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Introduction

Comment les Amérindiens règlent-ils leurs conflits internes ? Dans les études sur les sociétés autochtones canadiennes, l’anthropologie juridique et les autres sciences sociales se sont peu intéressées aux systèmes locaux, mettant plus l’accent sur les relations avec les paliers de gouvernement, les problèmes des Autochtones face au système de justice, les revendications territoriales et les droits ancestraux ou encore le recours au droit international. Font exception les études sur les systèmes juridiques coutumiers et l’acculturation judiciaire des Naskapis (Lips, 1937 ; 1939 ; 1947) et des Inuits (Rouland, 1983), les travaux sur les cercles de sentence (Jaccoud, 1999 ; Spiteri, 2001 ; Cameron, 2006) et les anthologies sur les traditions juridiques autochtones (Jefferson, 1994 ; Commission du droit du Canada, 2006)[2]. Si l’ouvrage de Christie Jefferson (1994) ne fait référence à ces traditions juridiques qu’au passé, il n’en est pas de même pour la Commission du droit du Canada (2006) qui avance que les collectivités autochtones n’ont pas toutes perdu contact avec leurs traditions et, surtout, que ces traditions peuvent être revitalisées et reconstruites. Pour un anthropologue, rien de surprenant à cela : nous tenons pour acquis qu’une tradition est, par essence, en perpétuelle évolution et qu’elle peut même être récemment créée et déjà passer pour immémoriale. Je me pencherai ici sur la régulation des conflits en milieu de réserve, sur le maintien (ou le rétablissement) de l’ordre social. Je ne chercherai pas à déterminer si cette régulation est ou non traditionnelle. Ce qui m’intéresse ce sont les recours que les Amérindiens ont dans leur propre société, c’est-à-dire les solutions qu’ils peuvent trouver hors du système de justice. Sur le plan local, dans des communautés connues pour leurs problèmes de violence, de toxicomanie et d’autres fléaux sociaux, vers quoi et vers qui peuvent se tourner les individus pour apaiser les tensions et départager les litiges ? J’analyserai le rôle des systèmes religieux, en émettant l’hypothèse que, dans un monde en constante transformation où les Amérindiens doivent continuellement réinventer leurs positions, la spiritualité panindienne constitue un pilier commun de référence et qu’elle est un outil pour ceux qui font autorité.

Qu’entends-je par l’idée que les Amérindiens doivent continuellement réinventer leurs positions ? Comme l’explique Bonita Lawrence (2003), au Canada, le contrôle de la définition de l’identité indienne a été central dans le processus de colonisation. La Loi sur les Indiens en est venue à occuper une place prépondérante dans la définition du soi. Dans mes travaux sur les Anicinabek (Bousquet, 2001 et 2005a), j’ai également montré que, au Québec, les Amérindiens contemporains ont tendance à parler d’eux-mêmes en fonction non pas de ce qu’ils sont, mais de ce qu’ils ont été, une conséquence de leur marginalisation et de la dévalorisation de leur indianité pendant et depuis la colonisation[3] : « nous étions nomades », « nous vivions de la chasse et du piégeage ». Je fais particulièrement allusion aux populations algonquiennes devenues sédentaires au milieu du xxe siècle, où les aînés ont connu le mode de vie traditionnel[4]. Ainsi, de nos jours, les Amérindiens doivent constamment réinventer les définitions d’eux-mêmes, pour se définir de façon moderne tout en gardant leur spécificité. De telles redéfinitions sont contrariées par le fait que les allochtones semblent avoir de la difficulté à penser les sociétés amérindiennes en dehors de clichés passéistes. Mais les choses se compliquent encore, car les facettes de l’identité amérindienne n’ont cessé de se démultiplier, selon divers espaces (le bois, la réserve, la ville), diverses catégories socioprofessionnelles, diverses croyances, divers modes de vie. Les critères de la langue, de la parenté, de l’appartenance à une bande (ou plus largement à une Première Nation), n’ont pas disparu, mais ne sont plus forcément prééminents. Ce qui réconcilie les différences et offre un repère homogène à un ensemble hétérogène de personnes apparaît être les standards du discours spirituel panindien.

La littérature sur la régulation des conflits, comme champ de recherche pluridisciplinaire, n’a cessé de se développer depuis les années 1950. Elle mobilise des domaines comme la psychologie, la communication, le droit, l’anthropologie, le travail social, la sociologie, etc. En effet, comme le disent White et Watson-Gegeo (1990 : 3) : « Tangles – interpersonal conflict, disagreements, moral dilemmas – are at the heart of social life ». Comme l’explique Abu-Nimer (1996 : 25), son émergence comme discipline universitaire et champ de pratique a été stimulée par plusieurs mouvements, tel que l’essor de techniques de gestion des ressources humaines en milieu de travail. Deux de ces mouvements retiennent notre attention : « the redirection of religious leaders from activist work in peace-related endeavors to an emphasis upon « peacemaking » » et « the criticism of lawyers and the court system by the general public that resulted in what is known as alternative dispute resolution (ADR) » (ibid.). Au Canada, tout le monde s’accorde à reconnaître que les Autochtones ont des différences culturelles, qu’ils n’ont ni les mêmes normes de conduite ni les mêmes valeurs que les Eurocanadiens et que les systèmes de médiation ou de négociation de la société allochtone ne sont pas adaptés à eux. Outre les reproches adressés aux membres du système de justice, la critique a porté sur les intervenants en milieu autochtone (en travail social, en santé), accusés de pratiques ethnocentriques (CASW, 1994). Les Amérindiens manifestant la volonté de faire référence à des savoirs culturels qui leur étaient propres, les pratiques d’intervention ont commencé à intégrer le discours spirituel panindien, en tant qu’idéologie axée sur la notion de « guérison ». L’expansion de ce discours doit sans doute beaucoup au renouvellement des pratiques d’intervention dans les communautés, ainsi qu’à des réseaux de leaders spirituels agissant comme thérapeutes. Ici, j’avance que le discours spirituel panindien est un bon outil, parmi d’autres, pour la régulation des conflits, car il constitue un moyen pour se (re)construire une image de soi positive en tant qu’Amérindien et pour s’inscrire, en participant à sa redéfinition, dans une morale collective amérindienne.

Après avoir présenté un rapide historique sur les personnes faisant autorité au sein des sociétés algonquiennes du Québec, j’examinerai qui sont les individus qui peuvent, de nos jours, acquérir de l’autorité chez les Anicinabek. Enfin, j’explorerai les processus d’acquisition de cette autorité, notamment à travers le rôle actuel des systèmes religieux dans le règlement des conflits et, en particulier, de la spiritualité panindienne. Pour la période contemporaine, je me fonde sur des données recueillies sur le terrain depuis 1996, de façon informelle (par entrevues libres, observations et écoute), au cours d’enquêtes ethnographiques, particulièrement chez les Anicinabek, mais aussi lors d’occasions de rassemblements panindiens (sportifs, politiques, religieux, festifs)[5].

La régulation des conflits : un peu d’histoire

Il convient, tout d’abord, de distinguer la notion d’autorité de celle de pouvoir : comme l’a montré Hannah Arendt (1972 : 121 et suivantes), l’autorité « exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué » (p. 123). Quand elle parle de la force de persuasion que peut représenter l’argumentation destinée à convaincre, elle précise qu’il ne s’agit pas d’autorité : celle-ci « implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté » (p. 140). Selon elle, la tradition, c’est-à-dire les modèles et les normes consacrés par le temps et par les ancêtres, assoit l’autorité (p. 163). L’autorité n’a pas besoin du pouvoir pour fonctionner, elle se suffit à elle-même. Cette distinction nous permet de mieux saisir sur quoi reposait la capacité traditionnelle à régler des conflits chez les Algonquiens avant les mutations associées au passage à la sédentarité.

Historiquement, chez les Algonquiens, les trois catégories de personnes dont on reconnaissait le leadership étaient les chefs, de bandes ou de groupes familiaux, les meilleurs chasseurs et les chamanes, titres qui ne s’excluaient pas mutuellement. J’emploie ici à dessein le terme de leadership, qui sous-entend la capacité à fédérer les individus, le charisme, l’influence, le prestige, le rôle de médiateur et la capacité à prendre des décisions. Pour commencer, chaque groupe familial pouvant se suffire à lui-même pour vivre, il ne semble pas qu’il existât une réelle hiérarchie entre les individus. Les chefs reconnus comme tels n’avaient pas un pouvoir coercitif, mais semblaient surtout réputés pour leur expérience et leur sagesse (leur capacité à gérer leur territoire), leur charisme, leurs qualités d’orateur et leur capacité à redistribuer des biens[6] (Morantz, 1982 ; Viau, 1993 ; Gélinas, 1998). Au sujet des Algonquiens en général, Gélinas (2000 : 104) rappelle que « avoir chassé et piégé avec succès pendant une vingtaine d’années semblait constituer un facteur important pour qu’un chasseur obtienne de ses pairs une reconnaissance particulière ». En effet, d’après les croyances algonquiennes, avoir du succès à la chasse signifie entretenir de bonnes relations avec les esprits animaux, à qui l’on a montré du respect et dont on a obtenu la confiance (Bousquet, 2002). Ce succès signifie également que le chasseur est digne de confiance, car il peut nourrir les siens et qu’il a acquis un haut niveau d’habileté technique et cognitive. Pour les Atikamekw du xixe siècle, Gélinas (1998) mentionne que les chefs étaient des médiateurs, réputés pour la sagesse de leur discours, et qu’ils devaient être capables d’apaiser les tensions entre les individus. Mais comment le pouvaient-ils, puisqu’ils ne disposaient pas de pouvoirs d’intervention ? Jefferson (1994) répertorie plusieurs possibilités pour deux peuples algonquiens de l’Est canadien, les Mi’kmaqs et les Naskapis : en fonction de la situation et de l’offense, un chef ou un conseil de chefs ou de chasseurs pouvaient être sollicités par l’offensé ou la famille lésée. Ils pouvaient faire des entrevues, donner des ordres et des avertissements. Si l’acte était particulièrement répréhensible, la collectivité entière exerçait sa réprobation sur le responsable, par exemple en l’ostracisant. L’ostracisme était, semble-t-il, utilisé dans bien d’autres groupes algonquiens. Ainsi, dans une communauté anicinabe, se transmet le récit d’une femme qui avait tué son mari et que les membres de la bande avaient abandonnée sur une île, sans rien pour se nourrir (récit recueilli en mai 2009)[7]. L’exil, semble-t-il, pouvait aussi bien être une mise à mort sociale symbolique que réelle. Il était donc des cas extrêmes où l’autorité morale devait être le fait de tout un groupe, et non pas seulement de ses représentants les plus sages et les plus prestigieux.

Les chamanes, quant à eux, disposaient d’un certain pouvoir. Comme le dit John T. MacPherson au sujet des Anicinabek, « the conjuror is the shaman, priest, and medicine man of the band. By supernatural means he is able to foretell the future, heal the sick, increase the courage of the warrior and the skill of the hunter » (1930 : 109). Il en existait plusieurs sortes, en fonction de leurs spécialités, de la durée de leurs apprentissages et de leurs dons personnels. Les chamanes considérés comme les plus puissants étaient les plus respectés et, en général, les plus craints : chez les Anicinabek, « [they could] cause a man to live or die, give joy or sorrow, health or disease, riches or poverty » (Mac Pherson, 1930 : 109). Ils avaient pour rôle de décoder des rêves, de provoquer des maladies ou de les guérir, de jeter et de rompre des sorts, de solliciter les esprits de la surnature pour prévenir la malchance ou assurer le succès à la chasse, voire tuer : certains étaient ainsi réputés comme oniromanciens, d’autres comme guérisseurs ou jeteurs de sorts, etc. Ils pouvaient aussi intervenir en cas de conflit avec un groupe voisin, comme entrer en contact avec les esprits pour avoir des informations sur le camp ennemi et prendre des décisions en conséquence[8]. Ils intervenaient dans les litiges en utilisant leurs pouvoirs de mobilisation des esprits et ainsi attirer des punitions (comme la malchance à la chasse) sur le fautif.

Si l’on peut comprendre sur quoi reposait l’autorité des chamanes, c’est-à-dire leur réputation et le respect que leurs pouvoirs pouvaient inspirer, il est plus difficile de percevoir l’assise de l’autorité des autres leaders. Leur absence de pouvoir exécutoire suggère la reconnaissance individuelle de leur prestige, mais l’explication est alors limitée. Pour les Naskapis, Henriksen (1973) fournit des éléments de réponse : tout au long de son ethnographie effectuée au sein d’un groupe qui était alors encore semi-nomade, il explique que le prestige dépend de la valeur de réciprocité et qu’est reconnu comme prestigieux tout membre de la société naskapie « who exhibits proper behaviour » (ibid. : 105). Il ajoute plus loin : « Conflict was avoided […] because anyone seeking recognition from the others does so only in connection with specific actions» De même, Lips (1937) évoque l’importance de l’opinion publique comme moyen de préserver l’ordre chez les Naskapis, de prévenir les infractions aux normes sociales. Preston (2002) apporte un indice primordial sur ce qu’est un comportement approprié chez les Cris : l’importance de savoir contrôler ses émotions. Les entrevues que j’ai faites avec des aînés anicinabek au fil des années vont dans le même sens : une personne démontrant un bon comportement, apte à se débrouiller toute seule en forêt, à se nourrir et à nourrir sa famille était un individu socialement accompli. D’après leurs différents témoignages, étaient valorisés les individus qui savaient garder leur sang-froid, qui ne se fâchaient pas, qui ne manifestaient pas publiquement leurs émotions, mais qui étaient capables de sourire plutôt que d’imposer aux autres leurs sentiments négatifs. Ils ne devaient pas non plus manifester de la susceptibilité face aux moqueries[9], mais plutôt savoir y répliquer par des jeux verbaux pour remettre leur interlocuteur à sa place. Enfin, ils savaient prendre la parole à bon escient, sans répondre à la place des autres, et parler de façon réfléchie sur des matières dont ils avaient la parfaite maîtrise. Il était impensable de parler en public sans être totalement sûr de soi et reconnu par les autres comme détenant une expertise sur le sujet du discours.

L’importance du contrôle des émotions et de la conservation d’une humeur égale semble s’être perpétuée jusqu’à nos jours. Un exemple me fut donné lors d’un séjour en forêt avec un groupe familial anicinabe : une femme se fâcha parce que les autres ne l’écoutaient pas et accomplissaient des tâches d’une façon qui ne lui plaisait pas. Or, elle était la femme la plus âgée, s’estimant donc la plus compétente dans le camp. Devant sa mauvaise humeur manifeste, son fils la rabroua ouvertement, l’affublant d’un sobriquet railleur, lui expliquant que nous étions nombreux dans le camp et que nous ne pouvions pas nous permettre, alors que nous allions vivre les uns avec les autres, de supporter que quelqu’un crée une ambiance délétère. Vexée, la femme avait perdu la face et dut se calmer. De retour dans la communauté, elle n’adressa plus la parole à son fils pendant plusieurs semaines, attitude négative qui lui valut la réprobation de tous.

En résumé, l’autorité reposait, et repose encore, non seulement sur le charisme, mais surtout semblait être fondée sur le savoir et l’utilisation de celui-ci à bon escient, par un individu au caractère pondéré et diplomate. Dans des sociétés à idéologie égalitaire, les personnes capables d’être « premières parmi les égaux » (primus inter pares) devaient, vraisemblablement, détenir une force de persuasion reposant non pas sur l’argumentation, mais sur la compétence (expérience, connaissances, habiletés sociales et habiletés oratoires).

À partir du milieu du xixe siècle, l’intensification soudaine de l’évangélisation, puis le développement de la mainmise de l’administration gouvernementale introduisirent deux nouveaux acteurs qui modifièrent le sens de l’autorité, ce qui eut des conséquences sur le statut de leader : le missionnaire et l’agent des Affaires indiennes. En effet, les missionnaires luttèrent activement pour la disparition du pouvoir des chamanes. Chez les Anicinabek comme chez les autres Amérindiens, ils affrontèrent les chamanes sur leur propre terrain, lors des rituels comme celui de la tente tremblante[10] et lors de joutes oratoires. Ils ridiculisèrent ce qu’ils tenaient pour de prétendus pouvoirs et pour des croyances sans fondement. Surtout, alors que les chamanes pouvaient autant faire le bien que le mal et utiliser leurs pouvoirs pour leur profit personnel, les missionnaires ne semblaient être que bienveillants et désintéressés : c’est une des raisons principales avancées par les aînés anicinabek pour expliquer pourquoi leurs ancêtres, gagnés à la Bonne Parole chrétienne, se sont convertis. Les chasseurs et les chefs, par conséquent, se devaient de montrer de bonnes dispositions envers le christianisme et ses porteurs, qui étaient aussi pourvoyeurs de cadeaux et de rations de nourriture, et médiateurs avec les représentants du gouvernement (Gélinas, 2002 et 2003). Ainsi, Henriksen (1973) rapporte au sujet des Naskapis :

The Naskapi have only two effective means of solving interpersonal conflicts. One way is simply to move one’s tent to another place ; the other is to seek support from the missionary, who is the only « court of appeal » in Davis Inlet since there is no shaman or elder with authority to intervene and to judge.

Henriksen, 1973 : 77

Le problème, dit Henriksen, est que « different individuals have different relationships with the missionary, a fact which in many ways tends to split the community in two, regardless of kinship ties » (ibid. : 70). Mais si les missionnaires ont pu et peuvent encore détenir une telle autorité morale au point de saper celle des leaders et d’influer sur les rapports familiaux, cela n’a jamais été le cas pour les agents des Affaires indiennes. Le pouvoir de ces derniers, qui disparurent du paysage social et bureaucratique à la fin des années 1960, tint surtout de la tutelle qu’ils exerçaient sur leurs administrés. Chez les Anicinabek, les agents furent parfois des chefs de bande à qui fut confiée une autre fonction (à Timiskaming). Faisant des visites sporadiques jusque dans les années 1930, ils devinrent plus présents dans les années 1940, s’ingérant dans les affaires des bandes (par exemple dans la constitution de mariages pour faire perdre leur statut d’Indiennes aux femmes). Que ce soit à Pikogan, à Winneway ou à Kitigan Zibi, ils n’ont pas laissé de bons souvenirs, étant souvent qualifiés de dictateurs. Ils firent appliquer la Loi sur les Indiens (1876), pour que les bandes se conforment au modèle politique créé par le gouvernement fédéral. Les chefs cessèrent-ils pour autant d’être des leaders comme l’avait enseigné la tradition ? Rogers (1965) avance que leur rôle a changé à partir de l’intrusion massive des Affaires indiennes, ce qui paraît indéniable : ils perdirent leur rôle de pourvoyeurs de nourriture, durent faire appel à des autorités comme la police, n’eurent plus les mêmes rôles religieux. Cependant, dans le cas précis des conflits interpersonnels, ils continuèrent à être requis pour intervenir dans les querelles de personnes ou familiales, ce en quoi convergent les récits de mes informateurs anicinabek âgés et les données de Lips (1947 : 403 et suivantes) pour les gens de Mistassini et de la bande du Lac-Saint-Jean.

Les figures d’autorité contemporaines

La baisse des ressources fauniques, la fin de la traite des fourrures, la scolarisation des enfants dans les pensionnats indiens (Bousquet, 2006) mirent un terme au mode de vie semi-nomade et marquèrent le début d’une nouvelle ère pour les populations algonquiennes du nord de la vallée du Saint-Laurent : l’ère de la vie en communauté. Contrairement à l’idée reçue, la vie en communauté est récente pour la majorité des bandes algonquiennes du Québec[11] : vivre ensemble ne date que des années 1950-1960, voire 1970, pour les Cris et les Naskapis. Avant cela, chaque groupe familial passait la majeure partie de l’année (dix mois environ) sur son territoire de chasse et ne retrouvait les autres familles que l’été, dans des lieux de rassemblement fixes. Dans ses mémoires, le père Jean Fortin parle de la transition d’un mode de vie à l’autre au sujet de Natashquan (Nutashkuan) :

Un non-Indien qui visite un village indien voit tout le monde groupé ensemble et il accepte cela comme tel, il croit voir un groupe unifié. Il ne soupçonne pas que c’est un phénomène tout récent et que la vie sociale est en pleine gestation. En effet, ça fait à peine deux générations que ces gens vivent groupés ensemble et ce, à l’année longue.

Fortin, 1992 : 31

Annick Chiron de la Casinière (2003) rend compte des effets de cette nouveauté pour les Innus de Pakuashipi : elle insiste sur le fait que les gens « fonctionnent sur eux-mêmes », qu’avant de faire partie de la communauté, ils font d’abord partie d’une famille et enfin que la promiscuité à longueur d’année crée des dissidences perçues comme dramatiques, car elles s’opposent à l’idéal traditionnel d’harmonie. Le vieux chasseur William-Mathieu Mark, d’Unamen Shipu, l’avait bien exprimé :

Jadis, quand l’Innu partait dans le bois, il n’avait que ses enfants avec lui, sa propre famille. Il ne rencontrait les autres Innus que pour un court laps de temps. Tout le monde s’entendait très bien et les relations étaient très amicales. Maintenant, c’est très différent. On a du mal à s’entendre avec les autres. Je crois que c’est dû à la vie sédentaire qui nous a rassemblés. Le changement s’est produit depuis que nous sommes regroupés, nous qui étions habitués à être éparpillés. Si nous étions éloignés les uns des autres, ce serait la grande joie lors de la rencontre, comme cela était jadis… C’est regrettable. Aujourd’hui, tout le monde met son nez dans les affaires des autres, et c’est pour cela que ça ne marche pas. À l’intérieur des terres, il n’y avait aucune chicane.

In Jauvin et Clément, 1993 : 111

Ce genre de propos s’entend aussi chez les Anicinabek : « On vit les uns sur les autres, on n’est plus capables de s’endurer ! » Si l’on ajoute à cela que la sédentarisation s’est accompagnée d’un fort taux d’inactivité, de l’arrivée des chèques de bien-être social et d’une dépendance accrue à l’assistance publique, d’une augmentation spectaculaire de problèmes d’abus d’alcool et des traumatismes liés aux pensionnats indiens comme la déstructuration des familles (Leroux, 1995 ; Bousquet, 2005a), sans compter des problèmes de santé nouveaux (diabète, obésité), on comprendra que la sédentarité n’est pas forcément associée à des images positives. Vient en outre le fait que la vie en communauté s’est assortie d’une mainmise de l’État sur la vie des gens, par le biais d’une bureaucratie qui encadre tout le quotidien. En fait, les premières générations à n’avoir connu que cette vie ensemble, les premiers à avoir été élevés au milieu d’une masse de cousins et à penser en termes de communauté sont, au début des années 2000, les jeunes adultes d’une trentaine d’années.

De nos jours, dans un village anicinabe, à cause de tous ces changements, les conflits ne sont plus de la même nature que du temps de la vie sur le territoire, à part, peut-être, les conflits de nature amoureuse (accusations de vol de femme ou de vol de mari). On entend moins parler de querelles territoriales, d’usurpation de privilèges de chasse, d’accusations de sorcellerie, qui parsèment les récits des aînés du temps de la vie en forêt. On entend beaucoup plus parler de disputes de voisinage, d’altercations au sujet de la distribution des jobs salariés (le conseil de bande étant, bien souvent, le premier employeur et le chef du conseil une personne apparentée), de polémiques entre factions (reliées à des familles) qui ont différentes positions politiques. L’abus d’alcool, l’usage de drogues, les partys (fêtes) causent des troubles importants, accentuant souvent des démêlés déjà existants. En bref, outre les différends interpersonnels liés à la coexistence même d’êtres humains entre eux, les conflits semblent naître, comme dans beaucoup d’autres villages, des commérages et de la répartition des biens. Si Rogers (1965 : 264) avance que « gossip was important among the Cree-Ojibwa as a mechanism of social control […] », ce qui est sans doute vrai pour les Anicinabek, les médisances peuvent aussi créer des situations dramatiques.

Quand la situation le permet, au point de vue légal, les individus se traînent en cour les uns les autres. Ainsi le fit, au début des années 2000, dans une communauté anicinabe, une femme qui en accusa une autre de l’avoir diffamée, ce qui avait eu pour conséquence, pensait l’offensée, de lui avoir fait perdre son travail[12]. On pourrait voir dans ce comportement une preuve d’acculturation juridique. Cela peut être le cas si l’on considère que le système pénal canadien a été imposé comme le seul valide et que les individus ont fini par adopter un système de droit qui n’était pas le leur. D’un autre côté, on peut considérer qu’avoir recours à des instances extérieures est un moyen d’évacuer le problème hors de la communauté et de conférer la responsabilité de la décision finale à un étranger : il s’agirait alors d’une stratégie de préservation du groupe. Nous laisserons ici le débat. Les cours de justice ne se prêtent de toute façon pas au règlement de tous les conflits. À qui, donc, peuvent s’adresser les individus ?

Au cours du xxe siècle, les figures de pouvoir dans les sociétés algonquiennes ont changé. La réduction du territoire et le passage à la sédentarité ont sapé le prestige des bons chasseurs, l’avancée de la christianisation a sapé celui des chamanes. La Loi sur les Indiens a imposé une codification de ce qu’est une bande, comment elle doit être gérée et qui peut s’en dire membre. Cette loi a aussi introduit des distinctions parmi les Amérindiens, à savoir le statut légal, qui n’a commencé à avoir de sens pour les gens qu’à partir de leur sédentarisation. En effet, « les bandes peuvent admettre des personnes qui n’ont pas le statut d’Indien, mais le gouvernement ne fournit des services et des fonds que pour les membres de la bande qui ont d’abord ce statut » (Dupuis, 1991 : 45)[13]. En s’arrogeant le droit de décider qui devait être considéré comme Indien, le gouvernement a créé une démarcation entre les inscrits et les autres, qui a été intégrée dans les mentalités. Par là même, il a créé des tensions au sein de familles : jusqu’en 1985, lorsqu’une femme indienne ayant perdu son statut par son mariage avec un allochtone était expulsée de sa communauté, l’acte d’expulsion pouvait avoir été avalisé par des cousins et des frères et également mis en oeuvre par eux. Certaines femmes gardent encore sur le coeur des griefs envers des hommes de leur parenté proche, qui n’ont pas pris leur défense à l’époque.

Le chef du conseil de bande reste souvent une figure d’autorité importante. Comme l’explique Anny Morissette (2007) en prenant l’exemple de Manawan, le conseil de bande est le « centre névralgique » de la communauté. Ainsi qu’il a été mentionné, il est généralement le premier employeur. Il administre aussi les finances et la réglementation de la communauté. Depuis la sédentarisation, les chefs ont des rôles multiples qui sont parfois incompatibles entre eux : ils sont, de façon simultanée, l’équivalent de maires de leur village, chefs d’État négociateurs au nom de leur nation, administrateurs et membres de la fonction publique. En tant que « maires », ils doivent gérer les affaires locales. En tant que politiciens et représentants officiels de leur communauté, ils doivent faire la preuve de leur habileté à négocier avec le gouvernement tout en défendant les intérêts de leurs électeurs. En tant qu’administrateurs recevant leur budget du gouvernement fédéral, ils doivent quand même faire le jeu de celui-ci pour ne pas « se faire écraser par le système » (parole de chef recueillie en février 2009). Le problème est qu’ils doivent aussi assurer les rôles qui étaient reconnus aux anciens chefs : sans devoir être de bons chasseurs, ils doivent savoir aplanir les conflits interfamiliaux, dans lesquels ils sont eux-mêmes engagés. D’après mes entrevues avec des adultes de diverses générations, un bon chef doit être un médiateur. Il doit aussi être honnête, patient et tolérant. Comme le note Morissette (2007), le chef de bande « occupe un rôle d’arbitre et de juge » et « semble être l’homme de toutes les situations » (ou la femme). Cette idée est corroborée par Daniel Pien, ancien chef de Lac-Simon (réserve anicinabe), dans une entrevue donnée à Radio-Canada le 17 mars 2009 : « Je peux vous dire qu’une position de chef dans la communauté, c’est 24 heures, sept jours sur sept dans des situations de crise. » En fait, dans plusieurs communautés anicinabek, des chefs ou d’anciens chefs m’ont raconté qu’au cours de leur(s) mandat(s), ils furent amenés à intervenir dans des querelles familiales : l’un m’expliqua qu’en cas de dispute grave (pouvant mener à des coups et blessures), les gens avaient tendance à l’appeler d’abord plutôt que d’appeler la police. En effet, la police amérindienne, présente dans la majorité des communautés anicinabek, est le plus souvent composée de membres de la bande elle-même. Les gens estimaient donc que leurs problèmes devaient être pris en charge par le chef, élu dans le cas présent pour son autorité sur les gens et sa capacité à préserver l’équilibre social, et non par un policier qui avait eu son poste selon des critères autres que moraux. Mais le chef ne l’entendait pas ainsi : « mais moi, là, j’avais autre chose à faire qu’à aller m’occuper de gars qui avaient cogné leurs femmes à deux heures du matin ! » (août 2003).

À part les chefs, les autres figures d’autorité auxquelles il est possible de se référer sont les leaders religieux. J’emploie ici le terme de religieux dans le sens large où une personne détient de l’influence par les croyances qu’elle représente. Étant donné le caractère protéiforme du paysage religieux algonquien, et anicinabe en particulier (Bousquet, 2007), les possibilités sont étendues : selon ses croyances, on peut aller voir le prêtre catholique ou le pasteur (anglican ou pentecôtiste), ou un(e) laïc(-que) membre de ces Églises et réputé avoir un grand sens religieux, ou encore un leader de la spiritualité panindienne. Ces observations valent surtout ici pour les Anicinabek (même s’il est possible que d’autres s’y reconnaissent). Parfois, peu importe le courant auquel le requérant lui-même adhère : il peut s’adresser à la personne dont il apprécie le plus la personnalité. Le plus frappant est que, en général, l’ensemble de ces leaders locaux utilisent les mêmes références quand il s’agit de régler des conflits et de participer au rétablissement de l’ordre social et ce, même si chacun de leurs systèmes de croyances n’est pas forcément conciliable, a priori, avec les autres. Ces références sont composées de la rhétorique et des symboles de la spiritualité panindienne.

Avant d’analyser ces références panindiennes communes, il convient de s’attarder un peu sur ces leaders. Tout d’abord, le prêtre catholique (s’il en reste un dans la communauté) : souvent assez âgé, il peut à la fois être apprécié en tant qu’individu (ou pas) et honni pour la congrégation qu’il représente, celle des Oblats de Marie Immaculée, qui évangélisèrent les Amérindiens à partir des années 1840 et qui tinrent les pensionnats indiens. Le nombre de ses paroissiens réguliers s’est raréfié au fil des décennies, mais il est encore très sollicité pour les baptêmes, mariages, funérailles et grands événements de l’année où il célèbre une messe. Son influence peut être élevée s’il est soutenu par les aînés, qui demeurent très attachés au catholicisme. Devant la désaffection à l’égard de l’Église catholique, les curés des paroisses amérindiennes se mirent à intégrer, dans leurs rituels, des rites panindiens comme la fumigation à la sauge et au foin d’odeur et l’usage du tambour – auparavant traité comme un objet diabolique – (Rigal-Cellard, 2006). Le pasteur pentecôtiste, lui, peut être un Amérindien, ce que n’est jamais un prêtre catholique. Bien que les pentecôtistes rejettent théoriquement tout rite panindien, qui serait une preuve de superstition et d’idolâtrie, en pratique les adeptes amérindiens sont, hormis quelques radicaux, souples en la matière, tant que cela ne se déroule pas dans leur lieu de culte et qu’ils ne participent pas à la performance. En fait, souvent, le pentecôtisme a été introduit dans la communauté par un(e) converti(e) de la bande, qui a entraîné sa famille, et cela a fait boule de neige. La personne de référence, plutôt que le pasteur, fait souvent partie de ce premier noyau de convertis. Enfin, les leaders spirituels, qui sont tous Amérindiens, prônent l’unité des nations et le partage de la sagesse des traditions autochtones. Ils se nomment « thérapeutes » car ils axent leurs actions vers la résolution des pathologies sociales, dont souffrent beaucoup les Amérindiens.

Tous ces systèmes religieux partagent, aux yeux des gens que j’ai interrogés, des similitudes : ils offrent des réponses, ou du moins du réconfort, face à des problèmes graves (suicide, dépression). Ils permettent l’extériorisation de la parole, surtout le pentecôtisme et la spiritualité panindienne : le premier accorde une grande place, dans les cérémonies, aux témoignages publics de foi ; dans la deuxième, sont ritualisées des performances de prise de parole appelées « cercles de guérison », où le locuteur qui tient le bâton de parole ou la plume dans ses mains peut parler le temps qu’il voudra. Cette extériorisation est très importante dans la mesure où le savoir-vivre algonquien, qui considère l’expression des émotions comme inopportune, est vu comme un handicap dans le monde contemporain. En effet, dans le contexte actuel, les Amérindiens déplorent la dissolution de leurs tissus sociaux, conséquence selon eux de l’accumulation de traumatismes historiques. Or, ils estiment que la reconstruction doit passer par la reconnaissance ouverte des maux, soit la verbalisation. Conseillés par des travailleurs sociaux, des éducateurs, des psychologues, ils apprennent à exprimer, en mots, ce que les conceptions traditionnelles de la politesse entravaient[14]. Enfin, tous ces systèmes religieux se font les champions des mêmes valeurs, que les Amérindiens voient comme perdues et donc à revitaliser dans le quotidien, comme le sens du partage, la solidarité, l’amour de son prochain.

Chefs et leaders religieux, voilà qui ressemble aux chefs et chamanes d’antan. Je ne m’attarderai pas sur les ressemblances. La grande différence est qu’à l’époque actuelle, les problèmes et les conflits sont attribués aux conséquences de la colonisation et de la marginalisation, système explicatif qui donne sens aux pathologies sociales qui affectent la majorité des communautés. Il faut surtout retenir que les dualismes traumatismes/guérison et souffrance/thérapie sont devenus les maîtres-mots de l’idéologie contemporaine qui règle les rapports entre Amérindiens, ainsi qu’entre Autochtones et allochtones.

Le système de références communes et l’acquisition d’une personnalité sociale

Comment acquérir de l’autorité dans une communauté algonquienne aujourd’hui, et en particulier anicinabe ? Si la question, complexe, ne peut prétendre à être entièrement résolue, j’émets l’hypothèse que la maîtrise et l’usage de la rhétorique et des symboles panindiens sont nécessaires, chaque année un peu plus. En effet, précisons que la spiritualité panindienne n’a commencé à pénétrer les communautés du Québec qu’à partir de la fin des années 1980 (Bousquet, 2007). Chez les Anicinabek, elle est identifiée comme venant « de l’Ouest », c’est-à-dire des Amérindiens des Plaines (Saskatchewan, Alberta, Manitoba) et des Forêts de l’Ouest (Western Woodland Indians, peuples de l’Ontario). Issue de croyances et pratiques préchrétiennes de plusieurs peuples différents, elle a été élaborée en une sorte de doctrine, dans le sens où il s’agit d’un ensemble systématisé de conceptions (où chacun peut faire ses propres ajouts). Cette structuration a été effectuée dans plusieurs buts que sont la résistance à l’évangélisation forcée, la lutte contre les programmes gouvernementaux d’assimilation et la réhabilitation de la fierté identitaire (Boudreau, 2000). Elle a commencé par se rendre visible, dès les années 1960, dans le champ politique (par la performance de prières, par des rites comme la purification par fumigation et le calumet, devant des allochtones) et dans la résolution des problèmes sociaux (lors des désintoxications, des réhabilitations de détenus, des rassemblements communautaires pour parler ouvertement de fléaux sociaux comme la violence), puis s’est répandue. Il est difficile de déterminer qui en sont les fondateurs, mais de par les voies par lesquelles elle s’est fait connaître, et surtout dans ses versions symbolisées sous forme de schémas (les multiples versions du cercle ; ex. : Nabigon et Mawhiney, 1996), on peut raisonnablement avancer que les conceptions des anciens ont été formalisées par les politiciens, les psychologues et les travailleurs sociaux, ces derniers étant présents depuis plus de soixante ans dans les réserves amérindiennes. Si les niveaux de connaissance de cette spiritualité peuvent varier d’un Amérindien à l’autre, certains thèmes sont presque universellement connus et c’est à ces derniers que je m’en tiendrai, ci-après, dans ma description des références communes : le cercle, la Terre-Mère, le Créateur, les points cardinaux, les plantes sacrées (tabac, sauge, foin d’odeur). On pourrait y ajouter le tambour, les animaux-totems, le bâton de parole et la plume (Bousquet, 2005b).

Comme le but n’est pas, ici, de déterminer l’origine de chacun de ces symboles, ni même leur niveau d’ancienneté, je m’en tiendrai à les expliquer brièvement. Le cercle est dit être le symbole de la vie, toute force de l’univers étant ronde (terre, lune, soleil), revenant sans arrêt sur elle-même (saisons), dans un symbole d’unité. La Terre-Mère, dont le tambour représente les battements de coeur, vient de l’idée que la terre est la source de vie, une mère nourricière. Il faut en prendre soin, sinon la vie s’arrêtera. Elle est dans un cercle, où s’inscrivent les quatre points cardinaux, symbolisés par quatre couleurs (rouge, blanc, noir, jaune) qui représentent les quatre éléments (eau, feu, terre, air) et les quatre races de la terre. Le Créateur (avec Père Soleil et Grand-Mère Lune), auquel sont reliés chaque être humain, chaque animal et chaque pierre, est le fondateur de l’univers. Pour communiquer avec lui et lui rendre hommage, ainsi qu’à chaque partie du grand tout (vent, tonnerre, éclairs), on peut passer par le rêve ou la quête de vision, mais aussi offrir des plantes sacrées. Les animaux, quant à eux, possèdent des qualités et dispensent des enseignements que les humains doivent apprendre à connaître et à respecter. Ils peuvent devenir des sources d’inspiration (ou « totems »), des auxiliaires ou des moyens pour communiquer avec la Terre-Mère ou avec le Créateur. L’aigle, un des animaux les plus sacrés, est l’oiseau qui permet le mieux de communiquer avec le Créateur, ou Grand Esprit. Par conséquent, ses plumes ont une grande valeur. Les plumes en général attirent l’énergie, permettent de la faire circuler et sont utilisées à des fins cérémonielles. Il y en a toujours sur le bâton de parole, objet appartenant à un(e) thérapeute ou leader spirituel, chargé de pouvoir et confié à celui qui a besoin de s’exprimer en public. Personne ne peut interrompre quelqu’un qui en a un entre les mains.

Si, au sein des Anicinabek du Québec, ces idées ne font pas l’unanimité, elles ressortent presque inévitablement lorsqu’il s’agit de régler un conflit. Pour le comprendre, il faut examiner la construction idéologique de l’analyse de l’histoire. Je la résumerai ici en quatre points[15], synthèse que j’ai effectuée à partir d’informations recueillies auprès de leaders spirituels et de personnes ayant suivi leurs enseignements :

  1. Avant l’arrivée des Blancs, les Amérindiens étaient heureux et libres, ils étaient débrouillards et autonomes, ils vivaient en harmonie avec la nature, ils étaient forts et en bonne santé. Le Créateur leur donnait tout ce dont ils avaient besoin. Ils ne se faisaient pas la guerre et n’avaient pas besoin d’argent. Les chamanes savaient comment préserver l’équilibre entre les forces qui peuplent la terre.

  2. Puis les Blancs sont arrivés en Amérique. Ils sont venus parce qu’ils étaient avides et qu’ils voulaient conquérir d’autres terres, alors que les Amérindiens ne connaissaient pas le concept de propriété privée. Ils ont été bien accueillis, car les Amérindiens étaient généreux et hospitaliers. Mais les Blancs se sont approprié les territoires, ont chassé les Amérindiens. Ils ont apporté des maladies inconnues, ainsi que l’alcool, dont ils se servaient pour affaiblir ceux qu’ils traitaient de sauvages. Les prêtres ont voulu éradiquer les croyances indiennes.

  3. Depuis le contact, les Amérindiens ont dû quitter leurs territoires, vivre dans des villages en étant réduits à la pauvreté et à l’oisiveté. Ils ont perdu leur liberté, leur santé et leur confiance en eux-mêmes, ils se sont mis à boire et à connaître des problèmes sociaux. L’environnement est pollué et le mode de vie moins naturel. Les cultures amérindiennes sont menacées de disparition et les communautés sont désintégrées. La société de consommation a introduit des valeurs blanches négatives, et les Amérindiens continuent à être victimes de discriminations et de spoliations.

  4. Pour que cela change, il faut que les Amérindiens redeviennent autonomes et la Terre-Mère saine. Ils doivent reprendre le contrôle sur leurs territoires ancestraux, ce qui est une question de survie pour eux et ce qui compenserait une immense injustice. Ils doivent aussi protéger leurs langues vernaculaires, revenir aux savoirs et aux enseignements sacrés des peuples autochtones, restaurer leurs valeurs ancestrales. Ces valeurs sont la sagesse, la sobriété, le respect, le travail, le souci des siens, l’honnêteté, l’humilité, le courage, etc.

Ce discours présente une image idéalisée des Amérindiens, dans un système binaire d’opposition aux Blancs (écologisme contre pollution, spiritualité contre matérialisme, etc.). Les traits négatifs de la vie sociale sont imputés à la colonisation et à la sédentarisation, par opposition à un âge d’or préexistant (Simard, 2003). Un pacte social panindien est ainsi reconstruit autour de normes identitaires adaptées aux besoins et avec une portée idéologique. Ces idées forment ce que Jilek nomme « nouvelle mythologie réactionnelle panamérindienne », dans le cadre d’une propagande pour donner un nouvel essor à un héritage, porteuse efficace « d’importants messages socioculturels : la culture amérindienne a été humiliée, mais elle reste supérieure, elle a été vaincue, mais elle peut renaître » (1992 : 90). Cette propagande vise à restaurer une fierté qui s’oppose à une image peu flatteuse des Amérindiens, en mettant en avant des valeurs, une vision du monde et des croyances communes qui semblent avoir toujours existé, dans le but de recréer un système culturel plus satisfaisant que celui dans lequel on vit. Elle s’inspire aussi des stéréotypes des Blancs sur les Amérindiens.

La rhétorique du panindianisme, chez les Anicinabek, est presque toujours utilisée quand il s’agit d’expliquer, voire de justifier, la quantité de maux sociaux dont souffrent les communautés. Ainsi, une personne va évoquer ses problèmes en retraçant sa propre vie, mais aussi en se resituant elle-même dans le contexte d’une collectivité amérindienne plus vaste : « nous souffrons à cause de tout ce que nous avons subi (colonisation, pensionnats), c’est pourquoi moi j’ai eu une conduite sociale déviante ». Vouloir réparer ses erreurs ou se réconcilier avec quelqu’un signifie donc participer à revaloriser l’indianité, ce qui est aussi une stratégie pour préserver sa fierté personnelle : on ne s’humilie pas à reconnaître ses torts, au contraire on grandit en devenant un individu plus conforme aux vraies normes anicinabek. Ainsi, des émotions vécues comme destructrices, telles que la haine, la colère (quand elle est dirigée contre quelqu’un), la tristesse, la peur, sont vues comme les manifestations d’une blessure coloniale, alors que le calme, la sérénité, la joie de vivre et le courage sont vus comme une victoire sur cette blessure et un retour vers les normes de conduite des ancêtres.

Si les détenteurs d’autorité se servent donc des symboles et de la rhétorique panindiens, c’est parce que ces derniers s’inscrivent dans cette idéologie et que celle-ci est efficace, politiquement et socialement. Elle permet à beaucoup d’Autochtones qui en sentent le besoin de reconquérir leur identité, d’en être fiers, de se sentir mieux avec eux-mêmes et avec les autres, de se réconcilier avec leur passé, leurs ancêtres et les allochtones. Dans le règlement des conflits, la référence à la Terre-Mère ou au Créateur (mot que beaucoup de prêtres catholiques de paroisses amérindiennes ont substitué de nos jours à celui de Dieu), le recours à des plantes ou des objets sacrés transposent le conflit dans un domaine strictement autochtone, dans une sagesse vue comme exclusive aux Amérindiens, où les individus n’ont de comptes à rendre qu’à une loi autochtone, à un ordre naturel dont, en tant qu’Amérindiens, ils sont héritiers et responsables. Face à cet ordre, ils ne sont plus ni victimes, ni dépendants, ni ignorants des usages : il leur appartient de trouver ce dont ils ont besoin pour fonctionner comme des êtres humains autonomes et accomplis. Il n’est pas nécessaire que les gens croient aux fondements de la spiritualité panindienne (que ce soit du côté de celui qui règle le conflit ou de celui qui en est à l’origine) : elle peut n’intervenir que comme discours apaisant. En tout cas, elle n’est en général pas vue comme entrant en contradiction avec les autres systèmes de croyances. Dans l’acquisition d’une personnalité sociale, il est donc devenu usuel qu’un individu fasse un apprentissage, au moins de base, sinon approfondi, de cette spiritualité.

Concrètement, lors d’une situation conflictuelle, comment ressort le discours panindien et comment agit un médiateur (ou médiatrice) ? Prenons l’exemple de Caroline[16], femme anicinabe qui aborde la soixantaine. Issue d’une famille nombreuse très touchée par le fléau de l’alcoolisme, elle fut une des premières à se désintoxiquer de l’alcool. Pendant leurs années d’abus, presque tous les frères et soeurs étaient brouillés entre eux :

J’avais beaucoup de misère et je trouvais ça ben dur. J’avais beaucoup de colère en dedans de moi. Ça m’empêchait d’avancer. Je n’étais pas en harmonie avec mon Créateur. Ma famille, ils voulaient rien savoir de moi, à cause que j’avais été si mauvaise à cause de l’alcool. Cet homme [un leader religieux] que j’avais rencontré, il m’a dit que je devais me pardonner à moi-même et prier le Créateur et la Terre-Mère. Parce que j’allais plus dans le bois, en ce temps-là, je respectais plus la Terre-Mère. […] Un de mes frères, il a vu mon changement, la misère que j’avais, pis que je voulais me rapprocher d’eux autres. Lui aussi il avait arrêté de consommer. Un jour, il est venu s’asseoir à côté de moi. On a rien dit. Les Anicinabek ils ont pas tout le temps besoin de parler. On était assis juste là comme ça. Ça a été fini les chicanes. Après, on a toute recommencé de se voir pis maintenant on a ben du plaisir quand on est tous ensemble. (février 2008)

Caroline n’est pas un cas à part, son récit ressemble à des dizaines que j’ai entendus au fil des années. Elle qui fut catholique, puis pentecôtiste pendant un temps, dit ne pas se reconnaître dans la spiritualité panindienne, dont son récit est pourtant largement inspiré. L’homme, qu’elle a rencontré lors d’un grand rassemblement urbain d’anciens pensionnaires des écoles résidentielles, a suivi à peu près le même parcours religieux qu’elle. Il n’est pas identifié à un courant religieux en particulier, mais est réputé, dans plusieurs communautés anicinabek, pour son charisme et sa capacité à apaiser les gens.

Un médiateur n’intervient donc pas de son propre chef : il faut d’abord qu’il soit consulté, sinon cela serait contraire aux règles de conduite. Ensuite, soit chaque personne va le voir séparément et reçoit des conseils indirects (il ne lui sera jamais dit ce qu’elle doit faire, mais sera plutôt incité à la réflexion). Elle sera encouragée à prier, à penser, voire à effectuer des gestes rituels. Soit le médiateur va évoquer le problème en public, sans citer de noms, invitant tout le monde à méditer et à accomplir des démarches de réconciliation. Il appartient alors aux parties en litige de faire ou non le premier pas. L’évocation publique d’un litige ne peut avoir lieu dans n’importe quel contexte : il faut que celui-ci soit déjà ritualisé. Il peut s’agir de la semaine de sensibilisation à l’abus d’alcool et à la toxicomanie, d’une messe en plein air (le prêtre et/ou le leader spirituel prenant alors la parole), d’un cercle de guérison ou de toute autre réunion portant sur la résolution de problèmes ou célébrant une occasion de rassemblement communautaire. Le règlement se produit donc sans confrontation provoquée et quand les opposants font preuve de bonne volonté pour apaiser la dispute. C’est ainsi que deux cousins anicinabek, l’un atteignant la fin de la trentaine, l’autre le début de la quarantaine, ennemis jurés pour des raisons qui semblaient s’être perdues dans la mémoire collective, parurent devenir subitement meilleurs amis après leurs psychothérapies respectives (l’un pour violence, l’autre pour des motifs qui lui appartiennent). On murmura que l’un avait beaucoup commencé à s’intéresser « aux affaires de pow-wows » (la spiritualité panindienne) et que l’autre s’était grandement rapproché de son grand-oncle, avec qui il allait parler « de choses du temps passé » et apprendre à faire « de l’artisanat ». On les vit ensuite faire des activités communes et se saluer dans la rue, ce que personne ne se souvenait avoir vu depuis longtemps. Mais ils n’en étaient jamais venus aux mains. Le règlement devient en effet beaucoup plus difficile à atteindre s’il y a déjà eu des manifestations de violence physique ou verbale : non seulement la justice pénale peut s’en mêler, mais également la montée de l’antagonisme est vue comme dépassant le champ d’action d’un médiateur, puisque celui-ci doit pouvoir faire appel à la raison des deux parties. Ces litiges-là peuvent ainsi continuer pendant des années, voire des décennies.

Paul, Anicinabe dans la cinquantaine, m’a fait remarquer l’importance des occasions rituelles pour mettre fin à des querelles :

C’est surtout les funérailles qui font ça. Les funérailles pour les enfants […]. Pour les suicides aussi, ou pour les gens que tout le monde aimait dans la communauté. C’est ça qui est le plus dur, dire au revoir à ce monde-là. Ça nous touche tous. Le monde a trop de peine, on dirait que ça fait oublier toutes les histoires. Des fois ça revient plus tard. Mais quand même, on dirait qu’on peut pas avoir de la haine dans son coeur dans ces moments-là. Y en a qui disent des prières, d’autres qui mettent du tabac, d’autres c’est d’autres affaires, des plumes, des choses de même, en fonction de leurs croyances. Des fois, le chef, les aînés, même le curé, ils disent des choses, des mots en avant, pour qu’on se sente mieux, qu’on fasse la paix entre nous autres, autour du mort, pis ça nous fait de quoi. Pis après, ça peut repartir de zéro. [court silence] Des fois. (janvier 2009)

La mort d’aînés, d’après mes constatations, fait partie de ces moments forts où la communauté, touchée par la perte de l’être humain, mais aussi de son savoir et de son expérience, cherche à mettre de côté ses tensions internes : telle cette femme qui, à la mort de sa tante, dit avoir trouvé l’occasion de pardonner à son mari de l’avoir trompée et avoir réussi à faire le deuil de sa relation avec lui, ce qui permit à ce dernier de récupérer ses affaires dans sa maison et de cesser d’être invectivé par elle en public.

Il peut sembler curieux que j’aie, jusqu’ici, très peu parlé des aînés (les gens âgés de plus de 60 ans). En effet, quand on pense aux figures d’autorité dans les communautés amérindiennes, on aurait tendance à les évoquer, car ils sont toujours présentés comme les individus les plus respectés. Ils sont en effet considérés comme des références en matière de tradition, de valeurs culturelles, de langue, de connaissance du territoire, surtout ceux qui sont nés et ont été élevés en forêt. L’importance de l’âge dans la position d’autorité est dite traditionnelle par les Amérindiens et il est probable qu’il ait fait partie des facteurs déterminants, comme l’indique l’étude d’Ezzo (1988) sur le statut des femmes âgées dans le nord-est de l’Amérique. Aujourd’hui, pourtant, la position sociale des aînés est plus ambiguë qu’il n’y paraît. Ainsi, les aînés se plaignent souvent de ne pas être écoutés comme ils le devraient. En fait, il semble qu’ils ont toujours eu une autorité tacite, notamment pour la gestion du territoire, de même que pour la gestion de la vie collective[17]. Si les Amérindiens insistent tant sur l’importance de les consulter, serait-ce parce que ces aînés ont besoin de reconquérir leur place au sein de la société ? Comme grands-parents dans leur propre famille, ils sont très respectés. Mais il est rare qu’une personne s’adresse à un aîné si celui-ci ne fait pas partie de sa parenté proche. En outre, elle n’en attendra pas autre chose que des conseils : la non-ingérence dans les affaires d’autrui, règle de conduite traditionnelle qui est encore suivie par les aînés, empêche l’intervention directe en cas de conflit. Deux autres facteurs jouent également dans ce peu de recours aux aînés : l’un est la langue, l’autre le manque de connaissances des références panindiennes chez les aînés. En effet, les aînés sont les derniers à être unilingues dans leur langue vernaculaire et si la génération qui les suit est encore capable de parler avec eux, les autres ne maîtrisent souvent pas assez leur vocabulaire. Ensuite, les aînés ne prisent guère les cérémonies panindiennes qu’ils perçoivent comme de la sorcellerie. Enfin, ils ne savent pas forcément pourquoi ils peuvent recevoir des cadeaux et des visites comme le dicte la spiritualité panindienne, qui prône la reconstruction familiale et la réparation des ruptures entre les générations : ainsi, ils sont étonnés quand ils se voient offrir du tabac alors qu’ils ne fument pas. Considérant tous ces facteurs, il faut donc, pour être rigoureux, dire que les aînés sont théoriquement des figures à consulter, en cas de conflit ou autre, mais qu’en pratique ce recours n’est pas toujours possible.

Conclusion

Il est important de retenir que, dans le contexte contemporain, le règlement des conflits interpersonnels dépend beaucoup de l’idéologie qui sous-tend le récit postcolonial. La compréhension et le jugement du passé colonial sont exprimés, incorporés et publicisés à travers des croyances, des symboles et des rites qui constituent l’essence de la spiritualité panindienne et qui peuvent servir de cadre d’intervention. Cette spiritualité, ou du moins les éléments les plus connus de sa rhétorique et de ses icônes (visuelles et matérielles) sont devenus des outils de médiation, peu importe qu’on y adhère ou non. Ils sont d’ailleurs largement utilisés dans les domaines de l’intervention sociale, par exemple sur les dépliants des programmes sanitaires et sociaux du gouvernement à destination des Amérindiens et dans les centres de réhabilitation gérés par des Amérindiens. Il appartient alors aux personnes qui font autorité ou qui appliquent ces programmes de faire un usage judicieux et informé des formules et des images panindiennes : tout dépend si leur public y est acquis, ou si l’allégeance à une autre religion ou simplement la méfiance envers ce qui est encore souvent une nouveauté sont clairement affirmées dans la communauté. N’est pas forcément considéré comme Amérindien ce qui a l’air de l’être : le catholicisme est parfois perçu comme plus amérindien que la « spiritualité traditionnelle », puisqu’il est implanté depuis plus longtemps.

Le respect des normes de conduite et de savoir-vivre joue également un rôle fondamental dans le contrôle social de l’ordre. La non-ingérence et la liberté de choix dans les prises de décision individuelles ont un caractère essentiel, de nature culturelle. Reprenant une formulation d’Assier-Andrieu (1987) au sujet d’un ouvrage d’Hamnett (1975), « on suggère que des [comportements] sont le résultat de l’obéissance à des normes sans que l’existence ou l’emploi d’un moyen de coercition n’intervienne dans leur accomplissement ». Assier-Andrieu trouve l’explication problématique en ce qu’elle suggère « un introuvable droit per se », qui demeure « au niveau d’un béhaviorisme des moins explicatifs » (ibid. : 100). Cet auteur cherche en effet à définir ce qu’est le droit, comme ensemble de règles et de normes et comme phénomène social, dans des sociétés où le contrôle social ne repose ni sur l’intervention d’une puissance publique, ni sur un système juridique codifié, ni sur des institutions. Précisons alors que, dans les cas qui nous occupent, s’il n’est pas d’institution (autre que celles du droit canadien) pour corriger les distorsions de l’ordre social, il existe des sanctions que sont l’animosité, l’ignorance mutuelle et les mille et un désagréments qui pourrissent la vie des gens vivant dans de petits villages où tout se sait, et qui peuvent conduire jusqu’à l’ostracisme. Ces désagréments ont un impact persuasif sur les individus car ils sont perçus comme la manifestation pathologique d’un traumatisme historique. Or, chaque individu peut participer à résorber ce traumatisme en optant pour la voie de la réconciliation. Dans le cas contraire, il prend la responsabilité de le perpétuer.

Même si je n’ai pas cherché à traiter cela ici, je voudrais préciser que le droit canadien, quant à lui, reste largement étranger à de nombreuses sociétés autochtones qui, hormis les juristes et les leaders impliqués dans la judiciarisation des revendications, le subissent plutôt qu’elles ne le comprennent. La simple différence, entre les allochtones et les Autochtones, de règles de politesse peut avoir de graves conséquences : par exemple, il est impoli chez les Anicinabek de regarder quelqu’un dans les yeux, surtout quand on reconnaît son autorité, alors que les allochtones interprètent ce comportement comme une preuve d’insolence, ce que les juges, notamment, ne tolèrent pas. Le succès du panindianisme comme outil d’intervention ou rhétorique pour mettre en mots semble indiquer que la restructuration de piliers éthiques et de figures d’autorité fortes dans les communautés amérindiennes doit passer par une prise en charge locale du droit, donc par une meilleure gouvernance.

J’ai limité l’analyse à la gestion des situations conflictuelles entre individus. Qu’en est-il des querelles entre familles ? D’après Annick Chiron de la Casinière (2003 : 344), à Pakuashipi, les « chicanes internes », « des dissidences entre différentes familles », sont « un fléau qui empoisonne le village ». Joséphine Téoran (2006) a observé le même type de phénomène à Mashteuiatsh et je l’ai également observé dans plusieurs communautés anicinabek. Malgré la différence des histoires, les raisons sont semblables : des divergences de « décisions politiques, de débats idéologiques, de pratiques quotidiennes au niveau des coutumes ou de la vie moderne » (Chiron de la Casinière, 2003 : 345). Dans ces cas-là, il ne peut y avoir de médiateur capable de pacifier la situation : personne n’est reconnu comme ayant suffisamment de charisme ou de légitimité pour rétablir un équilibre entre les positions. Quand un conflit entre familles dégénère, au point de mettre en péril le caractère démocratique des élections au conseil par exemple, soit l’un des candidats acceptera de se reconnaître comme battu, soit le gouvernement va dépêcher un conciliateur sur place. Mais à ce moment-là, nul doute que la communauté fera front pour empêcher l’intrus venu de l’extérieur de se mêler des affaires internes.