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Les images, au sens le plus courant du terme, sont omniprésentes dans l’activité scientifique, tant lors des phases de production des données expérimentales que lors des phases de présentation des résultats, sous forme de communications dans des colloques ou de publications destinées à des profanes ou à des spécialistes du domaine de recherche concerné.

Lorsqu’on inventorie les différents types de métadiscours auxquels les images scientifiques ont donné lieu depuis quelques décennies, on trouve avant tout de nombreux travaux d’historiens ou de socio-historiens et des travaux de sociologues. Ces travaux se révèlent précieux, mais ils n’intègrent que très rarement une réflexion à caractère sémiotique dans leur analyse des visuels en science. Parallèlement, les sémioticiens eux-mêmes se sont assez peu penchés sur ces constructions signifiantes créées et manipulées par les scientifiques, à quelques exceptions près.

Ainsi, les images scientifiques et les processus de signification dont elles sont les véhicules constituent un domaine d’investigation encore largement inexploré dans le champ des études sémiotiques, qui ont privilégié d’autres types d’objets, parmi lesquels on peut compter les oeuvres d’art picturales et les illustrations diffusées au sein de ce qu’il est parfois convenu d’appeler l’industrie culturelle de masse. Parmi les raisons de cette désaffection de la part des sémioticiens, on compte le fait que l’interprétation des images scientifiques ne peut être dissociée des dispositifs techniques permettant de les produire. Il est en effet difficilement envisageable de déconnecter ces signes de leurs processus de production et d’utilisation, sous peine de perdre ce qui constitue la spécificité de la relation aux différents aspects du réel qu’ils sont censés représenter ou modéliser. Pour rendre compte de ces images, c’est-à-dire, entre autres, pour saisir quel est leur statut dans le cadre d’une recherche scientifique et dans la diffusion des résultats de cette dernière, il faut également comprendre comment et pourquoi elles ont été produites. Or, les principes et les modalités du fonctionnement des dispositifs techniques, mobilisés au sein de chaque domaine de recherche – qu’il s’agisse de la physique, de la biologie, de la géographie, etc. –, sont souvent d’une redoutable complexité aux yeux du non-initié. Cela doit-il décourager toute entreprise d’analyse sémiotique des images scientifiques ? En aucune manière. En tant que signes permettant un accès au réel, ces images relèvent bien de plein droit du champ sémiotique. Il convient seulement d’être conscient des deux enjeux suivants, que l’on peut formuler de manière interrogative : d’un part, comment contourner l’obstacle qui vient d’être évoqué ? Ne faut-il pas trouver des moyens de cerner ce qu’il en est de cette intime solidarité entre image, instrumentation et expérimentation, notamment en demandant au sémioticien lui-même de franchir la porte des laboratoires ? D’autre part, ne doit-on pas se demander si les outils développés par la sémiotique visuelle sont réellement appropriés quand il s’agit de se pencher sur les images dans les sciences ? Ne faut-il pas envisager plutôt de réviser leur portée et d’en créer de nouveaux, plus adaptés à cet objet d’étude particulier ?

L’ambition qui sous-tend l’ensemble des articles de ce dossier[1] est la suivante : poser les jalons correspondant à une première étape de réflexion sur les images scientifiques dans le champ sémiotique. Cela passe par la présentation de quelques pistes d’analyse, appartenant notamment, mais pas exclusivement, à plusieurs courants sémiotiques distincts (Groupe µ, École greimassienne), et prenant pour point d’appui des occurrences ou des types d’images déterminés, issus des recherches menées au sein de diverses sciences de la nature contemporaines.

Les axes structurant la problématique sont au nombre de trois :

  • Il s’agira, en premier lieu, de souligner, par le choix des objets d’étude retenus, la variété des « images scientifiques ». En effet, cette expression recouvre un large spectre incluant dessins d’objets lithiques, diagrammes logiques, histogrammes, courbes, micrographies de nanotubes de carbone, images de simulation de galaxies, schémas de montage d’un appareillage, etc. Toutes ces images scientifiques ne peuvent être réduites au statut de données brutes des expériences ou de simples fictions. Elles permettent un type de médiation particulier avec le réel. Cette médiation, la science contemporaine l’a tout particulièrement perfectionnée en multipliant les modes de création et de traitement des images. Il s’agira de prendre en compte cette diversité et de s’interroger explicitement sur les ressources analytiques que pourraient offrir les différentes approches, sémiotiques ou non, présentées en vue de permettre de réduire cette diversité à une unité. Soulignons au passage que la volonté de réduire cette diversité s’est heurtée, de par le passé, à de multiples difficultés, notamment lorsqu’il s’est agi de bâtir une définition en compréhension du concept d’image scientifique. Une telle entreprise définitoire a posé problème aussi bien aux sémioticiens qu’aux philosophes, aux historiens et aux sociologues des sciences. Comme point de départ pour ce dossier, on pourra néanmoins s’accorder sur la définition suivante : « Image scientifique : tout ce qui est non textuel dans un document scientifique ». Cette définition est susceptible de constituer une base minimale sur laquelle pourraient s’accorder aussi bien sémioticiens, philosophes, historiens et sociologues des sciences, que les producteurs de ces images, qu’ils soient mathématiciens, physiciens, chimistes ou biologistes.

  • En référence aux lignes qui précèdent, il conviendra d’assumer d’emblée le fait d’une pluralité d’approches possibles à propos de l’objet d’étude général constitué par les images scientifiques. Le pari étant que chaque approche permette de comprendre, sous un angle donné, les processus de signification à l’oeuvre dans la production et l’utilisation de ces images.

  • Enfin, il s’avérera fécond de prendre en compte, dans le cadre des études de cas, les divers moments durant lesquels les images scientifiques sont produites et utilisées. Pour reprendre l’expression-phare de l’anthropologie des sciences de ces dernières décennies et en la détournant quelque peu de sa visée initiale, il s’agira d’analyser les images aussi bien dans le cadre de la science en train de se faire (activités au sein du laboratoire) que dans le cadre de la science faite (publications, activités de vulgarisation).

Dans une première partie du dossier, l’accent sera mis avant tout sur les pratiques de production des images scientifiques et sur la nature des processus de constitution du sens qui sont à l’oeuvre au cours de cette phase du travail des chercheurs.

Si l'activité d'observation semble être l'un des fondements de l'activité scientifique, ne faut-il, pas comme nous y invite Vincent Israël-Jost, nous pencher sur ce que signifie le mot « observation », et ce, plus spécialement depuis l'apparition de nouvelles techniques de visualisation ? Ainsi, l'utilisation des techniques d'imagerie a récemment soulevé chez les philosophes des sciences un débat concernant le statut des images produites, posant la question de savoir si l'on peut « voir » avec un microscope, un appareil d’IRM (imagerie par résonance magnétique) ou un détecteur de neutrinos. Que peut-on, dès lors, encore légitimement appeler « observation » ? Vincent Israël-Jost se propose de réfléchir sur les rapports qui s'établissent entre ces nouvelles images et le réel à travers deux exemples tirés des domaines médical et biomédical. Mais une réflexion sémiotique ne se doit-elle pas d'inclure aussi une perspective génétique ? Catherine Allamel-Raffin nous invite donc à étudier le rapport entre la constitution du sens des images et leur genèse au sein des laboratoires. La base de l'analyse de Catherine Allamel-Raffin est constituée par des études ethnographiques qu'elle a elle-même menées dans des laboratoires appartenant à deux disciplines des sciences de la nature, la physique des matériaux et la pharmacologie. L'auteur aboutit ainsi à l'élaboration d'une classification provisoire des images produites dans ces domaines de recherche en les envisageant sous l'angle de leur production.

La suite de cette partie du dossier se concentre sur des pratiques particulières recourant à des images scientifiques en essayant de comprendre comment et pourquoi certains dispositifs de visualisation s’imposent dans un domaine donné. Ainsi, Maria Giulia Dondero développe dans son article une analyse des différentes méthodes et stratégies de la représentation visuelle de la stratification temporelle dans deux disciplines, l’astrophysique et l’archéologie. L’analyse porte sur la comparaison entre les dispositifs de datation des astres et les dispositifs employés par l’archéologie dans l’étude des installations enfouies (visualisation des stratifications des sols à travers la prospection aérienne et la prospection géophysique). Comment et pourquoi ces deux disciplines, qui travaillent sur une mise en image des stratifications temporelles, ne recourent-elles pas aux mêmes stratégies de mise en images ?

Après avoir abordé dans cette partie la physique des matériaux, la pharmacologie, les sciences biomédicales, l’astrophysique et l’archéologie, notre intérêt s’oriente vers une discipline qui a su, plus que d’autres, créer son propre système de signes : la chimie. Francis Edeline nous convie à réfléchir sur l’émergence des systèmes de signes en chimie depuis l’époque de l’alchimie jusqu’à la période contemporaine. L’auteur soutient que les systèmes de signes déployés en chimie ont, comme tous les systèmes humains de notation graphique, suivi une évolution afin de mieux s’adapter aux contenus à transmettre. Et c’est cette évolution que dépeint Francis Edeline : à l’époque de l’alchimie, les signes sont basés sur un iconisme pur et simple. Cet iconisme sera remplacé sous l’influence de Lavoisier et de Berzelius par l’adoption de signes alphabétiques conventionnels, pour en arriver, dans la période contemporaine, à un système hybride tout à fait original et opérationnel combinant iconisme et symbolisme.

Le dernier domaine d’études envisagé est celui des photographies aériennes. Anne Beyaert-Geslin nous propose de nous pencher sur les photographies aériennes si étranges et pourtant si familières. En étudiant les questions du point de vue et d’échelle, l’auteur montre comment les photographies aériennes établissent une nouvelle semiosis et construisent au bout du compte un nouvel objet.

Enfin, la réflexion sur les pratiques de production des images scientifiques et sur la nature des processus de constitution du sens, qui sont à l’oeuvre au cours de cette phase du travail des chercheurs, s’achève par la prise en compte des modalités de lecture d’un type d’images que l’on retrouve dans beaucoup de disciplines scientifiques et qui sont à ce titre très importantes : les tableaux et les graphiques. Jean-Marie Klinkenberg examine la tabularité de la lecture des images, graphiques, tableaux, qui permettent une aperception simultanée, instantanée, des données et des variables qui, présentées verbalement, devraient être rangées le long d’un axe linéaire.

S’il est intéressant d’étudier les modalités de production des images scientifiques au sein des laboratoires et les constructions signifiantes auxquelles elles peuvent donner lieu, il est également indispensable de se pencher sur leur diffusion : les images sont également produites afin de constituer des médiateurs entre les chercheurs et un public de spécialistes ou de profanes. Les images scientifiques sont, tout autant que le texte, des outils de communication et il est bon de s’interroger sur les procédures d’utilisation des images scientifiques à des fins de communication. La deuxième partie du dossier privilégie cet aspect.

Luc Desnoyers souligne que les images scientifiques sont des outils de communication qui ont pris une place grandissante, aussi bien dans les textes publiés que dans les communications orales des scientifiques. Il nous invite à étudier leur diversité, leur spécificité, leur usage concret, leur utilité et leur adéquation à la tâche donnée.

En complément du vaste panorama des images utilisées en situation de communication présenté par Luc Desnoyers, il nous a paru utile d’entrer dans l’intimité d’articles scientifiques particuliers afin d’essayer de cerner les processus de sémiose qui se jouent autour des images dans l’argumentation d’un article : deux études différentes appartenant à la physique des matériaux sont ainsi proposées.

Martina Merz souligne le fait que, dans les articles scientifiques, une image apparaît rarement seule. En se référant à un article déterminé, elle explore l’interaction entre les éléments visuels et les rôles et fonctions qu’assument ces compositions dans l’ensemble d’un article.

L’étude de Jacques Fontanille porte sur un seul article scientifique et a une visée essentiellement exploratoire : il s’agit de repérer les questions pertinentes, touchant à l’usage des modalités sémiotiques visuelles dans le discours scientifique. L’étude des visuels conduit à proposer une typologie des modes sémiotiques de l’expression, et des rôles stratégiques de chacun d’eux. Elle s’étend ensuite plus longuement sur les associations entre ces modes sémiotiques, à l’intérieur de chaque figure, et entre les figures, pour dégager quelques principes syntagmatiques, et constituer une séquence canonique caractéristique de la stratégie argumentative de l’article.