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Le roman L’influence d’un livre que fit paraître, en 1837, Philippe Aubert de Gaspé fils, présente un titre qui fascine et intrigue. L’abbé Henri-Raymond Casgrain, qui publia en 1864 une version altérée du roman, le trouvait « ambigu [1] ». Nous pouvons être d’accord avec lui : le titre de l’édition princeps permet deux lectures, selon que l’on interprète le « un » comme un adjectif numéral ou comme un article indéfini. Le sens à donner à ce titre oscillerait ainsi entre l’évocation du livre singulier et l’allusion au livre commun. Loin d’être un défaut qui demande une correction (comme le fit l’abbé en renommant la réédition posthume), cet énoncé polysémique accolé à un roman contemporain de l’émergence de l’imprimé moderne est on ne peut plus topique : il présente de manière condensée la problématique de l’histoire culturelle au Canada français durant la première moitié du xixe siècle.

C’est à la fois cette problématique et la posture d’Aubert de Gaspé fils que cet article retrace, afin de souligner les enjeux culturels qui sous-tendent ce premier roman de la littérature canadienne d’expression française. Les deux premières sections sont consacrées à une typologie culturelle des personnages, qui est comparée à celle du narrateur dans la troisième section. Enfin, la dernière section interroge le projet hégémonique qui anime l’auteur de L’influence d’un livre.

L’influence du livre dans la culture orale et populaire

Bernard Andrès écrivait, à propos du roman d’Aubert de Gaspé fils, qu’une « typologie des protagonistes révélerait à coup sûr le principe [d’un] clivage » au sujet de « la science et [des] niveaux de connaissance auxquels peuvent ou non avoir accès les personnages selon leurs origine et dotation socioculturelle [2] ». Il s’agira donc ici d’apporter, par l’élaboration d’une typologie culturelle des protagonistes du roman, une confirmation de cette conjecture.

Le récit d’Aubert de Gaspé fils met en scène deux ensembles de personnages aux pratiques culturelles différenciées : il y a d’une part les personnages qui évoluent dans une culture fondée sur la transmission orale, et d’autre part les personnages qui évoluent dans une culture informée par l’écrit. Les frontières de cette division ne sont pas parfaitement étanches : ces deux ensembles grossièrement divisés se subdivisent à leur tour quand on fait l’analyse plus fine des contextes d’énonciation qui se profilent dans l’univers du récit. Néanmoins, cette bipartition rudimentaire des habitus permet de saisir une dynamique importante du roman.

Le premier ensemble représenté est constitué par les nombreux personnages qui disent et pensent dans les formes propres à une culture orale. Ceux-ci reproduisent le groupe social le plus nombreux du Bas-Canada : les paysans. Le personnage de Capistrau est caractéristique de cet ensemble. Le portrait qu’en fait le narrateur nous apprend qu’il sait à peine lire [3]. Par contre, il est dépositaire de « vieilles légendes » qu’il raconte et de rumeurs dont il se fait le relais. Cherchant à persuader Amand de renoncer à la visite de la caverne légendaire de Cap-au-Corbeau et de rechercher plutôt des trésors dans des lieux moins hasardeux, Capistrau argumente :

je me rappelle d’avoir entendu dire à mon grand-père qu’un seigneur qui passait pour très riche était mort dans cette paroisse et que, malgré toutes les recherches qu’on a pu faire, on n’a jamais trouvé un sol chez lui ; et beaucoup de personnes ont dit qu’il avait coutume d’enterrer son argent dans le bois qui avoisinait son domaine.

IL, 107. C’est nous qui soulignons

À une intersection où se croisent ragots et cancans, Capistrau participe d’une culture dont les moyens relèvent de l’auralité autant que de l’oralité, deux homonymes qui renvoient aux organes de réception et de diffusion de la communication parlée. Une de ces fonctions est d’ailleurs symbolisée par la bouche monstrueuse de Capistrau, dont l’inscription indicielle marque la porte du presbytère de Saint-Jean-Port-Joli. Par la voix du narrateur, Aubert de Gaspé fils thématise ici ce trait du personnage :

Cette bouche était une bouche monstre : le type de toutes les bouches monstres. Ceux qui en doutent peuvent en voir la dimension au presbytère de Saint-Jean-Port-Joli ; car moyennant un minot de pois, il a consenti à la laisser mesurer, au compas, et le rayon en est encore marqué sur la porte.

IL, 104-105

Tous les personnages qui partagent l’habitus de Capistrau n’ont pas sa jactance colorée, ni sans doute le même rayon de mâchoire. Le personnage de Dupont, par exemple, possède au contraire un caractère réservé et laconique.

Les conteurs de légendes canadiennes relèvent aussi de la performance orale, dont ils sont à la fois des spécialistes et des dépositaires de la tradition. Les performances narratives du père Ducros, de l’habitant qui apparaît dans le chapitre intitulé « L’Étranger » et du mendiant âgé qui se retrouve autour de l’âtre chez Joseph Amand donnent lieu à la transposition d’une thématique et d’une poétique caractéristiques de la culture orale et populaire. Ces personnages de conteurs sont d’anciens voyageurs : le père Ducros est un « vieux voyageur » (IL, 56), le bonhomme qui raconte l’histoire de Rose Latulipe laisse entendre qu’il a été voyageur pour la Compagnie du Nord-Ouest pendant cinq ans (IL, 57), le mendiant chez Joseph Amand a été engagé dans sa jeunesse par la Compagnie du Labrador (IL, 94). Les cadres contextuels temporels que ces conteurs évoquent dans les légendes se situent au xviiie siècle, siècle de la colonie française : ils décrivent donc tous un passé relativement lointain et prestigieux, voire mythique.

Dans cette galerie de types sociaux et culturels, le personnage de Charles Amand a un caractère particulier. Deux passages du roman soulignent son habileté manuelle. La lettre d’un certain T. L. B***, que le Docteur T*** lit à voix haute avant la leçon d’anatomie, mentionne qu’Amand « est un bon ouvrier » (IL, 79). Au chapitre XI, le narrateur précise qu’Amand s’emploie à des tâches d’ouvrier sur l’île d’Anticosti (IL, 115-116). Toutefois, les caractéristiques sociales et culturelles d’Amand l’apparentent à la paysannerie. Il correspond assez bien au type de l’artisan spécialisé que l’on trouvait au sein de la classe paysanne à laquelle appartiennent Capistrau, Dupont et les conteurs de légendes.

Le narrateur souligne le degré d’alphabétisation assez important de Charles Amand : malgré son manque d’éducation (IL, 33), il sait lire un peu, il est autodidacte et connaît des mots longs et difficiles (IL, 37). À l’instar des conteurs, il excelle aussi dans la performance orale. Les étudiants rassemblés dans la salle d’autopsie lui reconnaissent de l’éloquence :

Ils furent surpris de la facilité avec laquelle il s’énonçait et ils écoutèrent les détails minutieux qu’il leur donna avec une chaleur et une éloquence si admirables dans un homme dont l’éducation se bornait à savoir lire un peu, et qui encore était obligé d’épeler souvent.

IL, 81

Dans cet extrait, le personnage un peu alphabétisé montre une attitude respectueuse à l’égard de la lettre. Dans une autre scène du roman, Amand suit « à la lettre toutes les directions » du livre [4], dont il grave dans sa tête tous les mots (IL, 31). La fidélité d’Amand aux directives du livre se manifeste aussi dans la profération de formules qu’il répète. C’est d’ailleurs l’inobservance des consignes qu’il reproche à Dupont, qui a acheté la poule noire au lieu de la voler, comme il était écrit dans le grimoire. Fâché, Amand rétorque à Dupont : « Veux-tu que je te lise encore le passage ? Est-ce que tu ne t’en rappelles plus ? » (IL, 32) Le personnage accorde donc aux énoncés du livre une grande autorité. En d’autres mots, Amand ne relativise pas les prétendus savoirs du livre, mais leur attribue une valeur absolue.

Ce mode de relation au livre, qu’Amand incarne de manière caricaturale, est partagé par les personnages qui ont en commun son habitus. Une analyse rapide des contes permet de reconnaître une soumission implicite (non pas maladive comme celle d’Amand) des conteurs de légendes canadiennes au livre sacré de l’église catholique romaine. Il y a peut-être entre les personnages d’Amand et de Ducros aussi peu de différences qu’entre un lecteur d’almanachs et un habitant qui se fait lire les journaux : l’un sait lire, l’autre pas, mais tous deux puisent à un même fonds culturel superstitieux, religieux et fantastique. Donc, il y a non pas une différence de classe entre les conteurs-voyageurs et Charles Amand (qui a travaillé au moins cinq ans sur l’île d’Anticosti, un équivalent de l’hinterland du Nord-Ouest), mais des différences de degrés dans les pratiques coexistantes au sein de cette même classe, celle de l’habitant autodidacte qui sait lire un peu et celle de l’habitant analphabète. L’un et l’autre incarnent les pratiques culturelles d’un ensemble socialement différencié par un contexte d’oralité et de culture populaire. D’ailleurs, dans la note qu’il glisse dans le dialogue entre Dupont et Amand autour d’une conjuration nocturne, Aubert de Gaspé fils prend la peine d’attribuer à « beaucoup de Canadiens » cet attachement à la lettre qui caractérise le personnage de Charles Amand. À propos d’un certain monsieur B***, il écrit : « Beaucoup de Canadiens ont cette croyance : qu’un homme peut posséder tous les livres du monde, excepté un. » (IL, 32) Dans cette note, l’auteur emploie le mot croyance, qui définit le type de savoir impliqué dans l’attitude culturelle dont il est question ici. On retrouve dans des passages variés la figure du livre unique nimbé de l’aura [5], le livre sans copie, soustrait à la reproduction massive. C’est cette même conception qui est exprimée par l’auteur dans une autre note de bas de page à propos d’« une formule cabalistique » qu’Amand prononce durant la conjuration nocturne :

Je dois avertir mon lecteur que cette formule de conjuration, ainsi que la manière de changer les métaux en argent, dont nous avons parlé plus haut, ne se trouve pas dans les ouvrages d’Albert-le-Petit tels qu’on les vend ordinairement. Mais ce sont des éditions contrefaites. Amand m’a assuré, lui-même, qu’il tenait une véritable copie de l’original qui lui avait été donnée par un Français.

IL, 40

Que la figure soit posée à l’envers ou à l’endroit, que la source d’autorité soit l’institution ou la mère patrie, le type du livre ou de l’exemplaire unique dont il est question est le livre d’avant l’expansion industrielle de l’imprimerie. Le livre d’Amand est le livre qu’on cache comme un trésor. La valorisation qui est faite de la « véritable copie de l’original » au détriment des autres copies, donc des copies en général, témoigne d’un attachement à la vision du monde qui dominait à l’époque du copiste et des scriptoria, et l’inquiétude d’Amand relève typiquement d’une problématique contemporaine des débuts de la reproduction mécanisée du livre.

L’influence des livres dans la classe intellectuelle

Les jeunes gens qui se réunissent dans une salle d’anatomie et se racontent leurs exploits pour se procurer des cadavres à disséquer, les deux mauvais plaisantins de Baie-Saint-Paul, le notaire érudit et « bel esprit du lieu » qui se trouve autour de l’âtre chez Joseph Amand, les docteurs F*** et T***, puis les personnages de Saint-Céran, Dimitry et Rogers qui exercent la profession de médecin vers la fin de l’histoire tracent les contours d’un ensemble de personnages alphabétisés, étudiants et professionnels, qui forment la strate d’une classe intellectuelle émergente. Les circonstances dans lesquelles évoluent ces personnages sont contemporaines des inquiétudes qui surgissent dans les années 1820 au Bas-Canada à propos des diplômes professionnels [6]. L’ostracisme des pratiques qui ne sont pas accréditées par des institutions d’enseignement est tangible dans la note de l’auteur au sujet de l’épithète « M. le docteur » attribuée au personnage de Joseph Lepage par les paroissiens (IL, 53-54). La mise au ban de Lepage dans cette note et dans le portrait rébarbatif qui en est fait dans les chapitres où le personnage apparaît peut être lue comme l’action discursive de Philippe Aubert de Gaspé fils et d’une classe intellectuelle qui cherchent à imposer des formes déterminées d’acceptabilité du savoir à l’égard des autodidactes et des praticiens formés hors des institutions.

La profession de foi positiviste des personnages alphabétisés qui forment cette classe intellectuelle contraste avec les superstitions des personnages d’extraction paysanne. Les étudiants représentés sont, à plus d’une reprise, dans une situation conflictuelle vis-à-vis des discours populaires. Le clerc de notaire chez Joseph Amand (qui se fait finalement clouer le bec dans une joute oratoire avec Charles Amand) oppose à la légende racontée par le mendiant une explication rationnelle. Les plaisantins de Baie-Saint-Paul bernent les tentatives de magie d’Amand et de Capistrau. Le même type de scène conflictuelle oppose les étudiants d’anatomie et l’alchimiste dans la salle d’autopsie. La mise en scène répétée de cette confrontation en fait un sujet majeur du roman d’Aubert de Gaspé fils.

Nous allons nous intéresser ici, pour exposer les pratiques de cet ensemble culturellement différencié, à deux personnages qui apparaissent, non pas à l’arrière-scène, comme les docteurs désignés par des lettres alphabétiques et les étudiants sans caractère, mais à l’avant-plan de l’intrigue : le personnage d’Eugène de Saint-Céran, qui est présenté tantôt lisant, tantôt écrivant, et un personnage secondaire relativement bien documenté prénommé Dimitry, qui lit des romans et écrit des billets amoureux.

Un regard onomastique sur le patronyme de Saint-Céran, spécialement sur la particule, suggère l’appartenance du personnage à la petite noblesse canadienne. Le narrateur dit d’ailleurs de lui qu’il descend d’une « bonne famille » (IL, 69). Dans ce même passage, il indique aussi que Saint-Céran a perfectionné son éducation par la lecture, qu’il a « passé la plus grande partie de sa jeunesse dans une belle retraite, à la campagne, où il se livrait à son gré à son goût passionné de l’étude ». Dans la situation initiale, ce personnage se trouve dans une situation financière médiocre. Il annonce à Amélie son projet de se livrer à l’étude de la médecine dans la capitale en ajoutant : « Tu le sais, je suis sans fortune… » (IL, 73) La première apparition de Saint-Céran le présente en habit de voyageur, au retour des pays d’en haut. C’est lui qui prend la direction des opérations lors de la découverte du cadavre de Guillemette : il alerte les autorités compétentes, fait la déposition et il se fait désigner par le magistrat pour monter la garde. C’est alors qu’il montre un intérêt pour les récits du père Ducros, le vieux voyageur. Le personnage apparaît alors, pour le lecteur qui le connaît peu, comme un jeune homme lettré. Le narrateur dit de lui qu’« il écrivait, assis près d’une table » (IL, 55). Au chapitre VII, on le retrouve, étudiant dans la capitale et, à la fin du roman, jeune médecin.

Bien qu’il partage avec le personnage de Charles Amand la passion de l’étude, Saint-Céran se distingue de la monobibliomanie de l’apprenti alchimiste par l’attitude moderne et relativiste qu’il adopte à l’égard de l’imprimé. Afin de créer un contraste avec la terminologie adoptée précédemment dans la présentation des types culturels, nous décrirons Saint-Céran comme l’homme d’une multitude de livres, que symbolise sa bibliothèque (IL, 70, 117). Témoin les nombreux auteurs de la littérature française et anglaise cités par le jeune homme dans ses soliloques ou dans les scènes dialoguées.

De son côté, le personnage de Dimitry présente, mais plus succinctement, des attributs assez semblables. Un coup d’oeil sur le nom du personnage révèle une graphie étrangère au français. Rainier Grutman a proposé de voir dans ce personnage un anglophone, et a suggéré que certaines scènes, comme celles de l’autopsie et de la conversation entre Dimitry et Saint-Céran à Québec, « ont lieu en anglais dans l’univers du récit [7] ». La culture que ce personnage secondaire exhibe et les milieux qu’il fréquente reproduisent dans l’univers romanesque la gentry, la classe des hauts fonctionnaires de la colonie et la bourgeoisie anglaise. Comme Saint-Céran, Dimitry est l’homme d’une multitude de livres. Il est, à en juger par les énoncés qui lui sont attribués, lecteur de Voltaire et de Shakespeare, bien qu’il ignore, apprend-on dans un échange qui semble destiné à établir la supériorité de la culture littéraire du personnage de Saint-Céran, la Venise sauvée des eaux de Otway (IL, 121). Mais les ressemblances entre Dimitry et Saint-Céran se limitent à un fonds commun de lecture, à une éducation et à une profession semblables. La position de Saint-Céran par rapport à la culture canadienne-française est celle d’un intellectuel organique, et elle se distingue nettement de la situation de son camarade, qui ignore la paysannerie canadienne-française et évolue exclusivement dans un contexte urbain. Le jeune homme francophone qui revient des pays d’en haut est familier avec les récits des vieux voyageurs et il se révèle être un amateur de légendes. Cette différenciation nous permet de rediviser la gent éduquée en des sous-groupes nationaux et de faire ressortir, au sein de la classe alphabétisée et instruite, l’intellectuel organique qui partage la culture populaire avec la classe paysanne.

Les deux personnages se distinguent aussi entre eux par leur appréciation de la fiction. Les réflexions que livrent Saint-Céran et Dimitry, de même que les actions qu’ils effectuent, permettent d’observer qu’ils ne réservent pas la même place à la « pratique », et de remarquer également qu’ils n’attribuent pas la même valeur au livre et à ses contenus. Pour résumer cette différence entre les deux amis, nous dirons que Saint-Céran relativise les modèles de conduite sociale que l’on trouve dans la littérature, ceux-là mêmes qui apparaissent comme des impératifs pour Dimitry.

Le différend sur cette question surgit dans leur conversation à Québec chez Saint-Céran. La scène débute par le soliloque que tient ce dernier dans sa chambre. Il passe en revue les événements d’un bal donné la veille, fait une réflexion sur l’apprentissage par la « pratique », puis enchaîne avec le récit de la mésaventure galante de son ami Dimitry. Dans ce soliloque, Saint-Céran mêle à ses réflexions les paroles écrites de Dimitry et les propos d’Adeline :

C’est désespérant de voir qu’il faille tout apprendre par la pratique. — Ce pauvre Dimitry, s’il savait comment sa note et son panier à ouvrage ont été reçus hier. — Il serait assez fou de se mettre en colère — c’était pourtant aimable, ce billet.
— Mademoiselle, pardonnez-moi de différer une seule fois d’opinion avec vous. Vous m’avez dit, hier, au bazar, que si je gagnais le panier qui accompagne ce billet, de le donner à la plus laide ; je ne veux pas suivre votre avis, je l’offre à la plus belle, et j’espère que vous voudrez bien l’accepter./Tout à vous,/Dimitry
Ce tout à vous est charmant, a dit cette chère Adeline. Grand merci du présent, monsieur, je renoncerais à tout plutôt. Mais elle a gardé le panier — c’est dans les convenances. Je parie qu’il y rêve encore à cette heure ; je le désabuserai. Comme dit Eugène Sue : — Encore un qui verra vrai.

IL, 118-119

À ce point de l’histoire, Dimitry frappe à la porte. Saint-Céran l’accueille, lui offre un cigare et un fauteuil. Le visiteur aborde tout de suite avec son ami l’exploit qu’il a accompli la veille :

— J’ai fait furieusement le galant hier, Saint-Céran.
— Pas possible — tu badines ?
— Parole d’honneur. J’ai envoyé un joli panier à Adeline.
— Elle n’a pas voulu accepter.
— Quoi, le panier ?
— Non, le tout à vous.
— Que diable veux-tu dire ?
— Mademoiselle, permettez-moi de différer une seule fois d’opinion avec vous, etc.
— Ah ! ça, Saint-Céran, dit Dimitry en rougissant, où as-tu pris cela ?
— J’y étais mon cher, elle s’est moquée de toi.

IL, 120

Nous apprenons dans cette scène que Dimitry a mené une entreprise galante en faisant une déclaration écrite à Amélie, comme le font les personnages de romans. En favorisant la déclaration écrite dans le rapport amoureux, Dimitry s’est exposé à être ridiculisé par la dame qui a lu le billet à haute voix en son absence devant la société réunie au bal. Lorsque son ami le lui apprend enfin, Dimitry rougit.

L’absence de pratique à laquelle Saint-Céran fait allusion lorsqu’il s’adresse à Dimitry un peu plus loin dans cette scène — « Dis plutôt que tu manques de pratique » (IL, 122) —, c’est peut-être le défaut d’un savoir-faire mondain, mais n’est-ce pas aussi l’impossibilité pour le personnage de Dimitry de s’arracher à l’univers du livre, non pas d’un seul livre bien sûr, mais de tous les livres qu’il a lus, son intoxication aux livres, et en particulier à un certain genre romanesque ? Ce héros de la littérature qu’imite Dimitry est moqué par la société qui fréquente le bal et par « the cold reality » qu’évoque Saint-Céran (IL, 123). L’auteur a mis en scène dans cet échange entre Dimitry et Saint-Céran la confrontation de conceptions divergentes de la pratique et des rapports entre le lecteur et la réalité. Mais il le fait en ménageant une supériorité au personnage francophone et relativiste qui désabuse ici un personnage anglophone dominé par les livres. Nous pouvons voir le personnage de Dimitry comme la personnification d’une pathologie du lecteur, qui confond réalité et fiction, dont l’attitude de Saint-Céran est en quelque sorte l’antidote [8].

Les effets de la narration

Nous allons maintenant scruter les positions et les pratiques à un autre niveau du récit, celui de la narration. Les chercheurs qui se sont intéressés à cet aspect du roman ont souligné la ressemblance de Saint-Céran et du narrateur, quand ce n’est pas celle de Saint-Céran et de l’auteur. André Sénécal, par exemple, a fait remarquer la similitude biographique entre l’auteur et ce personnage par leur commune appartenance à la bonne société, leur absence de fortune et leur jeunesse dissipée [9]. Cette similitude se manifeste aussi dans l’étendue de la focalisation interne, où le point de vue du personnage focal, Saint-Céran, en vient presque à se substituer à la narration [10]. La ressemblance entre ce personnage et le narrateur peut de plus être constatée dans les références littéraires : l’érudition du narrateur recouvre assez exactement celle d’Eugène de Saint-Céran. En somme, les traits du narrateur le situent dans le deuxième type culturel que nous avons défini, aux côtés du héros, de Dimitry, des étudiants et des professionnels, personnages « positifs » qui évoluent plus ou moins heureusement dans un contexte où l’imprimé est un véhicule important de la reproduction sociale.

Bien entendu, le dédoublement d’un type de personnage dans la personne du narrateur procure, en raison de la position avantageuse du narrateur dans le récit, un statut et des moyens à ce type qui ne sont pas accessibles aux autres personnages. Le narrateur dispose en effet de la possibilité, au moyen de l’action narrative, de rendre effectives ses propres positions. Devant une telle possibilité, il faut se demander si la représentation réaliste des rapports entre les groupes historiques est effectivement réfractée par la poiêsis de celui qui raconte. En d’autres termes, l’action discursive de la personne qui raconte poursuit-elle les aspirations d’un groupe social particulier ?

Nous allons tenter de rendre visible l’action discursive de l’auteur en comparant rapidement le statut, dans le récit, de la généalogie du conte oral avec celui de la généalogie littéraire. André Sénécal a appelé « généalogie du dire » la formule inaugurale par laquelle les conteurs de légendes, dans L’influence d’un livre, se manifestent et rendent compte de la filiation des légendes [11]. C’est par une généalogie du dire que le personnage du père Ducros commence son récit au chapitre IV : « je vous raconterai l’histoire telle qu’on me l’a racontée ; je la tiens d’un vieillard très respectable. » (IL, 56)

Ainsi, le père Ducros fournit la source du conte, professe une fidélité à cette source et donne ainsi à son discours l’autorité de la tradition. L’habitant anonyme qui apparaît dans le chapitre intitulé « L’Étranger » débute lui aussi le récit de Rose Latulipe par une formule semblable :

– Je tiens cette histoire de mon grand-père […] ; et je vais vous la conter comme il me la contait lui-même.

IL, 60

Ici encore, nous observons une explicitation de la source, la profession de fidélité, l’actualisation de la tradition. La généalogie du dire relève à la fois d’une poétique de la transmission orale et de l’institution de sa tradition. Certes, le mendiant chez Joseph Amand qui entame « La légende de Labrador » ne profère pas une telle formule. Il n’en a pas besoin, puisqu’il s’agit d’un récit autobiographique : il commence in medias res le récit de son aventure de jeunesse dans les termes d’une narration homodiégétique.

Du côté de la généalogie littéraire, les exemples sont nombreux. À la citation et à la glose, Saint-Céran et le narrateur joignent le nom propre de l’auteur, c’est-à-dire du producteur historique du discours rapporté. En voici un exemple, puisé dans un passage déjà reproduit, où le personnage de Saint-Céran se parle à lui-même :

Comme dit Eugène Sue : — Encore un qui verra vrai.

IL, 119

Ici, l’énoncé est attribué à un producteur historique : l’auteur de Plik et Plok. Par cette référence littéraire, le personnage de Saint-Céran, et à travers lui l’auteur, prennent position dans le champ littéraire de cette époque où s’affrontent les tenants de deux doctrines, romantisme et classicisme. La généalogie littéraire témoigne à la fois de l’ancrage du récit dans l’histoire et de l’action du récit dans le champ littéraire.

La comparaison des deux types de généalogie permet de remarquer que toutes les occurrences de la généalogie des légendes, par une figure inverse à celle de la prétérition [12], établissent une généalogie anonyme de producteurs, alors que les exemples de la généalogie littéraire font briller les noms propres qui instituent la République des lettres. En somme, la formule qui actualise la tradition dans une performance orale se trouve neutralisée par l’action d’un texte (écrit) qui multiplie par ailleurs les références bibliographiques et les commentaires d’histoire littéraire afin de se donner une assise institutionnelle. Cette différence dans le traitement de la généalogie de la parole écrite et de la généalogie du discours oral est un exemple de ce que nous avons appelé auparavant l’action discursive de l’auteur. Elle rend visible le processus par lequel l’auteur, par-delà la représentation réaliste des différences sociolinguistiques et culturelles, utilise une situation privilégiée pour faire avancer une position qu’il partage avec les personnages d’un groupe particulier.

Quelle est cette position ? Dans quel but les membres de la classe intellectuelle organique réservent-ils un traitement inégal aux généalogies du conte oral et du texte écrit ? Nous proposons la réponse suivante : l’anonymat des producteurs du récit oral est une condition de l’intégration à la littérature des collections de discours populaires et oraux.

L’influence de la littérature

Les visées hégémoniques inscrites dans L’influence d’un livre se manifestent par une transposition du répertoire oral dans une fiction écrite et par la valorisation ou la dévalorisation des divers aspects des pratiques culturelles concurrentes. Au moyen de la fiction, Philippe Aubert de Gaspé fils recompose les rapports existant entre les groupes sociaux en refendant ces groupes et en recréant de nouveaux blocs d’alliances.

On voit cette reconfiguration à l’oeuvre lorsque les personnages motivés par le même dessein que celui de l’auteur critiquent l’attachement et la soumission au livre unique du paysan alchimiste, mais ne l’abandonnent pas au mépris intellectuel. Par exemple, à la suite de l’intervention de Charles Amand dans la salle d’autopsie, le personnage de Leclerc dit : « C’est dommage qu’il soit fou [..], car il a de l’esprit. » (IL, 81) La locution impersonnelle qu’utilise Leclerc laisse entendre qu’il déplore cette situation. Et d’ajouter le narrateur : « tous les étudiants réfléchissaient sur le malheur de cette âme énergique qui, par son ignorance, se trouvait réduite à poursuivre toute sa vie, une chimère. » (IL, 81) Ce diagnostic des étudiants, qu’il soit exprimé directement ou par l’intermédiaire d’une focalisation interne, n’est pas impassible ni indifférent. Dans le même esprit, Saint-Céran cherche non pas à se réserver une culture littéraire, mais à étendre la sphère d’influence du livre moderne. C’est le sens que nous donnons au présent qu’il fait à Charles Amand, à la toute fin du récit, d’un dictionnaire en trois volumes et d’une vingtaine de manuels dans lesquels il est permis de reconnaître L’Encyclopédie (IL, 129-130).

Cette bienveillance n’est qu’une des faces de l’activité hégémonique. Le développement de l’influence de la littérature se réalise, comme nous l’avons montré dans la section précédente, par une intégration des contenus du répertoire populaire et un gommage des références aux producteurs historiques par lesquelles ce répertoire s’institutionnalise dans la tradition orale. De cette façon, le répertoire oral survit tout en se détachant du milieu où il naît. En d’autres termes, la mise en scène du concordat entre le personnage type de l’intellectuel organique et le personnage type d’extraction populaire se définit par un double geste : valorisation de l’artefact populaire et représentation prédominante de l’institution littéraire.

C’est dans cet esprit de valorisation de la culture populaire que les récits seconds enchâssés dans le récit premier occupent deux chapitres complets de L’influence d’un livre, et que les personnages de conteurs, qui semblent toucher de leur vieil âge la période de l’Ancien Régime français, sont, au sens littéral, des bonshommes. La représentation qui est faite des relations entre l’intellectuel organique et le performeur de la transmission orale est non conflictuelle, à l’image de l’invitation à raconter qu’Eugène de Saint-Céran adresse au père Ducros. Exceptionnellement, là où un tel conflit est mis en scène, la faute est portée au compte de l’intellectuel qui tourne le dos à la classe populaire. C’est ce qui se passe, par exemple, dans l’opposition entre le personnage du mendiant qui se trouve chez l’oncle d’Amand et le jeune notaire. Dans cette scène, le membre de la classe petite-bourgeoise fait violence, au nom du positivisme et de la rationalité, aux valeurs du récit traditionnel. Dans cette joute, le dernier mot appartient au représentant de la classe populaire : Charles Amand (IL, 101).

Il y a donc homologie entre, d’une part, le rapport qu’entretiennent dans le récit les personnages de conteurs du répertoire populaire (parlé) et les personnages intellectuels (lecteurs et producteurs d’écrits) et, d’autre part, la place des cultures orales et écrites dans la visée hégémonique d’Aubert de Gaspé fils et des intellectuels canadiens-français qui émergent dans la première moitié du xixe siècle.

Le projet de création d’une littérature nationale appelait une entreprise de transcription des collections de récits populaires et la transposition stylistique de leurs composantes poétiques. Ce répertoire de récits populaires constitue le contenu véritablement national du roman. C’est dans les discours des rumeurs et des récits seconds, racontés par les voyageurs ou relayés par les beaux parleurs, que l’on trouve la représentation des moeurs canadiennes dégagées des thèmes romantiques européens. Certes, dans cette transposition, la composante orale du conte et de la légende s’efface souvent devant la tournure littéraire. Mais les thèmes, les niveaux de langage et les techniques de la tradition orale y subsistent [13]. Bref, la création d’un roman de moeurs se traduit, dans L’influence d’un livre, par l’intégration de récits empruntés à la tradition populaire : elle puise une partie de son matériel narratif dans le terreau foisonnant des cancans, des dictons, des récits de voyages et des légendes, et une bonne part de son style dans la poétique de la performance orale et du dialogue quotidien. La classe intellectuelle organique qui émerge dans la première moitié du xixe siècle coule cette masse de culture accumulée, mais orale, dans une fondation écrite.

L’influence d’un livre doit donc être considéré comme une première pierre dans cette littérature en devenir. La classe intellectuelle émergente, premier public de l’imprimé et premier producteur de la littérature, en accord avec le projet éclairé des expériences française, anglaise et états-unienne, promeut l’élargissement des publics alphabétisés et l’expansion massive de l’imprimé, véhicule des contenus populaires fondateurs d’une identité nationale. C’est ainsi que Philippe Aubert de Gaspé fils jette les bases d’une littérature « canadienne ».