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Introduction

Depuis le début des années 1980, les secteurs économiques en plus forte croissance ont été ceux des services aux entreprises. Au Canada, la proportion de main-d’oeuvre travaillant dans ces secteurs est passée de 3% à 6,3% entre 1980 et 2001. Dans les huit plus importantes métropoles, les chiffres équivalents sont de 4,4% et 8,9%. Aguilera-Bélanger (2001 : 13-14), Bryson et al. (2004 : 11-14) et Daniels (1985 : 53-54) avancent trois arguments pour expliquer une telle croissance. Les services aux entreprises répondent à un besoin d’optimisation des processus de commercialisation, d’administration de la production et de maîtrise de l’information. De façon à réduire les coûts et les risques, les entreprises externalisent certains processus en ayant recours aux services aux entreprises. Finalement, une entreprise peut avoir besoin d’une assistance extérieure pour identifier et atteindre de nouveaux objectifs.

Au cours de la même période, de nombreuses analyses ont mis en évidence une évolution importante de la géographie intramétropolitaine de l’emploi. Les plus fortes croissances d’emploi ont eu lieu en banlieue et, dans certaines métropoles, on a assisté à l’avènement de edge cities (Garreau, 1991). Ces pôles d’emploi de banlieue ont la particularité de reproduire des structures économiques – notamment la présence de services aux entreprises et d’activités commerciales – semblables à celles des centres-villes traditionnels (Stanback, 1991).

Ces évolutions ont été étudiées au Canada, en particulier par Shearmur et Coffey (2002a) et Coffey et Shearmur (2002). Ceux-ci soulignent que, malgré des tendances générales semblables à celles observées ailleurs, au Canada les centres-villes sont restés dominants en matière d’emplois de services aux entreprises et que la formation de edge cities y est peu développée.

Cependant, peu de recherches ont été effectuées sur la localisation intra-métropolitaine des services aux entreprises pendant la période de forte croissance qui a caractérisé la fin des années 1990, et peu de recherches ont étudié la localisation de ces secteurs par rapport à leur main-d’oeuvre. Or, dans un contexte où les centres-villes redeviennent attractifs comme lieux de résidence – notamment pour la main-d’oeuvre scolarisée, innovatrice et mobile, surnommée la classe créative par Florida (2002), qui occupe souvent des postes dans les secteurs de services aux entreprises – il devient important de mieux comprendre les logiques spatiales interreliées de ces emplois et de ces employés. Cet intérêt se justifie par l’importance de saisir les facteurs de localisation des firmes de services aux entreprises, desquelles dépend une part du bien-être économique des villes centres, afin de produire des stratégies de développement plus appropriées.

Dans cet article, nous explorons – pour le cas de Montréal – comment les emplois et les employés des secteurs de services aux entreprises se sont déployés dans l’espace intramétropolitain au cours de la période de forte croissance de 1996 à 2001. Nous cherchons notamment à répondre aux questionnements suivants : les nouveaux emplois en service aux entreprises se sont-ils localisés en fonction de l’accessibilité à leur main-d’oeuvre ? La main-d’oeuvre s’est-elle localisée en fonction des pôles d’emploi de ces services ? Ou, à l’échelle intra-métropolitaine, la proximité entre bassins de main-d’oeuvre et pôles d’emploi ne joue-t-elle aucun rôle structurant, comme le laisseraient entendre les résultats de Suarez-Villa et Walrod (1997) ?

L’article est structuré comme suit. Dans un premier temps, nous passons en revue certaines recherches sur la localisation des emplois et de la main-d’oeuvre. Dans un deuxième temps, nous présentons des résultats empiriques portant sur la répartition des emplois et de la main-d’oeuvre dans le secteur des services aux entreprises, et de leur évolution entre 1996 et 2001.

Localisation de la main-d’oeuvre et des emplois des services aux entreprises

Main-d’oeuvre et localisation de l’emploi

Plusieurs facteurs déterminent la localisation des entreprises au sein d’une métropole. Par exemple, la proximité des informations (Britton, 2004), des entreprises complémentaires ou concurrentes (Porter, 2003), les besoins en immobilier (Aguilera 2002), l’accès aux infrastructures de transport (autoroutes, aéroport, gare, transport public, espaces de stationnement, etc.) (Matthew, 1993 ; Ryan, 2005), les coûts fonciers (Ingram, 1997) et des questions d’adresse et de prestige (Yeates, 1998), sont tous des facteurs de localisation. Cependant, le facteur sur lequel porte cette analyse est celui de la main-d’oeuvre. Il est bien établi que la proximité de la main-d’oeuvre est un facteur de localisation interrégional important, favorisant notamment les grandes agglomérations lorsqu’il s’agit de main-d’oeuvre variée et qualifiée, mais favorisant aussi parfois les plus petites régions lorsqu’il s’agit de main-d’oeuvre plus spécifique (Dicken et Lloyd, 1990 ; Polèse et Shearmur, 2005). Or, le rôle que jouent les bassins de main-d’oeuvre en tant que facteur de localisation intramétropolitaine est moins évident. En effet, alors que certains chercheurs posent l’hypothèse que la métropole forme un seul bassin de main-d’oeuvre (et que l’accès y est donc indifférencié de l’ensemble de la main-d’oeuvre qui s’y trouve), d’autres avancent qu’une métropole serait plutôt un ensemble de sous-bassins (et que les entreprises se localiseraient donc, en partie, en fonction du type de main-d’oeuvre qu’elles recherchent).

Les premiers avancent que, par construction, une région métropolitaine de recensement (RMR) est un bassin de main-d’oeuvre : la grande majorité des individus qui y vivent y travaillent aussi, car la région métropolitaine est délimitée en partie en fonction des navettes intérieures (Statistique Canada, 2007). Il est donc d’usage de considérer qu’une région métropolitaine constitue un bassin de main-d’oeuvre (Matthew, 1993 ; Coffey et al., 1996 ; Giuliano et Small, 1999 ; Aguilera-Bélanger, 2001 ; Polèse et Shearmur, 2005) et de supposer qu’une entreprise y aura un accès géographique à toute la main-d’oeuvre qui s’y trouve, peu importe sa localisation dans la région. Cependant, cette supposition n’est pas partagée par l’ensemble des chercheurs : d’autres soulignent que l’hétérogénéité de la distribution spatiale intramétropolitaine de la main-d’oeuvre peut influencer la localisation d’entreprises (Astrakianaki Aji, 1995 ; Aguilera, 2004). Pour ce deuxième groupe de chercheurs, les préférences résidentielles guideraient en partie la localisation des entreprises. Ces chercheurs observent également qu’une ville dont l’économie est largement tertiarisée connaîtra une plus forte centralisation de la main-d’oeuvre qualifiée et de l’emploi. Gong et Wheeler (2002) observent une suburbanisation de l’emploi dans la région métropolitaine d’Atlanta, entre 1982 et 1997, expliquée par le niveau d’éducation de la main-d’oeuvre résidant en banlieue, et Nelson (1986) a souligné l’attrait d’une main-d’oeuvre féminine bon marché pour certaines entreprises de services se localisant en banlieue. Glaeser et Kahn (2001) ne tranchent pas ce débat : ils soulignent la difficulté à établir un lien causal fort entre le lieu d’emploi et le lieu de résidence à l’échelle intramétropolitaine.

La localisation de la main-d’oeuvre

La main-d’oeuvre ne se localise pas nécessairement en fonction du lieu d’emploi. Bien que plusieurs modèles économétriques se fondent sur l’idée que le choix du lieu de résidence est une tentative d’équilibre entre les coûts des aménités résidentielles et du transport vers le centre où se trouvent les emplois, compte tenu qu’une plus grande proximité du centre implique un loyer plus élevé et un logement plus petit (Alonso, 1964), ce modèle aurait une valeur heuristique plutôt qu’empirique. Ce n’est pas tant l’existence de pôles multiples d’emploi qui en diminue la portée (ceux-ci peuvent aisément être intégrés au modèle), mais plutôt l’idée que les déplacements domicile-travail constituent les principaux déplacements par rapport auxquels les coûts de transport vont être estimés. En effet, deux éléments diminuent l’importance du lieu d’emploi dans le choix du lieu de résidence. D’une part, les emplois étant de plus en plus précaires – en 1992, un homme employé dans les services aux entreprises conservait son emploi en moyenne durant 6,5 ans et moins de 5 ans pour une femme (Sciadas, 1994) – la décision résidentielle serait moins influencée par leur localisation. D’autre part, les déplacements de loisirs, pour l’école ou pour le commerce dominent de plus en plus le kilométrage parcouru (Biba et al., 2008), bien que le trajet domicile-travail puisse encore structurer les activités autres que le travail, lorsque le mode de transport et la flexibilité du réseau le permettent, comme il a été étudié par Boulahbal (2001), dans la région parisienne. Cet état des faits suggère que, même dans une logique de diminution des déplacements, ce n’est pas nécessairement la diminution des navettes qui sera privilégiée (Hanson, 2004).

Ces arguments sont importants et mettent en évidence des éléments qui laissent supposer que la main-d’oeuvre sera plutôt faiblement influencée dans ses choix résidentiels par les lieux de travail. Cependant, l’accessibilité à l’emploi, c’est-à-dire la facilité d’accéder aux emplois d’un certain type à partir de son lieu de résidence en empruntant le réseau de transport, peut encore jouer un rôle pour plusieurs raisons. D’abord, la précarité des emplois (Sciadas, 1994 ; Morissette, 2004) réduira l’importance de l’accès à un emploi précis, mais, paradoxalement, augmentera peut-être l’importance de choisir un lieu de résidence qui soit généralement accessible aux possibilités d’emploi : ce serait donc l’accès à des pôles d’emploi, plutôt qu’à une entreprise particulière, qui jouerait plus dans un contexte de précarité. Ensuite, même si les déplacements pour le travail prennent de moins en moins d’importance en termes kilométriques, ils restent importants car ils sont structurants et incontournables : les déplacements pour d’autres motifs peuvent souvent être effectués soit en tandem avec le déplacement pour le travail, soit à des horaires choisis. Finalement, il existe certains types de personnes – les jeunes « talentueux » de Florida (2002), ou les jeunes professionnels urbains identifiés par McDowell (1997) – qui font le choix délibéré de vivre près de leur lieu de travail au centre-ville, afin de pouvoir travailler dans des métiers souvent très prenants (comme ceux des services aux entreprises), mais aussi de pouvoir profiter de la vie sociale et culturelle propre aux centres-villes. Rose (1999) a ainsi démontré que les professionnels (dont l’autorité provient de la maîtrise de l’information et de la connaissance, en excluant les techniciens) employés dans les secteurs des services aux entreprises et de la finance, de l’assurance et de l’immobilier sont plus susceptibles d’habiter dans la ville centre des régions de Montréal et Toronto. En somme, même si les lieux d’emploi ne sont pas nécessairement des facteurs de choix résidentiel, ils peuvent l’être, et ce, surtout dans le contexte des emplois de services aux entreprises.

Peu d’études portent spécifiquement sur la localisation de la main-d’oeuvre des services aux entreprises. Une étude australienne (Yates et al., 2006) indique que les professionnels et les gestionnaires exercent les professions (définitions de l’Australian Bureau of Statistics, 1997) donnant accès au plus grand choix de logements, puisque moins limitées par des obstacles financiers. Certains auteurs soutiennent que la main-d’oeuvre éduquée, dans l’économie du savoir, « consomme » la ville (Cervero et Wu, 1997 ; Lloyd et Clark, 2000 ; Glaeser et al., 2001 ; Clark, 2003). La qualité de vie leur apparaît comme un facteur de localisation des plus importants.

Felsenstein (2002) révèle que la main-d’oeuvre des secteurs de haute technologie se déplace parfois conjointement aux nouveaux pôles d’emploi, par exemple, Bell Labs (New Jersey), Sophia Antipolis (Valbonne, France) et le Research Triangle (Caroline du Nord). Son modèle de localisation résidentielle, pour Chicago, avance que 69% de la main-d’oeuvre des services aux entreprises habite la banlieue éloignée de Chicago (par opposition à la banlieue rapprochée et la ville centre). De cette portion, 96% y aura aussi son lieu d’emploi (Felsenstein, 2002 : 675). Pour l’auteur, la main-d’oeuvre des services aux entreprises a un éventail de lieux d’emploi moins large que celle employée dans la haute technologie (mieux rémunérée, donc moins contrainte par les coûts de transport) et est donc plus encline à travailler à proximité de son lieu de résidence.

Il faut considérer, malgré tout, que les services aux entreprises sont composés d’industries variées, ce qui peut altérer l’analyse. Musterd (2006) observe qu’en 2003, la main-d’oeuvre créative d’Amsterdam (architectes, publicistes et travailleurs des médias), se concentre dans la ville centre, tandis qu’informaticiens et comptables, ayant des tâches plus routinières, se localisent en banlieue. Les travailleurs des services aux entreprises auraient des préférences résidentielles différentes selon leur sous-secteur. Néanmoins, leur main-d’oeuvre était composée, en 1992, respectivement de 35,7% et 26% de professionnels et de gestionnaires (dont l’autorité repose sur la gestion du personnel), occupations qui contribuent le plus à la croissance de la main-d’oeuvre de ce secteur économique (Sciadas, 1994 : 15). De plus, ces professionnels et gestionnaires sont en moyenne mieux rémunérés et ont un taux d’éducation universitaire plus élevé que la main-d’oeuvre de l’économie en général (Ibid.).

Les résultats empiriques, tout comme les considérations théoriques, sont mitigés, mais semblent tout de même indiquer que les employés de secteurs de haut savoir (et notamment des services aux entreprises) tendent à vivre plus près de leur lieu de travail que d’autres types de main-d’oeuvre. Cependant, cette colocalisation pourrait être fortuite : si ces employés « consomment » la ville centre (et choisissent pour cette raison d’y vivre), alors ils se colocalisent presque nécessairement avec des emplois de service supérieur (Shearmur et Coffey, 2002b), sans qu’il y ait un lien de causalité entre lieu de résidence et lieu d’emploi.

Les hypothèses de recherche

À la lumière de cette discussion sur le rôle des emplois et de la main-d’oeuvre comme facteurs de localisation, nous dégageons deux hypothèses en lien avec nos questions de recherche. La première hypothèse que nous posons est que le secteur des services aux entreprises, qui a crû de manière très rapide à Montréal entre 1996 et 2001 (40 000 emplois, ce qui correspond à une croissance de 43% sur 5 ans), a progressé principalement au centre-ville, mais avec une tendance à se localiser à proximité des lieux de résidence de sa main-d’oeuvre en 1996 : nous devrions donc détecter une certaine influence de la localisation initiale de la main-d’oeuvre sur les lieux où le nombre d’emplois a augmenté. La deuxième hypothèse est que la main-d’oeuvre n’a pas eu tendance à se localiser vers les pôles d’emploi en services aux entreprises de 1996 : nous ne devrions donc pas détecter d’influence de la localisation des emplois en 1996 sur les choix résidentiels de la main-d’oeuvre entre 1996 et 2001.

Données et méthodologie

Données

L’étude repose sur une compilation spéciale commandée à Statistique Canada pour les recensements de 1996 et 2001 et pour la RMR de Montréal. La compilation comprend les effectifs des travailleurs aux lieux d’emploi et de résidence, selon les grands secteurs économiques de la Classification type des industries - établissements de 1980 (CTI-É-80) et avec, comme ancrage spatial, le secteur de recensement (SR). Nous avons donc la distribution spatiale des résidences et des lieux d’emploi, mais sans données de navettage nous permettant de lier les deux. À partir de cette base de données, il est possible d’analyser les répartitions des travailleurs d’un secteur particulier, notamment celui des services aux entreprises[1] . L’industrie des services aux entreprises, telle que définie par la CTI-É-80, est composée des secteurs suivants : architectes, ingénieurs et autres services ; comptabilité et tenue de livres ; conseils en gestion ; informatique et services connexes ; études d’avocats et de notaires ; publicité ; placement et location de personnel ; autres services aux entreprises (sécurité, crédit, recouvrement, courtiers en douane, secrétariat téléphonique, reproduction). La différence entre les totaux d’effectifs d’emploi et de résidants (tableaux 3 et 6) s’explique par le fait que, pour les premiers, il s’agit de l’emploi occupé au cours de la semaine précédant le recensement, tandis que les deuxièmes sont des chiffres de main-d’oeuvre expérimentée, c’est-à-dire détenant un emploi dans cette industrie lors des six derniers mois (Statistique Canada, 1996 : 204).

Qualifier la nouvelle organisation des pôles et des bassins des services aux entreprises

L’analyse de la réorganisation des pôles et des bassins est réalisée en deux étapes : une étape dite globale et une seconde, locale. Dans un premier temps, l’analyse globale est basée sur le calcul de cinq indices unigroupes de ségrégation bien connus reportés au tableau 1 (Massey et Denton, 1988 ; Apparicio, 2000 ; Ross et al., 2004). Ces indices permettent de déterminer si les lieux d’emploi et de résidence des travailleurs des services aux entreprises sont plus inégalement distribués, concentrés, centralisés et agrégés en 2001 qu’en 1996.

Tableau 1

Les indices de ségrégation retenus

Dimension

Nom de l’indice

Abréviation

Auteur

Égalité

Exposition

Concentration

Agrégation

Centralisation

Indice de ségrégation

Indice d'isolement

Indice DELTA

Indice regroupement absolu

Indice de centralisation absolue

IS

xPx

DEL

ACL

ACE

Duncan et Duncan (1955)

Bell (1954)

Hoover (1941)

Massey et Denton (1988)

Massey et Denton (1988)

Par souci de simplification, le tableau reprend uniquement les informations de base sur les indices. Pour retrouver les formules, modes d’interprétation et propriétés de ces indices, on pourra notamment consulter Massey et Denton (1988),Apparicio (2000), Ross et al. (2004), Apparicio et al. (2008).

Retenons qu’excepté ACE, tous ces indices varient de 0 à 1, soit d’une situation traduisant une absence de ségrégation à un état de ségrégation maximale. Ces indices sont calculés à l’aide de l’application Segregation Analyzer (Apparicio et al., 2008).

IS exprime la part du groupe qui devrait changer de secteur pour qu'on obtienne une distribution parfaite dans la RMR.

xPx mesure la probabilité qu’un membre d’un groupe partage le même secteur avec un membre de son propre groupe.

DEL exprime la proportion du groupe qui devrait changer de secteur pour qu'on obtienne une densité uniforme à travers l’ensemble des secteurs de recensement de la RMR.

ACL exprime la proportion du groupe dans la population totale des unités spatiales adjacentes (Apparicio, 2000).

ACE mesure la part du groupe qui devrait déménager pour qu'on obtienne une densité uniforme du groupe autour du centre-ville. Il varie de -1 à 1: il est négatif lorsque les membres du groupe ont tendance à résider loin du centre-ville; positif quand les membres ont tendance à habiter près du centre-ville; une valeur de 0 indique que le groupe est parfaitement distribué à travers la RMR (Apparicio, 2000).Dans un second temps, l’analyse locale permet d’identifier les pôles et les bassins qui se sont maintenus entre les années, ceux qui ont émergé et, finalement, ceux qui ont disparu.

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L’identification des pôles

Ces 20 dernières années, plusieurs auteurs ont proposé des méthodes différentes pour identifier les pôles (McDonald, 1987 ; Giuliano et Small, 1991 ; Coffey et Shearmur 2001 ; McMillen, 2001). Malgré leurs spécificités, ces méthodes reposent toutes sur deux principes fondamentaux : 1) les emplois doivent se retrouver en plus grand nombre dans un pôle que dans ses environs et 2) le pôle doit avoir une influence sur la distribution régionale des emplois[2] (Giuliano et Small, 1991 ; McDonald, 1987 ; McMillen, 2001).

Dans le cadre de cette étude, nous nous inspirons de la méthode de Coffey et Shearmur (2001) développée pour la RMR de Montréal. Concrètement, nous considérons qu’un pôle d’emploi des services aux entreprises est composé d’au moins deux secteurs de recensement contigus dont le ratio des effectifs d’emploi sur les travailleurs résidants est supérieur à 2 (équation 1). Ces secteurs sont donc très attractifs pour la main-d’oeuvre dans les services aux entreprises. Coffey et Shearmur (2001) mesuraient les pôles à partir d’un ratio de 1, mais pour l’emploi total, lequel n’engendre pas de grandes variations spatiales. Comme le secteur des services aux entreprises ne représente que 10,5% de l’emploi total, les variations spatiales entre les SR y sont plus importantes. Un seuil de 2 permet d’identifier des concentrations relativement importantes, et non pas de simples variations quasi aléatoires dans le rapport entre résidants et travailleurs de ce secteur. Un SR non contigu dont le ratio est supérieur à 2 sera considéré comme un pôle isolé.

L’identification des bassins

Il est difficile de fonder notre méthode d’identification des bassins de main-d’oeuvre sur des recherches antérieures, considérant le peu d’études ayant tenté de les identifier. Comme certains auteurs, nous estimons que le marché régional de la main-d’oeuvre est hétérogène et qu’il est possible d’identifier différents bassins locaux de main-d’oeuvre à l’intérieur d’une région métropolitaine (Brueckner et al., 2002 ; Kain, 1968, 1992 ; Preston et McLafferty, 1999 ; Wyly, 1999).

Quant à l’identification des bassins, elle repose sur deux critères : le SR (lieu de résidence) doit afficher un quotient de localisation supérieur à 1,5 pour les travailleurs des services aux entreprises, seuil arbitraire ayant l’avantage de ne retenir que les SR présentant une surreprésentation relative de travailleurs de ce secteur. Il doit aussi avoir des effectifs de main-d’oeuvre du secteur des services aux entreprises supérieurs à la valeur du premier quartile des effectifs régionaux du secteur (équation 2). Ce second critère permet ainsi d’exclure les SR qui ont une influence négligeable sur la distribution régionale de la main-d’oeuvre, compte tenu de leurs faibles effectifs. Finalement, comme pour les pôles d’emploi, les bassins de main-d’oeuvre sont constitués d’au moins deux SR répondant aux deux critères énoncés précédemment.

Dégager l’évolution de l’appariement spatial

Sans accès aux données de navettage, nous pouvons mesurer si, de manière générale, la localisation d’une entreprise dans un pôle d’emploi aura comme conséquence d’améliorer son accès à la main-d’oeuvre. Afin de mesurer l’appariement spatial entre la main-d’oeuvre et l’emploi, nous mesurerons l’accessibilité de l’un à l’autre. Deux mesures peuvent être employées pour mesurer l’accessibilité : 1) le modèle gravitaire et 2) le modèle isochronique, cumulant l’ensemble des opportunités accessibles à partir d’un point sur une distance prédéterminée (Koenig, 1980). Considérant le caractère arbitraire de la détermination de la distance du modèle isochronique et le fait qu’il ne pondère pas les effectifs à la fois à l’origine et à la destination, le modèle gravitaire a été retenu. Les modèles gravitaires ont notamment été utilisés dans la recherche sur la distribution intraurbaine de l’emploi par Cervero et al. (1999) ainsi que Shearmur et Coffey (2002b). Deux postulats sont à prendre en considération : 1) plus la population est grande, plus l’interaction sera importante et 2) l’interaction diminue avec l’augmentation de la distance (Haynes et Fotheringham, 1984 : 10). Le principal avantage du modèle gravitaire est de mesurer la relation en tenant compte de l’ensemble des observations de la région, en les pondérant selon la distance, au contraire du calcul du coefficient de corrélation ou des indices de ségrégation qui ne tiennent compte que des valeurs colocalisées sur une même unité spatiale. De plus, compte tenu de la forte dissymétrie de la distribution des emplois dans les services aux entreprises (coefficients de dissymétrie de 19,606 et 18,609, en 1996 et 2001 respectivement, et de 1,681 et 1,780 pour la main-d’oeuvre), une mesure simple de colocalisation n’offre pas des résultats satisfaisants.

L’équation pour l’accessibilité est la suivante :

Pour mesurer l’accessibilité à la main-d’oeuvre pour les emplois du SR i, on tient compte des effectifs d’emploi du SR i et des effectifs de main-d’oeuvre des SR j, c’est-à-dire de tous les SR de la RMR. Inversement, pour mesurer l’accessibilité à l’emploi pour la main-d’oeuvre du SR i, on retient les effectifs de main-d’oeuvre du SR i et les effectifs d’emploi de tous les SR de la RMR. Le résultat obtenu par l’équation du modèle gravitaire est une mesure d’accessibilité, qui indique l’intensité relative de l’interaction entre les effectifs d’une unité spatiale particulière et les effectifs de toutes les autres unités spatiales de la région (y compris celle d’origine). Le terme relatif est employé pour rappeler que la mesure d’accessibilité obtenue pour chaque unité spatiale ne peut être interprétée que par comparaison. L’accessibilité à la main-d’oeuvre d’un pôle d’emploi correspond à la moyenne de l’accessibilité de l’ensemble des SR composant ce pôle. Finalement, des statistiques univariées (moyenne et médiane) nous informeront de l’accessibilité pour les SR identifiés en tant que pôles ou bassins par la méthodologie définie précédemment. Puisque la majorité des travailleurs montréalais font la navette en voiture (Statistique Canada, 2003 : 16), nous calculerons la distance réticulaire, en ayant recours aux fichiers DMTI du réseau routier (DMTI, 2005). Le paramètre de friction est fixé à deux, selon les suggestions de Shearmur et Coffey (2002b) et Haynes et Fotheringham (1984), de sorte qu’il reflète la contribution plus importante à l’accessibilité des unités spatiales à proximité. Finalement, afin de faciliter la comparaison et de déterminer la causalité, nous avons jugé plus pertinent de maintenir stable dans le temps la forme des pôles et des bassins. Pour ce faire, nous retenons, dans notre analyse locale de l’accessibilité, tous les SR identifiés comme pôles et bassins, isolés ou non, tant en 1996 qu’en 2001.

Résultats

Une consolidation des pôles

Dans un premier temps, le recours aux indices de ségrégation permet de décrire la répartition des emplois des services aux entreprises (tableau 2). Entre 1996 et 2001, les valeurs des cinq indices augmentent, ce qui signifie qu’ils sont plus inégalement répartis, plus isolés, concentrés, centralisés et agrégés en 2001. En d’autres termes, les emplois du secteur des services aux entreprises tendent à se concentrer en certains lieux, plutôt vers le centre.

Tableau 2

Indices de ségrégation unigroupes aux lieux de travail, services aux entreprises, 1996 et 2001, RMR de Montréal

Année

Égalité

(IS)

Exposition

(xPx)

Concentration

(DEL)

Agrégation

spatiale (ACL)

Centralisation

(ACE)

1996

2001

0,329

0,356

0,134

0,180

0,761

0,765

0,147

0,192

0,813

0,823

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Une telle tendance devrait donc se manifester par une consolidation des pôles d’emploi, constat qu’il est possible d’avancer à la lecture du tableau 3. En effet, les pôles ont gagné 34 570 emplois entre 1996 et 2001, soit une croissance qui demeure plus élevée que celle observée pour l’ensemble de la RMR, mais qui représente aussi une large part des gains d’emplois du service aux entreprises de la région métropolitaine. Si les pôles isolés ont connu une croissance très forte, il n’en demeure pas moins que leurs effectifs sont maigres. En outre, nous observons une très faible croissance à l’extérieur des pôles.

La consolidation des pôles d’emploi ne faisant aucun doute, reste à les localiser dans l’espace métropolitain. À la figure 1, nous identifions les pôles et les pôles isolés en 1996 et 2001, et ce, en prenant soin de spécifier ceux qui se sont maintenus entre les deux années, ceux qui ont décliné – en d’autres termes, ceux qui ont disparu – et, finalement, ceux qui ont émergé en 2001. La majorité des SR identifiés comme pôles en 1996 le sont toujours en 2001, ce qui démontre ainsi une stabilité dans la distribution de l’emploi. En outre, la plupart des SR émergents en 2001 sont adjacents au pôle Centre-ville, le renforçant ainsi. Par contre, ceux ayant décliné entre les deux années sont plus dispersés à travers l’espace métropolitain (figure 1).

Tableau 3

Les effectifs d'emploi dans les pôles d'emploi et les SR isolés, services aux entreprises, 1996 et 2001, RMR de Montréal

Localisation de l'emploi

1996

2001

Variation

N

%

N

%

N

%►

%▼

Pôles1

59 215

48,56

93 785

54,62

34 570

58,38

69,47

Pôles isolés2

2 430

1,99

7 825

4,56

5 395

222,02

10,84

Emploi dispersé3

60 300

49,45

70 100

40,82

9 800

16,25

19,69

Total RMR

121 945

100,00

171 710

100,00

49 765

40,81

100,00

1 À titre de rappel, un pôle d'emploi est formé d'au moins deux SR contigus dont le ratio effectifs d'emploi sur les travailleurs résidants est supérieur à 2.

2 Un pôle isolé est un SR seul avec aussi un ratio supérieur à 2.

3 Les emplois dispersés sont localisés dans le reste des SR.

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Le pôle le plus important est de loin le centre-ville puisqu’il concentre près du tiers des emplois du secteur des services aux entreprises de la RMR de Montréal, et ce, tant en 1996 qu’en 2001 (tableau 4). Il s’est par contre scindé en deux au cours de la période d’analyse, pour former les pôles Westmount et Centre-ville. Malgré la perte de Westmount, le pôle Centre-ville a gagné 20 175 nouveaux emplois du secteur des services aux entreprises entre 1996 et 2001, ce qui dénote sa vitalité et sa suprématie au sein de la région métropolitaine. Le second pôle, Dorval–Saint-Laurent, est lui aussi situé sur l’île de Montréal et regroupe une part moindre des emplois du secteur que le pôle Centre-ville, bien que significativement plus importante que les autres pôles. Viennent ensuite des pôles secondaires qui, en 2001, concentrent moins de 5% de l’emploi de la RMR, soit Laval, Westmount, Anjou–raffineries, Saint-Jérôme et Petite-Patrie. Par conséquent, la RMR de Montréal est dominée par deux grands pôles d’emploi des services aux entreprises, Centre-ville et Dorval–Saint-Laurent, qui consolident leur suprématie entre 1996 et 2001 : ensemble, ces deux pôles concentrent 43,3% de l’emploi métropolitain du secteur en 1996 et 46,9% en 2001. Ces résultats sont d’ailleurs cohérents avec ceux obtenus précédemment par Coffey et Shearmur (2002 : 365) pour les services supérieurs.

Une main-d’oeuvre dispersée et des bassins négligeables

En 1996 et 2001, la main-d’oeuvre des services aux entreprises est dans l’ensemble beaucoup moins inégalement répartie, concentrée, isolée, agrégée et centralisée que ne le sont les emplois à travers l’espace métropolitain montréalais (voir les indices de ségrégation aux tableaux 2 et 5). Comparativement aux pôles d’emploi, les bassins devraient capter une part beaucoup plus modeste des travailleurs du secteur des services aux entreprises, la population ayant moins tendance à s’agglomérer à l’échelle intramétropolitaine. Néanmoins, la lecture des indices de ségrégation encourage l’exploration des bassins de main-d’oeuvre. En effet, ces indices reflètent une ségrégation de la main-d’oeuvre des services aux entreprises, et leur croissance (à l’exception de l’indice Delta) indique qu’elle est plus inégalement distribuée dans la région, laissant croire à un regroupement dans un nombre plus restreint de SR, notamment au centre. Toutefois, la méthodologie employée pour identifier les bassins de main-d’oeuvre a capté, en 2001, une part beaucoup plus faible des travailleurs du secteur des services aux entreprises que ne le faisait la méthodologie d’identification des pôles d’emploi (tableau 6). La main-d’oeuvre est donc plus largement dispersée au sein de la RMR.

Figure 1

Distribution et évolution des pôles d’emploi et des SR isolés, services aux entreprises, 1996 et 2001, RMR de Montréal

Distribution et évolution des pôles d’emploi et des SR isolés, services aux entreprises, 1996 et 2001, RMR de Montréal

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Tableau 4

Les effectifs d'emploi dans les pôles d'emploi et dans les pôles isolés du secteur des services aux entreprises, 1996 et 2001, RMR de Montréal

 

1996

2001

N

% emploi

pôle

% emploi

RMR

N

% emploi

pôle

% emploi

RMR

Pôles d'emploi

59 215

100,00

48,56

93 785

100,00

54,62

    Centre-ville

39 440

66,60

32,34

59 615

63,67

34,72

    Dorval-Saint-Laurent

13 395

22,62

10,98

20 680

22,24

12,15

    Laval

3 580

6,05

2,94

5 240

5,59

3,05

    Westmount1

 

 

 

3 570

3,81

2,08

    Anjou-raffineries1

 

 

 

3 405

3,63

1,98

    Saint-Jérôme

520

0,88

0,43

620

0,66

0,36

    Petite-Patrie

665

1,12

0,55

475

0,51

0,28

    Ahuntsic

1 295

2,19

1,06

 

 

 

    Saint-Michel

320

0,54

0,26

 

 

 

Pôles isolés

2 430

 

1,99

7 825

 

4,56

Total RMR

121 945

 

100,00

171 710

 

100,00

1 Les pôles de Wesmount et d'Anjou-raffineries sont uniquement identifiés en 2001.

2 Les pôles d'Ahuntsic et Saint-Michel identifiés en 1996 ne le sont pas en 2001.

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Les bassins de main-d’oeuvre et les bassins isolés sont identifiés à la figure 2. La majorité des SR identifiés comme bassins en 1996, isolés ou non, le sont aussi en 2001 et sont d’ailleurs presque uniquement localisés sur l’île de Montréal. En outre, la plupart des SR ayant émergé en 2001 se concentrent surtout dans le centre de l’île de Montréal et viennent consolider des bassins déjà existants. Ce phénomène est tel qu’en découle, en 2001, la formation d’un mégabassin de main-d’oeuvre ceinturant le Mont-Royal, au centre de l’île de Montréal (figure 2 et tableau 7).

De nouveau, il est clair que la concentration de la main-d’oeuvre au sein de bassins demeure un phénomène beaucoup plus limité que la concentration des emplois au sein des pôles. Mais dans la mesure où les bassins de main-d’oeuvre tels que nous les avons identifiés sont des indicateurs des tendances de localisation de la main-d’oeuvre, nous pouvons dire qu’une double tendance émerge. D’une part, une certaine colocalisation des concentrations d’emplois et de main-d’oeuvre au centre-ville (et dans certaines parties de l’ouest de l’île). D’autre part, une localisation des concentrations de main-d’oeuvre dans certaines banlieues nanties comme Boucherville, Ville Mont-Royal et Kirkland.

Tableau 5

Indices de ségrégation unigroupes aux lieux de résidence services aux entreprises, 1996 et 2001, RMR de Montréal

Année

Égalité

(IS)

Exposition

(xPx)

Concentration

(DEL)

Agrégation

spatiale (ACL)

Centralisation

(ACE)

1996

2001

0,169

0,184

0,105

0,126

0,652

0,650

0,034

0,040

0,666

0,674

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Tableau 6

Les effectifs de travailleurs résidant dans les bassins de main-d'oeuvre, et les bassins isolés, services aux entreprises, 1996 et 2001, RMR de Montréal

Localisation de

la main-d'oeuvre

1996

2001

Variation

N

%

N

%

N

%►

%▼

Bassins1

59 215

48,56

93 785

54,62

34 570

58,38

69,47

Bassins isolés2

2 430

1,99

7 825

4,56

5 395

222,02

10,84

Main-d'oeuvre dispersée3

60 300

49,45

70 100

40,82

9 800

16,25

19,69

Total RMR

121 945

100,00

171 710

100,00

49 765

40,81

100,00

1 À titre de rappel, un bassin de main-d'oeuvre est formé d'au moins deux SR contigus avec un quotient de localisation (QL)supérieur à 1,5 et dont les effectifs sont supérieurs au premier quartile.

2 Un bassin isolé est un SR seul avec un QL supérieur à 1,5 et dont les effectifs sont supérieurs au premier quartile.

3 La main-d'oeuvre dispersée est localisée dans le reste des SR.

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Un meilleur appariement, plus profitable aux pôles d’emploi qu’aux bassins

Quel impact cette nouvelle organisation spatiale, à savoir une consolidation des pôles d’emploi et une main-d’oeuvre plus dispersée entre 1996 et 2001, a-t-elle sur l’appariement spatial entre la main-d’oeuvre et l’emploi ? Plus concrètement, les pôles profitent-ils d’une meilleure accessibilité à la main-d’oeuvre ? Et les bassins profitent-ils d’une meilleure accessibilité à l’emploi du secteur ? Tout d’abord, le rho de Spearman (qui mesure la corrélation selon le rang plutôt que la valeur des effectifs, puisque les distributions sont anormales) indique une légère croissance de la corrélation globale entre les effectifs de main-d’oeuvre et d’emploi au cours de la période, passant de 0,474 en 1996 à 0,488 en 2001 (les deux corrélations sont significatives au seuil de 1%). À l’inverse, l’indice de dissimilarité, dont la valeur augmente légèrement, indique une similarité moins importante des deux distributions à la fin de la période, avec une mesure de 0,528 et 0,567, en 1996 et 2001 respectivement. Les deux mesures suggèrent néanmoins une certaine similarité dans les distributions, même s’il était attendu que la corrélation serait plus ou moins visible sous une forme de colocalisation.

Localement, l’analyse de variance démontre clairement que les travailleurs du secteur des services aux entreprises qui résident dans les bassins ont une meilleure accessibilité à l’emploi, tant en 1996 qu’en 2001 (voir les valeurs moyennes et médianes au tableau 8), que ceux qui n’y résident pas : les concentrations de main-d’oeuvre se trouvent donc à proximité (relative) des concentrations d’emploi dans le secteur des services aux entreprises. La même remarque peut s’appliquer aux pôles d’emploi : une entreprise aura un meilleur accès à la main-d’oeuvre de ce secteur si elle se localise dans un pôle d’emploi (tableau 8).

Par contre, il semblerait qu’à la fin de la période étudiée, les emplois dans les pôles profitent d’une localisation plus accessible à la main-d’oeuvre que le contraire. En effet, si le rapport de l’accessibilité des pôles (à la main-d’oeuvre) et des bassins (aux emplois) était de 1,43 en 1996, il est de 1,68 en 2001, les pôles d’emploi bénéficiant d’une accessibilité à la main-d’oeuvre supérieure à celles des bassins aux emplois (tableau 8). Finalement, entre 1996 et 2001, le différentiel d’accessibilité à la main-d’oeuvre s’est accentué entre une entreprise située dans un pôle et une autre hors d’un pôle puisque le coefficient de détermination s’accroît légèrement. Par contre, le phénomène inverse s’observe pour la main-d’oeuvre : bien que l’accessibilité demeure plus élevée pour un travailleur résidant au sein d’un bassin, le différentiel diminue entre 1996 et 2001.

Figure 2

Distribution et évolution des bassins de main-d’oeuvre et des bassins isolés, services aux entreprises, 1996 et 2001, RMR de Montréal

Distribution et évolution des bassins de main-d’oeuvre et des bassins isolés, services aux entreprises, 1996 et 2001, RMR de Montréal

1 Compte tenu de la méthode employée pour identifier les bassins en 1996 et 2001, les bassins b et f identifiés en 1996, forment en2001 un méga bassin dénommé Ceinture Mont-Royal. (A)

2 Il en est de même pour les bassins h et i en 1996 qui forment en 2001 le bassin Plateau-Mont-Royal. (G)

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Localement, quels sont les pôles qui bénéficient plus largement d’une accessibilité à la main-d’oeuvre ? En 1996 et 2001, ce sont les pôles Centre-ville et Westmount, ce qui concourt à leur renforcement en 2001 (figure 3a et tableau 9). Leur accessibilité est d’ailleurs plusieurs fois supérieure à celle des autres pôles montréalais, qui ont une accessibilité à la main-d’oeuvre très faible, à l’exception des pôles Dorval–Saint-Laurent et Petite-Patrie (tableau 9).

Tableau 7

Les effectifs de travailleurs dans les bassins de main-d'oeuvre et les bassins isolés du secteur des services aux entreprises, 1996 et 2001, RMR de Montréal

                                               

1996

2001

   N   

% maind'oeuvre bassin

% maind'oeuvre RMR

   N   

% maind'oeuvre bassin

% maind'oeuvre RMR

Bassins de main-d'oeuvre

21 990

100,00

16,37

30 090

100,00

16,87

   Ceinture Mont-Royal1

11 450

52,57

8,52

15 605

51,86

8,75

      Centre-ville

7 345

33,72

5,47

 

 

 

      Outremont-Ville-Mont-Royal

3 020

13,87

2,25

 

 

 

      Côte-Saint-Luc

1 090

5,00

0,81

 

 

 

      Vieux-Port

1 085

4,98

0,81

 

 

 

      Saint-Laurent

515

2,36

0,38

 

 

 

   Plateau-Mont-Royal-ITHQ2

1 140

5,23

0,85

4 785

15,90

2,68

      Plateau-Mont-Royal

600

2,75

0,45

 

 

 

      ITHQ

540

2,48

0,40

 

 

 

   Notre-Dame-de-Grâce

1 820

8,36

1,35

3 140

10,44

1,76

   Île-des-Soeurs

1 690

7,76

1,26

1 895

6,30

1,06

   Saint-Lambert

1 650

7,58

1,23

1 870

6,21

1,05

   Saint-Laurent-Côte-Saint-Luc

1 605

7,37

1,19

1 095

3,64

0,61

   West Island

2 120

9,73

1,58

900

2,99

0,50

   Saint-Louis-de-Gonzague

305

1,40

0,23

800

2,66

0,45

Bassins isolés

3 945

 

2,94

5 635

 

3,16

Total RMR

134 355

 

100,00

178 325

 

100,00

1 Compte tenu de la méthode employée pour identifier les bassins en 1996 et 2001, notamment du critère d'adjacence, les bassins Centre-ville, Outremont-Ville-Mont-royal, Côte-Saint-Luc, Vieux-Port et Saint-Laurent identifiés en 1996, forment en 2001 un mégabassin dénommé Ceinture Mont-Royal.

2 Il en est de même pour les bassins Plateau-Mont-Royal et ITHQ en 1996 qui forment en 2001 le bassin Plateau-Mont-Royal-ITHQ

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Certains bassins de main-d’oeuvre de la RMR de Montréal bénéficient aussi plus largement d’une accessibilité à l’emploi, notamment le Vieux-Port et le Centre-ville (tableau 10). Généralement, les bassins qui jouissent d’une accessibilité à l’emploi élevée connaissent un renforcement important de cette accessibilité la doublant ou plus dans certains cas (Vieux-Port, Centre-Ville, ITHQ, Plateau, Saint-Laurent). Finalement, les bassins de main-d’oeuvre dont l’accessibilité à l’emploi est faible pour les deux années et s’est peu renforcée au cours de la période sont les plus éloignés du centre-ville de Montréal.

Figure 3

Distribution de l'accessibilité des services aux entreprises par secteur de recensement en 2001, RMR de Montréal

Distribution de l'accessibilité des services aux entreprises par secteur de recensement en 2001, RMR de Montréal

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Tableau 8

Accessibilité à l'emploi et à la main-d'oeuvre du secteur des services aux entreprises en 1996 et 2001, RMR de Montréal

Accessibilité à l'emploi1

1996

2001

N

Médiane

Moyenne

N

Médiane

Moyenne

Ensemble des SR

769

0,302

0,964

769

0,528

1,909

   Au sein des bassins

87

2,232

4,534

104

3,785

8,038

   Hors des bassins

682

0,245

0,508

665

0,413

0,951

Analyse de variance

F

Signif.

R2

F

Signif.

R2

199,297

0,000

0.119

177,389

0,000

0.188

Accessibilité à la main-d'oeuvre2

1996

2001

N

Médiane

Moyenne

N

Médiane

Moyenne

Ensemble des SR

769

0,192

0,964

769

0,311

1,909

   Au sein des pôles

52

1,603

6,506

61

3,741

13,503

   Hors des pôles

717

0,175

0,562

708

0,282

0,910

Analyse de variance

F

Signif.

R2

F

Signif.

R2

103,890

0,000

0,119

132,714

0,000

0,148

1 L'accessibilité est mesurée à partir de modèles gravitaires au niveau des secteurs de recensement (voir équation 3). La valeur de ces mesures est tributaire des valeurs absolues du nombre d'emplois et de résidants. Les mesures sont donc comparables sur une même année, mais pas entre les années. Par contre, leur ratio, ou les taux de croissance d'accessibilité pour plusieurs pôles (ratio ou taux qui éliminent les effets de taille), sont comparables entre les années.

2 n = nombre de secteurs de recensement; F = F de Fisher;R2 = coefficient de détermination.

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Tableau 9

Accessibilité locale moyenne de la main-d'oeuvre depuis les pôles, 1996 et 2001, RMR de Montréal

 

1996

2001

Variation (%)

Pôles d'emploi

 

 

 

   Wesmount

10,252

25,423

147,99

   Centre-ville

11,581

23,993

107,18

   Dorval-Saint-Laurent

2,341

4,567

95,11

   Petite-Patrie

2,130

3,475

111,57

   Laval

1,292

2,734

92,19

   Saint-Michel

0,962

2,093

80,67

   Ahuntsic

1,066

2,048

63,19

   Anjou-raffineries

0,530

0,958

117,57

   Saint-Jérôme1

0,109

0,100

-8,09

Pôles isolés

1,318

3,920

197,35

1 Les données des SR situés à l'extérieur de la RMR n'étant pas disponibles, elles ne sont pas incluses dans la mesure de l'accessibilité du pôle de Saint-Jérôme.

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Tableau 10

Accessibilité locale de l'emploi depuis les bassins, 1996 et 2001, RMR de Montréal

 

1996

2001

Variation (%)

Bassins de main-d'oeuvre

 

 

 

   Vieux-Port

16,125

34,328

112,89

   Centre-ville

4,975

10,152

104,09

   ITHQ

3,992

9,581

140,02

   Île-des-Soeurs

5,597

6,077

8,58

   Plateau

1,790

4,599

157,01

   Saint-Laurent

1,358

3,625

166,88

   Outremont-Ville-Mont-Royal

1,469

2,443

66,28

   Saint-Louis-de-Gonzague

1,927

2,403

24,69

   Notre-Dame-de-Grâce

1,318

2,176

65,03

   Saint-Lambert

0,752

0,996

32,48

   Côte-Saint-Luc

0,346

0,596

72,54

   West Island

0,307

0,372

21,06

Bassins isolés

1,130

2,322

105,44

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Discussion et conclusion

Les services aux entreprises à Montréal restent très fortement concentrés au centre-ville, et cette centralisation semble se renforcer entre 1996 et 2001, même si l’on voit poindre quelques petits pôles suburbains. On n’assiste donc pas à la formation de edge cities dans la métropole, car le centre-ville maintient ses fonctions de commande (Sassen, 2001) et ne semble pas les perdre au profit de pôles en banlieue.

Cependant, il semblerait que les nouveaux emplois en services aux entreprises soient aussi sensibles à la localisation des principaux bassins d’emploi. Ces nouveaux emplois ont eu tendance à se rapprocher des lieux de résidence des employés qui, eux, tendent aussi à vivre à proximité du centre-ville.

La causalité sous-jacente à ce constat est sans doute complexe, et nos analyses ne nous permettent que d’émettre certaines hypothèses. L’hypothèse qui semble la plus robuste est celle qui lie la gentrification du centre-ville de Montréal à l’élargissement du périmètre de localisation des services aux entreprises. En effet, depuis la fin des années 1980, les quartiers péricentraux tels le Plateau Mont-Royal, les parties orientales d’Outremont ainsi que les quartiers autour du Vieux-Port se sont embourgeoisés. Les jeunes professionnels « consommateurs » de qualité de vie urbaine s’y sont installés. Or, avec quelques années de retard (en lien avec à l’évolution de la conjoncture économique, à la santé économique de Montréal et les grands projets), les services aux entreprises ont aussi commencé à (re ?)-coloniser certains de ces quartiers (pensons notamment au Plateau le long du boulevard Saint-Laurent, la Cité du multimédia et au quartier international des affaires). Ces projets immobiliers ou de transformation de bâtiments ont souvent eu des composantes à la fois résidentielles (condominiums) et commerciales (bureaux). Ces conjonctures immobilière et économique, qui ne sont pas étrangères l’une à l’autre, auraient eu pour effet le renforcement de la colocalisation des emplois et de la main-d’oeuvre pour les services aux entreprises à Montréal. Le fait que les emplois semblent se rapprocher de la main-d’oeuvre refléterait alors le fait que ce sont les personnes « talentueuses » (et souvent employées dans les services aux entreprises – multimédia, architecture, génie-conseil) qui ont d’abord choisi de vivre dans les quartiers péricentraux vers lesquels les nouveaux emplois dans les services aux entreprises ont aussi été attirés durant la période de forte croissance de 1996 à 2001.

Il ne faut cependant pas oublier que ce phénomène, qui touche une bonne partie des emplois, ne touche qu’une certaine composante de la main-d’oeuvre en services aux entreprises, celle qui semble se concentrer dans la ceinture Mont-Royal. Une part très importante de la main-d’oeuvre est dispersée sur l’ensemble du territoire montréalais : il s’agit donc de bien comprendre que ce qui se passe au centre-ville concerne une petite fraction (bien documentée, par ailleurs) des jeunes professionnels consommateurs de l’urbain. La grande majorité des professionnels et autres employés des services aux entreprises adoptent des choix résidentiels qui ne se distinguent pas grandement de ceux du reste de la population. Donc, sans diminuer la portée de l’hypothèse précédente – celle de la gentrification de certains quartiers non seulement par les professionnels (résidants) mais aussi par leurs employeurs dans les services aux entreprises – cette hypothèse ne concerne qu’une petite portion des employés.

En somme, nos résultats mettent en évidence des effets de colocalisation, et même de rapprochement, entre les emplois et la main-d’oeuvre de l’industrie des services aux entreprises. Ces effets sont particulièrement marqués au coeur de la métropole, ce qui pourrait s’expliquer par un phénomène de cogentrification – à la fois par les travailleurs dans ces services, et par les employeurs. Cet effet semble correspondre à ce qu’on observe au coeur de Montréal, où il y a foisonnement de grands projets de bureaux, de bureaux dans des bâtiments reconvertis et de gentrification plus classique, souvent dans les mêmes quartiers. Cet effet cumulatif, qui associerait la sphère économique (localisation des emplois) à la sphère spatiosociale (gentrification de quartiers péricentraux) ne demeure qu’une hypothèse, que des recherches futures, qualitatives mais aussi avec des données plus fines[3] permettant d’associer directement – via le navettage – les emplois et les résidences, devront explorer plus en détail.