Corps de l’article

1. Travailler dans un contexte écologique

Assis devant son ordinateur, le traducteur ne se rend pas toujours compte que ce qu’il fait s’inscrit nécessairement dans un contexte écologique. Sait-il que la fabrication de son ordinateur personnel a nécessité 240 kg de combustible fossile, 22 kg de produits chimiques et 1,5 tonne d’eau (Williams 2003 : 65) ? Est-il suffisamment initié à la problématique liée à la production de l’électricité pour éteindre cet outil quand il n’en a pas besoin ?

Les effets indirects de l’activité traductrice sur l’environnement sont encore plus complexes, et il ne faut pas les sous-estimer. À titre d’exemple, White (1996 : 7-11) a esquissé l’histoire culturelle de notre relation à la nature. Selon lui, la traduction en latin des textes sacrés du christianisme et des ouvrages scientifiques arabes et grecs était une condition nécessaire pour le développement des techniques dont l’utilisation a engendré la crise écologique.

De nos jours, la traduction de l’information scientifique et technique joue souvent un rôle essentiel dans la prise de conscience des problèmes environnementaux et la transmission de technologies plus respectueuses de l’environnement. La coopération sociale et politique est désormais nécessaire pour résoudre les problèmes écologiques devenus universels. Malgré cela, la communication utile à la protection de l’environnement a tendance à disparaître sous l’afflux d’informations aux effets contraires. Certaines traductions ont même des effets perlocutoires qui poussent le destinataire à consommer de plus en plus et lui font ainsi accroître inutilement son empreinte écologique.

Un grand nombre de traducteurs travaillent aujourd’hui au service des entreprises et des institutions pratiquant ou favorisant le commerce international. En même temps, des voix critiquant la mondialisation du commerce se font entendre. Selon Bauman (1997, cité par Beck 1997 : 100-105), cette dernière divise la population mondiale entre les riches « mondialisés » et les pauvres « localisés », et comme le note Beck (1997 : 76), tant la richesse que la pauvreté causent des dégâts écologiques. En outre, les transports internationaux alourdissent considérablement le fardeau écologique généré par l’échange de marchandises (Schmidt-Bleek 2000 : 287-289).

Bien entendu, les traductions permettent aussi les voyages imaginaires qui peuvent parfois remplacer les transports nuisibles à l’environnement. Par exemple, lire un recueil de poésie malgache bien traduit coûte moins cher à la planète qu’un voyage à Madagascar. Pour diminuer les effets secondaires de la traduction sur l’environnement, il faudrait peut-être tenir compte du principe proposé par Keynes (1982 : 236). Selon lui, les idées, les connaissances et la science sont des réalités qui, par leur nature, devraient être internationales, tandis que les produits devraient, si possible, être faits sur place.

Les idées keynésiennes ont été appliquées à la protection de l’environnement par Daly (1995). Il constate que le libre-échange est dangereux pour la planète, car il permet aux pays riches de dépasser leurs limites de régénération des matériaux et d’absorption des déchets et d’externaliser toutes les dépenses écologiques de la production. Le commerce intra-industriel est particulièrement inefficace : ainsi, on transporte des petits-fours d’un continent à l’autre plutôt que d’échanger des recettes…

2. Responsabilité écologique, irresponsabilité écologique

L’objet du présent article est de tenter d’évaluer la compatibilité de certains modèles éthiques de la traduction avec le principe d’intégration de la protection de l’environnement dans toute l’activité humaine. En outre, une enquête sur l’aspect écologique du sens des responsabilités des traducteurs sera présentée. Au préalable, toutefois, les concepts de responsabilité et d’irresponsabilité écologiques méritent d’être précisés.

Pour reprendre les termes de Vilkka (1993 : 8, 11), l’éthique environnementale implique une responsabilité à l’égard de la nature, des animaux et des générations futures. Miettinen et Saarinen (1990 : 233) notent que cette responsabilité devrait s’étendre partout où se retrouvent des facteurs écologiques. Il ne s’agit donc pas de la préoccupation d’un groupe limité de spécialistes. Cette universalité est également révélée dans l’article 20 de la Constitution de la Finlande (Digithèque MJP 2000)[1] : « La sauvegarde de la nature et de sa diversité ainsi que de l’environnement et du patrimoine culturel incombe à chacun. »

Il est vrai, comme le souligne Willamo (2003 : 53), que certains problèmes environnementaux sont difficiles à comprendre pour ceux qui n’y sont pas initiés. Les chaînes des causes et des effets sont longues, et les processus naturels sous-jacents sont invisibles. Beck (1988 : 111) montre qu’une fois reportés sur l’environnement, les problèmes deviennent anonymes. Comme il est impossible d’identifier les coupables, les dangers collectifs sont paradoxalement perçus comme l’affaire personnelle des victimes (Beck 1988 : 102-105). La bureaucratie, la spécialisation et le fatalisme industriel donnent naissance à ce que Beck (1988 : 100-102, 105, 110) appelle « l’irresponsabilité organisée ».

Ces premières constatations rejoignent celles de Miettinen et Saarinen (1990 : 99-100, 212). Ils observent que la spécialisation absorbe la responsabilité des travailleurs dans les couloirs de l’entreprise, où elle disparaît. Coincés dans leurs rôles hiérarchiques, les travailleurs ne comprennent pas le contexte plus vaste de leur travail et ils négligent toute tâche qui ne leur a pas été explicitement confiée.

Selon Willamo (2005 : 234-274), quelques concepts généraux peuvent servir de points de repère pour celui qui cherche la voie du développement durable. La prise de conscience de son impact écologique nécessite surtout que l’être humain fasse attention à ce qu’il ajoute dans les systèmes écologiques (rejets) et à ce qu’il leur prend (prélèvements). Dans les deux cas, il peut s’agir d’énergie, de matières chimiques, et de structures ou de processus vitaux, ou encore de structures ou de processus se situant à un macroniveau.

Conscient de l’extrême complexité des conséquences de toute action humaine dans les systèmes écologiques, Willamo (2005 : 238) propose que certains types de rejets et de prélèvements méritent plus d’attention que les autres. Primo, une personne écologiquement responsable est consciente des rejets et des prélèvements qui sont la conséquence directe de ses actes. Secundo, elle prend en compte les rejets et les prélèvements qui sont l’objectif conscient de l’action concernée. À titre d’exemple, l’abattage des arbres vise un prélèvement de structures vitales, tandis que les émissions sonores et chimiques de l’abatteuse sont des conséquences directes mais involontaires de cette action. Tertio, elle comprend quels sont les effets secondaires et tertiaires qui se révèlent les plus considérables, notamment à la lumière des recherches. Enfin, la responsabilité écologique implique aussi une aptitude à évaluer la signification de ces conséquences de différents points de vue.

Envisageons à présent un traducteur écologiquement responsable : qu’est-ce que cela pourrait signifier en pratique ? Primo, ce traducteur serait conscient des émissions sonores et d’un éventuel rayonnement électromagnétique de son ordinateur, et il saurait comparer les rejets et les prélèvements qui se produisent pendant le voyage à la bibliothèque selon le moyen de transport choisi. Secundo, avant d’accepter une nouvelle tâche, il réfléchirait aux rejets et aux prélèvements visés par le texte traduit. Par exemple, une publicité d’éclairage extérieur vise à accroître la pollution lumineuse, et un acte de vente d’une forêt à une compagnie forestière signifie normalement le prélèvement des arbres. Tertio, il suivrait les rapports des organismes de protection de l’environnement pour savoir quels sont les problèmes écologiques les plus urgents et les entreprises les plus irresponsables.

Selon Willamo (2003 : 160-161, 68-69), la prise de conscience de l’impact écologique de ses actions et de ses habitudes constitue déjà un grand progrès, mais les valeurs et les sentiments sont aussi essentiels pour inciter aux changements dans le quotidien. En dernier ressort, ce sont les actions et non pas les conceptions qui sont à l’origine des problèmes.

3. Analyse des théories éthiques de la traduction

Dans ce qui suit, certaines théories éthiques de la traduction seront analysées du point de vue de la responsabilité écologique. On a vu que la définition que donne Willamo de cette responsabilité implique la conscience des conséquences probables des actes qui sont posés. Il faut donc reconnaître que les approches conséquentialistes sont plus pertinentes que les approches contractuelles lorsqu’il s’agit d’intégrer la protection de l’environnement dans l’éthique du traducteur.

Bien que certains philosophes, comme Serres, soient convaincus que l’éthique environnementale devrait être basée sur un contrat entre l’homme et la nature, il semble que les modèles contractuels de la traduction n’acceptent pas que la nature, les animaux et les générations futures soient des contractants. C’est pourquoi nous nous limiterons à l’étude de deux théories qui représentent, comme le note Chesterman (2001 : 143), l’éthique des conséquences (utilitarian ethics). Ces approches peuvent également être interprétées du point de vue déontologique : le traducteur a le devoir de se renseigner sur les impacts écologiques de son travail.

3.1. Gillian Lane-Mercier et la portée des choix techniques

Considérons pour commencer la responsabilité du traducteur telle qu’elle se présente dans l’article de Lane-Mercier (1997). Celle-ci affirme que le processus de traduction produit non seulement un sens sémantique mais aussi un sens esthétique, idéologique et politique (Lane-Mercier 1997 : 44). C’est l’éthique du traducteur qui détermine ses stratégies et leur donne leur signification (Lane-Mercier 1997 : 57).

Ces remarques ne sont pas sans intérêt en ce qui concerne l’écologie, car les questions environnementales sont aussi des questions politiques. Celui qui traduit les dialogues des écologistes et de leurs adversaires peut contribuer à ridiculiser les uns ou les autres par ses choix et ses stratégies.

Même si les écologistes ne sont pas présents dans le texte en tant qu’interlocuteurs, les choix du traducteur influent plus ou moins sur leur cause. Par exemple, les sociolectes littéraires nuancent l’image des représentants des autres cultures, ce qui influe plus ou moins sur la solidarité ressentie face aux problèmes mondiaux. Pour éradiquer la xénophobie, il faudrait probablement que les traducteurs des sociolectes trouvent des solutions qui semblent familières et acceptables dans la culture cible (Leighton 1991 : 84-85).

Les idéaux de l’écologie profonde comprennent même la diversité culturelle, à la préservation de laquelle les traducteurs littéraires peuvent contribuer en choisissant des sociolectes qui nuancent l’image des représentants des autres cultures. Même s’il est impossible de trouver des équivalents exacts, le traducteur peut utiliser sa créativité pour que le lecteur sache apprécier cette diversité (Taivalkoski-Shilov, à paraître). Somme toute, le traducteur devrait chercher un équilibre entre l’originalité du texte source et l’intégrité de la langue cible (Leighton 1991 : 90-91).

Même si Lane-Mercier (1997 : 45, 48) pense que les engagements idéologiques et politiques du sujet traduisant sont les plus visibles dans le cas des sociolectes littéraires, ses hypothèses valent aussi bien pour les traductions de genres différents. Il convient de supposer qu’en fonction d’une réflexion contextuelle du traducteur, une description poétique de la nature peut être traduite dans un style plus ou moins touchant, un texte publicitaire d’une manière plus ou moins séduisante, une nouvelle sur les dangers environnementaux d’une façon plus ou moins convaincante.

On peut conclure que Lane-Mercier est bien consciente des implications idéologiques et politiques des choix techniques du traducteur. Une telle perspective est nécessaire pour comprendre les conséquences écologiques de la traduction, mais Lane-Mercier ne semble pas admettre qu’il existe des valeurs universelles que tous les traducteurs devraient respecter. Or, les théories de la responsabilité écologique exigent que tout traducteur en chair et en os prenne la responsabilité des effets de son travail sur l’environnement. Finalement, nous en arrivons à demander s’il n’est pas plus raisonnable de refuser de traduire certains textes que de manipuler leur message idéologique.

3.2. Anthony Pym et l’espace du doute éthique

Rowe (1997 : 150) observe que, dans les sociétés contemporaines, on accorde normalement beaucoup d’intérêt aux niveaux inférieurs des systèmes examinés. Leur fonctionnement est ainsi expliqué sans qu’on comprenne leurs fins, qui sont toujours liées aux contextes plus larges. De même, les traducteurs semblent parler surtout du fonctionnement technique de leur travail au lieu de discuter des causes qu’il sert ou auxquelles il nuit.

Ces premières constatations rejoignent celles de Pym (1997 : 16, 99). Pour lui, la question fondamentale n’est pas « comment faut-il traduire ? » mais « faut-il traduire ? ». Du point de vue environnemental, cette dernière question est probablement plus pertinente que la première. Selon Rowe (1997 : 150), celui qui se contente d’apprendre les mécanismes pourra, certes, manipuler les systèmes dont ils font partie, mais aussi longtemps qu’il ne comprend pas les finalités de la nature, il ne peut que servir les objectifs étroits des États et des entreprises.

Pym (1997 : 65) affirme que « tout traducteur est profondément responsable de ce qu’il fait du texte source, en commençant par la décision même de traduire ou de ne pas traduire ». Quand le traducteur ne fait que suivre les codes explicites, il n’est responsable de rien qui soit proprement à lui, mais il existe des moments, juste avant ou pendant l’acte de traduire, où le traducteur est dégagé des contraintes relationnelles. Selon Pym, l’éthique devrait l’aider à conceptualiser ces situations et lui proposer des solutions satisfaisantes (1997 : 68-69).

Selon Pym (1997 : 98-100), la pensée éthique du traducteur soit « hautement contextuelle mais nullement aléatoire ». C’est pourquoi la question initiale « faut-il traduire ? » « doit être comprise comme une acceptation ou un refus de traduire ici, maintenant, pour cette personne, dans ces conditions particulières, et de la part de toute une profession qui pourrait se trouver dans la même situation ». Le but ultime, c’est d’établir « la coopération interculturelle stable et à long terme » (Pym 1997 : 137).

Loin de vouloir réfuter le caractère interculturel de la responsabilité du traducteur, souligné par Pym (1997 : 65), la conscientisation à l’égard de la position du traducteur entre le client ou le lecteur et son environnement nous paraît importante. Étant donné qu’une traduction peut ouvrir la voie à l’exploitation ou à la préservation de la nature, nous inclinons à penser que le traducteur devrait favoriser non seulement la coopération entre les cultures mais aussi la coopération entre les espèces et les différentes sphères de la Terre.

Bien sûr, la responsabilité envers les cultures implique déjà une certaine responsabilité envers la nature, car la diversité et la viabilité des cultures sont étroitement liées à la diversité biologique. Mais pour Pym (1997 : 126-127), le traducteur ressent l’intérêt de renforcer la position des représentants des cultures minoritaires uniquement au fur et à mesure que leur existence donne du travail aux traducteurs. Les causes de ces cultures « ne sont pas celles d’une éthique de la traduction » (Pym 1997 : 126-127). Il est paradoxal de constater que Pym parle ici d’éthique de la traduction ; dans le même ouvrage (p. 19), il recommande l’usage du terme éthique du traducteur.

Pym (1997 : 111) affirme qu’il faut donner la priorité éthique aux relations de coopération à long terme pour éviter un « régime économique qui détruit tout un environnement au nom de bénéfices immédiats ». Cependant, il reconnaît que son modèle « s’inscrit plus dans un libéralisme optimiste que dans un réalisme pessimiste », et il n’exige pas que les acteurs soient prêts « à des sacrifices à court terme pour le bénéfice d’une coopération à long terme ».

Même si nous ne partageons pas l’optimisme de Pym, il faut reconnaître que son modèle peut être interprété d’une manière assez favorable à l’environnement. Pour lui, « il est faux de vouloir soumettre ses actions aux critères de cultures singulières » (Pym 1997 : 136). Sans doute, un traducteur facilitant la vente d’avions français en Finlande renforce-t-il l’opposition entre les voyageurs insouciants et les agriculteurs africains qui souffrent du changement climatique.

Malgré cela, la position de Pym sur les problèmes environnementaux me semble très ambiguë. Citons encore son ouvrage : « Devenir traducteur, c’est d’abord voyager. […] Il faut d’abord que l’effort de l’individu soit investi dans le déplacement […] » (Pym 1997 : 63). Le mot effort pourrait, certes, faire référence à l’effort purement physique, mais il est relativement difficile pour l’homme de voyager beaucoup sans avoir recours aux moyens de transport destructeurs de l’environnement.

4. Qu’en pensent les traducteurs ?

4.1. Corpus

Le corpus de l’enquête comprend les réponses de 72 traducteurs à un questionnaire que nous avons envoyé à la liste de diffusion Translat le 24 septembre 2004. Comme il s’agit d’une liste finnophone, l’enquête a été réalisée en finnois, mais nous avons aussi traduit le questionnaire en français (voir annexe). Parmi les personnes interrogées[2], il y avait 56 femmes (78 %) et 16 hommes (22 %), dont la décennie de naissance allait des années 1940 (7 traducteurs, soit 10 %) aux années 1980 (1 traductrice, soit 1 %). Dans ce qui suit, cette dernière sera traitée dans le même groupe que les traductrices nées dans les années 1970.

Tous les individus interrogés avaient traduit plusieurs types de textes ; parmi les 16 choix proposés (y compris autre chose), le traducteur en a, en moyenne, coché 7. Certains traducteurs ont toutefois signalé que la traduction est, pour eux, un travail auxiliaire. Les types de textes les plus communément traduits étaient les brochures et [les] publicités (58 traducteurs, soit 81 %), les articles de presse (52 traducteurs, soit 72 %) et les modes d’emploi (47 traducteurs, soit 65 %).

Comme les réponses ont été rassemblées par courrier électronique, les traducteurs interrogés n’ont normalement pas gardé l’anonymat, ce qui a pu limiter leur volonté de parler de sujets délicats. Pour reprendre les termes de Singly (2000 : 77), les individus ont des réserves d’information et des secrets à défendre. Les questions morales peuvent parfois être très sensibles ; comme le montre Pym (1997 : 67-69), les processus éthiques ont lieu dans le for intérieur du traducteur. Cependant, nous avons eu l’impression que certains traducteurs étaient plutôt soulagés d’avoir une occasion de parler des problèmes éthiques liés à leur travail.

4.2. Dimensions de la responsabilité

Notre première remarque portera sur l’idée que se font les traducteurs de l’influence de l’activité traductrice sur le bien-être des humains et du reste de la nature. Il a été demandé aux traducteurs d’estimer cette influence de deux points de vue différents : d’un côté, quelle est l’influence du choix des textes à traduire ; de l’autre, quelle est l’influence de la façon de traduire. Voici les réponses à la première question, qui correspond au point 4 du questionnaire :

Tableau 1

Comment le fait de traduire certains textes influe sur le bien-être général (répartition des réponses)

Comment le fait de traduire certains textes influe sur le bien-être général (répartition des réponses)

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Quant à l’impact des choix techniques (point 5 du questionnaire), les traducteurs l’estiment un peu plus grand que l’impact des textes à traduire :

Tableau 2

Comment la manière dont on traduit les textes choisis influe sur le bien-être général (répartition des réponses)

Comment la manière dont on traduit les textes choisis influe sur le bien-être général (répartition des réponses)

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Comme le montrent les tableaux 1 et 2, plus d’un tiers des traducteurs est convaincu que l’activité traductrice influe essentiellement sur le bien-être des humains et de la nature. Les hommes nés dans les années 1960 et 1970 insistent sur l’influence de la qualité technique des traductions, les femmes nées dans les années 1970 et 1980 étant le seul groupe à penser que c’est le choix des textes à traduire qui compte le plus.

Passons maintenant aux aspects de la responsabilité du traducteur (point 6 du questionnaire). Les personnes interrogées ont mentionné qu’elles se sentaient responsables de certaines choses en tant que traducteurs. Le tableau 3 présente leur sens des responsabilités en ce qui concerne les conséquences de la traduction sur la société, le boycottage des entreprises douteuses et l’utilisation économe des ressources, c’est-à-dire les aspects qui semblent particulièrement importants du point de vue environnemental.

Tableau 3

Pourcentage des traducteurs qui se sentent responsables des conséquences de leur travail pour la société, du boycottage des clients jugés injustes et de l’utilisation économe des ressources

Pourcentage des traducteurs qui se sentent responsables des conséquences de leur travail pour la société, du boycottage des clients jugés injustes et de l’utilisation économe des ressources

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Ce tableau montre que la plupart des traducteurs se sentent responsables de ne pas traduire des textes qui auraient probablement des conséquences indésirables pour la société, de boycotter les clients dont les actions contredisent leur sens de la justice, ainsi que d’économiser sur les ressources telles que le papier, l’électricité et les carburants dans les mesures pratiques liées à leur travail. Il se peut aussi que certains traducteurs pensent qu’ils ne sont pas responsables de telles choses en tant que traducteurs mais uniquement en tant qu’êtres humains ; c’est ce qu’a dit un traducteur né dans les années 1960. Dans ce cas, il est difficile de savoir si c’est l’éthique personnelle ou seulement l’éthique professionnelle qui compte dans les décisions pratiques.

Le tableau met en relief les différentes attitudes envers l’utilisation économe des ressources selon qu’il s’agit des traducteurs nés dans les années 1940 et 1950 ou des traducteurs nés plus tard. Ceux qui sont nés avant ou un peu après la guerre sont probablement habitués à économiser sur tout depuis leur enfance, tandis que les nouvelles générations ne comprennent pas toujours le caractère limité des ressources. Il est vrai, comme le note Willamo (2005 : 180-181), qu’aujourd’hui la compétence professionnelle hautement spécialisée est considérée comme plus importante que la maîtrise de l’écologie personnelle et que la vie urbaine, notamment, dissimule efficacement le côté purement biologique de la vie.

4.3. Contradictions éthiques

Vingt-huit traducteurs (39 %) admettent qu’ils ont traduit des textes faisant progresser des causes contraires à leurs idéaux personnels. De telles contradictions sont nettement plus fréquentes chez les femmes (43 %) que chez les hommes (25 %). Parmi ces causes négatives retrouvées dans les traductions figurent notamment le centrage de la société sur la consommation (13 mentions), les problèmes environnementaux (4 mentions) et le mauvais traitement des animaux (4 mentions).

Le plus souvent, les traducteurs ont accepté de traduire à contrecoeur pour assurer leur subsistance (18 mentions), pour avoir de l’expérience professionnelle (10 mentions) et/ou pour garder leur emploi (6 mentions). Quelques traducteurs disent qu’ils n’ont pas compris à temps de quoi il s’agissait. On pense ici à la remarque de Pym (1997 : 101) : « L’éthique se doit d’envisager le jour où tout traducteur aura le pouvoir et l’honnêteté de se demander, avant d’entreprendre un travail, s’il faut vraiment traduire ».

La traduction de textes contraires aux idées personnelles a suscité des sentiments négatifs chez 27 traducteurs, 1 traductrice n’ayant pas répondu à cette question même si elle lui était destinée. Le plus souvent, il s’agissait de frustration (18 mentions), de mauvaise conscience (11 mentions), de cynisme (3 mentions), de dégoût (3 mentions), de dérapage (2 mentions) ou de dépression (2 mentions). Même les traducteurs qui ne sentaient pas la responsabilité de boycotter les clients injustes ni de refuser les travaux dont les conséquences sociétales sont regrettables ont éprouvé de tels sentiments. Comme le note Pym (1997 : 67), le traducteur peut sentir une sorte de culpabilité même si l’éthique ne le définit pas comme responsable. Enfin, ce que les réponses ont bien mis en évidence, c’est que le travail a ses conséquences personnelles et que les nécessités écologiques et psychologiques agissent dans le même sens (Miettinen et Saarinen 1990 : 212, 259).

4.4. Résistance passive et active

Douze traducteurs (17 %) disent qu’ils ont refusé, pour des raisons éthiques, d’accepter des tâches pour lesquelles ils auraient été qualifiés. Sept d’entre eux (58 %) ont aussi traduit des textes faisant progresser des causes qui sont en contradiction avec leurs idéaux personnels. Observons maintenant les décisions de quatre traducteurs qui sentent la responsabilité de ne pas traduire des textes nuisibles à la société, de boycotter les clients douteux et d’économiser les ressources naturelles.

Dans un cas, les raisons du refus semblent purement environnementales : un traducteur né dans les années 1950 explique qu’il a refusé un très gros travail parce qu’il s’agissait des mesures techniques d’une centrale nucléaire et qu’il est contre l’énergie nucléaire. Il savait bien que le client concerné ne lui donnerait jamais plus de travail après ce refus. Le même traducteur s’est refusé à traduire une publicité qui présentait faussement certaines voitures comme des instruments de la protection de l’environnement.

Quant aux traductrices interrogées, elles ont refusé de traduire surtout des textes qui contribuent à la maltraitance des animaux. Une traductrice née dans les années 1950 a rompu avec un vieux client parce que ses textes faisaient mention de traitements à l’endroit des animaux inacceptables dans notre culture. Une végétarienne née dans les années 1960 a refusé de traduire une publicité pour une chaîne de restaurants qui faisait progresser, selon elle, la consommation de viande, le gaspillage des ressources naturelles, la production de déchets inutiles et les conditions de travail suspectes. Enfin, une traductrice née dans les années 1970 n’a pas accepté de traduire un texte sur l’expérimentation animale.

En outre, deux traductrices nées dans les années 1970 disent qu’elles ont l’intention de ne pas traduire des textes qu’elles trouvent immoraux. L’une des deux constate que quelqu’un d’autre traduira tout de même les textes qu’elle n’a pas acceptés, ce qui est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les traducteurs acceptent des commandes contre leur éthique. Comme le notent Miettinen et Saarinen (1990 : 163), le fait qu’un travailleur peut toujours être remplacé par un autre corrompt la qualité et ruine la morale du travail.

Malgré tout, l’activité traductrice permet parfois d’améliorer activement le monde. Une traductrice née dans les années 1960 mentionne qu’elle traduit à tarif réduit pour une organisation dont l’objectif est d’aider des enfants du Tiers-Monde. Une traductrice née dans les années 1970, quant à elle, veut traduire gratuitement des textes qui font avancer les causes qu’elle considère bonnes. Elle participe aux activités des Traducteurs Sans Frontières et elle traduit chaque mois quelque chose pour un mouvement idéologique sans être rétribuée.

5. Conclusion

On se souvient que les théoriciens de la traduction ont élaboré des modèles conséquentialistes qui pourraient servir de base pour une éthique environnementale du traducteur. Ces modèles se prêtent, tout de même, à plusieurs interprétations, et ce n’est que très rarement que les théoriciens traitent explicitement des problèmes environnementaux.

La plupart des traducteurs finlandais aspirent à la responsabilisation à l’égard des conséquences sociétales et environnementales de leur travail. Pour des raisons liées surtout à la subsistance et à la carrière, ils se sentent parfois obligés de traduire des textes à contrecoeur. Cependant, 39 traducteurs (54 %) disent qu’ils n’ont jamais traduit de textes contraires à leurs idéaux, ni refusé une tâche pour des raisons éthiques. Il serait intéressant de savoir si l’adaptation du traducteur aux intérêts du client s’explique par une identité d’opinions ou un choix de la clientèle.

En conclusion, que retenir de tout ceci ? En général, le traducteur voudrait que son travail contribue au bien commun, mais il n’est pas nécessairement conscient des effets secondaires et tertiaires des commandes qui peuvent lui paraître tout à fait normales. Il faudrait peut-être que les questions sociétales et environnementales soient traitées déjà au cours de sa formation.

Citons encore Pym (1997 : 100) : « Le traducteur ne saurait naviguer seul contre l’ensemble des vents qui règlent les relations interculturelles ». En effet, si les politiciens et les investisseurs favorisent le commerce mondial au lieu de la culture, il est bien difficile pour les traducteurs de gagner leur pain sans s’engager dans des entreprises douteuses. Malgré cela, les traducteurs comme collectivité sociale ont un pouvoir social considérable (Pym 1997 : 100). Avec un peu de coordination, ils pourraient certainement rendre plus difficile l’exploitation excessive de la Terre.