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Carlo Célius, peintre et historien de l’art, tente de s’interroger dans son ouvrage sur l’existence de « l’art haïtien ». Il est habité par la volonté de définir ou de proposer une nouvelle version de l’haïtianité de l’art. Pour mener sa recherche, il opte pour une approche pluraliste. Le livre L’art comme fait social total de Dominique Chateau a sans doute été pour lui une grande source d’inspiration. À la suite de ce dernier il admet que la création plastique englobe des formes de langage plastique à partir de trois éléments : le trait (le dessin), la couleur et le volume. Le traitement de ces éléments, leurs combinaisons, les matériaux utilisés, les types d’objets qui en résultent, leurs fonctions et leur mode de valorisation varient d’une société à une autre, d’une époque à l’autre, et possiblement d’une entité sociale à l’autre dans une société donnée et à une période déterminée. C’est cette vision de la création plastique qui va orienter le travail de Célius. Comment conçoit-il l’haïtianité ? Il la conçoit comme une forme d’énonciation identitaire qui se répercute au sein des Beaux Arts dans sa dimension locale (7). Ainsi, dans son introduction, il admet volontiers qu’on doit être compétent pour pouvoir tenir un discours autorisé dans le champ des beaux arts. Les individus parlants doivent acquérir la “capacité de parler et d’agir légitimement” c’est-à-dire de manière autorisée et avec autorité selon le sociologue Pierre Bourdieu.

Célius identifie les différents auteurs — haïtiens et étrangers — qui sont habilités à tenir un discours autorisé sur les arts plastiques en Haïti.

Dans le premier chapitre de son travail, Célius convoque dix-sept auteurs — haïtiens et étrangers — dont les travaux lui permettent d’évaluer la problématique de l’haïtianité. Il décrypte ces textes à partir de cette grille d’évaluation : le contenu d’une publication par rapport à d’autres, la date et le contexte de parution, et l’impact de la postérité. Parmi les auteurs sélectionnés, il y a lieu de citer Philippe Thobby-Marcelin, Albert Mangonès, Jacques Stephen Alexis, Michel Philippe Lerebours, de nationalité haïtienne, Dewitt Peters, artiste originaire des États-Unis et fondateur du Centre d’art en Haïti, les Français Pierre Mabille et André Breton qui ont introduit le surréalisme dans l’avènement de l’art naïf en Haïti, José Gomez Sicre, critique d’art cubain, Selden Rodman, de nationalité américaine, qui a consacré plusieurs textes à la création plastique d’Haïti. Renaissance in Haïti. Popular Painters in the Black Republic est l’un de ses nombreux ouvrages. À partir de la nationalité de ces dix-sept auteurs, Célius dégage trois courants de pensée: un courant états-unien, un courant français et un courant haïtien.

Dans un deuxième chapitre, Célius évoque en une vingtaine de pages (53-79) la problématique de la « modernité indigène et irruption de l’art naïf » qu’il divise en trois périodes : a) une modernité indigène (1930-1944), b) premières tentatives discursives au Centre d’art (1944-1945) et c) une prise en charge de la production du discours (1945-1946). Dans la première période, Célius passe au crible trois textes dont le premier a pour titre L’exposition Savain de Philippe Thoby-Marcelin. Le second texte est de Pétion Savain lui-même. Le troisième est de Marcello de Sylva. Derrière ces trois thèses, s’impose une idée centrale : celle de la naissance d’un mouvement pictural en l’absence de toute traction artistique. Les artistes de cette génération dite « génération de l’occupation » se conçoivent, selon Célius, comme les fondateurs de la peinture en Haïti, et surtout comme des « inventeurs de l’haïtianité » dans ce domaine. La deuxième période est marquée par la volonté d’ouverture des artistes et des dirigeants. Dans la troisième période, Célius nous propose une analyse minutieuse du bulletin du Centre d’art, Studio n° 3, le premier périodique consacré à la création plastique. Célius explique que le bulletin devait répondre à une triple fonction : informer sur les activités du Centre, servir d’outil critique pour l’évaluation des oeuvres et offrir aux membres du Centre un espace de discussion. La modernité « indigène » dont parle Carlo Célius consiste en une quête d’originalité qui articule des données (formelles thématiques) du terroir avec des propositions de la modernité littéraire et artistique européenne, ou du moins ce qui est perçu comme telle (69).

Dans le troisième chapitre consacré à l’hégémonie de l’art naïf, Carlo Célius interroge les trois grandes personnalités qui ont énoncé les principales thèses sur l’art naïf en Haïti : il s’agit de Selden Rodman, de Dewitt Peters et d’André Breton. Célius s’intéresse aux stratégies mises sur pied par Dewitt Peters pour produire un récit qui vise à faire coïncider son initiative de créer le Centre d’art avec l’émergence de l’art naïf. Cette stratégie est qualifiée de légende fondatrice. « Le rôle de Peters, affirme-t-il, a été déterminant ; ses écrits — ainsi que le discours qu’il tient à travers les informations fournies à la presse ou à des organisateurs d’exposition — n’ont pas manqué de servir de référence. Sous sa plume, la promotion de l’art naïf s’accompagne de l’élaboration d’une version du récit de la fondation du Centre par rapport à l’existence antérieure (ou l’inexistence) des Beaux-Arts en Haïti » (120).

Célius s’attarde un peu sur André Breton qui a été fasciné par la peinture d’Hector Hyppolite et qui a découvert des affinités et des analogies entre le vaudou et le surréalisme. Célius n’hésite pas à écrire: « L’analogie établie entre possession et “ expériences hypnotiques ” conduit à la conclusion que les structures de l’imaginaire du surréalisme correspondent à celles du vodou. On peut alors mieux comprendre la place que Breton va accorder au vodou dans le nouveau point de départ qu’il entend donner au surréalisme et le choix qu’il porte, au Centre d’art, sur Hector Hyppolite parmi tant d’autres artistes » (127). Célius retient le thème de la « renaissance africaine » développée par Selden Rodman qui « évalue l’haïtianité ou la non-haïtianité en fonction de la présence ou de l’absence des traces d’africanité ou d’africanismes…. D’où la non-africanité des élites qui ont tout fait pour gommer les héritages d’Afrique » (144-145).

S’appuyant sur son corpus, Célius portera ce jugement sur l’art naïf en Haïti : « Le mouvement d’art naïf s’est définitivement établi en Haïti dans les années cinquante. Il se consolide, s’étend et cherche des voies de renouvellement entre les années soixante et quatre-vingt. La reconnaissance internationale se confirme avec la constitution de collections, la multiplication des expositions et des publications » (155).

Dans le quatrième chapitre intitulé « Refus, contestation et alternatives », Célius aborde la question de la dissidence et des conflits qui ont émergé autour du Centre d’art. Il présente les thèses soutenues par les deux principaux dissidents — Lucien Price et Max Pinchinat — qui fonderont le Foyer des arts plastiques. Célius s’attarde sur les textes critiques de Pinchinat pour qui « la création artistique est sujette à transformations, à changements. L’art est un perpétuel devenir, il ne saurait être fixé une fois pour toutes.… Il se doit d’être sensible aux données de son milieu tout en demeurant ouvert aux expérimentations artistiques d’ailleurs » (198).

Célius consacre environ quarante pages de ce chapitre à la controverse autour de l’art national entre 1955 et 1956. Il choisit principalement Félix Morisseau-Leroy et Jacques Stephen Alexis comme les deux principaux protagonistes. Il déterre les principaux articles de ce dernier — Introduction à la peinture haïtienne, psychologie de la peinture haïtienne, poésie et peinture, etc… dans l’un des journaux de l’époque : Reflets d’Haïti. Selon Célius, Morisseau-Leroy défend l’idée d’une peinture dite populaire qui résonne bien avec ce courant de pensée connu sous le nom de la négritude. Il a mis en exergue ces interrogations de Félix Morisseau-Leroy : « La peinture haïtienne évoluera-t-elle de la libre expression à la maîtrise des techniques modernes sans perdre le contact intime avec les sources d’inspiration populaire ? Les peintres “ avancés ” se libèreront-ils des influences extérieures qu’ils côtoient immanquablement pour tirer d’eux-mêmes un monde lié à l’Afrique par les cordes de la sensibilité ? » (202)

Jacques Stephen Alexis est le second acteur de cette polémique. Il défend l’idée d’un art national. Il énonce les principaux piliers sur lesquels doit s’appuyer la nouvelle esthétique : a) le nouvel humanisme commun à tous les hommes, b) nos traditions de peuple révolutionnaire, c) notre folklore et notre art populaire, et d) les tendances originales, humainement valides, de nos individualités propres.

En une cinquantaine de pages, Célius tentera de répondre à cette brûlante question: « La création artistique a-t-elle toujours existé en Haïti » ? Deux auteurs — Philippe Thoby-Marcelin et Michel Philippe Lerebours — sont convoqués pour pouvoir répondre à la question formulée. Ce sont eux qui vont l’aider à interroger l’histoire. D’abord, il relève les thèses défendues par Philippe Thoby-Marcelin dans son livre Panorama de l’art haïtien publié en 1956. Célius partage avec ce dernier l’idée selon laquelle le Centre d’art ne constitue pas le point de l’histoire des beaux-arts en Haïti, sa fondation prend place dans une généalogie qui remonte à l’indépendance (244). Cela étant dit, Thoby-Marcelin n’admet pas la thèse du vide artistique. Car, l’absence d’une vigoureuse tradition académique n’entraîne pas automatiquement l’existence de pratiques artistiques. La thèse soutenue par Thoby- Marcelin est, selon Célius, celle d’une continuité dans l’histoire de la peinture haïtienne.

Avant d’insister sur la pertinence des écrits de Michel Philippe Lerebours, Célius souligne rapidement l’originalité des travaux de Jean Fouchard dans le domaine artistique durant l’époque coloniale. Pour Célius, Michel Philippe Lerebours est l’historien de ce qu’il appelle « la grande histoire de la peinture haïtienne ». Cette consécration lui vient des deux tomes de sa thèse de doctorat qui a pour titre : « Haïti et ses peintres de 1804 à 1980. Souffrances et espoirs d’un peuple ». Célius considère Lerebours comme un héritier de Jacques Stephen Alexis. L’axe de la recherche de Lerebours tourne autour d’une « vision particulière, d’une vision haïtienne. Cette vision n’est autre que la synthèse des divers apports culturels taïnos, européen et africain, synthèse constitutive de la culture haïtienne » (277). Cette approche de Lerebours invalide, une fois de plus, la thèse de vide artistique avant 1944. Si, selon Célius, Lerebours dépouille le réalisme merveilleux de Jacques Stephen Alexis du « réalisme social », du « réalisme socialiste », Lerebours partage, cependant, avec ce dernier l’idée selon laquelle l’art haïtien est un art de contestation. Comparant les deux auteurs, Célius écrit : « L’art haïtien est réaliste, et c’est d’un réalisme merveilleux qu’il s’agit ». Cet art présente d’autres caractères distinctifs que Lerebours partage avec Alexis : l’horreur de la gratuité, le sens du dépouillement, le sens du détail significatif, le choix du motif qui retient l’attention et qui signifie, le règne de l’imagination personnelle et collective, l’intégration d’éléments disparates dans une solide composition qui neutralise les dissonances. Pour l’un comme pour l’autre, l’art haïtien est « l’expression de la conscience collective actuelle » et « sous le couvert du merveilleux et du rêve, elle crie la pénible situation de l’homme haïtien » (288-289).

Le cinquième et dernier chapitre est consacré aux « limites du discours institué et nouvelles considérations ». L’auteur revient sur la question de l’haïtianité en invoquant les deux grandes tendances qui sont au coeur du débat. Pour la première, seul l’art naïf exprime l’identité haïtienne authentique. Quant à la seconde, elle prône une approche intégrative qui prend en compte toutes les formes de création. Célius voit en Selden Rodman et Michel-Philippe Lerebours les deux principaux protagonistes du discours institué. Célius débute ce chapitre avec une présentation de Hector Hyppolite, figure centrale du dispositif du discours dominant. Avec lui, affirme Célius, on a découvert les deux principales clés explicatives: « la race et le vodou » (291). Cette conception est dite conception substantialiste de l’identité.

Célius achève ce cinquième chapitre par une réflexion autour du thème : « Le tournant ethnologique et “l’art haïtien” ». S’il reconnaît l’importance des travaux du Dr Jean-Price Mars, l’un des pères fondateurs de l’École ethnologique haïtienne, il laisse entendre, cependant, que le bouleversement provoqué par l’irruption de l’art naïf n’a eu aucun effet sur les recherches de ce dernier. Ne termine-t-il pas ce dernier chapitre du livre par ces mots : « En fin de compte, si l’avènement de l’art naïf est lié à un changement de vision anthropologique, l’école haïtienne d’ethnologie, formation discursive porteuse de vision, y a joué un rôle contingent » (361).

Dans sa conclusion, l’auteur regrette que l’École ethnologique haïtienne n’ait pas joué un rôle actif dans le débat autour de l’art naïf en Haïti. Pour finir, soulignons combien Langage plastique et énonciation identitaire. L’invention de l’art haïtien constitue un ouvrage riche sur bien des plans. Il affirme la connaissance sur l’histoire de l’art en Haïti en décryptant minutieusement un corpus de textes pertinents qui vont de 1930 à nos jours. Cet ouvrage s’inscrit d’emblée dans la ligne des réflexions déjà engagées par Jacques Stephen Alexis et Michel-Philippe Lerebours. Sans l’exprimer ouvertement, Carlo Célius laisse entendre qu’il est le digne continuateur de ces deux derniers. Sans polémiquer avec ces derniers, Célius s’impose et s’affirme comme l’un des premiers historiens de l’art en Haïti. Son abondante bibliographie (371-419) sur cette question prouve sa maîtrise du sujet abordé. Cet ouvrage constitue, en outre, une grande introduction de l’histoire de l’art en Haïti. L’ouvrage de Célius est une source documentaire inégalée. Il touche non seulement à l’histoire de l’art, mais aussi à l’anthropologie, à la communication, à la sociologie et à la littérature. À la manière de l’ouvrage de Lerebours Haïti et ses peintres de 1804 à 1980. Souffrances et espoirs d’un peuple, celui de Célius devient un texte fondateur. Le seul regret que certains lecteurs pourraient éprouver au terme de la lecture de ce précieux ouvrage, c’est le silence de Célius sur les différentes causes qui ont entraîné l’absence des travaux pertinents de l’École ethnologique haïtienne sur les arts plastiques. Aux pages 360 et 361, une petite erreur s’est glissée sur l’orthographie du mot « Roumain » : à la place de « Roumain », il fallait lire « Romain ». Jean-Baptiste Romain est l’une des figures de cette École ethnologique haïtienne. Quant à Jacques Roumain, il est le fondateur du Bureau d’Ethnologie en Haïti.