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Le Nagorno-Karabakh est l’une des nombreuses régions affectées par les conflits tirant leur origine des tensions ethniques qui ont marqué la fin du monde bipolaire. La forme que certains de ces conflits ont prise et qui a mené graduellement à leur entrée dans un immobilisme imperméable à toute tentative de résolution est à l’origine du terme de « conflit gelé ». Sans pour autant que l’on puisse parler d’un phénomène nouveau dans les relations internationales – les cas de Chypre et du Cachemire étant les exemples les plus connus –, la multitude de foyers conflictuels de ce type qui sont apparus sur le territoire de l’ancien empire soviétique, de même que l’instabilité constante qu’ils génèrent, représente aujourd’hui l’un des défis majeurs des relations internationales. Ainsi, plusieurs auteurs, dont Crocker et al. (2005), se sont penchés sur des stratégies destinées à débloquer de telles situations et à contrecarrer leurs effets néfastes. Toutefois, il n’existe jusqu’à présent aucune recherche systématique visant à prévenir le passage d’un conflit vers une « phase gelée ». Cet article se propose notamment de suivre le parcours d’un conflit, à partir de son déclenchement et jusqu’au moment où il s’est figé dans un statu quo qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Le cas du Nagorno-Karabakh ouvre également la porte à une analyse qui transcende la division classique marquant la fin de la guerre froide. La période analysée couvre ainsi les années précédant la fin du régime soviétique en Europe (de 1988 à 1991) jusqu’au cessez-le-feu de 1994.

Cette étude de cas constitue une première tentative d’élaborer un cadre d’analyse plus large qui pourra être éventuellement appliqué à des conflits similaires afin de déceler les facteurs de risque qui prédisposent certains d’entre eux à devenir des « conflits gelés ».

La question des conflits gelés est étroitement liée à celle de l’intervention de tierces parties. Les stratégies d’intervention devront en conséquence s’adapter et répondre à ce défi en ajustant les approches traditionnelles. Ainsi, une évolution plus récente dans la littérature met l’accent sur les interventions préventives (Lund 1996 ; Adelman et al. 1998 ; Ackermann 2000), au moment où l’on détecte des conflits ayant un grand potentiel de déstabilisation à l’échelle régionale. Dans le cas du Karabakh, plusieurs acteurs, États et organisations internationales, ont essayé la médiation, sans pour autant y parvenir. Toutes ces tentatives qui ont échoué ont-elles contribué à l’aggravation du conflit ou sont-elles tout simplement restées sans conséquences ? Peut-on vraiment prévenir l’émergence d’un conflit gelé quand l’escalade violente et l’implication d’un acteur externe complexifient les enjeux pour toutes les parties concernées ?

Le but principal de cette démarche est d’isoler les indicateurs qui mettent en relation l’intervention des tierces parties et la transformation de la confrontation en conflit gelé. À cet effet, seront étudiés dans le cas du conflit du Nagorno-Karabakh, le type d’intervenant, le moment de l’intervention, le consentement des groupes ethniques belligérants quant à une intervention externe et, enfin, les instruments de dissuasion employés par l’intervenant. La spécificité du conflit kharabakhi fournit une possibilité intéressante de comprendre, nuancer et améliorer des postulats théoriques de nature plus générale.

I – La spécificité du Nagorno-Karabakh dans l’univers des conflits gelés

Le conflit récent trouve son origine dans les griefs de la population arménienne qui habite cette région située à l’intérieur de l’Azerbaïdjan. Les deux groupes ethniques, les Arméniens et les Azéris, formulent une série des griefs de nature politique, sociale, économique et culturelle. Ceux-ci se sont développés par le maintien d’un sentiment d’injustice historique que les Arméniens du Karabakh tout comme ceux d’Arménie ressentent relativement au fait que le Karabakh se soit retrouvé sous administration azerbaïdjanaise, dans le cadre de l’Union soviétique et après l’indépendance de l’Azerbaïdjan. L’attitude protectrice de l’Arménie vis-à-vis des Arméniens du Nagorno-Karabakh ainsi que le désir plus ou moins explicite de récupérer cette province et de l’intégrer à son territoire ont constitué également une source de tensions et d’antagonismes constants entre les deux républiques. Même si leurs relations n’étaient pas ouvertement hostiles pendant la période soviétique (Chaliand 1994), une fois que le conflit se déclenche en 1988 le spectre des anciennes rivalités contribue à radicaliser les politiques de répression et de discrimination pratiquées à l’égard des Arméniens à l’intérieur de l’Azerbaïdjan tout comme celles à l’égard des Azéris à l’intérieur de l’Arménie. Une fois les deux États devenus indépendants en 1991, leur désaccord sur le statut du Nagorno-Karabakh se transforme en affrontement interétatique.

L’importance du Karabakh dans le symbolisme national des deux peuples est énorme. Pour les Arméniens, cette région représente l’unique endroit où des princes et des évêques arméniens ont conservé leur indépendance au Moyen Âge. Pour les Azéris, le Nagorno-Karabakh est leur berceau culturel, le lieu de naissance de leurs plus grands poètes et musiciens (De Waal 2003).

La radicalisation rapide du conflit karabakhi est la conséquence de ces spécificités tout comme des dynamiques que l’on trouve dans d’autres cas de conflits de ce type. Des scénarios similaires semblent caractériser l’évolution de la plupart des conflits à caractère interethnique[1] qui font partie de l’univers des conflits gelés. L’interaction de plusieurs facteurs nous offre une meilleure valeur explicative que ne le fait leur analyse isolée. Trois principales variables se retrouvent à différents degrés d’intensité dans chacun d’entre eux : l’escalade, définie comme une intensification du conflit vers un stade supérieur d’antagonisme ; la diffusion, qui signifie l’implication d’un acteur externe dont les actions ne visent pas fondamentalement la résolution du conflit ; enfin, l’absence ou l’échec de l’intervention des tierces parties. Ce sont les pratiques non discriminatoires et les actions dirigées vers la résolution du conflit qui distinguent une tierce partie d’un acteur au conflit[2].

L’ensemble des conflits gelés qui se sont développés dans l’ancien espace soviétique, la Transnistrie, l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et le Nagorno-Karabakh, ainsi que ceux de plus longue date dans d’autres régions du monde, comme ceux de Chypre et du Cachemire, ont connu à différents moments – de façon successive ou concomitante – une escalade de la violence collective[3], l’appui plus ou moins explicite par une puissance externe d’une partie belligérante et « l’oubli » ou la défaillance des organisations internationales. De ce point de vue, le Nagorno-Karabakh semble avoir suivi le parcours classique d’un conflit de ce type, ce qui nous permet de généraliser au moins en partie les résultats de cette analyse à d’autres conflits qui pourraient présenter le risque d’entrer dans une phase « gelée ».

Il est nécessaire toutefois de souligner certaines spécificités du Nagorno-Karabakh qui ont façonné son évolution. Un premier aspect concerne les débuts du conflit qui se joue dans un premier temps sur trois plans : à l’intérieur de l’Azerbaïdjan, entre la région autonome du Nagorno-Karabakh et les autorités de Bakou ; entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie à l’intérieur de l’Union soviétique ; enfin, entre le gouvernement central de Moscou et tour à tour les autorités du Nagorno-Karabakh, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan[4]. Cette situation complique énormément les enjeux du conflit pour chaque partie tout comme les possibilités de médiation et de négociation, qui sont entravées par la confusion entourant les différents niveaux d’autorité.

Un autre aspect important qui définit la spécificité du Nagorno-Karabakh dans l’univers des conflits gelés est le traumatisme historique issu du génocide arménien. Le pouvoir symbolique de celui-ci semble même, à certains moments, surpasser toute réalité objective et il s’avère un élément fondamental dans le processus d’escalade du conflit. En effet, deux schémas d’interprétation conditionnent la perception qu’ont les Arméniens de leur environnement et de leurs relations avec les autres groupes : 1) le peuple arménien a subi dans le passé une extermination massive qui a menacé la survie du groupe, une situation qui doit être évitée à tout prix à l’avenir et 2) les « Turcs » ont été les principaux oppresseurs du peuple arménien (Kaufman 2001). Par conséquent, toute action soulevant le soupçon d’une répétition des événements passés doit recevoir une réplique décisive.

La force des symboles historiques, sous-exploitée pendant la période soviétique des deux pays, refait surface pendant le conflit et se révèle un instrument extrêmement efficace dans la mobilisation de l’appui populaire en Arménie[5]. Le thème du génocide est revenu de manière répétitive dans les discours tenus lors des manifestations populaires en Arménie : la destruction des monuments historiques au Nagorno-Karabakh a été qualifiée de génocide culturel, le déclin démographique des Arméniens signifiait, selon une expression à connotation raciste, un « génocide des blancs » et même les problèmes de pollution étaient qualifiés de génocide écologique. Dans la même lignée, les Arméniens d’Azerbaïdjan ont dénoncé les politiques de discrimination et de répression de Bakou comme faisant partie d’un projet de « génocide contre la population arménienne entre 1920 et 1987 » (Kaufman 2001 : 55). Il faut préciser que ce schéma interprétatif s’appliquait à une période précédant toute violence interethnique. Son importance s’est accrue ultérieurement à la suite des massacres de Sumgaït de 27-29 février 1988 qui ont marqué pour la première fois depuis 1920 la perte de vies arméniennes dans un contexte rappelant les événements du début du siècle.

II – Escalade, diffusion et intervention des tierces parties

Nous partons de l’hypothèse que chacune des variables entourant l’intervention des tierces parties(le type d’intervenant, le moment de l’intervention, le consentement des belligérants et les instruments de dissuasion) peut avoir une influence déterminante sur le risque d’escalade et de diffusion régionale du conflit.

Une deuxième hypothèse qui complète la première et y fait suite est qu’un conflit qui subit à la fois l’escalade, la diffusion et une intervention échouée des tierces parties, impuissantes à empêcher les deux premiers processus, présente un risque élevé de se transformer en conflit gelé.

Dans les sections qui suivent, nous examinerons ces aspects au regard du conflit du Nagorno-Karabakh afin de déterminer leur valeur explicative.

A — Le type d’intervenant

À première vue, les États semblent mieux équipés pour intervenir dans les conflits, car le processus de prise de décision et la mobilisation des ressources sont beaucoup plus rapides que dans le cas des organisations internationales. Cependant, des problèmes de légitimité et d’impartialité peuvent surgir quand un État agit seul, sans l’aval d’une organisation internationale (Carment et Harvey 2001).

En effet, Carment et Harvey (2001) ont trouvé que la probabilité de violence diminue quand les organisations internationales et les États interviennent ensemble. Au contraire, cette probabilité augmente quand l’intervention des organisations internationales ne bénéficie pas d’un appui militaire et politique significatif de la part d’un ou plusieurs États. Cette affirmation est, selon les auteurs, particulièrement valide pour les crises à enjeux ethniques.

Dans le cas du Nagorno-Karabakh, la première tentative de résoudre le conflit s’est déroulée au début de l’année 1988, moment où le conflit entrait dans sa phase initiale. L’Azerbaïdjan et l’Arménie faisaient alors toujours partie de l’Union soviétique, et Moscou, en tant que centre fédéral, a émergé comme le principal intervenant. Le fait que les deux républiques faisaient partie de la même structure fédérale a compliqué les définitions du conflit au Nagorno-Karabakh. D’abord officiellement considéré comme une affaire interne en Azerbaïdjan, ce conflit est devenu de plus en plus l’objet d’interventions officieuses des élites intellectuelles arméniennes qui exerçaient des pressions populaires et entreprenaient des démarches plus directes auprès des autorités centrales soviétiques. Cela a eu une conséquence d’ordre pratique sur l’évolution du conflit : son escalade a été accompagnée presque simultanément et proportionnellement par un processus de diffusion qui signifiait une implication de plus en plus poussée de l’Arménie.

Théoriquement, le gouvernement central soviétique aurait pu assumer le rôle de médiateur dans le conflit, en faisant usage des incitations et des moyens de pression inhérents à la relation verticale qui rattachait le centre politique aux gouvernements des républiques. Cependant, son statut de tierce partie a été entaché par plusieurs de ses actions qui ont violé tout au long du conflit la norme « de pratiques non discriminatoires dont le but principal est la résolution du conflit » (Tranca 2006). Le contexte politique à l’époque de la perestroïka a également eu sans doute un poids important dans la façon dont les leaders soviétiques ont abordé le conflit au Karabakh (Starovoitova 1996). Le fait que Moscou a progressivement perdu le contrôle sur ses composantes, particulièrement celles situées aux marches de l’Empire, a également constitué un facteur aggravant le conflit.

Dans les stades initiaux du conflit, le gouvernement central applique effectivement des méthodes de gestion du conflit qui reflètent la structure pyramidale du système soviétique. Suivant la demande de réunification avec l’Arménie formulée par le Soviet suprême de Nagorno-Karabakh et les manifestations populaires massives à Erevan en février 1990, Gorbatchev décide d’abord de démettre le leadership communiste dans la province et en Arménie sans toutefois utiliser la force pour réprimer les manifestations. La rhétorique officielle encourage les parties à résoudre leurs différends en utilisant les mécanismes institutionnels du Parti et de l’État soviétique. Cependant, cela ne prend pas en compte le fait que la plupart des structures soviétiques étaient sclérosées et paralysées par plus d’un demi-siècle d’autoritarisme et que les procédures de négociation et de compromis nécessaires à une résolution pacifique du conflit en souffraient aussi[6]. Les relations entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont subi une détérioration rapide, également en partie causée par les défaillances structurelles de l’urss[7] qui faisaient en sorte que les seuls contacts entre les républiques soviétiques passaient par Moscou, et cela encourageait la compétition et non pas la coopération des républiques au sein de la fédération (De Waal 2003).

Devant l’aggravation du conflit, le gouvernement central soviétique abandonne tout souci d’impartialité et d’effort de résolution du conflit et décide d’agir principalement en fonction de ses intérêts propres. Ainsi, en janvier 1990, des violences éclatent contre la population arménienne de Bakou, qui est en grande partie expulsée de la ville sans que les troupes soviétiques présentes sur les lieux interviennent de la moindre façon ; toutefois, après la fin des violences, l’armée soviétique réprime brutalement les forces nationalistes et anticommunistes azéries. « Le fait de ne pas avoir déclaré l’état d’urgence pour arrêter le pogrom des Arméniens, et de l’avoir fait seulement après que tous les Arméniens furent déportés, suggère soit un profond cynisme, soit une incompétence complète, soit les deux à la fois » (De Waal 2003 : 94). Ce premier échec d’intervention alimente à la fois le risque d’escalade du conflit et celui de sa diffusion.

En conséquence, dans le cycle d’escalade déclenché après les massacres des Arméniens à Sumgaït en févier 1988, les Arméniens et les Azéris sont expulsés des régions au Nagorno-Karabakh où ils étaient minoritaires. À partir de ce moment, la violence devient le moyen privilégié par les deux parties dans la gestion du conflit, marquant le passage de la confrontation à un stade supérieur d’antagonisme (Tilly 2003).

Un autre signe de l’implication biaisée des autorités centrales soviétiques apparaît au début de 1991 quand Gorbatchev essaie de rallier les républiques autour du nouveau traité de l’Union soviétique. L’Azerbaïdjan appuie ce projet, tandis que l’Arménie semble se diriger vers l’indépendance. Son engagement grandissant au Karabakh la rend extrêmement réceptive à l’évolution de ce conflit, qui devient ainsi entre les mains des leaders soviétiques le levier censé assurer la loyauté arménienne.

Pendant l’opération Anneau (nommée ainsi parce que son but était d’encercler les villages arméniens par des paramilitaires azéris et de forcer leur population à s’enfuir), les troupes soviétiques qui stationnaient en Azerbaïdjan ont aidé les forces locales azéries au cours du nettoyage ethnique des villages arméniens. La raison qui se cachait derrière ces actions n’avait rien à voir avec la résolution du conflit. Il s’agissait plutôt de forcer l’Arménie à signer le traité de l’Union, auquel l’Azerbaïdjan avait déjà donné son accord (Kaufman 2001 : 75). L’enjeu était grand pour Gorbatchev, pour qui ce traité représentait la dernière chance de maintenir l’urss au moment où le nationalisme gagnait l’ensemble des républiques.

Une autre raison pour laquelle le gouvernement central soviétique n’a été perçu comme un arbitre impartial dans le conflit par aucune des parties belligérantes a été le fait que les mouvements nationalistes, à la fois en Arménie (le comité Karabakh qui s’est renommé par la suite le Mouvement national arménien) et en Azerbaïdjan (le Front populaire azéri), étaient également profondément anticommunistes et pro-indépendantistes. En conséquence, quand les leaders nationalistes dans les deux républiques ont été arrêtés et emprisonnés, ces actions ont été perçues comme protégeant les intérêts du régime communiste.

Les onze leaders du comité Karabakh ont été accusés par les autorités soviétiques en décembre 1988 de porter « atteinte à l’ordre public » et incarcérés sans procès jusqu’en mai 1989 (Croissant 1998 : 32). En janvier 1990, lors des pogroms de Bakou, le gouvernement soviétique central a saisi cette occasion non pas pour mettre fin à la violence interethnique, mais pour s’attaquer au Front populaire azéri qui avait délogé les autorités soviétiques et contrôlait plusieurs grandes villes en Azerbaïdjan. En fait, le ministre soviétique de la Défense de l’époque a ouvertement admis que le but principal de l’opération des troupes soviétiques était de rétablir l’autorité de l’État soviétique et, à travers celui-ci, l’autorité des dirigeants communistes locaux (Melander 2001).

L’effondrement de l’Union soviétique à partir d’août 1991 a ouvert la voie à l’implication d’autres tierces parties. Mooradian et Druckman (1999) distinguent ainsi six tentatives de médiation entre 1991 et 1995. Celle de septembre 1991 par exemple, menée par Boris Eltsine, président de la rsfsr, et par Nursultan Nazarbayev, le président du Kazakhstan[8], a donné lieu à un cessez-le-feu. Toutefois, celui-ci n’a pas eu d’impact sur le terrain, où les combats violents ont continué.

L’implosion de l’Union soviétique et sa perte d’influence en Europe centrale et orientale provoquent une transformation des intérêts de la Russie qui semblent se concentrer par la suite sur la récupération d’une sphère d’influence plus limitée, dans les ex-républiques soviétiques. Si, pendant la période communiste, la propagande officielle encourageait l’effacement graduel des référents identitaires ethniques, la Russie adopte une position différente. Malgré les problèmes posés par ses propres minorités, elle utilise les conflits ethniques de ses anciennes républiques pour les inciter, voire les forcer, soit à accepter des troupes russes sur leur territoire, comme dans le cas de la Géorgie, soit à établir une relation privilégiée avec Moscou, comme dans le cas de l’Azerbaïdjan. De ce point de vue, la position de ce dernier est compliquée par les affinités culturelles qui le lient à une autre grande puissance régionale, la Turquie. L’Azerbaïdjan semble effectivement au début des années 1990 vouloir desserrer ses liens avec Moscou et forger une alliance plus étroite avec la Turquie. Tant que la loyauté de l’Azerbaïdjan n’est pas assurée, Moscou profite donc de la poursuite du conflit.

L’Iran essaie également de jouer un rôle de tierce partie dans le conflit, pour une courte période entre février et mai 1992. Encore une fois, la motivation centrale semble être le souci d’accroître son influence régionale au détriment de la Turquie plutôt que de trouver une solution au conflit (Croissant 1998 : 79). De nouveau, l’accord sur un cessez-le-feu est contredit par une escalade des confrontations armées au Nagorno-Karabakh.

Le Kazakhstan, encore une fois par l’entremise de son président, est à l’origine d’une nouvelle tentative de négociation en août 1992. Cette intervention est perçue comme biaisée par les Arméniens à cause de la primauté absolue accordée par Nazarbayev au principe d’intégrité territoriale au détriment du principe d’autodétermination, une stratégie motivée, semble-t-il, par ses propres peurs d’une éventuelle intervention russe sur son territoire, en réponse à l’agitation séparatiste de la minorité russe du Kazakhstan (Mooradian 1999).

Au printemps de 1992, l’Arménie commence à appuyer ouvertement les opé­rations militaires des Arméniens du Nagorno-Karabakh contre les forces azerbaïdjanaises, ce qui indique l’émergence d’un processus de diffusion. Aucune des interventions jusqu’à ce moment ne réussit donc à faire contrepoids ni à l’escalade du conflit, ni à l’implication de plus en plus poussée de l’Arménie.

En août 1992, une tierce partie qui remplit le critère d’impartialité et d’actions orientées vers la résolution du conflit, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (csce), dont la Russie fait partie, commence son intervention au Nagorno-Karabakh. L’activité du groupe de Minsk[9], un organisme ad hoc censé réunir plusieurs acteurs régionaux importants sous le chapeau de la csce, est toutefois minée par la Russie qui a du mal à accepter de partager son influence régionale, surtout après la mise en place de la politique de l’« étranger proche[10] », en novembre 1993. En conséquence, à partir de ce moment et jusqu’en décembre 1994, la Russie s’efforce d’accaparer le rôle de médiateur dans le cadre du groupe de Minsk, en adoptant plutôt sur une position de compétition avec la csce (Mooradian 1999). Malgré ses imperfections, cette formule semble la plus appropriée pour gérer le conflit, aspect souligné par la mise en place d’un cessez-le-feu qui, avec des exceptions mineures, reste en vigueur jusqu’à présent. Toutefois, le conflit perdure et sa diffusion du fait de l’engagement de l’Arménie n’a pas pu être empêchée.

Les intervenants qui ont assumé un rôle de tierces parties n’ont pas rempli, aux yeux des belligérants, les critères d’impartialité assurant la légitimation de l’intervention. Cette défaillance aurait pu être corrigée à un stade ultérieur par l’implication de la csce, appuyée par plusieurs grandes puissances européennes. Malheureusement, dans le cas du Nagorno-Karabakh, on ne peut pas conclure à une action concertée de ces acteurs qui s’engagent souvent dans des stratégies de compétition et non pas de coopération, aspect qui n’échappe pas aux parties belligérantes[11]. En 1993, les mots du président de l’Azerbaïdjan, Abulfaz Elchibey, illustraient cette situation paradoxale : « À mon grand regret, la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a cessé depuis longtemps d’être une guerre entre deux rivaux dans le Caucase. C’est une guerre où les peuples combattants sont devenus les pions des grandes puissances » (Croissant 1998 : 107).

La conclusion qui se dégage également de cette étude de cas est le fait que même la présence d’une grande puissance ayant d’importants moyens de pression sur les parties n’est pas suffisante pour prévenir l’escalade et la diffusion du conflit si un ou plusieurs belligérants perçoivent l’intervention comme biaisée et servant les intérêts de l’intervenant et non pas la résolution du conflit. Les interventions du gouvernement soviétique central, avant l’indépendance des deux républiques, et par la suite celle de la Russie ont eu peu d’influence à certains moments sur l’évolution du conflit (notamment au début des violences interethniques), tandis qu’à d’autres moments elles ont contribué à l’escalade du conflit (au moment de l’opération Anneau, par exemple).

B — Le moment de l’intervention

En ce qui concerne le meilleur moment pour intervenir afin d’assurer le succès d’une intervention, plusieurs courants existent dans la littérature. L’argument classique soutient que l’intervention devrait avoir lieu quand le conflit a atteint la phase d’« impasse mutuellement désavantageuse » (mutually hurting stalemate), quand les adversaires ont épuisé la plupart des ressources nécessaires pour continuer la lutte armée et sont arrivés à la conclusion qu’il n’y a pas de solution alternative acceptable à l’exception d’une médiation des tierces parties (Zartman 1989). Selon cette approche, les tierces parties devraient même provoquer une telle situation afin de ramener les parties au conflit à la table des négociations.

Toutefois, plusieurs recherches empiriques ont confirmé que plus le nombre de victimes augmente, plus la probabilité de succès de l’intervention d’une tierce partie est réduite (Carment et al. 1998). Une fois que la violence gagne en ampleur et en intensité, les moyens à la disposition des tierces parties pour inhiber des processus d’escalade et de diffusion deviennent de plus en plus restreints. L’emploi de la violence comme instrument privilégié de gestion du conflit peut radicaliser les deux parties et marginaliser les éléments modérés au point où même une situation d’impasse mutuellement désavantageuse peut être préférée aux négociations ; la victoire ou la défaite semblent dans cette situation les seules options possibles (Kriesberg 1998). En effet, ce scénario a pu être observé lors des phases finales de la plupart des conflits gelés et constitue effectivement l’indice qui signale le blocage des voies et des mécanismes de résolution.

Pour prévenir le cercle vicieux de la violence, une évolution plus récente dans la littérature met plutôt l’accent sur les interventions préventives (Lund 1996). Ainsi, l’intervention devrait avoir lieu aux stades initiaux du conflit, souvent même avant son déclenchement, quand des signes de violence imminente sont détectés.

Les critiques des interventions préventives soutiennent que de telles interventions auraient peut-être plus de chances de succès, mais qu’elles souffrent d’un défaut majeur : les mesures préventives sont difficilement approuvées et mises en oeuvre parce qu’il est difficile de convaincre les États (et, par conséquent, les organisations internationales) d’investir des ressources dans des situations qui, en fin de compte, pourraient ne pas devenir conflictuelles.

De plus, il est difficile de mesurer l’influence que l’intervention des tierces parties a eue sur l’inhibition du conflit (Ackermann 2000). Si une intervention préventive a réussi, le conflit n’éclatera pas, mais les sceptiques pourront toujours soutenir que cela a été entièrement le résultat de circonstances fortuites ou d’autres facteurs dont la complexité ou l’ampleur sont impossibles à prévoir. Ainsi, l’on peut facilement rattacher un caractère normatif aux théories qui appuient les interventions préventives, ce qui les rend naturellement beaucoup plus vulnérables aux critiques.

Toutefois, Carment et Harvey (2001) concluent à la fin de leur étude empirique qu’il y a toujours plus de chances d’obtenir une solution négociée dans la phase initiale d’une crise internationale à caractère ethnique que dans les phases subséquentes du conflit. Même si le risque que les tensions émergent de nouveau persiste, cette possibilité est préférable aux hésitations qui peuvent retarder les interventions des tierces parties. À part les dangers de génocide, de flux de réfugiés et de nettoyage ethnique qui peuvent résulter de cette situation, une conséquence très probable est la radicalisation des parties qui, même en ayant épuisé leurs ressources pour continuer le conflit, préféreront garder le statu quo au détriment d’une solution négociée. Par exemple, si le territoire conquis tout au long du conflit reste sous le contrôle de la partie gagnante sans aucune reconnaissance juridique nationale ou internationale, l’autre partie peut toujours espérer le récupérer si l’équilibre militaire évolue en sa faveur. Les stades initiaux du conflit du Nagorno-Karabakh offraient quelques possibilités d’intervention pouvant prévenir son escalade, sa diffusion et ultimement son entrée dans une phase gelée. Malheureusement, ces occasions ont été manquées, principalement à cause de l’absence d’une tierce partie impartiale, rôle que le gouvernement central soviétique était incapable de jouer.

Au début de 1988, quand la pétition en faveur du transfert du Nagorno-Karabakh à l’Arménie a été rejetée par les chefs du Parti communiste à Moscou, de vastes manifestations pacifiques ont été organisées en Arménie. Fort de ce soutien populaire, le Soviet suprême a voté une résolution demandant le rattachement du Nagorno-Karabakh à l’Arménie. Mais il s’est heurté à un nouveau refus des autorités centrales soviétiques. L’Arménie a agi avec beaucoup de prudence au début du conflit et les manifestations populaires à l’appui du Karabakh étaient encore largement sous le contrôle des leaders nationalistes qui étaient réceptifs aux pressions et aux incitations de Moscou (Kaufman 2001).

Moscou réagit d’abord en remplaçant les chefs des partis communistes locaux au Nagorno-Karabakh, en Arménie et en Azerbaïdjan et en écartant la possibilité de négociations avec les vrais acteurs du conflit, les oppositions nationalistes et anticommunistes dans les deux républiques. En outre, les autorités soviétiques centrales ne formulent pas une stratégie globale, mais s’adressent séparément à chaque partie, ce qui accroît, au lieu de les limiter, leurs méfiance et antagonisme mutuels, à cause de la peur de se voir défavorisées par une entente conclue avec leur adversaire et de laquelle elles seraient exclues.

Aux stades initiaux du conflit, l’intervention de Moscou a semblé basculer entre la volonté d’appliquer les nouveaux principes de la perestroïka en donnant une voix aux communautés locales, d’une part, et une attitude paternaliste et autoritaire qui vise explicitement à conserver l’autorité du gouvernement soviétique et celle du parti, d’autre part.

L’une des conséquences a été l’émergence des mouvements nationalistes et de groupes de guérillas en dehors du cadre institutionnel des républiques[12]. Ces formes de mobilisation ont tiré leur appui d’une population de plus en plus radicalisée qui a commencé à contester le leadership communiste en général et l’implication de Moscou en particulier. Les responsables politiques locaux ont été perçus comme vendus à Moscou.

En conclusion, il n’y a eu aucun effort d’intervention préventive de la part de la seule tierce partie capable de résoudre le conflit à ses stades initiaux. Une nouvelle étape dans l’escalade du conflit a été atteinte avec l’opération Anneau. Le fait que Moscou ait choisi de résoudre le conflit par la force, en punissant ses initiateurs à ce stade tardif, a été interprété par certains auteurs comme l’effort d’une tierce partie de faire apparaître une « impasse mutuellement désavantageuse » (Zartman, 1989), une situation où les coûts de la poursuite du conflit deviendraient trop élevés pour l’ensemble des adversaires et qui les forcerait à négocier. Cette action s’inscrirait dans la continuité de la répression violente de l’opposition nationaliste azérie par les troupes soviétiques, une année plus tôt, en janvier 1990 (Melander 2001). Ainsi, la force a été utilisée à la fois contre les Arméniens lors de l’opération Anneau et contre les nationalistes azéris afin de provoquer des négociations menant à un accord.

Au cours de l’été 1991, étant donné leur incapacité à mettre fin aux agressions des troupes azerbaïdjanaises et soviétiques contre les villages arméniens, les leaders du Karabakh ont proposé que toutes les parties reconsidèrent les changements constitutionnels antérieurs, une déclaration qui faisait principalement référence aux changements de frontière proposés par le Nagorno-Karabakh et par l’Arménie, visant essentiellement le transfert de la province à celle-ci. Cette proposition a été reçue favorablement à Bakou et à Erevan, et une première rencontre a eu lieu en juillet entre les représentants du Nagorno-Karabakh et Moutalibov, le président de l’Azerbaïdjan. Cependant, aucune des parties n’a poursuivi les pourparlers entamés à cette occasion et, quelques jours après, un des participants arméniens a été assassiné. On ne sait pas vraiment qui a commis cet assassinat. Même si les opinions les plus répandues penchent du côté des éléments radicaux arméniens, les extrémistes azéris ne sont pas exclus non plus (Melander 2001 : 71). La conséquence incontestable de cet événement, qui se superpose à l’instabilité qui a suivi le coup d’État manqué à Moscou en août 1991, fut de décourager toute tentative de négociation à court terme.

En général, la prise de pouvoir par des factions radicales peut être le résultat de la stratégie d’une tierce partie consistant à imposer une impasse mutuellement désavantageuse, particulièrement dans des conflits à forts enjeux symboliques, comme c’est le cas au Karabakh. Ces factions justifient leur position en réponse aux stratégies des tierces parties perçues comme hostiles aux intérêts du groupe. L’escalade du conflit (inhérente à la mise en oeuvre de cette stratégie) leur permet de présenter les positions plus modérées comme une trahison des victimes du conflit. On négocie peut-être, mais avec un niveau d’insatisfaction élevé et en espérant pouvoir prendre sa revanche à un moment ultérieur. Au Nagorno-Karabakh, cette situation est aggravée par le fort pouvoir symbolique dont a été entourée, tout au long du conflit, la perte de vies arméniennes ainsi que par l’interprétation des actions des Azéris à la lumière de l’ancienne rivalité qui opposait Arméniens et « Turcs ».

La tentative de négociation qui a eu lieu en juillet 1991 entre les leaders du mouvement séparatiste au Nagorno-Karabakh et le gouvernement azerbaïdjanais peut difficilement être interprétée comme étant le résultat d’une impasse mutuellement désavantageuse qui aurait pu se transformer éventuellement en un accord durable, menant à la résolution pacifique du conflit. Elle n’a pu ni prévenir la diffusion du conflit, ni son entrée dans une phase gelée. Malgré cela, Melander (2001) soutient que si les circonstances avaient été plus favorables, voire si Moscou avait pu maintenir son emprise sur la région, cette situation aurait pu aboutir à la résolution du conflit par des négociations entre les parties. Kaufman (2001 : 78), au contraire, considère que le conflit ne pouvait plus être résolu après son déclenchement en 1988 et que, pour des raisons symboliques et émotionnelles, les Arméniens du Nagorno-Karabakh n’auraient plus accepté de se placer de nouveau sous un gouvernement azerbaïdjanais.

Ces deux approches concurrentielles doivent être cependant nuancées. Contrairement à l’opinion de Kaufman, malgré son potentiel d’escalade et de diffusion élevé, le conflit du Nagorno-Karabakh n’était pas inévitablement condamné à suivre cette voie. Plusieurs défaillances majeures dans l’intervention des autorités soviétiques aux stades initiaux du conflit ont aggravé ce risque. Toutefois, en 1991, le principal facteur qui a posé des obstacles à la prévention de la diffusion a été l’escalade du conflit vers un stade où la violence était devenue le seul instrument de gestion du conflit, ce qui a mené à la prédominance des éléments radicaux des deux côtés. Cette situation a été aggravée par l’intervention violente et biaisée de Moscou qui a fondamentalement érodé la confiance des adversaires. Cette situation, en particulier, confirme notre deuxième hypothèse qui souligne l’interaction des processus d’escalade, de diffusion et d’échec de l’intervention des tierces parties, des processus qui s’influencent mutuellement et qui aggravent considérablement un conflit en réduisant ses chances de résolution pacifique.

Les Arméniens du Nagorno-Karabakh préféraient clairement à ce moment une intervention plus poussée de l’Arménie. À ce stade de l’évolution du conflit au Nagorno-Karabakh, il devient difficile de conclure, ainsi que Melander le fait, que les Arméniens du Nagorno-Karabakh, malgré leur défaite militaire temporaire, auraient pu être d’accord avec des négociations sous la supervision de Moscou. Peut-être auraient-ils pu accepter un compromis temporaire afin de réduire les pertes humaines et matérielles à court terme, mais il est discutable que cela aurait pu résoudre le conflit à long terme ou prévenir sa diffusion.

C — Le consentement des parties belligérantes

Le recours à la violence signifie souvent un manque de solutions pour répondre aux griefs des groupes ethniques belligérants. C’est aussi le résultat des ressentiments, des humiliations et de la révolte ressentis de manière diffuse par ces groupes. Toutefois, souvent la violence est avant tout la conséquence des stratégies politiques des élites qui exploitent de tels sentiments pour susciter et augmenter l’adhésion à un projet nationaliste (Kriesberg 1998). Le défi pour les tierces parties qui interviennent dans des situations de crise est donc d’obtenir la collaboration des adversaires, une situation encore plus difficile dans le cas des conflits de nature ethnique.

Obtenir le consentement des parties belligérantes en faveur d’une intervention préventive peut s’avérer problématique, car cela signifie obtenir leur accord avant qu’elles aient éprouvé les conséquences désastreuses de la violence et qu’elles aient ainsi appris la valeur de la coopération (Ryan, 1998).

La personnalité et le credo politique des leaders sont en conséquence d’une importance majeure dans le déroulement du conflit. Les stratégies des tierces parties doivent nécessairement en tenir compte. Si les leaders des parties belligérantes et l’opinion publique ne sont pas prêts à accepter une solution pacifique, une intervention des tierces parties a peu de chances de succès. Idéalement, tous les acteurs potentiels, internes ou externes, pour qui le conflit est associé à un enjeu, devraient inviter une tierce partie et collaborer avec elle en vue d’une résolution du conflit (Kaufman 1998).

Deux obstacles sont particulièrement importants pour obtenir le consentement des belligérants. Premièrement, si un gouvernement est partie à un conflit ethnique, ce qui est très souvent le cas, il consentira avec beaucoup de réticence à l’intervention d’un tiers, qui sera plutôt interprétée comme une ingérence par rapport à sa souveraineté étatique. Deuxièmement, si un acteur accepte une intervention externe, ses préférences iront vers un allié plutôt que vers une tierce partie qui respecte les normes de l’impartialité. Cependant, il faut remarquer qu’en présence de menaces externes le gouvernement du pays où le conflit se déroule pourrait encourager une intervention des tiers afin de dissuader les actions hostiles de ses voisins (Kaufman 1998). La menace externe doit néanmoins être perçue comme assez grave pour internationaliser un conflit qu’autrement on pourrait gérer exclusivement comme une affaire interne. De plus, l’autre partie, normalement un acteur contestataire non étatique, doit aussi apprécier les mérites d’une intervention non biaisée au lieu de chercher un appui explicite à sa cause. En somme, toutes les parties doivent être prêtes à collaborer afin que la mission d’intermédiaire des tierces parties puisse réussir.

Si les dirigeants des parties belligérantes peuvent être persuadés d’accepter une intervention externe, cela peut non seulement produire une désescalade du conflit, mais prévenir également sa diffusion. Les États voisins qui ont des enjeux dans le conflit auront moins de justifications et de possibilités de s’y immiscer et les coûts matériels et symboliques d’une éventuelle action de leur part seront beaucoup plus élevés. La présence d’une tierce partie ayant le mandat de résoudre le conflit et ayant obtenu le consentement des adversaires rend ainsi futile la participation d’autres acteurs.

Dans le cas du conflit du Nagorno-Karabakh, les parties belligérantes ont accepté l’intervention des tierces parties avec beaucoup de réticence. Les tierces parties qui se sont impliquées dans le conflit aux stades initiaux ont été perçues comme manquant de crédibilité, promouvant des pratiques discriminatoires et poursuivant leurs intérêts propres. En outre, les antécédents historiques ne projetaient pas une image favorable des acteurs externes. Tout au long de l’histoire des Arméniens, leur sort, tout comme celui des Azéris, a été souvent décidé en fonction d’intérêts qui servaient exclusivement le projet de domination régionale des grandes puissances.

Un autre aspect important est le manque de discernement des autorités soviétiques concernant les vrais dirigeants des groupes en conflit. Dans un premier temps, Moscou a essayé de contrôler le conflit en mettant de la pression sur les dirigeants communistes à Bakou, au Nagorno-Karabakh et en Arménie, sans tenir compte du fait que les vrais leaders dans ce conflit étaient des nationalistes issus des manifestations populaires[13].

Aux stades ultérieurs du conflit, les négociations dans le cadre du groupe de Minsk se sont portées entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, en excluant complètement le Nagorno-Karabakh. Bakou voulait en effet éviter que la participation des leaders du Nagorno-Karabakh n’ouvre la porte à une éventuelle reconnaissance internationale de l’entité rebelle. Cette stratégie a été contre-productive pour le règlement du conflit, car, malgré les relations étroites entre le Nagorno-Karabakh et l’Arménie, leurs intérêts n’ont pas toujours coïncidé. Ultérieurement, les représentants de la province ont pu négocier avec le gouvernement azerbaïdjanais, mais seulement lors de rencontres secrètes (Croissant 1998 : 110). En septembre 1993, Aliev a autorisé la première rencontre publique entre un politicien azéri et un représentant officiel de Stepanakert, ce qui signalait pour la première fois la reconnaissance des Arméniens du Karabakh comme partie au conflit (De Waal 2003: 226).

L’envoi de troupes de maintien de la paix, une question longuement débattue, n’a jamais obtenir à réunir le consentement de toutes les parties. Dans un premier temps, l’Azerbaïdjan a dénoncé la proposition de Moscou d’envoyer ses soldats dans la région comme une tentative d’enraciner sa présence militaire et son influence dans ce pays, considéré comme faisant partie de son « étranger proche ». La compétition qui a eu lieu entre la Russie et la csce quant au monopole de l’intervention dans le conflit a permis au nouveau président de l’Azerbaïdjan, Gaïdar Aliev, de réclamer une présence internationale. La Russie a toutefois continué d’insister sur une composition majoritairement russe des troupes de maintien de la paix envoyées sur le territoire des ex-républiques soviétiques. L’Arménie, quant à elle, a accepté des troupes russes sur son territoire, mais plus dans une logique de défense que de gestion du conflit, élément illustratif de l’impasse qui caractérise l’intervention.

En fait, le cessez-le feu signé le 12 mai 1994 est plus le résultat de l’épuisement militaire et économique que celui d’un consentement obtenu par les tierces parties. De manière significative, alors que les deux parties acceptaient la nécessité d’arrêter la violence, l’envoi des troupes de maintien de la paix a été rejeté. La méfiance que les belligérants éprouvaient envers les tierces parties et le refus d’accepter une implication internationale plus poussée ont eu pour résultat une ligne de cessez-le-feu gérée de commun accord par les deux adversaires, les forces d’interposition des tierces parties étant considérées comme des ennemis potentiellement plus dangereux que l’ennemi traditionnel, une situation unique dans le monde. Le cessez-le-feu de 1994 a marqué l’entrée du conflit dans sa phase gelée.

D — Les instruments de dissuasion

Finalement, une quatrième dimension qui influence l’efficacité d’une intervention concerne les instruments dont disposent les tierces parties pour assurer leur crédibilité auprès des belligérants. La dissuasion consiste en la tentative d’empêcher un défieur d’entreprendre des actions indésirables par deux moyens que l’on peut utiliser séparément ou ensemble : 1) la menace des sanctions ; 2) l’offre de récompenses ou d’autres incitations positives. Afin d’assurer le succès d’une stratégie de dissuasion, deux éléments sont particulièrement importants : premièrement, la définition claire de ce qui est considéré comme un comportement inacceptable et, deuxièmement, l’engagement crédible de mettre en oeuvre soit les menaces de représailles, soit les incitations positives ou les deux à la fois (Carment et al. 2001 : 47).

La crédibilité est un élément essentiel de la dissuasion. Les tierces parties doivent s’assurer que toutes les parties au conflit, souvent composées de plusieurs acteurs étatiques et non étatiques, respectent leurs engagements. À cet effet, Carment et Harvey (2001) soulignent trois indicateurs indispensables : 1) des actions appuyant les effets de l’intervention (y compris la mobilisation de forces armées) ; 2) des déclarations explicites concernant la menace de représailles immédiates ou des ultimatums et dates limites concernant un comportement inacceptable ; 3) des conditions assurant un appui aux représailles, telles que le soutien interne et international, une couverture médiatique positive, etc. Si ces conditions sont satisfaites, les coûts à payer par un défieur à la suite de la menace de représailles seront plus élevés que les gains potentiels résultant du non-respect du statu quo, parce que la punition pourrait l’empêcher d’atteindre ses objectifs.

Selon ces critères, la stratégie de Moscou a tout simplement été incohérente. L’annonce en 1988 d’une aide économique à destination du Karabakh a été accompagnée par la désignation des autorités azerbaïdjanaises comme gérants de cette aide, une situation perçue dans la province comme biaisée et nettement défavorable aux Arméniens (Kaufman 2001). À la suite d’une première escalade de la violence à Sumgaït, Moscou a établi la commission Volsky qui était censée assurer un gouvernement neutre au Nagorno-Karabakh, mais, un an plus tard, la province était réintégrée sous l’autorité de l’Azerbaïdjan : un autre signe d’incohérence. L’envoi des troupes au Nagorno-Karabakh, qui était censé indiquer la décision ferme de Moscou de conserver l’intégrité territoriale de la république azerbaïdjanaise, a été mal interprété par les Arméniens. Faute de signaux plus clairs, cela a été perçu plus comme une force protectrice contre une éventuelle répression du gouvernement azerbaïdjanais qu’un élément de dissuasion contre les projets séparatistes. En même temps, Bakou comptait sur Moscou pour utiliser tous les moyens nécessaires de façon à maintenir le statu quo territorial de la république, une circonstance qui ne les incitait pas à négocier (Melander 2001). Cette situation ambiguë a favorisé la confrontation et non pas le rapprochement des parties et a eu pour conséquence la poursuite du nettoyage ethnique d’un côté et de l’autre, achevant ainsi l’homogénéisation des régions auparavant multiethniques et entraînant l’émergence d’un nombre élevé de réfugiés. Ceux-ci formeront par la suite le noyau des factions radicales dans leurs mouvements nationalistes respectifs et ils deviendront des éléments importants dans l’évolution ultérieure du conflit, en alimentant notamment son escalade et sa diffusion.

Ainsi, les actions entreprises n’ont pas confirmé les déclarations publiques, et les raisons pour les représailles ont été imprécises et ambiguës. L’intervention de Moscou au Nagorno-Karabakh peut être considérée comme un échec selon les standards de la crédibilité des instruments de dissuasion.

Avec la création du groupe de Minsk sous l’égide de la csce en 1992, la voie était ouverte aux médiateurs occidentaux, y compris les États-Unis et la Turquie. Les deux belligérants ont semblé accueillir d’une manière favorable cette nouvelle étape. Le danger, toutefois, a été d’intégrer le conflit de Karabakh dans le cadre plus large de la compétition entre la Russie et l’Occident pour une sphère d’influence dans l’ancien espace soviétique (De Waal 2003). Le manque d’expertise et occasionnellement le manque d’intérêt et l’incompétence des médiateurs occidentaux apparaissent également évidents aux deux parties : les représentants des différents pays faisant partie du groupe de Minsk étaient engagés « dans une compétition entre eux-mêmes [plutôt] que d’essayer véritablement de résoudre la question du Karabakh » (Ter-Petrossian 2000, cité dans De Wall 2003 : 230). Cela mine de manière essentielle la capacité de cette organisation de renforcer ses prises de position et ses déclarations par des moyens crédibles aux yeux des parties au conflit, qui sont encouragées à jouer sur les rivalités et les intérêts différents des pays membres du groupe et à chercher des intervenants favorables à leur cause.

Le manque d’intérêt flagrant des pays occidentaux à l’égard de ce conflit et l’absence d’impulsion de la part de leur opinion publique en faveur d’une implication plus ferme annule tout moyen de pression et de représailles que la csce aurait pu exercer sur les belligérants.

Quand la question de l’envoi de troupes de maintien de la paix s’est posée en 1993, un élément essentiel à l’élaboration d’un plan de paix dans un conflit d’une telle ampleur, la csce ne possédait pas l’expérience nécessaire à la mise en place d’une opération de telle envergure[14]. En outre, « tout le monde était d’accord qu’un seul pays était préparé à envoyer instantanément des troupes pour surveiller les conflits dans le Caucase et c’était la Russie » (De Waal 2003 : 231). Naturellement, en vertu de leurs expériences passées et récentes, ni les Arméniens ni les Azéris n’étaient enclins à considérer une implication russe avec beaucoup de confiance.

En conclusion, les hésitations, les défaillances et l’incohérence de l’intervention de la csce, qui reste souvent le terrain de jeu entre les intérêts de la Russie et ceux des États occidentaux, ne réussissent ni à empêcher ni à limiter la diffusion du conflit et elles contribuent de manière indirecte à la cristallisation du conflit dans une phase « gelée », un statu quo défavorable pour l’ensemble des parties, mais qui est préféré à une résolution définitive.

Après 1994, plusieurs plans de paix proposés par l’osce ont également échoué. La tentative récente la plus importante a eu lieu en 2007 quand les coprésidents du groupe de Minsk (la France, la Russie et les États-Unis) ont élaboré quelques principes fondamentaux (connus depuis sous la désignation de principes de Madrid) conduisant à un règlement pacifique du conflit : la reprise des zones entourant le Nagorno-Karabakh par l’Azerbaïdjan, un statut intérimaire pour la province accompagné de garanties de sécurité et d’autonomie gouvernementale, un corridor reliant le Nagorno-Karabakh à l’Arménie, le droit de retour des déplacés internes, des garanties internationales concernant la sécurité du Nargono-Karabakh, incluant une opération de maintien de la paix. Ces principes sont repris dans la déclaration commune des trois chefs d’État des pays coprésidant le groupe de Minsk lors du sommet du G8 à L’Aquila en juillet 2009 (osce 2009).

Présenté comme un compromis acceptable pour toutes les parties, ce plan de paix n’aboutit pourtant pas à un véritable accord. D’une part, les Arméniens dénoncent la tentative cachée d’entraver toute possibilité d’indépendance réelle du Nagorno-Karabakh, qui, même doté d’une autonomie extrêmement élargie, semble devoir rester sous la souveraineté de l’Azerbaïdjan. En effet, la langue du document semble reconnaître implicitement la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur ce territoire : par exemple, on utilise le terme déplacés internes et non pas réfugiés pour désigner les Azerbaïdjanais qui ont été chassés du Nagorno-Karabakh et des régions environnantes pendant la guerre. L’Arménie est également réticente à renoncer aux gains territoriaux qu’elle a réalisés au détriment d’un rival qui bénéficie aujourd’hui d’une supériorité militaire nette. Elle bénéficie pourtant de l’appui de la Russie en cas d’une attaque de l’Azerbaïdjan en vertu d’un traité de sécurité collective signé avec Moscou. Par conséquent, le statu quo peut être, comparativement au plan proposé par le groupe de Minsk, une option plus avantageuse pour la partie arménienne.

D’autre part, l’Azerbaïdjan, fort des revenus générés par ses ressources pétrolières et de sa puissance militaire croissante, est également peu réceptif à une solution de compromis. Mais, par-dessus tout, la difficulté de faire avancer les négociations est la conséquence de la radicalisation du conflit qui reste enraciné dans une logique de jeu à somme nulle, tout comme du manque d’intérêt et d’imagination des négociateurs internationaux qui, malgré le peu de progrès, continuent à promouvoir les mêmes solutions. Le Nagorno-Karabakh reste donc, à ce jour, un conflit gelé ayant des chances minimes de règlement dans un avenir proche.

Conclusion

Il n’existe pas pour l’instant de recherche systématique qui lie l’escalade, la diffusion et l’intervention échouée des tierces parties dans les conflits interethniques à leur transformation en conflits gelés. À première vue, la plupart des conflits de ce type ont subi au moins un de ces processus, mais les causes de leur évolution sont sans doute multiples et relèvent également de leurs spécificités. Le cas du Nagorno-Karabakh nous apprend néanmoins que l’intervention des tierces parties peut avoir un rôle fondamental, que ce soit en favorisant de la résolution du conflit ou au contraire en facilitant sa transformation en conflit gelé (Crocker et al. 2005). Cet article s’est proposé de désagréger l’impact de l’intervention selon quelques variables, en soulignant les moments où elle a influencé le plus le cours du conflit ainsi que les actions qui ont mené à la situation actuelle. Les leçons tirées concernent plusieurs volets. Premièrement, une tierce partie doit respecter à tout moment son engagement à l’égard de la résolution du conflit qui devrait constituer l’objectif principal de ses actions; en général, ce sont les organisations internationales, plus que les États, qui sont perçues comme ayant plus de crédibilité auprès des parties, mais leur simple présence ne garantit pas un résultat positif. Deuxièmement, les phases préliminaires du conflit, qui précèdent son escalade violente ou sa diffusion, offrent plus de possibilités de négociation que leur suite. Troisièmement, le consentement au moins d’une des parties belligérantes par rapport à l’intervention assure de meilleures conditions pour une intervention réussie. Enfin, les tierces parties devraient suivre des stratégies cohérentes, conformes à leurs déclarations d’intention et appuyées par des moyens de dissuasion crédibles. Si le Karabakh est, de ce point de vue, l’exemple d’une intervention échouée, il peut notamment constituer le point de départ pour l’élaboration des stratégies visant à prévenir la prolifération des conflits gelés ailleurs dans le monde.