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Lors d’une entrevue de début d’année en 1969, le premier ministre canadien de l’époque, Pierre-Elliott Trudeau, avait déclaré que « le concept même de diplomatie est aujourd’hui démodé. Il nous fait remonter au temps du télégraphe, lorsque vous deviez attendre qu’une dépêche vous informe de ce qui se passe dans le pays A, alors qu’aujourd’hui, la plupart du temps, vous pouvez trouver cette information dans un bon journal ». Plus que de son niveau d’intérêt pour les relations internationales, Trudeau témoignait alors de l’influence des modes de communication sur la conduite de la politique étrangère. C’est exactement ce thème que Royce J. Ammon a choisi d’étudier dans sa thèse de doctorat soutenue à l’Université du Nebraska – Lincoln et qu’il nous offre sous forme d’un ouvrage s’ajoutant aux études qui cherchent à mieux nous faire comprendre les liens existant entre les médias et la politique étrangère.

Il s’agit d’un thème qui attire un nombre grandissant de chercheur(e)s. De la guerre du Viêt-Nam à celles du golfe Persique, les médias ont sans cesse continué d’accroître leur rôle en influençant l’opinion publique qui, à son tour, fait pression sur les décideurs. Que ce soit Lyndon Baines Johnson qui ne sollicite pas de nouveau mandat, le recours au concept de guerre sans morts au combat ou encore le retrait des troupes de Somalie après la diffusion d’images troublantes en provenance de Mogadiscio, voilà autant d’exemples qui illustrent bien l’influence des médias sur la conduite de la politique étrangère. Le plus récent phénomène de l’information continue et la pression qu’il exerce sur les décideurs qui doivent sacrifier la réflexion au profit de la réaction immédiate – l’effet cnn – a notamment contribué à l’intérêt croissant qui est porté à ce secteur de l’analyse de politique étrangère.

On y retrouve des études de divers types : analyse de contenu des médias, comparaison entre médias électroniques et presse écrite, incidence de l’internet, philosophie des communications, études sur la prise de décision ou encore études de la facture de la nouvelle, tous les angles sont couverts. L’analyse que nous soumet ici Ammon s’inscrit, quant à elle, davantage dans une approche historique de l’évolution des relations internationales et de la prise de décision. L’auteur met en juxtaposition l’évolution des moyens de communication et ceux de la diplomatie. En appliquant le concept kuhnien de paradigme, il établit ainsi un parallèle intéressant entre trois phases des technologies des communications avec trois phases de la diplomatie – la diplomatie secrète propre à l’écrit, la diplomatie ouverte propre aux médias de masse et la télédiplomatie engendrée par la « télévision globale » ou « télé en temps réel ». C’est donc cette proposition qui est au coeur de son argumentaire et que l’auteur tente d’étayer à l’aide d’exemples qui, on doit le déplorer, ne vont pas au coeur du phénomène, mais restent des témoignages de surface. Il aurait été intéressant de se pencher davantage sur le contenu des reportages plutôt que de se contenter de la mention de leur existence et de les confronter au contenu des énoncés de politique. De plus, la conduite d’entrevues aurait sans doute ajouté du poids aux énoncés repris ça et là, en permettant de distinguer les « énoncés de circonstance » – un journaliste aime toujours se faire dire par un politicien que ses reportages sont importants – des réelles motivations qui se sont traduites en action.

L’ouvrage se divise en trois sections fort inégales. Dans un premier temps, l’auteur explore la « relation historique » qui unit communications et diplomatie. C’est au cours de ces trois premiers chapitres qu’est établi le parallélisme et le synchronisme entre les paradigmes propres aux deux mondes.

La seconde partie examine, pour sa part, les « réalités présentes » qui caractérisent la relation communications/diplomatie. Les quatre chapitres de cette section cherchent à démontrer cette caractérisation dans le monde contemporain. En utilisant l’exemple de la première guerre du golfe Persique, Ammon y décrit d’abord comment la télévision globale a influencé six des sept fonctions reconnues à la diplomatie, soit la collecte d’information, la représentation officielle, l’envoi et la réception de signaux diplomatiques, les relations publiques internationales, la négociation et, enfin, la gestion de crise. Apparemment, seules les relations consulaires échappent à la vague. Il explore ensuite, de manière théorique, la capacité de la télé en temps réel de produire des extrants diplomatiques différents de ceux qui pouvaient jusqu’alors être rencontrés. Il soumet toutefois le phénomène à cinq conditions et émet trois réserves. Ces dernières mentionnent qu’on ne peut être absolument sûr des motivations humaines, que, pour conclure qu’il y a influence, on doit pouvoir comparer deux cas semblables et que la télé en temps réel est rarement la seule cause d’une prise de position en matière de politique étrangère, ce qui lui fait dire que nous sommes en présence d’une condition nécessaire, mais non suffisante. On le sent déjà, ces restrictions limitent très sensiblement la portée des conclusions à venir. D’ailleurs, il existe maints exemples contemporains de politique étrangère pour lesquels la présence de la télé en temps réel ne constitue même pas une condition nécessaire : il suffit de sortir des États-Unis pour en trouver à profusion. Quant aux cinq conditions retenues pour que le phénomène joue d’influence, l’auteur note d’abord la spécificité d’une question, c’est-à-dire, est-ce que la situation passe d’une « situation humanitaire complexe » à une « crise politique mondiale » grâce à la télé en temps réel. Ensuite il mentionne la rapidité dans l’évolution de la situation, condition souvent alliée à un manque de leadership politique comblé par le nouveau medium électronique. Quatrièmement, l’auteur réfère à l’accès à l’information, accès que l’on entend ici sous l’angle de la liberté de presse, mais qui devrait aussi être compris, comme le démontrent certains exemples qu’il utilise ultérieurement, sous l’angle des contraintes géographiques et technologiques. Enfin, la cinquième condition pour que l’influence s’exerce, vient du fait que la question débattue doit être accessible à un très large auditoire. On le constate, certaines de ces conditions sont très près d’évidences, voire de raisonnements tautologiques. On en vient donc à conclure que : 1) la télé en temps réel détermine s’il s’agit d’une crise ; 2) une crise est définie en grande partie par le degré de visibilité dont elle est l’objet ; 3) un haut degré de visibilité attire l’attention de la télé en temps réel.

Ainsi la boucle est fermée, mais la démonstration ne nous semble pas convaincante.

Cette impression nous sera confirmée dans le chapitre suivant au cours duquel l’auteur procède à trois études de cas : la première, soit celle des réfugiés kurdes au nord de l’Irak, démontre l’influence de la télé en temps réel sur les prises de position en matière de politique étrangère ; la seconde, celle des Arabes chiites au sud de l’Irak démontre qu’en l’absence de couverture, il n’y a pas d’action entreprise ; enfin, la troisième nous présente une crise, celle du Rwanda, où il y a eu couverture qui, elle, n’a pas joué d’influence. Si les deux premiers cas semblent concluants, ils méritent toutefois d’être nuancés. L’auteur le fait d’ailleurs, démontrant clairement que, s’il est vrai qu’il y a eu un changement de politique à Washington sur la question kurde et que ce changement est concomitant aux reportages diffusés sur la situation dans la région, l’intervention américaine au nord de l’Irak répond tout de même à un certain nombre d’autres facteurs. L’environnement géostratégique, par exemple, où la Turquie voisine, maillon d’importance de l’otan vis-à-vis de l’incertitude des lendemains immédiats de la guerre froide, affiche une certaine nervosité vis-à-vis des prétentions autonomistes kurdes et du flot de réfugiés. Quant à la question rwandaise, l’auteur reconnaît que, malgré la présence des cinq conditions préalables à l’influence de la télé globale, cette crise « démontre les limites de l’influence exercée par les communications sur les énoncés de politique » (p. 126). Il s’agit en fait d’une bien faible excuse pour expliquer que le modèle avancé ne fonctionne pas.

L’auteur tente de se sortir de cette impasse en nous apportant tardivement un nouveau chapitre méthodologique où il distingue les effets directs de la télé en temps réel (mise à l’agenda, fournisseur d’information originale, et agent de négociation diplomatique) et indirects (influence sur la population qui fait pression sur les décideurs), les deux types d’influence opérant de façon simultanée. Fait intéressant, la dernière des influences directes est notamment illustrée par un exemple datant de 1977, soit quelques années avant la venue de la télé en temps réel. Quant à l’influence sur l’opinion publique, l’auteur admet qu’il s’agit d’un phénomène vieux de plus de cinquante ans…

L’ouvrage se termine par une troisième section qui se veut une ouverture sur l’avenir. Cette section est constituée d’un seul chapitre de trois pages. Il s’agit en fait d’une très brève conclusion qui reprend au passage quelques grandes idées véhiculées ailleurs dans le texte pour claironner une évidence : l’histoire démontre que les communications influencent la conduite diplomatique et il en sera ainsi dans l’avenir.

Somme toute, cet ouvrage ne nous apprend que très peu de choses. Il est même étonnant qu’il s’agisse d’une thèse de doctorat, le propre de celle-ci étant justement d’apporter une dimension nouvelle à l’état des connaissances que nous avons d’un sujet donné. Qui plus est, la méthodologie employée ici est déficiente à certains égards : l’auteur n’utilise pour sources que des citations de décideurs qui affirment avoir été motivés par les images diffusées à la télé. Pourtant, lorsque ces images ne génèrent pas d’action internationale, l’auteur brosse cette exception du revers de la main et poursuit la défense de sa thèse. D’autres lacunes méthodologiques existent. Les balises temporelles données en début d’exercice pour définir les divers paradigmes et pré-paradigmes ne sont pas constantes ; les rôles de la télévision traditionnelle, voire de la radio, bien que mentionnés, sont sous-estimés, plusieurs auteurs d’importance dans le domaine (Graber, Norris, et plusieurs autres) sont passés sous silence alors que de plus vieilles études servent de base à l’analyse ; le rôle de la télé globale est exacerbée au détriment de celui exercé par toute autre forme de communications (alors que les études de Van Belle, notamment celle conduite avec Rioux et Potter, démontrent le contraire). Enfin et peut-être surtout, l’objet de recherche est très mal défini : les éléments apportés pour étayer la démonstration, sont non seulement trop souvent anecdotiques – tel que je l’ai déjà noté, il n’est nullement fait mention du contenu des éléments diffusés et encore moins de leur correspondance avec les énoncés de politique –, mais trois études de cas – qui sont, a fortiori, contradictoires – ne suffisent pas ; une étude quantitative serait ici plus appropriée pour explorer la thèse avancée. Il ne s’agit nullement de penser que tout ce qui n’est pas chiffré, n’est pas scientifique. Force est d’admettre, cependant, que chaque méthode permet d’explorer certains aspects d’une question, et ceux qui sont ici étudiés conduiraient à des conclusions plus éclairantes s’ils étaient appuyés sur un plus grand nombre d’observations. Du point de vue stylistique, le texte laisse aussi à désirer notamment parce qu’il contient plusieurs répétitions. Certaines imprécisions sont aussi à noter au passage. Ainsi, l’auteur confond volontiers politique étrangère, diplomatie et politique mondiale. Ailleurs, on ne sait trop qui de Boutros Boutros-Ghali (pp. 7 et 4e de couverture) ou de Madeleine Albright (p. 68) a confirmé cnn comme « seizième membre du Conseil de sécurité de l’onu », les deux dirigeants se voyant attribué la citation. Est-ce pour clarifier le tout que l’auteur prend sur lui de faire de cnn le sixième membre permanent du Conseil de sécurité (p. 151) ? cnn aurait-il un droit de veto dont personne n’a entendu parler ? Ce manque de sensibilité aux réalités onusiennes est troublant dans un texte de cette nature.

Ceci dit, le sujet abordé par l’auteur est fort pertinent pour notre compréhension du rôle des divers acteurs pouvant influencer la prise de décision en matière de politique étrangère. Les pistes de réflexion qu’il lance sont fort intéressantes. Il est souhaitable qu’il poursuive ses recherches en ce sens et nous fournisse rapidement une mise à jour de cette étude qui, pour l’instant, laisse malheureusement notre appétit intellectuel inassouvi.