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Je suis un de ces êtres un peu hybrides au point de vue culturel avec un background à la fois irlandais et français un peu mélangé qui réussit difficilement à se situer complètement d’un côté ou de l’autre, l’avantage de ces gens-là c’est qu’ils ont beaucoup d’amis des deux côtés de la clôture […] On dit au Canada que c’est assez important pour réussir je ne sais pas si c’est vrai, il paraît qu’à part de ça qu’au point de vue de l’intelligence le mélange d’irlandais et de français ça fait des gens les plus intelligents. Je ne suis pas un spécialiste de la génétique mais je crois à ça[2].

Claude Ryan (1925-2004) fut un des intellectuels et hommes politiques québécois les plus importants de la deuxième moitié du xxe siècle. Militant des mouvements religieux, sociaux et civiques qui foisonnaient dans le Québec d’après-guerre, Ryan occupait la position de secrétaire national de l’Action catholique canadienne de 1945 à 1962 avant de se lancer, à l’âge de trente-sept ans, dans une carrière d’éditorialiste au grand quotidien montréalais Le Devoir. Il accède rapidement, dès 1964, à la direction du journal. Sa carrière à la rédaction du Devoir coïncidait avec une double crise prolongée : celle de la Confédération canadienne, confrontée à la montée du souverainisme politique, et celle de la société québécoise elle-même qui connaît l’ébranlement de ses assises traditionnelles par une critique massive et pluridimensionnelle de l’autorité dans les domaines religieux, politiques, éducationnels et familiaux. Rapidement, Ryan s’affirme comme un des intervenants les plus influents sur la question de la direction des nouveaux courants de la société québécoise, et comme un des grands interlocuteurs québécois dans le débat entre fédéralistes et souverainistes.

Son statut incontestable de porte-parole d’un fédéralisme renouvelé s’opposant à la fois au centralisme de Pierre Trudeau et au souverainisme de René Lévesque l’a dirigé, à la fin des années 1970, vers une troisième carrière, celle de la politique. En 1978, il remplace Robert Bourassa à la tête du Parti libéral du Québec. Malgré son succès dans la campagne référendaire de 1980, où il prit la direction des forces du « Non », ses efforts pour faire revenir les libéraux au pouvoir furent infructueux. Défait par René Lévesque et le Parti québécois en 1981, Ryan n’a pas pu survivre aux divisions internes qui déchiraient alors le Parti libéral et il démissionna en 1982.

Au retour de Robert Bourassa au pouvoir en 1985, Ryan a connu en quelque sorte une quatrième carrière en tant que ministre clé du gouvernement libéral, dirigeant successivement les ministères de l’Éducation, des Affaires municipales et de la Sécurité publique, tout en étant responsable de l’application de la Charte de la langue française.

Cependant, alors que Ryan occupait pendant au moins trois décennies le centre des débats sur les enjeux intellectuels et politiques fondamentaux de la société québécoise, sa personne et sa pensée n’ont dans l’ensemble pas attiré le même degré d’intérêt de la part des historiens et des journalistes que certains de ses contemporains alliés et adversaires, tels Pierre Elliott Trudeau, René Lévesque, Robert Bourassa ou même des personnalités secondaires comme Camille Laurin et Pierre Bourgault[3]. Outre une brève biographie produite au moment de l’entrée de Ryan en politique[4], la production plus récente des politologues et des historiens n’a pas pris le parti de l’étude d’envergure, préférant l’analyse d’événements ou de thèmes particuliers touchant sa carrière journalistique, comme son rôle durant la Crise d’octobre[5] ou la pensée politique exprimée dans ses éditoriaux[6]. On note encore de courts commentaires sur des aspects précis de sa carrière publique[7]. Deux facteurs principaux expliquent cette lacune de l’historiographie politique et intellectuelle du Québec à l’époque de la Révolution tranquille. Le premier se situe au niveau de la méthode : comme ses contemporains plus connus, il était une des personnalités incontournables de la Révolution tranquille, mais comme éditorialiste et rédacteur en chef du Devoir, Ryan était aussi un des plus reconnus et influents interprètes des grandes transformations sociales et politiques dont les Québécois ont fait l’expérience. Par conséquent, pour comprendre Ryan dans son contexte, la recherche se mesure non seulement à l’exigence de produire un effort d’analyse de l’événementiel politique – méthode qui fonctionne bien pour des personnages comme Trudeau, Lévesque, et Bourassa – mais elle doit aussi analyser le discours et contextualiser la pensée d’un « intellectuel engagé[8] » qui a eu une très longue carrière pré-politique, de plus de trente ans, dans les mouvements sociaux et le monde du journalisme québécois.

Il existe cependant un deuxième facteur qui explique la réserve des historiens québécois à l’endroit de Ryan, qui se situe plus nettement sur le plan idéologique. Ryan passe une partie importante de sa carrière militante dans les mouvements d’Action catholique, devenant l’un des laïques chrétiens les plus influents du Québec dès avant les changements de Vatican II. Même après son entrée au Devoir, et son engagement toujours plus profond dans la politique, il se définissait toujours comme militant chrétien interpellé par le sort de l’Église québécoise et les rapports du christianisme à la modernité socioculturelle des pays industrialisés[9]. Cette prédominance des facteurs religieux et spirituels dans les choix de Ryan est selon nous à l’origine des hésitations des historiens et des politologues devant ce personnage.

Une difficulté primordiale consiste à classer Ryan dans les mouvances et milieux intellectuels d’après-guerre. Au sein du nationalisme, que représentait depuis 1920 le « traditionalisme » de Lionel Groulx et de son école, un modèle d’engagement intellectuel calqué sur la jonction intime entre doctrine sociale catholique et le sort de la nation canadienne-française, et inspiré par le clergé, trouvait ses appuis parmi les membres des classes professionnelles. Mais les critiques de ce modèle se multipliaient après 1945, inspirés par la montée du personnalisme français chez des anciens disciples de Groulx, notamment André Laurendeau, qui revendiquait un statut plus autonome pour l’intellectuel canadien-français et une laïcisation du nationalisme[10]. Les bouleversements idéologiques à la Ligue d’Action nationale et à la revue Action nationale déclenchent, dans les années 1950, une crise à plusieurs niveaux dans l’école nationaliste, exprimée soit par un rejet du nationalisme comme idéologie périmée et rétrograde par une fraction représentée par Gérard Pelletier et Pierre Trudeau autour de la revue Cité libre, soit par une scission ouverte après 1956 entre nationalistes de « droite » et de « gauche » et l’expression d’un « néonationalisme » défini par le remplacement du religieux par le social chez ses tenants[11]. Dans ces combats, Ryan fait figure d’un intellectuel plutôt marginal qu’on ne peut placer définitivement ni chez les citélibristes, ni chez les néonationalistes, ni parmi les défenseurs du traditionalisme. De façon définitive, il se démarquait de toute la mouvance nationaliste d’avant-guerre en racontant en 2001 qu’il ne lisait ni Le Devoir ni L’Action nationale[12], et même la question brûlante chez beaucoup de ses contemporains citélibristes et néonationalistes, celle de la reconstruction de la société, occupait dans sa pensée une fonction secondaire à l’impératif de « construire l’Église[13] ».

En tant que secrétaire national de l’Action catholique canadienne (ACC) de 1945 à 1962, Ryan a le devoir de véhiculer la pensée sociale de l’Église telle qu’elle est exprimée par la hiérarchie, et conséquemment, il ne participait pas à la poussée d’autonomisation et de laïcisation des intellectuels dont plusieurs de ses contemporains ont fait l’expérience. Cela constitue-t-il un bilan négatif de sa carrière, ou représente-t-il un type inédit d’intellectuel dans la société canadienne-française d’après-guerre, où les valeurs du catholicisme, qui servaient jadis comme toile de fond immobile pour les écoles nationalistes, se problématisent et sont le sujet de discours contestataires[14] ? « Travailler à remettre mon pays et le monde en état de grâce, tout en demeurant et même en devenant de plus en plus un véritable laïc[15] » – voilà le paradoxe annoncé par Ryan, proclamant à la fois la supériorité du travail intellectuel dans l’Église comme voie de promotion et d’autonomisation d’un laïcat de plus en plus conscient de ses droits et de ses responsabilités, et une critique des chapelles intellectuelles émergentes constituées, selon lui, autour d’une méconnaissance de la vraie nature de l’Église.

Le présent texte constitue une étape préliminaire dans le cadre d’un projet plus large : une biographie spirituelle et intellectuelle de Claude Ryan. Il souhaite analyser les expressions du libéralisme de Ryan, sa conception du fédéralisme et son effort de définir une relation dynamique entre les nationalismes canadien et québécois ainsi que les fondements explicites de cette pensée politique dans une pensée religieuse. Cette étude se base sur les textes des causeries, discours et articles réunis dans le Fonds Claude Ryan, qui permet une analyse plus approfondie de l’évolution de sa pensée que les documents plutôt routiniers et peu révélateurs de son cheminement intellectuel déposés dans la collection du secrétariat de l’ACC, plus familiers aux historiens des mouvements de jeunesse catholique.

Plus particulièrement, ce texte formule l’hypothèse selon laquelle les années de formation et l’engagement dans l’Action catholique constituent la matrice de ses idées en matière politique. En effet, l’ACC n’était pas apolitique. Au cours de la période 1945-1962, Ryan était engagé sur le terrain de la formation et de l’action civique, où il oeuvrait à formuler un équilibre dynamique entre les conceptions organiques de la doctrine sociale catholique et les impulsions progressistes d’une société québécoise en pleine transformation. Ici, le supposé « universalisme » et « l’antinationalisme » de l’ACC étaient équilibrés par un courant de nationalisme mitigé inspiré par les tenants de l’école de Lionel Groulx. Il cherchait donc à formuler les conditions d’un équilibre entre les besoins selon lui nécessaires d’ordre, de stabilité et de présence institutionnelle, et les aspirations démocratiques des jeunes catholiques.

C’est à partir de cet effort pour rendre compatibles les principes de hiérarchie dans les sociétés modernes avec les nouvelles affirmations démocratiques, qui est la contribution principale de l’Action catholique à la société québécoise, que Ryan a élaboré une nouvelle vision de la sphère politique, de l’affrontement des nationalismes canadien et québécois et a brossé les grands traits d’un fédéralisme fonctionnel et consultatif, prônant la fin de la querelle entre les partisans du fédéralisme centralisateur et les défenseurs de l’autonomie provinciale. Mais de façon plus décisive, c’est la prise de conscience de la primauté du catholicisme comme institution universelle, conviction solidifiée lors d’un séjour à Rome en 1952, qui lui a permis de définir un rapport ordonné entre catholicisme et nationalisme, une conception qui a été l’élément stable et structurant de sa pensée comme de son action politique. C’est seulement après son voyage à Rome – trajet coïncidant avec les débuts de la crise des milieux intellectuels nationalistes – qu’on peut définitivement cerner l’Action catholique comme fondement primordial de sa pensée sociopolitique et un certain rejet du nationalisme comme composante essentielle de l’identité canadienne-française.

Cette étude concerne la « première » carrière de Ryan, celle du militant de l’Action catholique qui commence avec son entrée au secrétariat national de l’ACC en 1945 et se conclut à l’automne de 1964, avec une déclaration retentissante en faveur d’un fédéralisme canadien renouvelé. Notre analyse de la pensée de Ryan permettra de relativiser la pertinence du classement habituel des intellectuels québécois de l’après-guerre en trois groupes : celui des « néo-nationalistes », celui des « néo-libéraux » (citélibriste) et celui des « traditionalistes », et l’hypothèse selon laquelle les idéologies progressistes véhiculées dans le Québec avant 1960 constituaient une rupture avec un catholicisme qui aurait formé le pilier « traditionaliste » de la société québécoise[16].

En effet, le fait que Ryan ait utilisé une version modifiée du corporatisme catholique pour formuler des concepts « modernes » de libéralisme qui flirtaient avec la démocratie sociale, et celui qu’il ait trouvé les moyens d’effectuer une synthèse entre le nationalisme « traditionnel » de Lionel Groulx et d’Esdras Minville et ses expériences de camaraderie avec des dirigeants anglophones des mouvements de jeunesse, définissant ainsi des idées neuves sur le pacte confédératif et une vision plus optimiste des relations entre Canadiens français et Canadiens anglais, nous permettent de proposer certains éléments pour une réinterprétation de la vie intellectuelle québécoise de l’après-guerre. À l’encontre d’une trajectoire historiographique centrée sur la rupture, la pensée de Ryan jusqu’en 1952 manifeste de fortes continuités avec le discours du nationalisme « traditionnel » et la doctrine sociale catholique, ce qui lui a permis de proposer une interprétation de la modernité québécoise qui ne cadre avec aucune des deux catégories habituelles de « néo-nationaliste » et « néo-libérale ».

I - Harmoniser catholicisme et nationalisme, 1945-1952

Si paradoxal que cela puisse sembler, la pensée de Claude Ryan, lors de son entrée dans une carrière active de militant religieux et social en 1944-1945, puisait dans deux sources principales qui, jusqu’aux années de la Seconde Guerre mondiale, étaient en Occident largement antinomiques : les idées social-démocrates, représentées au Canada et au Québec par le CCF, qui proposaient une intervention accrue de l’État dans la vie économique et sociale, et le catholicisme social de l’encyclique Quadragesimo Anno de Pie XI (1931). Ce catholicisme était exprimé au Québec par les mouvements de l’Action catholique spécialisée qui cherchaient des moyens de restreindre des idéologies étatistes et totalitaires en prônant la paix sociale par le corporatisme et le raffermissement des relations familiales.

Le jeune Ryan a reçu une éducation assez typique. Élève des Pères de Sainte-Croix, pionniers de l’Action catholique dans la jeunesse étudiante, il fréquente l’Externat Classique Sainte-Croix (aujourd’hui le Collège de Maisonneuve), institution fondée en 1929 pour servir aux besoins éducatifs de la jeunesse de l’est de Montréal[17]. Selon sa propre évaluation de ses années du cours classique de 1937 à 1944, la plupart des étudiants étaient issus des milieux ouvriers ou de la « petite classe moyenne ».

Malgré sa situation dans un quartier de Montréal sévèrement touché par la Grande Crise économique, l’enseignement de l’Externat fonctionnait « surtout sur un mode moralisateur ». Les enseignants citaient fréquemment les encycliques sociales mais « le lien entre l’enseignement des papes et les réalités concrètes de l’économie et de la politique » fut généralement escamoté. Sur le plan de l’initiation aux sciences humaines, l’Externat, comme la plupart des collèges, fut une bonne génération en retard[18]. Malgré ces lacunes, les souvenirs de Ryan traduisent une impression nettement positive du corps professoral et de l’ambiance du collège. Sa vision des grands traits de l’histoire du Canada français portait l’empreinte du père Paul-Émile Guillotte, disciple de Lionel Groulx dont le cours d’histoire faisait la part belle aux Patriotes de 1837. Il fit une lecture assidue et diversifiée d’écrivains français du renouveau catholique (Bloy, Péguy, Huysmans) et d’apôtres du catholicisme social (de Mun et La Tour du Pin). Le jeune Ryan fut donc largement exposé aux grandes réalisations personnalistes du catholicisme européen, bien qu’il ne se soit pas engagé directement dans la Jeunesse étudiante catholique (JEC) au collège. Ryan participait également fréquemment à la vie intellectuelle catholique montréalaise, assistant aux conférences de Lionel Groulx au Gèsu et aux cours donnés par Jacques Maritain, le grand philosophe personnaliste, à l’Université de Montréal[19].

La seule trace écrite de la pensée du jeune collégien est un article rédigé en 1941, « Famille chrétienne », publié dans le journal de l’Externat, Le trait d’union. Influencé par l’historiographie groulxiste, Ryan mettait en lumière en des formules nettement nationalistes, « le miracle, bien complexe, de notre survivance[20] ». L’article traçait, par le moyen d’une comparaison assez conventionnelle, la supériorité des moeurs de la société canadienne-française de 1760 sur celle de 1941, et le rachat possible d’une civilisation moderne dans un état avancé de dégénérescence par les vertus paysannes de la « foi ancestrale », la pratique des vertus conjugales et le courage des grandes familles d’une « douzaine d’enfants[21] », des valeurs que le collégien jugeait minées par l’individualisme caractérisant la vie urbaine.

Les facteurs identifiés par le jeune Ryan pour expliquer la survivance nationale surprennent. Après avoir dressé l’inventaire de l’importance de l’armature institutionnelle de la vie paroissiale et souligné « le rôle éminemment bienfaisant qu’a joué le clergé dans notre histoire », Ryan apprend à ses lecteurs que la place d’honneur dans l’histoire providentielle des Canadiens français revient à « la famille […] la pierre angulaire de ce triomphal résultat qu’a été la conservation de nos droits politiques et religieux[22] ». À l’encontre du providentialisme du maître Lionel Groulx, dont les écrits expliquaient la survivance providentielle par la direction du clergé et de l’Église-institution, Ryan présentait un récit dont le fil conducteur est le rôle des laïques, en particulier, la stabilité des moeurs familiales et la fidélité du peuple aux croyances et aux pratiques catholiques. Il évoquait le caractère particulier de cette famille, « un véritable chef-d’oeuvre divin », qui avait donné « tant d’ampleur à la résistance de nos pères contre l’invasion de l’esprit anglo-protestant[23] ».

La mise en avant de l’élément laïque dans le récit « nationaliste » du Canada français est bien le signe de l’influence montante d’un courant plus moderne et plus contestataire qui travaille les milieux nationalistes pendant la guerre[24]. Malgré le cadre « traditionnel » du nationalisme du collégien, une exploration plus serrée du discours de Ryan fait ressortir une modernité plus critique et dynamique que le tableau nostalgique de la vie paysanne en Nouvelle-France. Le portrait de la famille « chrétienne » canadienne-française n’était pas le fruit de recherches historiques, mais découlait d’une pulsion laïcisante chez les intellectuels et les nouveaux mouvements d’Action catholique. Ces derniers, vers la fin des années 1930, influencés par le personnalisme, avaient tenté d’enrayer les courants fortement individualistes et les pulsions d’indépendance de la jeunesse de l’époque en élaborant une stratégie de restauration pour la société industrielle en crise, en particulier par la valorisation du mariage et de la vie familiale dans la foulée de l’encyclique Casti connubii (1930). La mystique du mariage prônée à Montréal par la Jeunesse Ouvrière Catholique, et particulièrement le grand symbole public de la cérémonie des Cents-Mariages pendant l’été 1939, a fortement impressionné la génération des collégiens à Sainte-Croix[25]. Dans ce sillon, Ryan établit un lien direct entre la nouvelle spiritualité du mariage et le raffermissement de l’autorité au sein de la famille et de la nation, raffermissement qui servirait d’élément de base pour la reconstruction de la société d’après-guerre. Selon lui, les époux

vivent dans une étroite communion de sentiments que, seul un amour purifié par les liens sacrés du mariage, peut entretenir. Une affection indéfectible fait partager à chacun des conjoints les peines, les inquiétudes et les joies de l’autre. […] Le père et la mère règnent en maîtres sur le coeur et la volonté des enfants : l’autorité des parents n’a pas alors à craindre ces rudes obstacles que constituent pour son exercice l’âge, la fortune ou l’instruction de nos enfants modernes[26].

Le conservatisme de ce discours, qui insiste sur l’autorité parentale et les limites de l’individualisme et l’affirmation des jeunes, cache un aspect beaucoup plus « moderne » et dynamique. L’embrigadement de plusieurs jeunes catholiques et clercs activistes dans cette promotion de la spiritualité du mariage, typique des mouvements de jeunesse catholiques, signifiait aussi une adhésion de plus en plus marquée à une conception de la famille fondée sur l’intimité et l’affection des époux. C’était là un élément très neuf dans le discours catholique de l’époque, produit direct de la spiritualité véhiculée par l’Action catholique. De plus, ce discours recelait un anticléricalisme implicite, qui prenait appui sur le rehaussement de la vie familiale pour contester l’autorité et la compétence du clergé dans le domaine social[27]. Ce nouveau fil conducteur de l’histoire nationale est évident dans l’article de Ryan qui exaltait le mariage et la vie familiale plus que le clergé et l’Église-institution dans le « miracle » de la survivance nationale.

À l’intérieur d’un discours « traditionaliste » favorisant un retour aux valeurs du passé, Ryan distillait le langage « moderne » de conquête spirituelle typique des mouvements catholiques de jeunesse des années 1930 inspirés par le personnalisme. Pour lui, le seul moyen d’assurer la survivance était spirituel : un nouveau catholicisme vital serait une « troisième voie » à la lumière de laquelle le Canada français pourrait naviguer entre les périls du « régime individualiste » et « les théories collectives » du racisme et du communisme totalitaires[28]. Si la famille canadienne-française avait assuré la survivance nationale depuis 1760, Ryan espérait que la reconstitution de la famille autour d’une nouvelle spiritualité du mariage aurait un effet curatif sur les familles urbaines, affligées selon lui d’un excès d’individualisme, d’un manque d’autorité parentale et submergées par le déferlement d’une « vague de plaisir » sur le Québec[29].

L’essentiel était d’utiliser la nouvelle spiritualité des laïques – un catholicisme nettement « moderne » – pour accentuer le pouvoir parental et l’institution familiale et « redonner à la race sa vigueur d’il y a deux siècles ». Sans cette nouvelle force spirituelle, le Canada français risquerait de sombrer. En fin de compte, pour le jeune Ryan, « un peuple sans foi, c’est un peuple sans gloire, et un peuple sans Dieu est un peuple vaincu qui n’a plus d’espoir de survivre[30] ».

En 1944, Ryan termine son cours classique et quitte l’Externat Sainte-Croix « sans avoir un plan précis de carrière[31] ». La moitié des 25 élèves inscrits en 1937 avaient abandonné leur éducation classique, et des finissants, presque 50 %, précisait-il, avaient choisi le sacerdoce. Un bref séjour à l’Abbaye Saint-Benoît-du-Lac avait persuadé le jeune Ryan qu’il n’avait pas de vocation cléricale[32], mais son puissant désir pour l’engagement catholique, exprimé dans une volonté de « réformer la société[33] », le pousse à poursuivre ses études dans le domaine, alors nouveau, du travail social à l’Université de Montréal. Cette formation était à cette époque très proche du clergé et des institutions de bien-être dirigées par l’Église catholique diocésaine ou les ordres religieux[34].

L’idée de réforme épousait chez Ryan les lignes préconisées dans son texte de collégien et voulait organiser le rehaussement de la vie familiale en milieu urbain. Pour beaucoup de jeunes catholiques de la génération de Ryan, la période d’après-guerre ouvrait de grandes possibilités pour l’application de la doctrine sociale de l’Église : un « corporatisme familial », où la rechristianisation de la vie privée et la nouvelle intimité dans le mariage conduiraient au redressement de relations hiérarchiques. L’autorité des parents sur les enfants et les adolescents serait renforcée par les efforts concertés de l’État, de l’Église et des nouvelles disciplines professionnelles. Cette autorité parentale, plus efficace parce qu’elle profiterait d’un climat de « démocratie » culturelle et spirituelle, et non d’une relation « traditionnelle » de domination verticale, serait ultimement le garant du principe de stabilité et de progrès de la vie civique[35].

C’est exactement au moment de l’entrée de Claude Ryan dans la vie professionnelle, à la fin de la guerre, que s’ouvrit une première brèche dans le ciel de ses certitudes idéologiques qu’il ne confiera que 20 ans plus tard. En 1964, dans une conférence livrée devant un groupe d’étudiants anglophones à l’Université de Toronto, il reviendra sur ces années pour critiquer vivement le manque de volonté de changement et d’engagement social dans la pensée anglo-canadienne d’alors. Selon lui, la pensée sociale au Canada français était beaucoup moins conservatrice. Déclarant : « I used to be a militant in the CCF party at the time – and I remember we had some very lively stuff about socialist thinking at the time », Ryan a catégoriquement déclaré sa préférence pour le genre d’« ideological politics » qu’il avait connu au milieu des années 1940, au nouveau courant de « politique fonctionnelle » représenté par Pierre Trudeau[36]. Comment concilier la fidélité de Ryan à l’enseignement social de l’Église et son action dans les mouvements catholiques avec son engagement politique dans un parti social-démocrate qui préconisait l’intervention de l’État dans la vie sociale et économique ? Souvenons-nous du fait que jusqu’en 1943, les évêques du Québec condamnaient formellement toute forme de socialisme politique, même le type de parti travailliste anglais et son cousin canadien le CCF qui s’opposaient aux tendances marxistes[37]. Et une deuxième question, peut-être plus intéressante : comment expliquer le silence de Ryan, qui a duré deux décennies, et pourquoi a-t-il avoué son engagement social-démocrate devant un auditoire anglophone et non québécois ?

Deux raisons peuvent être avancées pour expliquer pourquoi pouvaient cohabiter dans l’esprit de Ryan, en 1944-1945, les idées issues de sa formation au catholicisme social et celles du socialisme démocratique. D’abord, son expérience personnelle. Ryan avait grandi dans les quartiers de Montréal atteints par le chômage et la pénurie pendant la Crise. En 1936, la moitié des familles habitant la rue où logeait la famille Ryan vivaient du secours direct. Il a donc vécu directement les « conséquences néfastes d’un ordre social bâti sur les motifs de l’intérêt et du profit personnel[38] ». Ensuite le père Émile Bouvier, fondateur de l’École des relations industrielles, dénigrait les doctrines social-démocrates et défendait à outrance le libéralisme économique, ce qui a révolté le jeune Ryan[39]. Dans un texte inédit datant de 1945, issu de ses études à l’École du travail social, Ryan a réfléchi sur l’histoire de l’État-providence en Angleterre, faisant l’éloge du « Poor Law » du xvie siècle qui fut la première expression du principe de la responsabilité de l’autorité de l’État sur le problème de la misère.

En premier lieu, il est significatif qu’il évoquât la tradition anglaise, dont le prestige s’était accentué pendant la guerre avec le célèbre Rapport de sir William Beveridge et les efforts de son disciple anglo-canadien Leonard Marsh, plutôt que la trajectoire du catholicisme social[40]. Pour Ryan, l’importance de cette législation n’était pas à chercher dans l’aspect punitif de la distinction entre pauvres dignes et indignes d’assistance – base traditionnelle des régimes d’assistance sociale – mais dans le fait qu’il entérinait le principe de l’action gouvernemental dans le domaine de l’assistance. Contre les tenants de la thèse selon laquelle toute intervention de l’État serait du « socialisme » pur et simple, Ryan rétorquait que « La Poor Law était, au fond la simple confirmation de ceci : quand un problème est tellement étendu qu’il exige une solution qui dépasse les forces de l’initiative privée, il appartient au pouvoir public d’intervenir. Cela est toujours vrai[41]. »

À cette époque, Ryan était un « partisan ardent » de la nationalisation des entreprises pour remédier aux problèmes sociaux et économiques[42]. Comme beaucoup de ses jeunes contemporains catholiques et protestants à tempérament réformiste, Ryan avait une conscience aiguë de la rupture opérée dans l’histoire par la guerre et de la possibilité d’une refonte complète de la société québécoise. Il reconnut cette circonstance comme étant « un des moments où le rythme de l’évolution s’accélère de façon inusitée[43] ». Il s’enthousiasmait devant la montée de l’État-providence dans les sociétés industrielles durant les années d’après-guerre, analysant ces événements comme les signes d’une « révolution pacifique », c’est-à-dire la possibilité, offerte par les nouvelles mesures de sécurité sociale, comme le régime des allocations familiales, d’enfin maîtriser la pauvreté et les cycles économiques entraînant la misère. Il s’agissait d’en finir avec l’état d’« insécurité » dans lequel vivait habituellement le prolétariat des villes[44]. Par ailleurs, son sens de « l’hybridité », évoquée dans l’exergue de cet article, peut aussi expliquer la possible cohabitation de la doctrine sociale catholique avec l’appartenance au CCF. Comme il avait aussi un pied dans les milieux anglophones, et participait fréquemment à des congrès de mouvements de jeunesse groupant francophones et anglophones, et correspondait fréquemment avec des dirigeants catholiques anglophones, Ryan était sans doute conscient du fait que les évêques catholiques du Canada anglais étaient beaucoup plus timides dans la promotion des solutions corporatistes, et ont envisagé avec moins de sévérité que leurs collègues francophones l’appartenance de catholiques à des partis travaillistes d’idéologie social-démocrate et n’ont jamais condamné le CCF[45].

Le silence de Ryan au sujet de ses sympathies politiques s’explique par le fait que des exigences d’apolitisme officiel s’appliquaient aux dirigeants d’un organisme regroupant des jeunes catholiques conservateurs et progressistes. Les cadres avaient pour mandat de définir une action « unifiée », ce qui impliquait qu’il leur était impossible, en toute occasion, de se prononcer de manière catégorique sur la politique partisane. L’insistance sur l’unité de l’ACC dictait que, publiquement, Ryan avait le devoir d’endosser la doctrine sociale catholique et de chercher des situations concrètes pour l’appliquer, stratégie qui nécessitait la mise en veilleuse de l’action politique personnelle et l’impossibilité d’une adhésion formelle à un parti de gauche. Cependant, il est évident que Ryan n’a pas interprété son mandat de manière trop conservatrice même pendant les années de la montée de l’anticommunisme nord-américain, optant pour une lecture « progressiste » des doctrines sociales de l’Église et une farouche critique du capitalisme sauvage et de la domination de la civilisation bourgeoise.

« Les sociétés capitalistes, déclarait Ryan en 1954, semblent ne contenir en elles aucune chance de solution positive au problème de classes. Vue sous ce jour, la perspective de leur disparition n’est pas tellement alarmante[46]. » Un des éléments significatifs de la pensée de Ryan, à la fin de la décennie 1940, fut sa tendance à placer le capitalisme et le communisme sur le même niveau moral, les qualifiant de « monstrueuses excroissances de notre société moderne[47] ». L’hostilité des autorités de l’Église catholique envers le communisme n’empêchait pas Ryan, comme beaucoup de ses contemporains, d’avoir une vive admiration pour les valeurs humaines représentées par l’engagement social des jeunes communistes, qu’ils rencontraient pendant des congrès de mouvements de jeunesse au Canada et sur la scène internationale à la fin de la guerre. Le devoir de la jeunesse, déclarait Ryan, était de se montrer ouverte et optimiste dans sa rencontre avec les marxistes, car il s’agissait de comprendre que la motivation des communistes ne se situait généralement pas dans la haine de Dieu, mais ressemblait à celle des jeunes de l’Action catholique. Il s’agissait d’une révolte commune contre les abus du capitalisme : « Ces jeunes qui ont adopté la philosophie communiste, ils ne sont pas toujours, en tant qu’individus, très éloignés de nous-mêmes[48]. »

Cependant, il faut se garder de voir dans le discours de Ryan des sympathies quasi marxistes ou révolutionnaires. D’autant qu’une évolution nette dans sa pensée est visible entre 1945 et 1954, elle va dans le sens d’un certain conservatisme, perceptible au moment où il écrit un long exposé sur sa philosophie des classes sociales intitulé Les classes moyennes au Canada français. On pourrait interpréter cette évolution comme le résultat de son engagement plus profond avec l’Action catholique, mais en se souvenant que son engagement personnel comme secrétaire national ne se situait pas au niveau de la JEC ou de la JOC, les foyers des idées progressistes.

Dans les années d’après-guerre, les contacts de Ryan l’impliquaient dans la Jeunesse Indépendante Catholique (JIC), un mouvement plus conservateur dédié à la promotion des jeunes professionnels et des « cols blancs » et proche des professeurs Esdras Minville et Victor Barbeau à l’École des Hautes Études commerciales à Montréal, intellectuels d’inspiration groulxiste. De plus, il appert que Ryan conserva des liens avec l’organisme de la jeunesse nationaliste, l’Association catholique de la jeunesse canadienne (ACJC)[49]. S’interrogeant sur son cheminement intellectuel en 1954, Ryan déclarait que s’il était un des seuls de sa classe au collège à vouloir étudier le phénomène de l’évolution de la classe ouvrière, et que ses collègues le qualifiaient de « révolutionnaire, pourtant aujourd’hui je suis un conservateur dans les termes où je suis rendu aujourd’hui[50] ». Certes, sa connaissance intime des milieux ouvriers de Montréal lui avait permis d’apprécier le fait que les solidarités de classe l’emportaient sur la conscience de l’appartenance nationale, ce qui le poussa à considérer « la classe ouvrière » comme la principale force dans la lutte des hommes pour de meilleures conditions de vie et l’avènement d’un monde plus ouvert à la justice et à la charité. Il interpréta « l’accession graduelle du prolétariat » à une vie plus adulte et plus responsable comme le grand moteur de l’évolution des sociétés humaines durant le dernier siècle[51]. Cependant, Ryan dénonçait de manière catégorique les points cardinaux de la doctrine marxiste : le fondement dans les réalités purement économiques de la conscience de classe et la dialectique de la lutte constante et inévitable de classes.

Dans la perspective de la sociologie catholique, inspirée par les grandes encycliques sociales de Léon XIII et Pie XI, le sentiment d’appartenance à une classe sociale était le produit d’un travail spirituel, et non une affaire purement économique. À partir de là, Ryan ne pouvait souscrire aux conceptions bellicistes de Marx, jugeant qu’elles aboutissent « à une dictature cent fois pire que l’état qu’elle prétend corriger ». La distinction et même la hiérarchie des classes sociales, considérées par les marxistes comme la source de l’aliénation et de l’oppression, étaient, pour Ryan, absolument nécessaires au fonctionnement de la société moderne. Citant Léon XIII, Ryan concluait que « le phénomène [division des classes] en soi est voulu par la nature comme suite nécessaire de la diversité des êtres […] par conséquent, la solution de tous les problèmes […] consiste à donner à chaque classe légitimement constituée, un traitement équitable (pas nécessairement l’égalité mathématique) en vue d’assurer une plus grande collaboration entre les diverses classes. » La simple distinction des classes n’était donc pas un mal en soi, et Ryan précisait même que « les fonctions ne sont pas égales : certaines sont objectivement plus nobles que les autres[52] ».

À la lumière de cette doctrine, le problème social n’était pas l’oppression du prolétariat par la classe bourgeoise, mais « l’équilibre à réaliser dans la somme et la qualité des biens dévolus à tous les citoyens, i.e. à toutes les classes sociales ». Les efforts des marxistes pour libérer la classe ouvrière, selon Ryan, avaient abouti à « des déviations regrettables » parce qu’ils avaient confondu « le problème ouvrier […] avec le problème social tout court[53] ». La libération des hommes de l’aliénation de la civilisation industrielle, dans le schéma catholique, ne résulterait pas de la lutte acharnée des ouvriers et des capitalistes pour le pouvoir, mais serait plutôt le fruit d’une « libération intérieure (développement, parmi ses membres, du souci de leur perfection, de l’esprit de la paix et du désir de coopérer avec les autres classes)[54] ».

Pour les militants sociaux catholiques, l’engagement signifiait l’exercice d’un patient travail d’éducation afin de doter chaque classe de structures institutionnelles de perfectionnement personnel et social. Ce travail passait aussi par la création d’organismes d’action civique pour promouvoir les contacts et la collaboration entre les classes. La réalisation harmonieuse de cette collaboration serait le fruit d’une évolution sociale qui irait vers un sens communautaire plus développé, une démocratisation de la société et l’universalisation de la culture, et non vers la victoire définitive d’une classe aux dépens des autres.

Le plus important, pour Ryan, était en particulier d’abandonner la vieille distinction entre « classe dirigeante » et « classes dirigées » qu’il estimait être une conception « désuète et dépassée[55] ». Même si elles pouvaient et devaient garder, et même accentuer, leurs originalités et fonctions particulières, le moment était arrivé, concluait Ryan, où chaque classe sociale dans la société moderne devait prendre conscience « de la richesse de sa mission et de sa contribution à la vie de la cité » et « se considérer et être considéré sur un pied d’égalité avec les autres classes[56] ». En somme, le capitalisme comme système économique n’était pas irréformable, et Ryan ne le condamnait pas sans appel. Il s’en prenait uniquement au « sens de l’exploitation » et à « l’absence de tout sens civique[57] » qui nuisaient à l’harmonie des classes prônée par la doctrine sociale catholique.

Le virage de Ryan vers une vision sociale plus conservatrice puisait aussi à des sources institutionnelles. Des changements structuraux importants à l’Action catholique avaient été entamés par la hiérarchie épiscopale au lendemain de la guerre. Ils étaient alimentés par la pensée d’un des nationalistes les plus influents de l’époque, Esdras Minville, professeur d’économie politique à l’Université de Montréal. Les évêques, troublés par ce qu’ils interprétaient comme un excès d’autonomie et un manque de discipline et de coordination dans les mouvements de jeunesse spécialisés – Jeunesse Ouvrière Catholique (JOC), Jeunesse Étudiante Catholique (JEC), Ligue ouvrière catholique (LOC), Jeunesse Indépendante Catholique (JIC) et Jeunesse Agricole Catholique (JAC) – et par les tentatives des gouvernements du Canada et du Québec pour prendre une part plus active dans les politiques sociales de restauration sociale, mirent sur pied un organisme central, l’Action catholique canadienne (ACC), qui avait pour mandat d’agir comme organisme de coordination, d’étude, d’informations et de représentation auprès des gouvernements[58]. Ryan, en tant que secrétaire national de l’ACC, fut désigné comme fer-de-lance et porte-parole principal de la hiérarchie épiscopale auprès des mouvements spécialisés et mandatés pour formuler, à la lumière de la doctrine sociale catholique, une vision unifiée exprimant la position de la jeunesse catholique.

Dès son arrivée en fonction en 1945-1946, Ryan fut chargé de deux dossiers sensibles : préserver l’indépendance des mouvements catholiques tandis que le gouvernement de Maurice Duplessis envisageait d’établir un ministère de Bien-être social et de la Jeunesse, ce qui pousserait les mouvements de jeunesse vers un organisme central de représentation ; et suivre, du côté fédéral, les travaux d’étude et d’informations entreprises par la Commission Canadienne de la Jeunesse (CCJ), organisme regroupant des représentants de mouvements de jeunesse anglophones et francophones, catholiques, protestants, et non confessionnels, des éducateurs et responsables de services, et des fonctionnaires fédéraux.

Les positions énoncées par Ryan au nom de l’ACC révèlent un net recul des idéologies d’autonomie générationnelle et des notions démocratiques prônées par les mouvements spécialisés pendant les années 1930 ainsi qu’une forte propension à resserrer, au nom d’un besoin de discipline et de coordination, pendant la période incertaine de l’après-guerre, la hiérarchie traditionnelle basée sur l’expérience des adultes. Il s’agissait donc d’une démocratie nettement contrôlée et pondérée par l’exercice d’une autorité efficace. Le libéralisme du jeune Ryan, fondé sur une confiance envers une participation accrue de l’État dans le domaine du social, qui flirtait avec l’idéal social-démocrate, s’était manifestement racorni sous la pression des besoins de l’ACC, pour devenir beaucoup plus « classique ». La stabilité de la société reposait maintenant sur la stricte limitation des pouvoirs étatiques et sur la nécessité du devoir et du travail individuel, sur la sauvegarde des droits de la famille et sur l’indépendance de la sphère civile ainsi que sur la robustesse des associations et corps intermédiaires.

Le langage de Ryan continuait de promouvoir l’idée d’une jeunesse autonome, élément qui avait fortement marqué la phase pionnière des mouvements catholiques, et exprimait, parfois, un manque de confiance à l’endroit de la capacité des adultes et des détenteurs du pouvoir à résoudre les problèmes sociaux urgents. « Mon seul espoir, écrivait-il en 1947, réside dans les générations nouvelles de jeunes[59]. » Utilisant le concept de « distinctions horizontales » pour promouvoir une présence active des jeunes dans les grands courants sociaux de l’époque et dans la définition des politiques de restauration sociale, il louait les organismes de jeunesse comme éléments « nouveaux dans la vie de la cité[60] ». Le fondement de tout progrès social durable serait dans la reconnaissance des jeunes, interprètes de leur propre expérience. Il fallait leur donner « l’occasion de parler, de s’exprimer, de communiquer leurs impressions[61] ».

Cependant, cette rhétorique masquait mal l’existence d’un discours ryannien, beaucoup plus autoritaire, exprimant la nécessité de renforcer la hiérarchie des âges, et donc de raffermir les liens intergénérationnels comme condition de l’ordre et de la liberté dans la société d’après-guerre. Ryan fut à cet égard le fer-de-lance d’un courant catholique plus autoritaire qui, par ailleurs, était devenu dominant dans l’Église et dans la société québécoise après la célèbre grève d’Asbestos en 1949[62].

Si Ryan décrivait la jeunesse comme « forte, saine, active », il estimait qu’elle avait le devoir de cultiver un sens des responsabilités et de se montrer « respectueuse de Dieu, de la loi et de l’ordre ». Elle devait par-dessus tout se faire à l’idée que sa participation à la vie sociale serait une forme d’initiation à la liberté, son énergie et besoin d’autonomie étant toujours contrebalancés par la présence et le pouvoir décisionnel d’adultes qui possédaient nécessairement, du fait de leur expérience, une perspective plus large sur les problèmes sociaux.

Il nous semble, concluait Ryan, que ce n’est pas aux jeunes d’indiquer si le latin est ou non désuet dans nos collèges, si l’histoire est bien ou mal enseignée dans nos universités, si les professeurs dans nos écoles présentent toutes les qualifications requises pour occuper leurs positions. De tels jugements impliquent une expérience de la vie et des choses, une connaissance de l’histoire humaine, qu’on n’a point à vingt ans[63].

On notera que la pensée de Ryan manifeste ici une continuité remarquable avec la nostalgie exprimée dans ses écrits de collégien lorsqu’il évoquait « la douce et ferme autorité paternelle[64] » qui a maintenu l’équilibre et la stabilité dans les domiciles paysans à l’époque de la Nouvelle-France. Prononçant une conférence en 1950 devant l’École des Parents de Québec, Ryan indiquait le défaut majeur des mouvements de jeunesse, soit la tendance « à accentuer le divorce entre les générations et à bâtir une artificielle “cité des Jeunes” avec ses techniques, ses chants, ses symboles, son hermétisme ». Ces mouvements avaient abandonné leur tâche principale, celle de servir comme « de vraies écoles de vie[65] ». Pour enrayer cette tendance néfaste à la division intergénérationnelle, il incombait aux parents de prendre l’initiative et de démontrer, avec l’aide du nouveau savoir psychologique, une plus grande implication dans l’encadrement de la jeunesse. Cet encadrement leur assurerait une meilleure socialisation à la vie adulte dans les années critiques entre l’école et le mariage[66].

La notion de « démocratie », lorsqu’il était question de la jeunesse, avait pour Ryan certaines limites importantes. Elle impliquait, premièrement, le droit d’être consulté, mais non le pouvoir de décision, réservé aux adultes plus expérimentés ; deuxièmement, la consultation ne se faisait pas au niveau de l’individu, mais par le moyen de porte-parole légitimes, qui médiaient la conscience collective des divers mouvements de jeunesse et qui possédaient la confiance des pouvoirs adultes. Le discours de Ryan se situait dans un des grands courants culturels caractérisant le Québec et le Canada anglais durant les années d’immédiat après-guerre, l’idéologie de la « famille démocratique ». Basée sur une psychologie de l’enfance qui prônait, pour l’individu, une initiation à la liberté conforme à son niveau de développement mental et émotionnel, cette idéologie qui proposait des modalités de discussion et de consultation pour les enfants et les jeunes, était en fait fortement orientée vers l’exercice d’une autorité parentale. Autorité qui, d’ailleurs, était d’autant plus efficace qu’elle se basait non sur une obéissance inconditionnelle, mais sur la possession des connaissances psychologiques et l’aptitude à s’assurer le concours de tous les membres de la famille par l’utilisation des mécanismes de consultation et de discussion, tout en gardant intact le pouvoir paternel (ou parental). La double intention était d’assurer un climat émotionnel stable au foyer, dans lequel les enfants et les jeunes pourraient atteindre leur maturité en exerçant à la fois la liberté et la responsabilité, et d’inscrire la famille comme une école de citoyenneté, qui serait au fondement de l’engagement civique[67].

Ici, la pensée de Ryan révèle l’empreinte de son expérience au sein de la Commission Canadienne de la Jeunesse où, durant des rencontres fréquentes avec les divers responsables de mouvements et éducateurs du Québec et du Canada anglophone, circule, durant les années 1943 à 1947, une philosophie de la jeunesse qui cherchait à restreindre la notion d’autonomie et, surtout, à déligitimer la notion selon laquelle la jeunesse constituait une classe à part dans la société. Comme beaucoup de participants, Ryan craignait que le discours autonomiste de l’entre-deux-guerres ne charrie un contenu potentiellement totalitaire, car la jeunesse, privée de la direction des adultes, pouvait facilement être la proie des manipulations de gouvernements ou de l’infiltration des communistes. Ainsi instrumentalisée, la jeunesse pouvait devenir, à la longue, un facteur antidémocratique pour les sociétés canadienne et québécoise[68].

Devenu le porte-parole d’une orientation plus « anglo-canadienne » de la pensée sur l’avenir de la jeunesse, Ryan était aussi soumis aux exigences de la hiérarchie québécoise qui souhaitait rehausser le rôle des dirigeants et experts adultes sur les mouvements de jeunesse catholique. Sa promotion d’une jeunesse apolitique et d’une sociabilité liée aux normes adultes du travail, du mariage et de la citoyenneté au sein du CCJ l’a mis en opposition avec des militants comme Gérard Pelletier, Guy Rocher et Pierre Juneau, anciens militants de la JEC. Ces derniers, éclairés par leurs rencontres avec la jeunesse européenne, avaient continué de développer et de raffiner la notion de jeunesse comme une classe d’âge universelle. Ils promouvaient même la notion quasi marxiste des jeunes collégiens comme « travailleurs intellectuels » que des organismes et des politiques spécifiques devaient soutenir[69].

Si Ryan était en principe d’accord avec le projet de ministère de la Jeunesse déposé par le gouvernement de Maurice Duplessis en 1946, il y voyait malgré tout plusieurs inconvénients, craignant en particulier que l’existence d’un tel ministère ne nécessite la création d’un organisme unifié de représentation qui ne respecterait pas les différences confessionnelles entre les mouvements de jeunesse québécois, ou pire, deviendrait le cheval de Troie des militants communistes. Pour Ryan, le rôle de l’État devait être réduit. Il ne devait pas diriger les mouvements de jeunesse mais les assister en leur fournissant « des opportunités qui, additionnées à ses ressources et à sa coopération, pourront l’aider à s’intéresser, à se dépasser[70] ». Inspiré par les doctrines corporatistes de la pensée sociale de l’Église, Ryan considérait que « tout mettre dans les mains de l’État [était] une attitude qui [pouvait] signifier, pour les citoyens, l’abandon de leurs responsabilités[71] », une position très proche à la fois de l’enseignement catholique et d’un des courants principaux de l’idéologie libérale du xxe siècle.

Par ailleurs, bien que Ryan reconnût la contribution qu’une fédération des mouvements de jeunes pourrait apporter sur le terrain des études, de l’information et des représentations, le modèle demeurait celui de la CCJ, qui respecterait les différences linguistiques et confessionnelles des mouvements au Québec. Par-dessus tout, Ryan avertissait la jeunesse québécoise qu’il fallait choisir le modèle d’une fédération de mouvements de jeunesse, et non une fédération des jeunesses, car cette option deviendrait « un parlement et un gouvernement des jeunes, ce serait une cité des jeunes, ce serait un État dans l’État[72] », c’est-à-dire l’exacte négation du rapprochement entre jeunes et adultes auquel Ryan travaillait.

Le virage anglo-canadien de Ryan fut tempéré par sa rencontre avec les écrits d’Esdras Minville, universitaire proche des mouvements de jeunesse, et l’un des interprètes les plus énergiques d’une synthèse renouvelée de la pensée nationaliste canadienne-française et de la doctrine sociale catholique[73]. S’inspirant du nationalisme « traditionaliste » défini par Lionel Groulx et les penseurs nationalistes de l’entre-deux-guerres, Minville réinterprétait cette idéologie par le croisement avec la philosophie politique personnaliste française de Jacques Maritain – un des maîtres à penser de Ryan – et du père Delos. Il prônait un nationalisme « modéré » qui conserverait la substance du nationalisme traditionnel qui désignait le Québec comme étant la patrie des Canadiens français, et appelait les élites au devoir de bâtir un ordre social et politique inspiré de la doctrine sociale catholique. En même temps, il renonçait résolument aux doctrines racistes et totalitaires et préconisait une démocratie gérée par la conscience d’une sphère civique éclairée par une saine opinion publique éduquée par l’action des élites sociales. La philosophie de Minville subordonnait le nationalisme à la spiritualité catholique, mais le conservait comme la vertu maîtresse de la société canadienne-française, l’identifiant à un sens communautaire étant la plus haute expression d’un humanisme chrétien[74].

Bien que Ryan s’avérait beaucoup moins passionné par le corporatisme que Minville, il partageait avec lui quelques croyances fondamentales, telle la méfiance pour l’ingérence de l’État dans le domaine social, chasse-gardée des familles et des corps intermédiaires, et la volonté de voir la jeunesse s’engager dans des mouvements d’action civique. La pensée de Minville devint la base du programme d’action de Ryan durant les années 1950. S’adressant aux participants à l’École civique d’été de la JIC en 1949 (un groupe qui comprenait Jean Marchand, Gérard Pelletier, Maurice Sauvé, André Laurendeau, Camille Laurin, Pierre Juneau et Pierre Trudeau), Ryan fit l’éloge de la pensée civique de Minville, en recommandant la lecture du Citoyen canadien-français à ses auditeurs. Même s’il était identifié à un nationalisme « traditionnel », Ryan espérait que ce texte pourrait servir de base pour l’Action catholique afin d’inventer de nouvelles modalités d’action civique et d’éducation populaire. Ces modalités rassembleraient, dans un nouveau regroupement alliant catholicisme et nationalisme, les tenants d’une école « foncièrement nationaliste » et des jeunes « plus à gauche » par leur orientation vers les questions sociales[75].

L’élément le plus attrayant dans les textes de Minville pour les jeunes de l’Action catholique était sans doute sa forte critique du libéralisme et des idéologies totalitaires, et sa tentative de positionner la doctrine sociale catholique comme « troisième voie » entre ces deux monolithes. Mais Minville incitait aussi les jeunes à fuir la politique partisane et la politicaillerie de leurs aînés en faveur d’une action civique exercée à l’échelle de « sociétés populaires » dont la mission serait d’éduquer et de former une saine opinion publique et une conscience civique éclairée[76]. Influencé par les idées civiques de Minville, Ryan publia en 1951 dans l’Action nationale son manifeste « non politique » mais non apolitique. Suivant Minville et la doctrine sociale catholique, il esquissait les grandes lignes d’un équilibre entre la nécessité d’un rôle croissant pour l’État dans le domaine de la sécurité sociale, l’éducation et la charité, et le besoin d’éviter qu’elle devienne une « action tutélaire » : « Un effort systématique s’impose présentement pour soustraire à l’influence de la politique des domaines que cette dernière a envahis et qui appartiennent de droit à la vie privée ou à l’initiative directe du citoyen[77]. » Citant la pensée sociale des papes, Ryan prônait la nationalisation des entreprises comme une solution à considérer si tous les autres moyens de remédier aux maux de la civilisation industrielle avaient failli, mais il préférait nettement « le juste milieu » de la coopération entre le peuple, l’État et l’entreprise privée[78]. Comme Minville, Ryan considérait le domaine du privé et l’action des communautés et corps intermédiaires comme plus vitaux et essentiels que l’intervention de l’État, car plus proches de la personne humaine. L’action de l’État se situait plutôt au niveau des institutions et de la provision des services à la collectivité, tandis que le privé « proposerait au citoyen un réel engagement personnel au service d’un idéal ou d’une cause ». C’est sur ce terrain que Ryan situait la naissance des suprêmes vertus humaines, « liberté » et « responsabilité » mobilisées par « une inquiétude spirituelle, une vision historique ou sociale, un rêve d’avenir, un mécontentement en face d’une situation établie. Les organismes privés sont plus rapprochés des zones de liberté, d’inquiétude et de mystère qui constituent le noyau de l’existence humaine[79]. »

Deux impératifs s’imposaient à la jeunesse. Premièrement, celui de se protéger à tout prix contre « le virus de parti », car pour Ryan, les partis politiques ne permettaient pas de représenter toute la gamme des opinions dans une société démocratique, et ne pratiquaient en fait pas l’idéal démocratique. Deuxièmement, la jeunesse moderne – ici Ryan infléchissait la doctrine catholique « traditionaliste » des corps intermédiaires énoncée par Minville dans le sens d’une « démocratie organique » – devait s’avancer dans « un immense effort […] pour rendre au peuple son autonomie dans les domaines vitaux de son existence, dans les domaines les plus intimes où s’est effectivement bâtie notre culture nationale et où se joue son avenir[80] ». Ici, notons que la pensée de Ryan était bien ancrée dans l’école nationaliste traditionaliste puisqu’il signale que les Canadiens français possèdent une culture nationale à protéger par une action civique et éducative, plus efficace que les luttes constitutionnelles et politiques qui étaient l’affaire des générations précédentes. La tâche essentielle consistait à ériger un réseau d’institutions ou de « structures intermédiaires » pour protéger « l’âme populaire contre l’invasion du matérialisme et les intrusions de la politique[81] » qui, finalement, donnerait « aux masses […] une conscience, qui les transformera en peuple[82] ».

L’expérience de Ryan dans les mouvements d’action catholique lui avait permis de faire évoluer sa pensée politique à propos de l’autorité et de la démocratie. Elle se révéla aussi centrale pour l’élaboration de sa conception du fédéralisme. Le mot « fédéralisme » revêt toutefois une double signification chez lui. Il l’utilisait d’abord pour décrire l’ensemble des relations entre les mouvements spécialisés de l’Action catholique et la nouvelle centrale nationale, système de rapports que, évidemment, Ryan avait à construire dans le cadre de son mandat de secrétaire national. Dans un sens plus large, son « fédéralisme » désignait les relations politiques, sociales, économiques et culturelles entre le Québec (ou le Canada français) et le Canada anglais. Entre les deux significations, il y eut une influence mutuelle et réciproque, et donc une conversation continue et dynamique entre le niveau « non politique » et religieux de l’Action catholique et la définition de la pensée de Ryan à propos des relations entre le Québec et le Canada. Celle-ci subit certaines modifications, mais elle demeura dans l’ensemble d’une stabilité remarquable entre 1945 et 1964.

Dans un article de 1948 sur la portée du travail de l’Action catholique, Ryan caractérisait le mouvement par la synthèse de deux grands concepts : « le principe fédéraliste, et le principe structures intermédiaires[83] ». Selon lui, le fédéralisme était un des corollaires principaux de la doctrine sociale de l’Église catholique, inscrit dans la logique de la notion même de corps intermédiaires, et l’équivalent du « fédéralisme social » envisagé par les intellectuels traditionalistes Esdras Minville, le père Richard Arès et François-Albert Angers[84]. Comme chez ces penseurs, la notion de fédéralisme avait chez Ryan pour point de départ une perspective décentralisée qui trouvait son origine dans la méthode du catholicisme social et la structure de l’Action catholique spécialisée, avec son découpage de la société moderne en strates horizontales. « Diviser son action, expliquait-il, c’est automatiquement lui poser des limites : cela est absolument conforme à la nature de l’homme et des associations qu’il se donne ; c’est le contraire, c’est vouloir tout embrasser, qui serait faux et téméraire[85]. »

De ce point de départ découlait le principe de base de l’Action catholique : le respect de l’autonomisme, de « la souveraineté » des organismes diocésains. Mais comme les problèmes sociaux avaient des racines et des répercussions sur les plans national et international, Ryan posait aussi l’obligation d’une contribution nécessaire et dynamique des centrales nationales. Malgré l’existence inévitable de tensions entre les revendications autonomistes du niveau local et la volonté de centralisation manifestée par les niveaux supérieurs du mouvement, expluqiait-il à la possibilité d’un « fédéralisme raisonnable, en vertu de laquelle aucune souveraineté n’est absolue[86] » pourvu que le principe de base, selon lequel la fédération nationale a « pour but de coordonner et de servir, non de diriger ou de se prononcer sur tout ce qui se présente » soit respecté[87]. Donc, priorité accordée à l’unité locale, qui conserve sa souveraineté et sa pleine liberté d’action.

Pour Ryan, cette formule fédérative n’avait rien de nouveau, car elle n’était que l’expression de l’esprit véritable inscrit dans le pacte confédératif de 1867 :

C’est dans un esprit qui se voulait authentiquement canadien que nos mouvements de jeunesse ont songé à se fédérer sur le plan PROVINCIAL. La formule fédérative a été adoptée par les Pères de 1867 dans le but principal de protéger les droits légitimes des groupes ethniques qui existaient alors au pays. Ces mêmes groupes subsistent aujourd’hui, avec cette légère différence que leur personnalité s’est fortement précisée et raffinée. Nous croyons que leurs problèmes doivent être résolus dans le même esprit qu’en 1867, sinon toujours avec les mêmes moyens techniques[88].

Signalons qu’au début de son mandat au secrétariat national de l’Action catholique, Ryan partageait les convictions de Minville et les prémisses historiographiques nationalistes qui mettaient de l’avant la nécessité d’une défense de l’autonomie de la province de Québec, « véritable centre national des Canadiens français[89] ». Il embrassait à la fois l’interprétation nationaliste des luttes constitutionnelles entreprises pour sauvegarder les droits religieux et linguistiques au Québec et les combats des minorités canadiennes-françaises des autres provinces. Citant Minville, Ryan attribuait à la « culture nationale » des Canadiens français les qualités de spirituelle, personnaliste et communautaire qui les distinguaient[90] et qui étaient à son avis le produit de trois siècles de vie collective marquée par la religion catholique. Il encourageait tous les mouvements d’Action catholique à mettre de l’avant l’idée selon laquelle « la survivance et l’épanouissement du fait français sont nécessaires à l’équilibre spirituel du pays et surtout à l’avenir du catholicisme au Canada[91] ».

On peut donc rattacher Ryan au sillon du nationalisme traditionnel lorsqu’il se déclare en faveur d’un fédéralisme décentralisé et du respect de la souveraineté provinciale contre les impulsions centralisatrices du gouvernement d’Ottawa. Mais il convient aussi de souligner que sa pensée s’éloignait par certains côtés, et de manière substantielle, des bases du nationalisme conservateur. On trouvera là l’influence de ses expériences dans des mouvements de jeunesse d’après-guerre, et plus particulièrement d’une interprétation beaucoup plus optimiste de l’avenir de la Confédération canadienne par la réconciliation possible des pulsions autonomistes et centralisatrices par la construction d’une vraie communauté canadienne.

Dans ses écrits sur le civisme, Minville défendait le besoin de contacts « au sommet » entre francophones et anglophones participant aux mouvements d’action civique et d’éducation populaire, car il reconnaissait qu’il existait un « bien commun » canadien[92]. Cependant, il était plutôt sceptique et méfiant à l’endroit du projet de créer une identité canadienne, qui ne pourrait selon lui déboucher que sur deux options, soit l’assimilation, soit la reconnaissance des droits linguistiques et religieux des Canadiens français d’un bout à l’autre du Canada. Mais chacune des possibilités impliquait une perte des valeurs chrétiennes et communautaires, fondement de la nationalité canadienne-française. Selon la philosophie sociopolitique de Minville, le Canada était simplement un État, un produit de la raison politique constitué à l’écart des sentiments et des valeurs de la communauté nationale canadienne-française. Tout effort pour créer une identité culturelle réunissant Canadiens anglais et Canadiens français serait illusoire, car le résultat serait l’assujettissement des Canadiens français « à la domination du plus fort ». Ce constat n’empêchait pas la collaboration volontaire des représentants des deux groupes culturels, mais avec la réserve que cette unité « n’en restera pas moins toujours un mariage de raison[93] ». En fin de compte, la nationalité canadienne « ne serait pas donc culturelle, elle ne ferait que spécifier le caractère politique du citoyen canadien[94] ».

C’est précisément à propos de l’enjeu de la définition du caractère de la « nationalité canadienne » et de la question des relations entre les divers groupes ethniques, que les divergences de Ryan avec le nationalisme traditionaliste ce sont le plus clairement manifestées. Ici, nous touchons à l’influence des éléments « non politiques » de son activité militante dans les mouvements d’Action catholique et d’éducation populaire comme l’Institut canadien d’éducation des adultes (ICEA) et nous pouvons décerner l’impact du réseau d’organismes de collaboration entre les jeunesses canadienne-française et canadienne-anglaise sur lui.

Selon Renée Morin et Harold Potter, l’éducation des adultes fut l’endroit où les dirigeants des mouvements de jeunesse, lors des rencontres d’été au Camp Laquemac, ont progressivement constitué une sorte de théorie du Canada fondée sur la pratique : la nécessité de communiquer et de travailler ensemble poussa les participants à inventé le « caractère bi-culturel » de leur rencontre, fondé sur la reconnaissance du fait que chaque groupe possédait « un statut égal ». Les « sentiments et idéaux des Canadiens français et des Canadiens anglais [étaient] semblables », mais il fallait aussi maintenir les divisions de langue et de religion afin d’éviter toute tentative « d’assimilation[95] ».

En 1947, dans un long commentaire sur le nationalisme canadien-français, Ryan suivait Minville en prônant la nécessité d’une collaboration entre l’Action catholique et les autres groupes travaillant pour « un bien commun canadien ». Toutefois, ce bien commun représentait pour lui beaucoup plus que pour Minville : « Impossible de croire, déclarait-il, que ce bien commun pourra être uniquement matériel. Il devra, dans une certaine mesure, être spirituel[96]. » Cette conviction selon laquelle existait, au moins potentiellement, une identité pancanadienne de nature culturelle et spirituelle est la manifestation très tangible de la conscience hybride de Ryan. Peu après son entrée en fonction à l’ACC, il annonça que selon lui le moment était venu « pour développer chez chacun de nous une véritable conscience canadienne[97] » qui ne s’exprimerait pas seulement dans les domaines politique ou économique, mais de plus en plus sur le terrain de la culture. Les Canadiens français devaient enfin assumer les conséquences de leur appartenance à un pays qui courait « de l’Atlantique au Pacifique »[98].

Là où Minville identifiait la province de Québec comme abritant le seul gouvernement apte à soutenir les principes d’un ordre social chrétien, Ryan affirmait que le Canada tout entier était un « pays-miroir de la civilisation chrétienne », une nation « peuplée par des représentants des grandes cultures de l’histoire », possédant une « organisation politique et sociale qui [faisait] l’envie de bien des peuples » et destinée à « un avenir extraordinaire dans la communauté des peuples ». Le temps était révolu où les Canadiens français pouvaient se réfugier dans leur communauté et bouder le progrès, car « l’ère des isolationnismes est passée[99] ». À l’encontre de Minville, pour qui le gouvernement fédéral fonctionnait comme entité relativement abstraite et étrangère aux valeurs chrétiennes et nationales des Canadiens français, et pour qui le couple État-nation – la relation entre les valeurs catholiques de la nation et la sphère politique – ne pouvait être réalisé qu’au Québec, Ryan était plus optimiste face à la réalisation d’un Canada ouvert aux francophones en exhortant les siens à reconnaître que les organismes culturels du gouvernement fédéral, tel l’Office national du film, leur appartenaient au même titre qu’aux Canadiens anglais[100].

Ryan n’avait pas abandonné sa conception d’un fédéralisme basé sur la sauvegarde de l’autonomie des organismes locaux, mais il décrivait maintenant un modèle beaucoup plus souple que la défense de la stricte répartition des sphères constitutionnelles que réclamaient Minville et l’école nationaliste. Pour lui, le fédéralisme formait maintenant le noyau non seulement de la « culture nationale » des Canadiens français, mais le pilier d’une conscience pancanadienne émergente, respectueuse du « parallélisme des deux grandes cultures », reconnaissant le principe du bilinguisme dans les institutions fédérales et faisant preuve d’une capacité à organiser la consultation constante des partenaires. Il s’agissait d’une « troisième voie » entre le légalisme constitutionnel de Minville et ses disciples et la loi du plus fort, qui donnerait perpétuellement raison à la majorité anglo-canadienne[101]. Cette attitude ne l’empêchait pas de défendre, au besoin, l’indépendance des mouvements de jeunesse canadiens-français contre les empiétements centralisateurs de leurs homologues anglophones ou de protester contre la simple inconscience des bureaucrates fédéraux devant les nécessités impérieuses du bilinguisme dans leurs relations avec les mouvements québécois[102].

Au début des années 1950, les concepts de « nation » et de « culture » étaient encore assez flous et permutables chez Ryan. Il les utilisait à la fois comme description du fait de la nationalité canadienne-française – ce qui le rangeait dans le camp de Minville et les traditionalistes pour qui l’existence de deux nationalités au Canada était axiomatique – et comme un acte de foi envers une nationalité pancanadienne transcendante et en devenir. Cette double entente contenait implicitement l’idée de l’existence d’une nation formée de deux cultures.

Ce fédéralisme ouvert et la confiance que Ryan manifestait dans l’occasion qui serait donnée aux Canadiens français du Québec de participer à l’érection d’une communauté nationale fondée sur les valeurs du christianisme non seulement au Québec mais au Canada, puisaient ses sources dans une dissidence de plus en plus nette à l’endroit de l’élite nationaliste, une relecture de l’historiographie traditionaliste et la dynamique des contacts fructueux avec ses homologues anglophones qui partageaient l’atmosphère d’ouverture propagée par les mouvements de jeunesse.

À la fin de la guerre, beaucoup de jeunes intellectuels critiquaient la « vieille » tradition groulxiste, l’accusant de ne pas prendre en considération les faits sociaux et de proposer une rhétorique enflée là où il aurait été plus efficace de conduire une analyse logique de la situation du groupe canadien-français. Ryan n’allait pourtant pas aussi loin dans ses attaques que ne le feront les intellectuels rassemblés autour de la revue Cité libre après 1950[103]. Il croyait comme le philosophe catholique français Jacques Maritain que « le national, comme valeur spirituelle, n’est pas chez l’homme […] un besoin fondamental et instinctif qui puisse et doive être accepté, a priori, sans conditions préalables[104] », mais il ne poussait pas le raisonnement jusqu’à un rejet radical du nationalisme québécois. Ses réserves se situaient essentiellement au niveau des méthodes employées par les promoteurs de l’idéologie nationaliste, non pas du principe du national lui-même : la défaillance de la génération précédente ne résidait pas dans la promotion du nationalisme lui-même, mais se manifestait dans sa désunion et son goût pour la spéculation. « À trop parler, à définir dans le vent, nous dégradons le national que nous voulons servir, nous lui enlevons son caractère sacré aux yeux du peuple, nous en faisons un sujet de débats, une question d’opinions ; il ne nous reste plus bientôt qu’un travesti de vouloir-vivre collectif. Et le peuple, mal guidé, zigzague à gauche et à droite[105]. »

Ce bilan sévère de l’activité des grands interprètes du nationalisme trouvait son meilleur fondement dont le signe principal, selon Ryan, de leur faillite, c’est-à-dire la constante dégradation de l’idée de la nation chez les masses ouvrières. La nation était devenue chez eux « une réalité à peu près morte, sans importance[106] ». Il n’était donc pas question d’abandonner la notion de nation, encore moins de devenir un antinationaliste, mais plutôt d’élaborer de nouvelles stratégies qui uniraient de nouveau les élites et les masses et restaureraient le prestige et l’autorité du nationalisme dans la société moderne.

Quelles stratégies convenait-il de mettre en place pour contrer les menaces qui pesaient sur la collectivité canadienne-française ? Dans un exposé portant sur la participation de la jeunesse à la politique de 1951, Ryan déclarait sans ambages que la « politique, au point de vue de la culture et de la vie nationales, [n’avait] plus l’importance stratégique qu’elle avait aux xviiie et xixe siècles[107] ». Le groupe canadien-français avait certes atteint un haut niveau d’unanimité nationale autour des questions politiques justement, et avait remporté de grandes victoires au cours des luttes constitutionnelles, mais les règles du jeu avaient changé. Bien sûr, la vigilance pour la défense des droits politiques était toujours nécessaire, mais « la grande question d’aujourd’hui, ce doit être de nous demander comment la vie nationale s’est développée à l’intérieur du cadre dont nous l’avons entourée ». Les « infiltrations matérialistes », de plus en plus évidentes dans les régions urbaines après 1945, posaient « un nouveau problème de survivance », un formidable défi « à long terme dans la conception du peuple sur le rôle de l’État dans la vie privée, sur le respect et la place de l’autorité, sur les caractères fondamentaux de la vie familiale[108] ». Le sort du peuple canadien-français se jouerait, désormais, au niveau des institutions culturelles et non dans la participation politique.

Pour Ryan, la jeunesse devait prioritairement agir dans la promotion d’organismes intermédiaires qui accompliraient une vraie éducation civique en comblant le fossé entre le gouvernement et ceux qui sont gouvernés[109]. Il faudrait, concluait Ryan, « que le national ait été expliqué et interprété à la faveur d’un travail d’éducation intelligent, adapté, soutenu » où les stratégies politiques occuperaient une zone secondaire. Il en appelait à un vaste travail de prise en charge par un réseau d’institutions intermédiaires animé par des militants dévolus à la tâche « de garder ou de reprendre contact avec l’âme populaire et la vie quotidienne du peuple ». C’était le seul moyen d’enrayer le « virus matérialiste[110] ». Dans la pratique, Ryan exhortait ses contemporains à s’engager dans une nouvelle équipe, semblable à celle des nationalistes sous l’égide d’Henri Bourassa en 1910 ou les Jeune-Canada de 1935, mais « dans une ligne catholique moins embrouillée de nationalisme », vouée à un « renouveau social, une refonte de structure » qui rajeunirait à la fois l’esprit du catholicisme et son incarnation institutionnelle dont « notre Canada français, donc notre Canada, avait et a encore besoin[111] ».

II - Ouverture sur l’universalisme chrétien

Le principal objectif de Claude Ryan au sein de l’Action catholique canadienne, entre 1945 et 1952, n’était donc pas de rejeter le nationalisme, mais de déplacer son centre de gravité du politique vers le culturel. Même s’il partageait les convictions des nationalistes traditionnels quant à la nécessité d’affermir l’autonomie provinciale et la stricte répartition des responsabilités constitutionnelles face aux tentatives de centralisation, il existait une tension dans sa définition du nationalisme. Il envisageait que la conscience nationale puisse fonctionner au niveau de la communauté canadienne-française et comme à celui du Canada tout entier.

La pensée nationaliste de Ryan, bien que fondée sur la sauvegarde d’une souveraineté, comprise comme autonomie, du Québec, subit un infléchissement important lorsque les besoins primordiaux de la nation canadienne-française en vinrent à être définis en termes culturel et civique. En effet, cette façon d’aborder le problème permettait un rapprochement avec les préoccupations des Canadiens anglais, aux prises eux aussi avec l’envahissement des courants matérialistes et de la culture de masse – un mouvement que Ryan qualifia « d’universalisation par en bas[112] ». Les valeurs chrétiennes – que la pensée nationaliste présentait comme formant un héritage particulier de la nation canadienne-française – possédaient maintenant un caractère plus universel et pouvaient servir de ciment entre les deux cultures[113]. Un séjour d’études entrepris à Rome en 1952 affermit chez lui le sentiment d’une crise spirituelle croissante de la société canadienne-française et marqua le début d’une rupture dans sa conception des relations entre catholicisme et nationalisme, entre démocratie et autorité dans la société moderne, et de l’histoire du groupe canadien-français dans la Confédération canadienne.

Le trajet romain de Ryan correspondit avec deux transformations de grande envergure dans les milieux intellectuels au Québec. D’abord, une mutation dans l’approche de l’Action catholique et plus généralement des rapports entre les mouvements de jeunesse et la société québécoise ; et deuxièmement, une crise aiguë du mouvement nationaliste culminant dans le fractionnement entre « gauche » et « droite[114] ». Depuis l’inception de l’Action catholique spécialisée dans la Crise des années 1930, les mouvements s’étaient orientés vers la formation d’une conscience générationnelle et l’élaboration d’un vaste programme de restauration sociale, qui passaient par l’intégration des jeunes à la société moderne.

Dans un essai autobiographique rédigé en 1958, Ryan indique comment les priorités au sein de l’Action catholique ont changé. L’accent se déplaça de la réforme sociale vers la transformation de la vie spirituelle et intellectuelle à l’intérieur de l’Église. Ce mouvement était la conséquence directe du recul que la hiérarchie cléricale québécoise prit à l’égard des conflits sociaux après la grève d’Asbestos. Mais elle correspond aussi à un mouvement intellectuel plus large dans les sociétés industrialisées d’apaisement relatif des combats entre conservateurs, libéraux, chrétiens et socialistes[115]. L’Action catholique, déclara Ryan en 1951, « doit éviter de verser dans une action purement sociale et économique » et céder la place à des institutions et organismes laïques pour la provision des services sociaux. Cela permettra à l’Action catholique de se concentrer sur la vraie nature de sa mission, « d’ordre surnaturel », et de se montrer présente à la société de manière plus indirecte et individualisée[116]. Chez Ryan, les valeurs intérieures de la vie chrétienne étaient désormais favorisées : piété, formation intellectuelle des militants chrétiens et le développement d’une spiritualité moderne.

Je réalise aujourd’hui, plus que jamais, que le meilleur moyen de reconstruire la société elle-même, c’est d’abord de construire l’Église dans toute sa dimension. Construire l’Église, c’est préparer des centaines d’hommes pour le travail économique, social, culturel, politique. S’il fut un temps où l’édification de l’Église paraît être la besogne exclusive des clercs, cette époque est désormais révolue[117].

L’ère des grandes interventions sociales chrétiennes par le biais des stratégies institutionnelles ou des idéologies comme le corporatisme était désormais passée, et la tâche pour les catholiques engagés était de se doter d’une solide culture intellectuelle faite de connaissances bibliques, de théologie et d’une étude des leçons de l’histoire de l’Église. Cette culture définirait une nouvelle élite laïque qui participerait, avec les clercs, à la gestion d’une institution fondée sur l’assise de la tradition et le dynamisme du savoir moderne. Mais le grand espoir de Ryan résidait dans la construction d’une forme d’opinion publique dans l’Église qui, quoique divine et non démocratique (ce qui ne veut pas dire antidémocratique) et caractérisée par l’unité avec la hiérarchie[118], avait le devoir de présenter la doctrine catholique à la société moderne. Il fallait, pour ce faire, savoir naviguer entre conservatisme outrancier et progressisme. Il fallait aussi pouvoir composer avec l’importation des partis « politiques » dans l’Église, qui emprisonneraient la vérité catholique dans les carcans des idéologies temporelles. Autant d’entraves à l’équilibire désirée par Ryan entre une Église-institution liée au peuple et tendant vers la réalisation de la justice sociale.

Ryan avait conscience du fait que ses études à Rome ne lui vaudraient pas la reconnaissance d’un passage par les centres intellectuels plus prestigieux comme Paris, Londres ou Chicago, et il en nourrissait un fort sentiment d’infériorité par rapport à certains de ses contemporains comme les citélibristes Gérard Pelletier et Pierre Trudeau. Nonobstant leur valeur symbolique ou réelle, il demeure que ses études l’ont encouragé à mettre l’accent, durant la décennie de 1952 à 1962, sur les éléments universels du catholicisme, et à abandonner certaines conceptions centrales du nationalisme traditionaliste de Groulx et Minville. « Rome, proclama-t-il en 1953, est plus que jamais le centre nerveux de la vie catholique dans le monde. » Il exhortait l’Église canadienne à découvrir et à faire l’expérience des richesses spirituelles et intellectuelles de l’Église universelle[119]. Terminant son cours avec le dominicain P. Meerschman à Fribourg en mai 1952, Ryan dénonçait la « fausseté de l’expression “Église nationale”[120] ».

Sur le plan théologique, Ryan fit la découverte de la pensée de Saint Augustin. Augustin, père de l’Église au ve siècle durant le déclin de l’Empire romain, fonda sa théologie dans la dialectique des deux cités, la Cité de Dieu et la Cité terrestre, mais, dans le monde catholique avant 1940, sa pensée n’avait pas le prestige du thomisme, ferment du nationalisme de Groulx et Minville. Nous touchons ici à un autre aspect clé de l’hybridité de Ryan, car les écrits d’Augustin inspiraient la philosophie et la théologie du monde anglophone au xxe siècle, particulièrement dans la tendance « néo-orthodoxe » représentée en Europe par Karl Barth et aux États-Unis par Reinhold Niebuhr[121].

L’élément augustinien est évident dans le souci de Ryan, après 1952, de délimiter clairement les frontières entre le spirituel et le temporel et de définir les rapports entre les modalités de citoyenneté spirituelle dans l’Église et de citoyenneté politique dans la société civile[122]. Pour Ryan, la pensée d’Augustin renfermait deux implications profondes pour l’avenir de la société canadienne-française : premièrement, l’opposition perpétuelle des deux cités signifiait qu’un ordre social chrétien – le pilier du thomisme à la base du nationalisme traditionaliste – ne pourrait jamais se réaliser parfaitement dans les sociétés humaines. Cette leçon conduisit Ryan a abandonné les analogies éculées entre Église, sociétés et corps humain que charriaient la vieille doctrine sociale de l’Église et la tradition nationaliste canadienne-française[123].

Deuxièmement, la théologie d’Augustin apparut comme la description adaptée et adaptable de la manière dont les idées se mélangent, du vaste mouvement des peuples, du pluralisme et du caractère métissé du monde moderne. Résumant sa lecture d’Augustin, Ryan déclara : « Il n’y a pas deux catégories de citoyens, ceux de l’État et ceux de l’Église[124]. » En l’occurrence, il voulait évoquer la complexité de la société canadienne-française avec la forte présence de l’Église catholique qui la caractérisait, mais la théologie augustinienne contenait aussi le germe d’une théorie du fédéralisme plus souple et dynamique qui exprimait le goût de Ryan pour le dialogue. La notion de la citoyenneté réciproque et mutuelle qu’Augustin employait pour décrire le trajet terrestre du chrétien était transposée sur le plan social. Elle signifiait l’appartenance dynamique du groupe des Canadiens français en tant que citoyens du Canada et citoyens du Québec, ce qui impliquait à la fois opposition, coopération, entrecroisement et interaction constante, dans un brassage des identités qui rendait caduques les rigidités du fédéralisme social, produit politique de l’univers thomiste[125] et les catégories figées qui conduisaient à opposer centralisme et autonomisme.

La pensée de Ryan durant la deuxième moitié de la décennie 1950 révélait une stratégie intellectuelle de naviguer entre la tension croissante entre deux positions de plus en plus conflictuelles : un néo-nationalisme québécois émergent et un catholicisme progressiste associé avec la revue Cité libre et hostile à l’histoire et aux traditions du Canada français. Se concentrer sur la réforme de la vie intérieure et intellectuelle de l’Église-institution, et sur l’appel au laïcat de saisir de nouvelles responsabilités furent pour Ryan non pas un sentier d’évasion, mais l’utilisation de l’idéologie de l’Action catholique comme élément central d’une définition d’un nouveau modèle d’engagement intellectuel « non politique » qui reconstruirait l’unité entre catholiques et les clameurs idéologiques de « gauche » et de « droite ».

Ici, nous voyons un net renversement de priorités : là où l’Action catholique existait de 1945 à 1952 comme élément auxiliaire à un nationalisme mitigé, après 1952, elle prenait place comme fondement primordial de sa pensée. Ryan misait sur la reconnaissance de l’universalisme catholique comme valeur suprême pour refaire l’unanimité entre les élites intellectuelles de la société québécoise perdue durant les années de Duplessis. Même s’il penchait du côté des citélibristes en déclarant que le nationalisme était doté d’une valeur « contingente et accidentelle par rapport à la grande perspective de la justice sociale[126] », il ne pouvait pas suivre Pelletier et Trudeau dans leur anticléricalisme et leurs polémiques, inspirés par le personnalisme d’Emmanuel Mounier, contre l’Église-institution[127]. Il qualifiait cette vision de « snobisme » et d’un « catholicisme libéral de salon » qui ne l’impressionnait guère et dérogeait à sa conviction profonde : « l’Église n’est ni à gauche ni à droite[128] ». Il manifestait une plus grande sympathie pour les convictions du groupe « néo-nationaliste » qui se constituait après 1956 autour de Gérard Filion et André Laurendeau et du quotidien Le Devoir, mais comme disciple de Jacques Maritain, il se méfiait de l’influence de Mounier sur Laurendeau et sur un certain agnosticisme de ce dernier[129].

Il est vrai qu’à l’intérieur des mouvements d’Action catholique, Ryan participait à la critique du déficit démocratique au Québec et du duplessisme qui marquaient le climat intellectuel à la fin des années 1950. Il répugnait cependant à la diabolisation de Maurice Duplessis, exercice alors à la mode chez les intellectuels progressistes. Malgré le fait que Ryan se plaignait d’avoir souffert personnellement des « mesquineries de Duplessis », le Chef était « purement et simplement un homme pragmatique » en cela sembable à ses homologues conservateurs Leslie Frost (Ontario) et Ernest Manning (Alberta) et aux conservateurs américains et anglais des années 1950, Eisenhower et Macmillan[130]. Par ailleurs, plusieurs de ses écrits et conférences d’alors suivaient une analyse de l’histoire québécoise qui le rapprochait de la position misérabiliste des historiens de l’École de Montréal, Frégault, Brunet et Séguin. Il décrivait la « fin du xviiie siècle et tout le xixe siècle […] pour le développement culturel du Canadien français [comme] l’équivalent d’une très longue nuit d’hiver », marquée par l’abandon des chefs laïques, la prédominance incontestée des clercs dans l’organisation de la vie sociale et religieuse, la désorganisation de la vie économique et politique, et la construction, en Amérique anglo-saxonne, d’un « monde à part » immunisé contre les influences étrangères[131].

Pourtant, son adhésion à l’idée d’une universalité du catholicisme l’empêchait d’arriver aux mêmes conclusions que ses collègues néo-nationalistes, c’est-à-dire que l’infériorité dramatique de la vie culturelle, sociale et économique du Québec justifiait une intervention massive de l’État pour que la nation rejoigne la modernité[132]. Pour les néo-nationalistes, le seul moyen d’intégrer la préservation de la culture francophone et la pleine participation à la modernité était le raffermissement et le resserrement de l’État-nation, centré sur l’expansion du gouvernement provincial pour que le Québec, comme collectivité, maîtrise son destin social.

À l’encontre des néo-nationalistes, Ryan, fidèle à l’universalisme romain, est demeuré après 1952 un farouche adversaire de « toute identification de nature entre la nation et l’État », et a rejeté catégoriquement la vision historienne de Michel Brunet, qu’il caractérisait comme « d’abord et avant tout un rapport brutal de forces [sic][133] ». Bien que Ryan ait reconnu que les chrétiens québécois vivaient dans un contexte national particulier, son credo, développé dans une conférence de 1956, posait de fortes limites à toute priorité du national sur l’étatisme :

le chrétien est attaché à son groupe ethnique, à sa culture et à son pays, mais jamais au détriment de la solidarité internationale […]. Il considère la personne comme centre de la vie sociale, mais il ne porte pas obstacle à la socialisation croissante de la vie […] il accepte loyalement le rôle accru de l’État dans la vie moderne, sans renoncer pour autant au principe traditionnel de la hiérarchie des corps sociaux[134].

Dans un long exposé daté de 1959 sur la doctrine sociale catholique et les relations entre ethnie, nation et État, il précisait que si l’Église avait toujours reconnu le droit naturel des groupes ethniques et culturels de sauvegarder et de développer une culture distincte, et approuvait les luttes légitimes des groupes opprimés pour atteindre cette évolution, cela n’impliquait pas « un motif d’exaltation d’un groupe ethnique en lui-même », mais plutôt la reconnaissance de la justice sociale. Dans ce schéma, l’État ne pouvait guère être « le mandataire exclusif ou illimité d’une nation, d’une classe, d’un groupe ethnique, d’un secteur particulier de la production », remarque qui s’appliquait particulièrement aux États modernes « dont la tendance semble aller de plus en plus vers une composition de type pluraliste au point de vue culturel et religieux ». À partir du constat que les États depuis le début du xxe siècle devenaient de moins en moins homogènes, Ryan développait une théorie conforme à la doctrine catholique selon laquelle le « bien commun » était désormais pluraliste, l’obligation de l’État « à donner à chacun des citoyens, indépendamment de leur origine pourvu qu’ils sont respectueux des lois, tout ce qui est nécessaire à la satisfaction de leurs droits humains fondamentaux[135] ».

Certes, les Canadiens français au Québec souffraient d’une infériorisation économique et sociale et les catholiques devraient travailler à réparer cette injustice. Il fallait absolument réprimer deux tendances fallacieuses et contraires à l’enseignement catholique qui pouvaient découler de ce combat : croire que l’intervention de l’État pouvait tout résoudre et penser que l’État du Québec pouvait devenir l’unique outil de développement et d’expression du groupe ethnique canadien-français. Ryan avançait que : « vouloir affirmer que l’État du Québec […] doit être l’État national des seuls Canadiens français et que son action doit être pensée exclusivement en fonction des intérêts du groupe ethnique canadien-français, serait affirmer une thèse […] réfractaire à la pensée chrétienne contemporaine sur le problème de l’État et de la justice sociale[136] ».

Ces considérations théoriques furent renforcées par une rupture décisive avec l’article de foi le plus fondamental pour la tradition nationaliste québécoise qui filait depuis Henri Bourassa jusqu’aux néo-nationalistes en passant par Groulx : il existe deux nations distinctes au Canada. En 1959, dans une lettre à l’écrivain français Jean-Pierre Dubois-Dumée, Ryan écrit que la thèse des deux nations était une exagération. Cette prise de position le signalait comme défenseur de la thèse romaine voulant que le Canada constituait un seul peuple, composé de plusieurs groupes ethniques et linguistiques, dont les plus importants étaient les Anglais et les Français[137]. Pour ce qui est de l’intervention de l’État, la pensée de Ryan était marquée, vers la fin des années 1950, par une tension entre la reconnaissance du besoin, dans toutes les sociétés modernes, d’accorder une place plus grande aux pouvoirs publics dans les domaines de l’éducation et de l’action sociale jadis réservée à l’action privée, et de la nécessité de défendre la liberté et la personnalité des citoyens face à un État puissant.

Ryan avait abandonné les théories explicites du corporatisme social, préférant une nouvelle définition du « caractère organique de l’activité économique » basée sur « l’intime interdépendance de tous les facteurs engagés […] dans l’oeuvre de production[138] ». Mais le besoin de trouver un équilibre entre l’action des pouvoirs publics, l’initiative des citoyens et la contribution des organismes et corps privés demeurait un problème absolument fondamental dans sa conception d’une société démocratique. Préoccupé, comme beaucoup d’intellectuels à la fin des années 1950, par la nécessité de réformer les structures du système scolaire et les institutions de l’éducation au Québec, Ryan continuait cependant de défendre une conception libérale de la doctrine sociale catholique. Il dénonçait la tendance de surcharger l’État de pouvoirs et de responsabilités, situation dont la conséquence serait l’abandon de l’idéal d’une société démocratique éduquée et active au profit de la passivité des citoyens qui engendrerait une « crise spirituelle de la vie publique[139] ».

Sa découverte, en 1952, du caractère universel du catholicisme l’a poussé vers l’affirmation d’une hybridité positive, que ce soit au niveau de son identité personnelle ou du caractère des sociétés modernes. Cette prise de conscience l’a détourné définitivement et radicalement des fondements de la pensée nationaliste canadienne-française. Malgré les sympathies qu’il affichait à l’endroit de certaines des analyses du courant néo-nationaliste québécois, il est évident qu’à partir de 1960, Ryan ne pouvait adhérer à son article essentiel, la thèse des « deux nations ». Il repoussait l’idée même d’une « nationalité » québécoise. Ce virage romain – on aurait dit au xixe siècle « ultramontain » – l’a finalement rapproché des idées d’un Henri Bourassa, fondateur du Devoir, pour qui les Canadiens français étaient citoyens à part entière de tout un Canada « reposant sur la reconnaissance de deux grandes cultures » de l’Atlantique au Pacifique[140].

En dépit de ses ressentiments face aux injustices du pacte confédératif et du peu d’intérêt que le Canada anglais accordait aux développements sociopolitiques du Québec, son ancrage dans l’universalisme catholique devint la base de sa foi dans une possible réforme de la Confédération et une possible conciliation du besoin du Québec pour « toute l’autonomie dont il a besoin pour développer sa vie propre et ses institutions » avec une nationalité canadienne fondée sur l’égalité complète des deux cultures. Contrairement aux affirmations du nationalisme traditionaliste ou du néo-nationalisme, selon lesquelles les Canadiens français (ou Québécois) constituaient une nation – une thèse que Ryan repoussa violemment – l’autonomie du Québec était pour lui le produit de l’égalité des cultures française et anglaise. Cette autonomie puisait sa légitimité dans la reconnaissance du primat de l’autorité des provinces pour les enjeux constitutionnels reliés à la vie personnelle, la famille, le développement social et la culture et dans celle « d’un État fédéral suffisamment fort et articulé pour assurer le fonctionnement efficace du pays[141] ».

Refusant « les interprétations défaitistes et globales que certains proposent de l’histoire du dernier siècle », Ryan déclara catégoriquement : « On accepte le Canada, non comme un pis-aller dont on voudrait se libérer, mais comme une réalité politique viable qu’on veut améliorer. […] le régime fédéral est celui qui convient mieux à nos conditions géographiques, historiques, économiques et politiques[142] ».