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1. Contexte et objectifs de l’étude

1.1. Délinquance adolescente, troubles mentaux et maltraitance

La prévalence importante des troubles mentaux et du comportement affectant les adolescents violents est de mieux en mieux documentée. Les études indiquent que des taux très importants de morbidité psychiatrique affectent la population des jeunes délinquants incarcérés (Vincent et Grisso, 2005). À ce sujet, Teplin, Abram, McClelland, Dulcan et Mericle (2002) mentionnent que près de 60 % de ces jeunes présentent les critères diagnostiques liés à au moins un trouble psychiatrique, même en excluant le trouble des conduites. Pour leur part, Goldstein, Olubadewo, Redding et Lexcen (2005) considèrent la santé mentale des jeunes délinquants comme un « facteur de risque » négligé en délinquance juvénile.

Sur le plan des différences liées au genre, les travaux de Moretti et Odgers (2002) et Moretti et al. (2005) suggèrent que les filles pourraient être plus sensibles au fait d’avoir été elles-mêmes victimes de violence, entre autres sexuelle. Moretti et Odgers (2002) rapportent en effet des taux d’abus sexuel variant de 45 % à 75 % chez les femmes incarcérées alors que ces taux varieraient de 2 % à 11 % chez les hommes. Certaines études questionnent des facteurs liés à la réponse sociale fournie par les services de protection de l’enfance qui entraîne souvent, pour les filles, une brisure du lien avec les figures d’attachement. Quoi qu'il en soit, la relation entre l’agir violent et les troubles mentaux et du comportement chez les adolescents comme chez les adultes est complexe et procède de causes multiples. Il est connu, par exemple, que les troubles anxieux peuvent contribuer à amoindrir l’expression de la violence réactive chez un individu. Cette proposition ne se vérifie toutefois pas en ce qui a trait au syndrome de stress post-traumatique, lequel pourra, au contraire, contribuer à son augmentation (Borum et Verhaagen, 2006).

Concernant les jeunes violents, il existe des données descriptives, de même que des instruments ou protocoles d’évaluation de la dangerosité validés (ex. : Frick et Hare, 2004; Borum et Verhaagen, 2006). Ces travaux sur l’évaluation du risque concernent cependant surtout la population délinquante. Les efforts semblent plutôt concentrés sur le contrôle et la prédiction de l’agir violent, mais beaucoup moins sur les pratiques d’intervention au profit des jeunes les plus affectés, soit ceux en besoin de protection sociale et présentant un trouble mental.

Or la question des comportements violents présentés à l’adolescence ne saurait être questionnée à la seule lumière des travaux en délinquance juvénile. D’ailleurs, tant les travaux d’Odgers, Vincent et Corrado (2002) que ceux de Burke, Loaber et Birharer (2002) démontrent à quel point la diversité des facteurs à considérer dans l’évaluation et l’intervention clinique auprès des jeunes dits « multiproblématiques » interpelle l’ensemble du système de soins et de prise en charge sociale des jeunes en grande difficulté. Ceci semble d’autant plus vrai pour les adolescents violents affectés de maladie mentale.

1.2. La prise en charge des adolescents violents affectés de maladie mentale au Québec

Au Québec, le système de prise en charge sociale des adolescents difficiles s’inscrit au sein d’un modèle d’organisation de soins et services dits « fragmentés ». Ce concept se réfère à la fragmentation des missions et des expertises entre les établissements qui dispensent les services, et ce, selon les paramètres définis par la Loi sur les services de santé et les services sociaux (L.R.Q., c. S-4.2; LSSSS). De façon générale, les soins de santé et les services sociaux sont dispensés à la population par des établissements dans différents centres (locaux ou régionaux) dont :

  1. des centres locaux de services communautaires (art. 79 et 86);

  2. des centres hospitaliers (généraux ou spécialisés) (art. 79, 81 et 85);

  3. des centres de protection de l’enfance et de la jeunesse (opérés par les « centres jeunesse ») (art. 79 et 82);

  4. des centres d’hébergement et de soins de longue durée (art. 79 et 83);

  5. des centres de réadaptation (art. 79, 84, 86 et 87) (en déficience physique ou mentale, en matière de toxicomanie et au profit des jeunes présentant des troubles de comportement ou des jeunes mères en grande difficulté).

De plus, les soins de santé et les services sociaux au Québec sont agencés en différents « niveaux » : services généraux, spécialisés et surspécialisés, partagés selon un principe de hiérarchisation respectant les différentes missions de ces établissements (art. 79 à 87).

En regard de la réalité clinique qui intéresse cette étude, le premier niveau de soins en santé mentale jeunesse au Québec relève des « centres local de soins de santé et services sociaux communautaires » (ou « CLSC »), responsables d’offrir des soins et services généraux courants à la population. Les services plus poussés d’évaluation ou de suivi en pédopsychiatrie sont dispensés, pour leur part, sous un mode de soins partagés avec les centres hospitaliers (généraux, spécialisés ou surspécialisés) qui offrent alors des services dits de deuxième ou troisième ligne.

Quant aux services sociaux, les services généraux sont également fournis par les « CLSC ». Les centres jeunesse, quant à eux, rendent aux jeunes victimes de maltraitance et en besoin de protection sociale, des services sociaux spécialisés (ou dits de 2e ligne). Ils exploitent pour ce faire les « centres de protection de l’enfance » prévus à l’art. 82 (LSSSS) et des centres de réadaptation (art. 84 LSSSS).

C’est la Loi sur la protection de la jeunesse (L.R.Q. c. P-34.1; LPJ) qui définit le cadre de protection de l’enfant que les directeurs de la protection de la jeunesse (DPJ) ont la responsabilité d’appliquer (art. 31). Sur le plan des valeurs sous-jacentes à ce cadre d’intervention, cette « intervention d’autorité » dans la famille se veut exceptionnelle : les parents sont reconnus comme les « responsables naturels » des soins à donner à leurs enfants, et le législateur estime préférable de les soutenir dans l’exercice de ce rôle[2]. C’est dans cette perspective que la LPJ est une loi dite « d’exception », c'est-à-dire qu’elle n’est appliquée que lorsque l’intérêt de l’enfant ne peut pas être sauvegardé par d’autres mesures » (Cloutier, Nadeau, Bordeleau et Verreault, 2008, p. 264).

Les services sociaux spécialisés dispensés par un centre jeunesse sont en général fournis dans le contexte d’une mesure autoritaire. Ils comprennent des suivis particuliers dans le cadre de la protection de la jeunesse, de même que des services d’urgence sociale et de placement requis par la situation d’un jeune, tant en vertu de la LPJ (art. 82) que de la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents (2002, c.1, Y-1.5 ; LSJPA). La plus grande partie des usagers des centres jeunesse sont, soit suivis par le DPJ dans leur milieu naturel, soit hébergés dans la communauté au sein de familles d’accueil. Les centres de réadaptation et les foyers de groupe, opérés par les centres jeunesse (où les jeunes les plus problématiques sont hébergés), ne visent que 8 % à 9 % de l’ensemble de la clientèle à qui des services sociaux de 2e ligne sont rendus (ACJQ, 2007).

Il existe des avantages non négligeables liés aux modes fragmentés d’organisations de soins et services, entre autres au niveau du développement et de la concentration de compétences spécifiques. Toutefois l’accès à ces compétences (Glouberman, 2005) et l’harmonisation des services cliniques dispensés par différents établissements partenaires représentent souvent un problème au sein de tels systèmes, principalement dans les situations complexes au plan clinique (Québec, 2004).

En résumé, la mission première des soins tant généraux que spécialisés en santé mentale relève d'autres établissements que de ceux des centres jeunesse. Pour assurer une prise en charge adéquate de certains jeunes à qui ils doivent rendre des services, les centres jeunesse du Québec doivent donc nécessairement s’associer à leurs partenaires du milieu hospitalier, où est développée la compétence psychiatrique spécifique à certaines problématiques complexes rencontrées.

1.3. Objectifs spécifiques : Questionner l’efficience des pratiques

Une révision des dossiers de 1884 usagers du Centre jeunesse de Québec – Institut universitaire révèle que 45 % des jeunes de 10 ans et plus (hébergés en institutions, en famille d’accueil ou chez leurs parents) présentent un diagnostic de trouble mental. Ce taux atteint plus de 60 % chez les jeunes hébergés en centre de réadaptation et en foyer de groupe. Des phénomènes de comorbidité et d’hétérogénéité des problématiques sont observés chez les enfants un peu plus âgés. Les diagnostics les plus fréquents inscrits aux dossiers des jeunes de 13 ans et plus hébergés en centre de réadaptation demeurent le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH) (40 %), le trouble oppositionnel (20 %), le trouble des conduites (15 %) les troubles de l’attachement (8 %) et certains troubles anxieux (8 %) (Nadeau et Patry, 2008). Bref, les diagnostics multiples de troubles mentaux, recensés dans une portion de la clientèle adolescente victime de maltraitance, conjugués aux problèmes importants d’impulsivité compliquant la prise en charge de certains usagers dépassent largement la population délinquante. Face à ce problème, il est constaté sur le terrain que les interventions actuelles offertes en réadaptation ciblent plutôt le contrôle et l’encadrement des comportements dérangeants au détriment de leurs causes sous-jacentes (Cowles et Wasburn, 2005).

Par ailleurs, un autre élément susceptible de compliquer la prise en charge de ces jeunes au Québec est potentiellement lié à l’organisation du système de soins et services à proprement parler, « fragmentés », comme il a été dit, en différentes missions d’établissements et hiérarchisé entre lignes de soins et de services généraux, spécialisés et surspécialisés. Dans ces situations, est-il possible que les difficultés liées à l’adhérence au traitement ou aux interventions proposées soient sujettes à amplification par divers problèmes d’ordre structurel?

Depuis plusieurs années, ces défis préoccupent les décideurs (Québec, 1998; Lacour et al., 2004; Québec, 2005). Toutefois, le problème semble plus aigu pour les jeunes pris en charge par la protection de la jeunesse, car une grande part d’entre eux cumulent un ensemble de facteurs de risque généralement associés au développement de psychopathologies (Cloutier, Nadeau, Bordeleau et Verreault, 2008, pour une recension). De plus, la pression imposée sur les institutions sociales par la très grande souffrance de certains de ces jeunes est bien réelle et conduit les chercheurs de différentes juridictions à examiner les solutions possibles pour mieux comprendre le phénomène et leur venir en aide (Kerker et Morisson-Doore, 2006; Molin et Palmer, 2005; Cowles et Washburn, 2005; Hyucksun Shin, 2005).

Dans un tel contexte, il semble important de mieux comprendre certains éléments communs sous-jacents aux états de grandes désorganisations présentés par les jeunes affichant des comportements extrêmement violents et l’influence, s’il y a lieu, du mode d’organisation des services sur leur expression. La pertinence d’éclairer ces aspects à la lumière du point de vue des utilisateurs de services eux-mêmes ne fait ici pas de doute. La présente étude a donc pour objectif de documenter, au moyen d’entrevues semi-structurées dans le contexte d’une étude qualitative de satisfaction clientèle, les perceptions des jeunes dits « multiproblématiques » qui présentent des comportements extrêmement violents. Elle s’inscrit également dans une démarche plus large d’évaluation des besoins organisationnels, conduite pour enrichir les données quantitatives recueillies au sujet de la clientèle et permettre d’en nuancer la lecture (Nadeau et Patry, 2008).

De façon plus spécifique, l’étude a pour but de recueillir des informations sur les perceptions que les jeunes ont d’eux-mêmes en tant que clients du Centre jeunesse de Québec – Institut universitaire, sur les perceptions qu’ils ont des intervenants et leurs attentes à l’endroit de ces derniers; et finalement, sur les services reçus. Elle vise à en effectuer la synthèse, à dégager des constantes en rapport avec certaines informations spécifiques concernant l’organisation des services, et à identifier d’autres liens d’intérêt émergeant des propos de ces jeunes.

2. Méthodologie

2.1. Élaboration de la grille et du protocole d’entrevue

L’étude a été conduite à l’aide d’un devis « mixte » et d’un modèle semi-ouvert (l’Écuyer, 1998; 1990). Le devis s’inspire des études de satisfaction clientèle effectuées en santé mentale adulte (Rodriguez, 2006) et de celles réalisées auprès de certaines clientèles atypiques (Darling, Palmer et Kipke, 2005; Jackson et Henderson, 2006; Whitley, Kirmayer et Groleau, 2006). La grille d’entrevue a été conçue dans la perspective de recueillir des réponses spontanées, en prenant soin de ne pas induire d’éléments de réponses chez le participant. L’entrevue procède à l’aide de questions semi-ouvertes et les propos sont recueillis à travers un échange où l’attitude de l’intervieweur se veut la moins intrusive possible.

L’entrevue est divisée en trois grands thèmes : a) la perception que le jeune a de lui-même en tant qu’usager du centre jeunesse; b) celle des intervenants gravitant autour de lui; et c) la perception des services qu’il a reçus ou qu’il reçoit toujours. Pour chacun de ces thèmes, les questions principales doivent être posées comme telles. Sous la plupart de ces questions apparaissent des sous-questions qui doivent être comprises comme des repères, indicateurs ou aide-mémoires pour l’intervieweur. Elles ont également été conçues dans le but de fournir des exemples de formulations différentes dans le cas où le jeune aurait des difficultés à comprendre la question principale. Comme la population étudiée ne comprenait qu’un nombre très restreint de jeunes, la procédure de « prétest » a été remplacée par l’examen, la révision et la discussion de la version initiale de la grille d’entrevue auprès de deux chefs de service et d’un professionnel de l’établissement habitués à travailler avec cette clientèle. La grille d’entrevue finale est reproduite au tableau 1.

Tableau 1

Grille d’entrevue : thèmes de discussion

Grille d’entrevue : thèmes de discussion

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2.2. Participants et procédures

Onze jeunes (sur les deux cent quarante à deux cent cinquante généralement hébergés en centre de réadaptation ou en foyer de groupe au CJQ-IU) ont été identifiés par les services de réadaptation interne comme étant les plus problématiques des unités. Parmi eux, dix ont accepté de participer. Le groupe de participants (N = 10) était composé de sept garçons et trois filles d’une moyenne d’âge de 16 ans (un jeune était âgé de 14 ans). Ils étaient hébergés en centre de réadaptation et devaient présenter (ou avoir présenté au cours des dernières semaines) de fréquents épisodes de désorganisation violente ayant nécessité contention et isolement dans la prise en charge. Huit d’entre eux recevaient des services à la fois sous l’autorité de la LPJ et de la LSJPA, alors que deux autres étaient visés uniquement par des mesures de protection émises en vertu de la LPJ.

De plus, les participants devaient présenter au moins un trouble mental diagnostiqué. La grande majorité des jeunes présentaient un TDA/H sévère, sur lequel se greffait une ou plusieurs autres problématiques de santé mentale (trouble de l’humeur, trouble de personnalité ou trouble anxieux) et souvent, un problème de santé physique. Mais de façon à assurer l’anonymat de ces jeunes vu la petite taille de l’échantillon, la particularité de leurs diagnostics, de leurs histoires de vie et le fait qu’ils évoluent dans un milieu relativement restreint, il a été choisi de ne pas en préciser la teneur. De plus, il n’y a pas de pertinence à tenter de dégager des particularités sous cet angle dans le cadre des questions de recherche telles qu’elles sont posées.

Par ailleurs, afin de s’assurer que le consentement obtenu soit libre et éclairé, le jeune était d’abord informé des objectifs de l’étude par un intervenant en qui il avait confiance. S’il acceptait de participer, il était avisé qu’une assistante de recherche le contacterait pour un rendez-vous afin de discuter plus amplement des modalités de participation et recueillir son consentement. Une première rencontre où la formule de consentement était présentée et expliquée au jeune avait lieu. Un second rendez-vous était ensuite pris pour réaliser l’entrevue. Aucune n’a eu lieu avant qu’un délai d’au moins 24 heures ne se soit écoulé entre la signature de la formule de consentement et l’entrevue. Des 11 jeunes approchés et ayant consenti initialement, 10 ont accepté de participer aux entrevues. Des mesures spécifiques permettant d’assurer un soutien au jeune étaient également prévues si un inconfort survenait pendant ou après la rencontre, ce qui ne s’est jamais produit. Toutes les entrevues ont été enregistrées.

2.3. Analyse

Les entretiens ont été retranscrits et soumis à une analyse de contenu à l’aide d’un modèle mixte ou semi-ouvert (L’écuyer, 1988; 1990; Bardin, 2003; Giles, 2002). Cette analyse permet de synthétiser et colliger les propos recueillis par unités de sens, concernant les thèmes précis pour lesquels des informations sont recherchées. Ce modèle prévoit qu’une partie des catégories sont préexistantes au départ, tandis que d’autres catégories peuvent être dégagées au fur et à mesure de l’analyse, voire remplacer celles du départ. Le texte a été d’abord découpé en unités de sens distinctes se rapportant aux catégories prédéterminées. Puis, l’analyse a débuté par une lecture « flottante » des entretiens. Suite à cette première étape, une grille de codification préliminaire révisée a été proposée par la chercheure et l’ensemble du matériel a été codé une première fois par une assistante de recherche. Toutes les informations ont ensuite été recodées manuellement par la chercheure. Par la suite, le matériel a été à nouveau codifié par la chercheure à l’aide du logiciel N' Vivo, ce qui a favorisé moins de redondance entre les catégories et a permis d’atteindre un niveau de saturation adéquat entre elles. Quarante-huit catégories ont été retenues sur la grille finale reproduite en annexe au tableau 2.

3. Résultats

Chaque transcription d’entrevue a donné lieu à des manuscrits variant entre 14 et 30 pages. La mise en relation du nombre de segments (i.e. d’unités de sens) avec celui des catégories de la grille (figure 1) permet de constater que chacun des jeunes, qu’il soit volubile ou non, a fourni un discours faisant appel à une moyenne de 35 des 48 catégories retenues pour la grille d’analyse finale.

Figure 1

Segments et catégories fournis au sein de chaque protocole

Segments et catégories fournis au sein de chaque protocole

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Les caractéristiques générales et les trois grands thèmes se dégageant du discours des jeunes sont d’abord présentés. Par la suite, une conceptualisation se dégageant de l’exploration de la portion « ouverte » du modèle d’analyse est proposée.

3.1. Caractéristiques des jeunes

Selon leurs récits, huit jeunes auraient évolué dans des conditions de grande adversité. D’après leurs perceptions, ces derniers semblent avoir été exposés à des événements d’une violence excessive au cours de leur développement. Neuf jeunes étaient connus des services de protection depuis plusieurs années. Six jeunes ont mentionné qu’ils consommaient (alcool ou drogues), mais seuls trois d’entre eux ont indiqué que cette consommation leur posait problème. Il a été noté chez certains jeunes un style de discours « méfiant » ou « paranoïde » par rapport à l’environnement (n = 5) ou encore une certaine « bizarrerie » dans l’enchaînement des idées ou des contenus (n = 4).

3.2. L’analyse descriptive

3.2.1. Perceptions des participants au sujet d’eux-mêmes

Les participants, rencontrés en dehors d’une période de crise ou d’un contexte d’évaluation (psychologique, psychiatrique, psychosociale ou autre), sont arrivés, pour la plupart, à fournir un portrait qui semble assez réaliste et nuancé d’eux-mêmes, de leurs forces, de leurs compétences, de leurs réussites et des difficultés qu’ils présentent. De plus, lorsqu’il leur est demandé de se décrire, ils situent la description qu’ils fournissent d’eux-mêmes dans un contexte relationnel (ex. : « j’aime rendre service », « j’ai de la difficulté à mettre mes limites », « je suis rancunière », etc.). Sept d’entre eux sont arrivés à décrire des compétences personnelles en rapport avec une activité qu’ils aiment et huit d’entre eux arrivent à se projeter dans le futur. Pour ces derniers, l’espoir, le désir de s’en « sortir » et d’être aidés face à leurs difficultés est mentionné. Seuls deux jeunes parmi les participants avouent ouvertement avoir « décroché ». Ces deux jeunes indiquent qu’ils présentent des pensées « tout le temps violentes » et qu’ils aimeraient les changer, mais qu’ils ne souhaitent plus être aidés ni « réadaptés ».

Les perceptions négatives que les participants ont d’eux-mêmes recoupent en grande partie les difficultés dont ils font spontanément part : impulsivité, agressivité, toxicomanie pour certains, difficultés à interagir avec les autres (jeunes et intervenants). À ce sujet, certains jeunes (n = 6) mentionnent qu’ils se sentent perçus négativement par leurs pairs et trois d’entre eux indiquent ouvertement que ces perceptions négatives les blessent, alors que quatre d’entre eux disent ne pas s’en soucier.

Parmi ce qui les conduit à des épisodes de désorganisation, neuf jeunes mentionnent des éléments que nous avons qualifiés de « structurels », parce qu’ils sont liés à la prestation des services : attitude des éducateurs (ex. : façon dont on les regarde ou leur parle), inconstance des règles, « quand tout le monde crie autour », retraits ou punitions perçus comme injustifiés ou source de grande anxiété (ex. : une jeune qui semble difficilement supporter une brisure du lien relationnel au plan identitaire qui se fait enfermer), etc. Six jeunes mentionnent que l’attitude ou le contact avec les autres jeunes sont également source de frustrations difficiles à gérer pour eux. Cinq ont décrit un phénomène où ils « sentent » la pression venir et s’accumuler (phénomène de « presto ») jusqu’à l’éclatement. Quatre d’entre eux fournissent une description assez précise de ce qui se passe lorsqu’ils se désorganisent (ex. : « je frappe les autres »; « je crie, je claque les portes », « tout revole dans ma chambre », etc.).

Lorsqu’on leur demande ce qu’ils changeraient de leur passé s’ils le pouvaient, la plupart (n = 8) indiquent qu’ils souhaiteraient, d’une façon ou d’une autre, ne pas avoir eu besoin de recourir aux services du centre jeunesse. Cinq mentionnent un élément qui a trait à leur passé (ex. : « ne pas avoir vécu ce que j’ai vécu », « que mon père ne m’ait pas battu », etc.) et trois mentionnent un aspect à propos d’eux-mêmes (ex. : « les folies que j’ai faites en foyer de groupe », « ma consommation », etc.).

3.2.2. Perceptions au sujet des intervenants

Parmi les attentes exprimées à l’endroit des intervenants, il est opportun de mentionner que, malgré la question ouverte, les jeunes ont spontanément presque exclusivement fait référence aux éducateurs et aux agents d’intervention, soit les professionnels avec qui ils partagent leur quotidien. Un seul jeune a parlé de son intervenant social, un autre du psychologue et un dernier des psychiatres (qui lui auraient dit, selon ce qu’il en a retenu, qu’il était « méchant »).

Quant à l’une des principales attentes que les jeunes présentent à l’endroit des éducateurs et des agents d’intervention, neuf d’entre eux expriment des commentaires regroupés sous un besoin d’être en relation (ex. : « qu’ils nous parlent », « qu’ils participent aux activités avec nous », « qu’ils nous écoutent », « qu’ils nous encouragent », etc.). Les jeunes semblent exprimer ici leur besoin d’être en lien avec les intervenants et d’être valorisés dans ce qu’ils sont à travers ce lien. Ils désirent pour la plupart être aidés et certains ajoutent que, même s’ils savent que les intervenants sont payés pour travailler auprès d’eux, « des fois, on aimerait que ça ne paraisse pas ». Par ailleurs, huit jeunes émettent des commentaires suggérant le souhait que les intervenants fassent preuve d’une attitude positive d’écoute et d’ouverture à leur égard lors de l'intervention. Cette catégorie inclut par exemple des commentaires relatifs à la façon dont l'intervenant s'adresse au jeune (ex. : « ne pas crier », « nous regarder dans les yeux lorsqu’il nous parle », « ne pas être agressif avec nous », « soyez joyeux », etc.). Sept jeunes mentionnent qu’ils apprécient une certaine flexibilité dans l’application des règles de la vie de groupe ou une application plus juste et plus humaine de celles-ci. Cinq jeunes expriment le souhait que les intervenants cessent « d’intervenir pour rien », et quatre d’entre eux indiquent qu’ils s’attendent à être traités avec justice, franchise, respect.

Les participants ont été en mesure de fournir des perceptions nuancées, à la fois positives et négatives, des éducateurs et des agents d’intervention qui partagent leur quotidien. Ils appuient spontanément leurs dires à l’aide d’exemples, et ce, autant en ce qui a trait aux perceptions positives (ex. : « parce qu’il ou elle me comprend », « m’écoute », « me connaît », « sait comment me prendre », « à cause de la façon dont il est avec nous », etc.) qu’aux perceptions négatives (« elle crie après nous », « il est baveux », « il arrange les faits à sa façon », etc.).

La catégorie « Se construire dans le lien social » regroupe divers énoncés qui décrivent pourquoi telle ou telle attitude est à privilégier du point de vue du jeune. C’est dans cette catégorie que le besoin de « mentaliser » ou de parler avec l’intervenant au moment même où survient un comportement inadéquat, en dehors ou en amont d’un contexte de crise, émerge du discours de plusieurs jeunes (ex. : « …me le dire tout de suite ce que je vais avoir, au lieu de me le dire le lendemain matin quand je me réveille pis de faire un saut »). L’importance d’un contact positif a été souvent réitérée par les jeunes, au même titre que l’effet délétère d’un contact négatif. Par exemple, un jeune garçon discutant d’un intervenant présentant une attitude désagréable à son endroit nous dira : « Tu peux pas apprendre de quelqu’un que t’haïs… automatiquement, s’il essaie de te montrer de quoi, tu veux rien savoir. » D’autres jeunes parlent d’anecdotes où ils ont eu l’impression que l’intervenant « était vraiment là pour eux », « savait comment les prendre » ou encore qu’ils ont appris à « faire attention » à leurs comportements, dans le cadre où un lien positif fort existait avec leur éducateur de rencontre, pour apprendre à préserver ce lien. L’analyse situe ces divers commentaires sur le plan du besoin de se « construire dans le lien social », tant au niveau de la tâche identitaire qui consiste à se définir soi-même, que de celle d’apprendre de modèles, pour nourrir le besoin de continuer à vivre, d’aller vers l’avant. Le discours des jeunes éclaire également sur l’impact de la qualité des relations nouées avec les intervenants qui partagent leur quotidien dans l’apprentissage de la régulation de leurs comportements.

3.2.3. Perceptions des services reçus et de ce qui les aide

Tous les jeunes furent en mesure d’identifier au moins un aspect positif des services reçus (ex. : « j’ai diminué mon agressivité », « j’ai diminué ma consommation », « je fais plus de sport », « moins de niaiseries », « de ne pas me faire tirer une balle », « ça m’a appris à être plus fort », « je me connais mieux », etc.). Au niveau des aspects négatifs, plusieurs commentaires recoupent les mêmes impacts mentionnés au sujet des intervenants. Cependant, les jeunes ont fourni d’autres types de commentaires très pertinents. Ils indiquent par exemple que les ateliers spécialisés auxquels ils participent (ex. : prévention de la violence, amélioration des habiletés sociales, etc.) sont intéressants, mais qu’ils ne sentent pas qu’ils sont susceptibles d’appliquer ce qu’ils y apprennent dans le quotidien (probablement en raison du fait qu’ils sont placés en milieu institutionnel). D’ailleurs, leurs expressions et leur langage sont fortement teintés du langage et de la culture d’intervention (« mentaliser », « se faire intervenir dessus », « une stratégie », etc.).

Dans un autre ordre d’idées, certains jeunes remettent en cause ce qu’ils ont vécu en famille d’accueil ou en foyer de groupe. Les règles institutionnelles qu’ils ne comprennent pas ou dont le sens leur échappe semblent particulièrement difficiles à accepter pour eux. De même, trouver un sens à ce qu’on leur impose et à ce qu’ils vivent apparaît très important. Ils parlent également des « retraits » (du groupe) « pour des riens », en référant à l’aspect blessant de ces mesures lorsque les règles sont appliquées avec trop de rigidité, au manque de tolérance de certains intervenants qui « arrivent avec les conséquences trop rapidement », sans que le jeune ait vraiment compris pourquoi une conséquence lui est imposée.

Les jeunes renvoient à certains services reçus de la part des partenaires (centre de réadaptation en toxicomanie, écoles, centres hospitaliers) autant en rapport avec ce qui les a aidés (ex. : « prendre soins de mes sentiments, comme on a appris à Portage ») qu’avec ce qui leur a été difficile à vivre. Les hospitalisations en centre de soins généraux, spécialisés ou sur-spécialisés semblent avoir été vécues péniblement par les jeunes, ces derniers indiquent qu’ils ont préféré revenir dans un centre jeunesse. Les jeunes qui ont réussi à poursuivre leur scolarisation en parlent avec beaucoup de fierté, même s’ils n’ont atteint qu’un grade de niveau primaire ou début secondaire, alors que plusieurs sont en âge d’avoir terminé leurs études secondaires. Cinq jeunes mentionnent ce que l’analyse a regroupé comme un processus « d’autosabotage », c’est-à-dire que le jeune, après une période où il va mieux, brise à nouveau les liens et les acquis réalisés au cours de l’intervention.

Quant à ce qui les aide au moment des épisodes de désorganisation, les jeunes identifient deux grands types d’intervention : soit parler, rester en lien, « mentaliser » leur comportement au moment où ils se sentent envahis ou soit bénéficier d’un processus de « time-out » (ex. : aller prendre une marche, sortir du groupe, se retrouver seul, et même dans un cas, demander d’aller en cellule d’isolement par mesure de prévention). Fait intéressant, ce ne sont pas les mêmes jeunes qui identifient comme premier choix ces différents types de solutions. Pour quelques-uns, le retrait imposé semble au contraire faire augmenter la rage, l’agressivité.

Lors des interventions quotidiennes avec eux, les jeunes soulignent encore l’importance de parler, d’être en lien, de comprendre ce qui leur arrive. Mais ils sont surtout unanimes à mentionner la perspective d’une sortie du centre de réadaptation comme étant « LA » chose qui les motive le plus, autant une sortie pour aller rendre visite à leur famille et leurs amis, qu’une simple sortie en compagnie des éducateurs, surtout pour ceux qui n’ont plus de famille. Les jeunes parlent souvent du fait de « s’en sortir ». Sortir du centre de réadaptation semble chargé d’une symbolique puissante sur le fait de se sortir de leurs difficultés. Il s’agit d’un facteur motivationnel non négligeable. Toutefois, s’il est manié sans égard à toute cette charge symbolique, la perspective de priver le jeune d’une sortie prévue sans qu’il n’adhère ou du moins comprenne le sens de cette mesure, apparaît potentiellement fort dommageable, tant pour l’image que le jeune a de lui-même, que pour les sources d’espoir qu’il lui reste face à sa situation.

3.3. Conceptualisation découlant du discours des jeunes

Berger (2008; 2004) et Roussillon (2005) ont bien mis en évidence comment certains enfants présentant une violence pathologique extrême ont souvent été soumis à des interactions « défectueuses » dès leur plus jeune âge. Les propos de ces cliniciens ne sont pas démentis par le discours des jeunes ciblés par cette étude, au contraire. C'est pourquoi leurs propos au sujet des services reçus (objet d’étude initial) ont été mis en lien avec ce qu’ils ont relaté de la violence qu’ils disent avoir subie. Cette conceptualisation se base sur les perceptions des jeunes. Elle ne concerne que les sujets de cette étude et n’est pas proposée à des fins de généralisation. La figure 2 en reproduit la schématisation qui permet de diviser les jeunes en trois groupes se distinguant dans leur façon de répondre. Les numéros au sein de la figure renvoient aux numéros attribués aux participants pour anonymiser les données.

Figure 2

Conceptualisation découlant du discours des jeunes

Conceptualisation découlant du discours des jeunes

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Deux participants seulement (nos 4 et 10) n’ont pas fait état d’épisode de « victimisation ». Les propos émis par les huit autres jeunes suggèrent que leur développement a été marqué par des conditions d’adversité extrêmes.

Le premier des jeunes dont la violence subie n’est pas documentée (no 4) ne réfère à aucun comportement de toxicomanie ou de dépendance. C’est un jeune ayant gardé des liens serrés avec une famille qui collabore (dans l’expérience du jeune, telle qu’il la relate) et qui est entré dans nos services en foyer de groupe en raison de ses agir impulsifs incontrôlés. Rapidement ces derniers ont entraîné la mise en oeuvre de la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents et de la Loi sur la Protection de la Jeunesse. Le jeune a bénéficié de plusieurs épisodes d’hospitalisation antérieurs. Il décrira un processus de « up and down » au niveau de ses humeurs et de ses agissements. Ses propos suggèrent que toute frustration, d’où qu’elle provienne (les autres jeunes, se faire dire non, etc.), est source d’une charge émotive qu’il dit avoir peine à contrôler. En même temps, ce jeune est en mesure de se remettre en question. Il dira : « C’est sûr qu’à un moment donné, il faut qu’ils m’envoient à ma chambre.., ils n’ont pas le choix. » Bref, il semble incapable de se contrôler et malheureux de ce fait. Ce jeune présente aussi certains éléments de bizarrerie dans l’enchaînement de ses idées. Il paraît extrêmement réactif aux conditions environnantes, à la stimulation ambiante et à l’attitude des éducateurs. Il souhaite être aidé et conserve espoir d’améliorer sa situation. Il se projette dans le futur et peut tolérer une certaine coupure du lien relationnel (lors de périodes de retrait ou de réflexion). On suspecte ici la prégnance de certaines conditions organiques tant dans l’expression de son agir violent que des psychopathologies pouvant être associées à son état.

Vient ensuite le second groupe de jeunes qui semblent présenter ce qu’il est convenu d’appeler des « traumatismes relationnels complexes » (Terr, 1991; Van der Kolk, 2005; Berger, 2008). Tous sont clients du centre jeunesse depuis fort longtemps et ont traversé l’ensemble du réseau de services en protection de l’enfance. Parmi eux, nous retrouvons deux sous-groupes : ceux qui souhaitent être aidés et ceux qui présentent un désir conscient de ne pas l’être, doublé d’une révolte non équivoque à l’endroit du système.

Parmi les jeunes victimes de violence qui souhaitent consciemment être aidés, le sens de l’intervention et la nécessité de conserver un lien lors des épisodes de désorganisation sont perçus comme capitaux. Lorsqu’ils se désorganisent, la solution considérée comme la plus aidante consiste à leur permettre de parler, de « mentaliser », de « comprendre » ce qui leur arrive. Ils parlent du sens à attribuer aux conséquences imposées suite à leurs agissements violents : « comprendre pourquoi elle te retire, pis après ne plus te mettre dans le trouble ». Les périodes de retrait sont mal tolérées par eux. Ils décriront des modalités d’intervention où la rupture du lien relationnel contribue à faire augmenter dramatiquement leur anxiété. Les enjeux liés à la diffusion identitaire apparaissent ici assez clairs. On pressent dans le propos de ces adolescents la volonté de passer de l’expérience « du traumatisme au préjudice » (Berger, 2008) sans être en mesure d’y arriver vraiment. Mais l’espoir demeure, car sur une note plus positive, ces jeunes diront que le centre jeunesse leur a appris à « mieux se connaître » à « devenir moins agressifs ». Tous acceptent de se remettre en question et se disent en mesure de se projeter dans le futur. Ils se divisent ici en deux sous-groupes : ceux qui présentent des comportements de dépendance et pour qui ces comportements représentent un réel problème d’adaptation (nos 7 et 11) et les autres, qui ne consomment pas ou pour qui la consommation ne constitue pas un problème (nos 5, 6, 8 et 9). Les trois filles se situent dans le second groupe. Elles présentent toutes les trois un « schème de pensées méfiantes » dans l’enchaînement des idées. Un des garçons qui présentent des comportements de dépendance témoigne aussi d’une certaine forme de bizarrerie dans l’enchaînement des idées, mais dans une proportion moindre que les deux jeunes du prochain groupe.

Ces derniers (nos 2 et 3) sont des jeunes violentés qui ne souhaitent plus (consciemment du moins) être aidés. Il s’agit de deux garçons qui refusent de se remettre en question en attribuant la cause de leurs malheurs présents au centre jeunesse et à leur hébergement qu’ils vivent comme une détention. Ils se décrivent comme des « détenus » qui « font leur temps ». Ils présentent des comportements de dépendance qu’ils ne situent pas en rapport avec leurs difficultés et reconnaissent leur impulsivité comme une difficulté majeure. Mais du même souffle, ils en dénient la responsabilité qu’ils attribuent au « système ». Ils diront souhaiter changer leurs pensées qu’ils qualifient eux-mêmes de « violentes ». Ces jeunes mentionnent ouvertement ne plus avoir de buts à court ou long terme, vivre pour le moment présent et ne plus avoir envie d’être « réadaptés ». L’un d’entre eux nous parlera du « système » (de soins et services sociojudiciaires) comme d’un « jeu » dont il faut savoir comprendre les règles. Il est noté pour ces deux jeunes, une certaine bizarrerie tant dans l’enchaînement des idées que dans les contenus abordés, de même que plusieurs éléments reflétant un schème de pensée « méfiante ». Les périodes en chambre d’isolement sont dans tous les cas vécues ici comme très frustrantes et contribuent à faire monter la tension.

Finalement, le dernier participant est le second jeune qui ne réfère pas à des épisodes de « victimisation » dans son passé. Contrairement au participant no 4, il situe d’emblée ses problèmes de violence et d’impulsivité en rapport avec ses comportements excessifs de dépendance, tant lorsqu’il est « en manque » (où il se sent à fleur de peau et irritable pour des riens) que lorsqu’il est en état d’intoxication. Ce jeune présente aussi une capacité certaine à se remettre en question et sa consommation est l’élément de son passé qu’il souhaite changer. Il indiquera que lorsqu’il sent monter la tension (lors des périodes de sobriété), il demande lui-même à aller en isolement et que ces périodes de calme sont pour lui apaisantes et qu’elles sont même inscrites dans son plan d’intervention. Manifestement, une rupture momentanée du lien peut être vécue ici sans susciter un état d’inconfort important. Ce jeune parlera de l’importance de « prendre soin de ses sentiments » et de « liquider ses émotions ».

4. Discussion

Il convient de situer ces résultats dans le contexte d’une recherche exploratoire et de tempérer toute généralisation au-delà des participants. Toutefois, l’étude cible une clientèle peu nombreuse et atypique, très difficile à prendre en charge pour les centres jeunesse. Elle constitue une petite portion qui présente, extérieurement, des comportements assez semblables conduisant les intervenants de différentes équipes à partager le même constat d’échec et d’impuissance. Dans ce contexte, la rigueur ayant caractérisé la collecte et l’analyse des données permet de dégager des conclusions pertinentes visant à mieux connaître cette clientèle et à clarifier certains enjeux liés à l’amélioration des services. De plus, ces éléments sont discutés et questionnés sous un angle interdisciplinaire, prenant en compte tant les dimensions des pratiques médico-sociales en contexte de soins fragmentés, que l’évolution du cadre juridique.

La recherche renseigne sur le besoin exprimé par ces adolescents violents dits « multiproblématiques » d’être en contact avec les autres et d’être considérés comme des « personnes ». Même chez cette clientèle réputée comme très difficile, huit d’entre eux arrivent à se projeter dans le futur. Le souhait de « s’en sortir » demeure présent, sauf pour deux jeunes qui indiquent ouvertement ne plus avoir envie d’être aidés et qui se voient déjà dans le système carcéral adulte. Tous les jeunes rencontrés ne semblent pas « équipés » pour socialiser adéquatement et le système de soins et de services n’est pas arrivé à répondre à l’ampleur des besoins en présence.

Qui plus est, certaines méthodes d’intervention actuelles qui ciblent surtout le contrôle du comportement pourraient, même de bonne foi, être susceptibles de précipiter certains d’entre eux, polytraumatisés, dans des épisodes de désorganisation récurrents. Il n’est donc pas étonnant que les jeunes aient insisté sur l’importance particulière que revêt la façon d’entrer en contact avec eux. Au plan clinique, le « savoir-être » des intervenants peut potentiellement les précipiter dans la réactivation de traumas antérieurs.

Cette recherche ravive l’importance du lien relationnel et de la saine distance nécessaires aux intervenants investis par certains jeunes, à titre de « succédané » de l’environnement maternant. Les participants sont apparus en grand besoin « d’être en relation de façon significative » avec des personnes de confiance, en grand besoin de ce que le milieu naturel n’est pas arrivé, pour des raisons diverses, à leur fournir. Les enjeux dévoilés les situent au coeur de ce que constitue le fait « d’apprendre à être en relation ». Même en faisant fi des traits liés aux troubles de personnalité que peuvent présenter certains d’entre eux, il est aisé de comprendre pourquoi ils aimeraient « croire » que les relations d’aide offertes puissent ressembler à autre chose que des relations professionnelles fournies en bloc dans un contexte de « dispensation de services », avec l’ensemble des autres choses nécessaires à leur survie.

Pour ces jeunes, l’apport du groupe en tant qu’instrument traditionnel d’intervention et l’expertise développée en cette matière par les centres jeunesse, principalement au profit des jeunes manifestant des problèmes de comportement sans psychopathologies complexes associées, doivent donc être repensés et ajustés. Les centres jeunesse et leurs équipes de réadaptation internes doivent se familiariser avec la recherche des causes sous-jacentes aux comportements de désorganisation qui comportent une violence extrême. Ils doivent adapter leur programmation de services et leurs façons de faire pour rechercher et offrir les solutions variées et personnalisées qui fonctionnent.

Face à l’importance du besoin exprimé par ces jeunes de parler et d’être écoutés lors d’un épisode de désorganisation violente ou en amont de celui-ci, l’organisation des tâches des éducateurs devrait être revue. Ce besoin et le potentiel « aidant » ou « calmant » de cette mesure ressortent ici clairement. Les éducateurs en centres de réadaptation, responsables d’appliquer une programmation de groupe au sein des modes d’organisation habituels des services, présentent peut-être des disponibilités réduites pour répondre à ce besoin au moment où survient un comportement envahissant chez un jeune qui mettra sa sécurité et celle des autres en péril.

La conceptualisation proposée permet de mettre en lumière des différences individuelles importantes entre des jeunes qui, par ailleurs, se comportent de façon assez semblable lorsqu’ils sont en crise. Or les centres jeunesse, dépositaires de l’expertise complexe dédiée à la protection sociale de l’enfance au sens large et sous toutes ses facettes, n’ont pas eu de peine à devenir très efficients pour gérer les crises, les moments de violence et faire cesser ce qui compromet au sens propre, la sécurité (physique) tant des jeunes que de l’équipe d’éducateurs.

Mais lorsqu’il est question de jeunes présentant une violence pathologique extrême, la littérature clinique rappelle non seulement à quel point il est important de discriminer tant les causes sous-jacentes et les solutions à offrir, que la complexité pour y arriver (Berger, 2004; Odgers, Vincent et Corrado, 2002; Borum et Vernaghen, 2006). Avant d’être tenté de qualifier de possibles « dérives » du système de protection de l’enfance certains des constats qui se dégagent de cette étude, encore faut-il rappeler que l’approche à privilégier avec ces enfants et ces adolescents s’écarte de l’expertise et des pratiques habituelles connues et maîtrisées en centres jeunesse. En raison du mode fragmenté d’organisation des services au Québec, ces pratiques ont été développées d’abord auprès de jeunes qui ne présentent pas nécessairement de psychopathologies sévères associées à des représentations de soi hautement déficientes, ni aux troubles cognitifs ou neurocognitifs pouvant y être associés. C’est possiblement pourquoi ces aspects semblent d’ailleurs très peu (sinon pas) explorés dans les plans de soins ou d’intervention, du moins à la lumière du discours fourni par les participants.

Les critiques des adolescents interrogés au sein de cette étude mettent en évidence à quel point les équipes d’éducateurs et d’intervenants auraient avantage à revoir leur rapport à la peur, à leur propre violence, à la culpabilité et à leur désir d’aider et de « sauver » ces enfants. Comme le fait remarquer Berger (2008), une équipe qui ne se sent pas en sécurité est comme un enfant qui a peur. Elle mettra son énergie à être sur ses gardes. Les intervenants des centres jeunesse qui interviennent auprès de la clientèle la plus difficile sont régulièrement exposés à des charges affectives dont l’ampleur est en rapport avec la souffrance et les traumas vécus par certains enfants et adolescents auprès desquels ils interagissent. Ils doivent être supportés pour trouver un niveau de distance adéquat leur permettant de rejoindre le jeune de façon authentique, tout en évitant d’être envahis par celui-ci ou de l’envahir eux-mêmes. L’intervenant doit constamment reconnaître que c’est à travers ce qu’il ressent qu’il travaille auprès du jeune. Il doit identifier une zone de saine distance sans briser le lien, pour faire émerger un contact à l’intérieur duquel le travail sera possible. Mais cette tâche complexe nécessite une supervision continue et éclairée, appuyée par le savoir médical et psychiatrique. Comme Berger (2008) le souligne, avec les jeunes présentant une violence pathologique excessive, la tentation sera de gérer la crise, mais seul un processus s’étendant sur plusieurs années permettra de modifier la structure psychique hautement complexe de ces jeunes. L’intervention doit être accompagnée d’une réflexion permanente sur les mouvements transférentiels et contre-transférentiels en jeu, en mettant en parallèle ce qu’a vécu l’enfant avec ce qu’il fait « vivre » aux équipes. Or ces enjeux sont assez familiers et font l’objet d’un savoir imposant développé par des équipes soignantes en psychiatrie et qui a avantage à être partagé au sein de solutions médico-sociales communes. Dans la réalité du système de soins québécois, les changements de pratique à envisager ne peuvent se réaliser qu’en partenariat avec les professionnels du monde médical, dans un contexte où les connaissances psychiatriques et médicales ainsi que les compétences spécifiques en réadaptation juvénile pourront être mises à profit pour s’influencer et s’enrichir mutuellement. Dans un système de soins fragmentés, la question est de savoir comment y arriver.

Une des solutions, par exemple, consiste à préconiser un partage de compétences par le biais d’équipes consultatives interdisciplinaires, comme celles préconisées dans certains centres jeunesse (Québec, 2005; Pouliot-Lapointe, Salazar, Nadeau, Mireault et Simard, 2006).

Mais malgré tout, des questions de fond demeurent dans la prise en charge de cette clientèle difficile: Que signifie par exemple pour ces jeunes une réadaptation ou une intégration sociale « adéquate » ou réussie? Comment concilier le grand besoin de routines particulières de certains jeunes aux exigences institutionnelles classiques en réadaptation juvénile et aux besoins des autres jeunes qui s’en écartent? Où commence ici l’obligation de soigner et comment la distinguer ou l’inclure de façon harmonieuse avec celle de « réadapter » en contexte d’autorité? Autant de questions auxquelles les concepteurs de programmes ont encore avantage à s’attarder. Quelques éclairages partiels ont été tentés en revisitant, entre autres, les balises juridiques relatives à certaines de ces questions.

À ce sujet, Desrosiers (2005) a déjà fait remarquer que lorsque le discours de la réadaptation interne juvénile se légitime d’un rationnel clinique fondé sur un modèle de soins, une certaine part d’arbitraire peut survenir dans l’intervention, entre autres, au niveau des mesures d’isolement et de retrait d’agir. À cette frontière du juridique et du clinique se situent donc les enjeux de la gestion du punitif et de la motivation du client. Mieux baliser par le biais du juridique permet d’offrir une solution partielle. Elle présente l’avantage d’inviter le judiciaire à s’assurer que les conditions requises pour éviter certains abus de droit sont rencontrées (voir par exemple le jugement de la Cour du Québec no 140-41-000219-061 rendu le 14 mars 2008 et celui portant le no 700-41-006415-075 rendu le 20 mars 2008). Mais elle risque toutefois de polariser l’intervention en la concentrant sur les débats afférents au droit de l’organisation de recourir ou non à un type particulier d’hébergement permettant de contenir l’agir violent extrême ou excessif. Ce faisant, cette solution à elle seule ne fournit pas assez d’avenues pour soutenir le désir des jeunes à être aidés, leur adhérence au traitement et la réponse à certains de leurs besoins complexes.

Les protocoles sur lesquels s’appuient les intervenants afin de décider de recourir ou non à l’hébergement en unité d’encadrement intensif depuis les modifications législatives apportées à la Loi sur la protection de la jeunesse en juillet 2007, mettent une emphase particulière sur la violence agie par le jeune et considèrent peut-être trop timidement à notre avis l’impact de la violence qu’il a vécue (ACJQ, 2008; Centre jeunesse de Québec – Institut universitaire, 2008). Le recours à une ordonnance d’hébergement visant des mesures restrictives de liberté, tout comme l’évaluation du risque d’agir violent présenté par un jeune, devrait comporter une démarche où l’on s’est assuré au préalable et dans tous les cas, qu’une évaluation interdisciplinaire soigneuse des divers types de violence que le jeune a lui-même subie dans le passé et de celle qu’il risque encore de subir, le cas échéant, a été effectuée. Comme le font remarquer Borum et Verhaagen (2006), les cliniciens passent possiblement trop vite de l’évaluation des besoins d’un jeune violent (en considérant les différents facteurs de risque liés à sa dangerosité) à celle de la nécessité de « placer » et au type de placement ou d’hébergement requis. Les façons de faire actuelles permettent-elles de considérer suffisamment, dans l’évaluation de la récidive de l’agir violent, que lorsqu’un facteur de risque est travaillé au plan clinique, un facteur de protection est par le fait même induit?

Dans ce contexte, l’importance du plan de soins et services interétablissements doit être mise en évidence, tant dans la gestion du risque que dans l’élaboration et la coordination de l’ensemble des interventions cliniques requises. Ce cadre de concertation est déjà prévu par le juridique au Québec (art. 10, 102 à 104, Loi sur les services de santé et les services sociaux, L.R.Q., c. S-4.2), mais il semble sous exploité. Le droit fournit pourtant au clinique l’espace permettant de dépasser la gestion du punitif qui sclérose l’intervention; l’espace favorisant la nécessaire concertation entre le monde de la réadaptation interne juvénile, le monde médical, et les clients; l’espace susceptible de se concrétiser par un réel « contrat » de soins et de services. Cette concertation a avantage à survenir bien en amont des révisions judiciaires afin que la gestion du motivationnel puisse prendre un réel appui dans l’intervention.

Même si l’intervention d’autorité en protection de la jeunesse est balisée par des règles particulières, la notion du « consentement éclairé » aux soins et services de santé à l’intérieur de celle-ci (art. 8 à 10, Loi sur les services de santé et les services sociaux et 10 et ss. Code civil du Québec) conserve ici tout son sens. La question de l’adhérence aux mesures et aux traitements fournis, de même que celle de l’alliance thérapeutique demeurent trop souvent entières et passées sous silence pour certains jeunes en très grande souffrance.

Bref, l’étude approfondie du discours des usagers « multiproblématiques » conduit donc à revoir, comme la réflexion de Desrosiers (2005) l’avait amorcée, certains paradigmes à la frontière du consentement aux soins, de l’obligation de soins, de la protection sociale et de la sanction du comportement violent. La place du plan de services individualisé prévu par la loi est réaffirmée comme un moyen permettant, dans un contexte de soins et services fragmentés comme celui du Québec, de mieux entendre le point de vue des jeunes et de soutenir en pratique l’équipe de réadaptation juvénile par un partage adéquat (et nécessaire) des compétences psychiatriques et médicales spécialisées. Il reste à questionner comment l’administratif articule les moyens permettant que les usagers « multiproblématiques » et leurs familles, puissent réellement exercer leur droit à bénéficier d’un plan de services individualisé.