soldées par l’échec, peu connues et peu soutenues, de dialogue autour de l’histoire partagée. En effet, au moins deux de ces initiatives peuvent être mentionnées[16]. En 2003, l’historien d’origine à la fois abkhaze et géorgienne, George Anchabadze[17], a réuni un groupe d’historiens modérés afin d’aborder des questions sensibles et contestées de l’histoire. Il n’y a pas eu d’autres rencontres étant donné la stigmatisation des participants comme des traîtres par leur groupe respectif (Euroclio 2005 : 9). Un autre exemple est celui du réseau des historiens-peacemakers qui, en 2004, organisent le séminaire Dialogue sur l’histoire de la Transcaucasie auquel participent des historiens, des politiciens, des journalistes, des représentants des ong de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie (ufla, www.united.non-profit.nl). Il est vrai qu’il ne s’agit pas là de dialogue entre les Géorgiens et les Abkhazes particulièrement, mais de telles initiatives et les mesures recommandées pourraient être encouragées et développées davantage à des niveaux divers – régional, national, local. Une telle initiative est proposée par l’Association européenne des enseignants d’histoire. L’intégration de la dimension historique est aussi proposée par Kaufman dans son modèle de résolution de conflit en quatre étapes (Kaufman 2006). L’idée peut paraître naïve dans le contexte de l’hostilité sur le terrain, pourtant les initiatives from below observées, jointes à l’offre qu’aurait avancée le ministre abkhaze des Affaires étrangères de facto d’écrire conjointement un manuel d’histoire (icg 2007 : 22), indiquent qu’un tel processus ne peut pas être complètement ignoré. Cela nous ramène à notre discussion sur les arrangements fédérés et l’approche transformative. À ce propos, Clogg écrit : « Jusqu’à ce que les efforts soient faits pour préparer ces populations à un compromis nécessaire pour la paix durable, tout arrangement conclu au sommet sera de toute façon difficile à implanter » (Clogg 2001).

Force est de constater cependant que les événements de 2008, transformant le contexte externe du conflit abkhaze et renforçant la perception hostile face au centre, semblent avoir brisé le momentum pour une transformation constructive des mythes respectifs facilitant un arrangement sans partition. L’affermissement de l’image ennemie est une « transformation négative » (Ryan 2007 : 20-22). Cela n’empêche pas de voir les leçons tirées et les avantages du processus de réconciliation indépendamment des aménagements futurs, puisqu’il s’agit d’atténuer les conditions sous-jacentes aux hostilités et de diminuer les risques de conflits futurs. Nombreux sont les exemples de rapprochement historique en Europe centrale et orientale. Des processus employés, on peut dégager des mécanismes qui constituent un cadre propice au rapprochement et encouragent le dialogue : la diffusion des initiatives from below, telles que la lettre demandant pardon, l’organisation de séminaires entre historiens et la publication bilingue des débats, les échanges entre étudiants ou les concours collégiaux sur l’histoire commune. Ces processus sont longs et tortueux, certes, mais ils ne sont pas coûteux et peuvent mener au rapprochement puisqu’ils ont le mérite de faire connaître, et éventuellement comprendre, les interprétations divergentes de mêmes faits.

Conclusion

Le constat du gel dû à la logique de survie des États de facto et la position de souveraineté sine qua non de ces derniers nous ont amenés à considérer des processus politiques complémentaires capables non pas de résoudre les conflits, mais de les transformer pour qu’un arrangement institutionnel soit envisageable. La comparaison nous a permis de mettre en lumière les avantages de l’approche transformative : loin d’être une « technique utopique » (Ryan 2007 : 26), celle-ci rend compte des intérêts rationnels des acteurs en place, mais en même temps permet de comprendre les enjeux émotionnels omis dans l’approche instrumentale du calcul des coûts et des bénéfices.

En dégageant les particularités liées aux justifications de la raison d’être des États de facto, nous identifions les éléments dont la transformation est susceptible de briser la logique interne de l’impasse. Dans le cas de la Transnistrie, dont le territoire n’est pas indivisible et où la cohésion sociale autour de la souveraineté est édifiée en termes économiques, la séduction européenne pourrait reconfigurer le contexte des choix des acteurs, constituant ainsi un processus parallèle et complémentaire aux négociations diplomatiques. Dans le cas de l’Abkhazie, dont le territoire est indivisible et où la communauté politique séparée est justifiée par l’imminent anéantissement de la communauté abkhaze dans le cas d’un retour en Géorgie, la stratégie de séduction économique ne suffit pas. Les hostilités et la perception de la menace venant de la Géorgie sont maintenues en puisant dans l’histoire commune, interprétée et divulguée pour renforcer la cause séparatiste, d’un côté, et la réunification, de l’autre. Ici, le processus de rapprochement des mémoires collectives qui contribue à tisser des liens de confiance entre les communautés est de mise. Les hostilités sont peut-être déjà trop ancrées pour une solution sans partition, mais, indépendamment du côté vers lequel le balancier penchera, le processus de réconciliation ne peut être que bénéfique : même si le contexte des choix des acteurs est reconfiguré par le bris de la logique externe, lorsque par exemple les États de facto deviennent de jure, le rapprochement entre voisins constitue un atout dans les relations régionales et intra-étatiques étant donné l’hétérogénéité culturelle sur place (Clogg 2008).

Les pistes proposées ne constituent pas une liste exhaustive des possibilités. Par ailleurs, les processus identifiés pour la Transnistrie et pour l’Abkhazie respectivement ne s’excluent pas : la réconciliation des interprétations et des symboles liés à la guerre civile serait un processus bénéfique dans le premier cas[18] et la séduction économique pourrait contribuer au rapprochement dans le second. Tout est dans la place et dans la proportion accordées aux diverses approches. La démarche est fragile puisque divers processus se déroulent simultanément et que chacun est susceptible de transformer – pour le meilleur ou pour le pire – les autres processus. Mais les deux cas analysés indiquent les avenues pour les interventions futures : les logiques de l’impasse étant multiples, pensons d’emblée à des approches variées et adaptées ; pensons aux causes malléables afin de transformer les enjeux des conflits.