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En France comme au Québec, l’on pense souvent la littérature contemporaine sous le signe de la perte et de la fin, comme si les oeuvres d’aujourd’hui étaient le lieu d’un désenchantement dont les nombreux spectres et les ruines seraient les emblèmes. La littérature serait alors entamée par la crise de la culture analysée par Hannah Arendt[1] et hésiterait entre fragmentation et recyclage, à force de ne pouvoir rivaliser avec les oeuvres du passé. Richard Millet, dans un récent essai, a décrit cette littérature à l’agonie, inquiète de son prestige perdu et de son universalité contestée[2]. D’autres essayistes lui ont emboîté le pas, comme Dominique Maingueneau[3], William Marx[4] ou Tzvetan Todorov[5], pour dire que les lettres s’éprouveraient désormais en rupture avec le passé, sans tradition à défendre ni usages communautaires à fonder. Ces discours de la fin essaiment sous la forme de spectres et de revenants[6]. La littérature s’écrirait dans une « langue fantôme[7] », donnerait une voix à des personnages ventriloques, phagocytés par leurs ascendants, mais également habités par « la prémonition [des] deuil[s] à venir[8] ». Anathèmes légitimes ou dépréciation mélancolique, cela importe peu : ces discours inquiets dévoilent le lien problématique des écrivains d’aujourd’hui avec le passé, bien en peine de se faire les héritiers des siècles révolus.

Dans son article « Filiations littéraires[9] », Dominique Viart montre pourtant que la littérature française contemporaine ne cesse d’être obsédée par la question familiale et les problèmes de filiation. Après les temps d’une esthétique classique où régnait l’imitation des anciens, après ceux des ruptures modernes qui mettaient à bas les autorités du passé, le récit d’aujourd’hui se ressaisit des oeuvres antérieures pour se chercher au miroir de ses intercesseurs. L’écrivain contemporain entre ainsi en dialogue avec les oeuvres du passé au point d’en confondre parfois les voix et les écritures. Cette curiosité dialogique se traduit notamment par la profusion des figures d’héritier qui témoignent de la nécessité de repenser les liens familiaux et les transmissions, depuis que la modernité les a ébranlés. L’interrogation inquiète des grands récits et des modèles, qu’ils soient familiaux, littéraires ou historiques, est également au coeur de la littérature québécoise contemporaine. Renonçant aux esthétiques de la fondation et de la transgression qui avaient largement dominé la littérature québécoise des années 1960 et 1970, l’écrivain contemporain se construirait désormais, comme le propose Pierre Nepveu dans L’écologie du réel, « sous le signe d’une éthique de la mémoire et de la présence aux formes, et d’une herméneutique jamais achevée[10] ».

La littérature d’aujourd’hui s’attache donc moins aux lieux de mémoire et aux communautés préservées qu’à l’inquiétude d’un sujet qui se réapproprie le legs des ascendants et tente d’en reconstruire le récit de manière fragmentaire et fugitive à la fois. Des Vies minuscules de Pierre Michon aux spectres de la Shoah qui hantent le roman familial dans Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis, en passant par les ancêtres fantasmés de Richard Millet ou de Nicolas Dickner, le récit contemporain entrelace le souci de dire des figures attestées et les enchantements de la mémoire. S’il s’affronte à la cassure des traditions, c’est pour renouer les temps et relier le passé au présent, transformant l’intervalle temporel en un parcours du sens comme le proposait Paul Ricoeur[11]. En somme, tout se passe comme si l’histoire ne pouvait désormais s’écrire sur le mode collectif et devait être repensée, voire replacée, dans le contexte d’une intimité élargie. Le sujet contemporain s’éprouverait ainsi dans une rencontre singulière avec ses ascendants et ses spectres, tout en élaborant des généalogies artistiques et intellectuelles. Filiation biologique et affinités électives se confondraient alors, dans une même recherche de modèles et de références, à rebours cependant des canons et des hiérarchies institués.

C’est dans le renouvellement des formes autobiographiques et des écritures de l’intime que se répercute de manière privilégiée la filiation. En effet, la littérature contemporaine réinvestit la question du sujet, mais pour montrer comment l’individu se construit dans le détour de l’autre, en assimilant à l’intérieur de soi la communauté des ascendants. Les emblèmes de l’héritage et les figures de l’héritier ne sont plus au centre de grandes fresques romanesques et sociales comme au xixe siècle, mais dans le récit ténu d’un parcours individuel qui se confond souvent avec le devenir de groupes morcelés, de communautés imprévisibles et de familles recomposées. C’est que le temps des bâtards, analysé par Marthe Robert[12], n’est plus : il ne s’agit pas de s’inventer des parentés, de se forger victorieusement de toutes pièces une lignée, mais plutôt d’assumer un héritage fragilisé par les secousses, voire les ressacs, d’une modernité dont on accueille et réévalue à la fois le désir de rupture. Sans reconduire le mythe d’une tabula rasa, le personnage contemporain fait souvent siennes une mémoire et une culture empreintes de négativité, qu’il évoque « l’héritage de la pauvreté[13] », les « mélancolie[s] et les tristesses de l’histoire[14] » ou « les contes de filiation[15] » qui le hantent. L’héritier, cependant, n’est pas toujours condamné à porter le poids du passé. Si plusieurs auteurs confèrent une valeur éthique à la sauvegarde du legs, d’autres choisissent, au contraire, d’en jouer, non pas étrangers aux tragédies de leur époque, mais bien résolus à les dépasser.

Ce n’est sans doute pas un hasard si les héritiers étudiés dans le présent dossier hésitent entre l’anamnèse et l’oubli, la déférence et la transgression, le commencement et la fin. L’article de Laurent Demanze, intitulé « Les possédés et les dépossédés », en offre un exemple éclairant. C’est à la question de la spectrale survivance des héritages et des ancêtres que s’attachent notamment Sylvie Germain, Jean Rouaud, Gérard Macé, Pierre Michon et Pierre Bergounioux. Leurs récits semblent donner raison à l’adage médiéval « le mort saisit le vif ». Les héritiers sont hantés, à leur corps défendant, par les spectres de leurs aïeux. Dépossédés d’un passé familial, mais possédés par leurs ascendants, ils font de leur corps le tombeau de l’impossible oubli. Élisabeth Nardout-Lafarge, dans son article consacré à La gloire des Pythre de Richard Millet, s’intéresse, quant à elle, au paradoxal récit de l’extinction d’une lignée. Testamentaire, funèbre, le roman de Millet signe la disparition d’un « nous », liquide l’héritage de Siom tout en inscrivant, dans sa matrice même, la relance d’une autre lignée. Comme l’écrit Élisabeth Nardout-Lafarge, « [r]este pourtant l’héritage littéraire, le legs d’une forme, le roman ». D’un point de vue intertextuel, La gloire des Pythre emprunte ses modèles à Maupassant, Zola et Faulkner, entre autres. Sur le plan architextuel, il se situe au commencement d’un cycle romanesque qui réunit plusieurs des récits ultérieurs de Millet.

La question de l’héritage littéraire et le travail de l’intertextualité traversent également l’article de Michel Biron. Bien qu’il étudie les essais de Victor Lévy-Beaulieu, il ne s’éloigne jamais tout à fait du roman. Monsieur Melville et James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots s’inspirent en effet du genre romanesque tout en le mettant à distance. En phagocytant ses modèles — romanciers reconnus, monstres sacrés —, Victor Lévy-Beaulieu s’approprie violemment oeuvres et biographies afin de nourrir son roman familial et sa mythologie personnelle. Sa lecture constitue une forme de dévoration, non loin de la ventriloquie. Les maîtres parlent à travers leur disciple au point d’en perdre leurs propres voix.

Si certains romans sont hantés par la sépulcrale présence des aïeux, d’autres cherchent au contraire à se désolidariser des ascendants, à effacer leurs traces. Une telle mise au ban du passé ne va pas de soi, comme le montre Mathilde Barraband dans son article consacré à Demain je meurs de Christian Prigent. Ce récit de filiation inexemplaire constitue un exercice de dé-familiarisation. Le narrateur s’acharne en effet à dévoiler les ratés et les failles de son ascendance en renversant les enseignements de son père communiste. Au réalisme socialiste et édifiant, il oppose la négativité des modernes ; à la fixation et à la progression du sens, il substitue la variation des points de vue, les décrochages, les réécritures et les parodies. Inexemplaire, Va savoir de Réjean Ducharme l’est sans doute tout autant. Le narrateur du roman, Rémi Vavasseur, tente de colmater les brèches de son passé en s’investissant dans le projet de rénovation d’une maison, qualifiée de ruine et de gâchis stagnant. La logique du recyclage, mais plus encore celles de l’emprunt et du pillage, s’oppose chez Ducharme aux discours néolibéraux de la réussite et du triomphe de la volonté. Plutôt que d’analyser les nombreux intertextes du roman, Martine-Emmanuelle Lapointe s’attache aux discours et aux motifs qui accompagnent les héritages matériels et familiaux de Va savoir.

Dans le dernier article de ce dossier, intitulé « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », Dominique Viart s’interroge sur le défaut de transmission dont les écrivains contemporains seraient les victimes. Parmi les nombreux récits qui explorent cette blessure, il retient L’orphelin de Pierre Bergounioux, La marque du père de Michel Séonnet, Je ne parle pas la langue de mon père de Leila Sebbar, Atelier 62 de Martine Sonnet et Le jour où mon père s’est tu de Virginie Linhart. Empruntant à l’Histoire et à la fiction, le silence des pères n’y est pas simplement personnel ou familial, mais il traduit également la conscience d’une historicité problématique. Même s’ils témoignent d’une « expérience majeure de la déliaison », ces récits de filiation auraient une fonction de substitution car ils combleraient le grand vide laissé par la disparition des « Grands Récits ». En cela, ils composeraient un héritage, mineur sans doute, mais dont « la modestie même [permettrait de renouer] les fils distendus de la communauté ».