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L’analyse des problèmes d’exclusion et de pauvreté ainsi que celle de la lutte contre ces problèmes ont connu une importante évolution au cours des 20 dernières années. Cet article se penche sur les nouvelles approches à la pauvreté et à l’exclusion et sur de nouvelles modalités de sortie de la pauvreté, ainsi que sur la capacité des acteurs à mettre sur pied des initiatives qui permettent de lutter contre la pauvreté et l’exclusion. Il commence par une revue théorique des concepts de pauvreté et d’exclusion, puis présente un dispositif mis en place pour tenter de lutter contre l’ensemble des facettes de ces phénomènes, puisque les nouvelles approches reposent justement sur la reconnaissance de leur multidimensionnalité et, de ce fait, recommandent plus que le simple octroi de compléments de revenu.

Nous nous intéresserons ici au cas de Mères avec pouvoir (MAP), une des initiatives locales les plus originales que nous ayons étudiées, parce qu’elle tente de corriger, de manière plus globale que la plupart des projets d’insertion sociale, les difficultés vécues par des femmes chefs de familles monoparentales. En effet, la majorité des initiatives visant à contrer la pauvreté cherchent à insérer les personnes au marché de l’emploi sans toutefois prendre en compte l’ensemble des facteurs qui composent leur situation. Sur ce point, MAP présente des initiatives intéressantes qui sont à souligner : l’approche multidimensionnelle et l’offre de services, mais aussi la collaboration entre diverses organisations d’économie sociale et la place accordée à la mobilisation de ressources par ce partenariat. Un autre élément est très important : malgré la pertinence de son approche et le nombre de partenaires associés à ses actions, ce cas a connu des difficultés majeures lors de son implantation et de sa mise en oeuvre. Ces difficultés jettent un éclairage particulier sur les conditions nécessaires pour la réussite de ce genre d’initiatives. Aussi faut-il réfléchir autant aux innovations dont ce projet est porteur qu’aux obstacles auxquels il doit faire face, lesquels sont en partie liés aux spécificités de sa mise en oeuvre[1].

Le problème : la convergence de l’exclusion et la pauvreté

La pauvreté a diverses apparences et se définit de façon multiple. La première définition, associée à la situation principalement vécue dans les pays en développement, voudrait que l’apparition de la pauvreté soit associée au moment où des individus ou des communautés ne peuvent combler les besoins de base nécessaires à la vie, soit la nourriture, le logement et le vêtement. C’est la définition adoptée par l’Assemblée des Nations Unies en 1995. Cette définition pourrait s’appliquer à nombre de situations nationales au sein des pays dits développés, mais les besoins de base, nous indique Raphael (2004), sont alors différents.

La seconde définition renvoie à la situation dans laquelle se trouvent les individus ou les communautés lorsqu’ils ne peuvent accéder aux ressources, aux infrastructures ou aux services qui sont généralement disponibles (Raphael, 2004). Elle équivaut alors à un « accès insuffisant à des biens et des services de base ainsi qu’à des possibilités qui sont communément offertes aux segments plus favorisés de la population et qui sont reconnues comme étant nécessaires à un niveau de vie décent » (Langlois, 1990 : 12). Cette définition, plus large, englobe la réalité de la pauvreté et la situation d’exclusion. La pauvreté devient ainsi l’incapacité de tirer profit de toutes les possibilités offertes par une société. La définition de la pauvreté inscrite dans le projet de loi 112 adopté par le gouvernement du Québec relève de cette seconde définition. Elle renvoie à « la condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique et pour favoriser son intégration et son inclusion active dans la société québécoise » (ISQ, 2005).

On peut donc parler d’une « multidimensionnalité » du phénomène de la pauvreté, pour reprendre le terme utilisé par le professeur Henri Bartoli (1991), qui a révélé la multidimensionnalité de divers phénomènes économiques et du coup, la difficulté de résoudre les problèmes par une seule approche ou par une seule politique.

La définition de la pauvreté constitue ainsi un exercice relativement difficile (McAll et al., 2001). De plus, les problèmes liés à la pauvreté et à l’exclusion sociale sont datés et situés, tout comme l’est l’exercice de théorisation, de conceptualisation et d’analyse de ces problèmes (Burstein, 2005 ; Raphael, 2004). Depuis une vingtaine d’années, les pays de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) connaissent un accroissement de la fréquence du chômage de longue durée ainsi que la concentration et la persistance des faibles revenus (Burstein, 2005). C’est dans ce contexte qu’est apparu le concept de « nouveaux pauvres ». Selon cette notion, le phénomène touche des segments de plus en plus larges de la population. Autrefois confinée à certains groupes, la pauvreté serait devenue le lot de classes qui en étaient autrefois à l’abri.

La récession des années 1980 et 1990, la restructuration économique, l’ouverture des marchés et la concurrence de pays émergents ont transformé la pauvreté. La pauvreté et l’exclusion convergent, mettant en scène des processus nouveaux qui écartent des citoyens, des groupes et des territoires de toute possibilité d’améliorer leurs conditions de vie. Aujourd’hui, la pauvreté touche les travailleurs à statut précaire, les gagne-petit, les familles monoparentales, les jeunes familles, les enfants, les femmes seules, les immigrants. Toutes ces catégories sociales sont touchées par des processus d’exclusion qui font en sorte que les citoyens ne sont pas capables de bénéficier pleinement des possibilités et des services rattachés à la condition de citoyen dans leurs sociétés (Lister, 1990).

La perspective territoriale de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion

Les problèmes d’exclusion et de pauvreté vécus par les populations des zones dévitalisées de Montréal et d’autres villes nord-américaines relèvent de la dualisation de l’économie locale et de leur déconnexion des réseaux liés à la « nouvelle économie » ; en d’autres mots, ce ne sont pas seulement des problématiques individuelles, mais bien des problématiques sociales. Dans un tel contexte, on peut se demander si les initiatives locales de développement qui mobilisent l’économie sociale peuvent rectifier cette situation et recréer des liens sociaux. On peut poser l’hypothèse qu’elles le peuvent à la condition de ne pas se limiter aux ressources locales ; le cas qui sera exposé plus loin semble le confirmer. Si la mobilisation des acteurs endogènes est très importante, celle des ressources exogènes l’est tout autant, parfois plus, et l’enjeu se situe dans la capacité des acteurs locaux à les mobiliser, tout en conservant un leadership local.

Il peut être intéressant d’ajouter aux théories présentées plus haut une approche territoriale de la pauvreté (Klein, 2008a ; Klein et al., 2009). On s’intéresse alors moins à l’état dans lequel se trouvent les personnes pauvres ou exclues et davantage aux processus qui provoquent cette situation dans divers territoires et aux acteurs et ressources territoriales qui peuvent corriger la situation. On s’intéresse aussi au processus et aux dynamiques qui permettent de sortir de la pauvreté et de l’exclusion – exclusion professionnelle, bien sûr, mais aussi exclusion sociale, telle que décrite plus haut.

Les processus d’appauvrissement, comme de sortie de la pauvreté, sont évidemment des processus complexes et ils reposent généralement sur la combinaison de plusieurs mécanismes. En ce qui concerne les mécanismes d’appauvrissement, ils agissent à plusieurs échelles, comme le montrent Moulaert et al. (2007), et provoquent des fractures sociales importantes à la fois sociales et territoriales. De ce fait, les mécanismes de sortie de pauvreté doivent tenir compte de ces dimensions, et sont tout aussi complexes. C’est justement dans ce contexte théorique que se situe notre recherche[2]. L’observation de plusieurs expériences tendant à mettre en oeuvre des processus de développement à partir des initiatives ancrées dans le territoire a permis d’élaborer un modèle qui met en jeu divers éléments qui contribuent à créer le dynamisme local, dans une perspective de long terme, il va sans dire (voir figure 1). Le dynamisme local ne se construit pas du jour au lendemain. Les milieux dynamiques sont le résultat de processus longs qui permettent aux acteurs de mobiliser le capital social ancré territorialement (le capital socioterritorial), ce qui demande dans bien des cas de le construire. Ce capital comprend tous les actifs tangibles et intangibles que les collectivités locales peuvent mobiliser pour mettre en oeuvre des processus de développement.

Figure 1

L’effet structurant de l’initiative locale

L’effet structurant de l’initiative locale
Source : Klein, 2008a ; 2008b

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Ce modèle identifie les étapes vitales pour la réussite d’un processus de lutte contre la pauvreté et l’exclusion amorcé par l’initiative locale. La première étape de ce cycle est le lancement d’une initiative, c’est-à-dire un projet individuel pensé par un leader ou un citoyen, ou par un groupe de leaders ou de citoyens. On renvoie ici à divers types de projets et non pas seulement à des projets de nature productive (valorisation d’une ressource culturelle ou humaine, protection d’un aspect du patrimoine collectif, naturel ou construit, création d’emploi dans la collectivité locale, etc.). Le projet ainsi conçu est confronté à d’autres possibilités de projets. Les promoteurs se mobilisent ainsi pour convaincre d’autres acteurs de la pertinence de leur projet et pour susciter leur adhésion. Le projet au départ individuel devient ainsi un projet collectif impulsé par les acteurs et groupes sociaux qui constituent la collectivité locale.

À ce stade, les acteurs se doivent de construire la légitimité du projet et leur propre légitimité en tant que leaders reconnus par la collectivité locale et par les acteurs externes. Ceci est d’autant plus important que souvent ces acteurs ne participent pas de façon active aux instances de gouvernement local (municipalités), lesquelles sont souvent vues plutôt comme des opposantes que des alliées. À cette étape, l’économie sociale joue un rôle fondamental, dans la mesure où elles mettent à la disposition des acteurs locaux une série des ressources (humaines, organisationnelles, financières) qui aident à la viabilité des projets. Les acteurs de l’économie sociale peuvent accompagner les promoteurs dans l’élaboration de leurs projets, les aider dans la gestion, dans la préparation d’un plan d’affaires. L’économie sociale aide donc à incuber le projet, ce qui permet son renforcement.

La deuxième étape est celle où les acteurs mobilisent des ressources endogènes et exogènes afin de faire avancer le projet. Par ressources, nous entendons les ressources humaines, organisationnelles et financières qui leur sont accessibles. À cette étape, les organisations de l’économie sociale fournissent aux projets et à leurs promoteurs le capital social qui leur fait défaut. Elles leur donnent la légitimé nécessaire pour mobiliser d’autres ressources et leur ouvrent la possibilité d’accéder à des réseaux locaux et de plus grande envergure. Les acteurs locaux doivent faire preuve d’une capacité d’agir de façon créative pour utiliser les ressources publiques existantes et pour attirer des appuis du capital privé tout en conservant le leadership local. La mobilisation des ressources se fait dans un contexte où il faut faire pression sur des acteurs qui détiennent le pouvoir politique ou économique. Ces confrontations intensifient le sentiment d’appartenance des acteurs à leur territoire local et cimentent leur relation.

La troisième étape est celle où le sentiment d’appartenance des acteurs se transforme en conscience territoriale. L’action collective renforce le sentiment d’appartenance des acteurs au territoire local, ce qui laisse des traces durables dans leurs organisations et institue des pratiques collectives et des mécanismes de régulation locale des conflits. La conscience territoriale amène les acteurs à nuancer leurs différences au profit de la collectivité. Le défi ici est cependant de ne pas créer un milieu fermé qui étouffe la capacité des acteurs de créer et d’innover. Cette conscience constitue une base essentielle pour l’action conjointe des acteurs locaux sociaux et économiques, une base d’entreprenariat « partenarial ». Elle amène les acteurs à agir ensemble, à se concerter, ce qui augmente leur capacité de réussir leur projet et leur donne du pouvoir. C’est ce qu’on appelle la « capacité sociale » où la « capacité institutionnelle » des acteurs (Stone et al., 2001 ; Tardif, 2007).

Ce cycle ne fait que résumer le parcours des projets qui réussissent. Cependant, ce qui en fait la base de la construction d’un dynamisme local durable est la capacité des acteurs à reproduire ce parcours en y ajoutant chaque fois de nouveaux objectifs, en générant de nouveaux projets, en profitant de l’apprentissage que laisse chaque répétition et en codifiant l’expérience de façon à construire une densité institutionnelle qui assure une gouvernance au profit de la collectivité locale.

Toutes les initiatives locales n’induisent pas des processus collectifs et ne contribuent pas à la construction d’un milieu dynamique, tant s’en faut. Dans plusieurs cas, il s’agit de projets privés qui restent comme tel, même s’ils mobilisent des ressources collectives. C’est d’ailleurs la mission des organismes intermédiaires d’appui à l’entrepreneuriat local que d’appuyer ces projets. Dans d’autres cas, il s’agit d’un projet, sans suite. Notre attention porte cependant sur les initiatives qui aboutissent à mettre en place une approche collective, qui reconduit et renouvelle le dynamisme innovateur. La municipalité de Saint-Camille au Québec constitue un cas exemplaire qui va dans ce sens (Champagne, 2008). Par la répétition du cycle décrit ci-dessus, à partir de l’action d’une organisation formée par quatre leaders du village, un processus de développement a été créé et a abouti à la création d’une myriade d’organisations qui mettent en oeuvre des coopératives agricoles, des services aux personnes âgées et aux enfants, des projets immobiliers inspirés du modèle « écovillagois », des activités culturelles de divers types, en même temps qu’elles se connectent à des réseaux locaux, régionaux, nationaux et internationaux. Des dynamiques semblables peuvent être observées à Montréal où, dans différents quartiers, les Corporations de développement communautaire (CDC) ou les Corporations de développement économique et communautaire (CDEC) mettent sur pied des structures locales destinées à favoriser une gouvernance locale et à agir comme plateforme pour le lancement d’initiatives de développement.

L’actualité de l’initiative territoriale de lutte contre la pauvreté et l’exclusion

La problématique de l’exclusion et de l’appauvrissement revient à l’ordre du jour avec la crise financière actuelle, sans précédent depuis les années 1920, et elle remet à l’ordre du jour les interrogations sur les sorties de crise et sur les mécanismes ou programmes qui peuvent aider les gens à sortir de la situation de pauvreté et d’exclusion (Tremblay, 2008a). On se rappellera que dans l’après-guerre, on a instauré des modalités de régulation d’inspiration keynésienne (Tremblay, 2008b) qui assuraient la redistribution du revenu et qui atténuaient ces inégalités ; ces modalités ont donné des résultats différents selon les pays, mais ont tout de même été efficaces dans plusieurs États. Mais alors qu’on a par la suite condamné ces mesures keynésiennes dans plusieurs pays, notamment aux États-Unis et au Canada sous le gouvernement Harper, elles semblent de nouveau susciter de l’intérêt depuis la crise financière qui se poursuit depuis l’automne 2008.

Il faut reconnaître que même avant cette crise financière, devenue depuis une crise économique, avec des effets de baisse de la production réelle et de hausse du chômage, les inégalités de revenu et la pauvreté n’avaient pas disparu de la majorité des pays industrialisés, au contraire. En effet, seuls les pays nordiques tentent énergiquement, depuis plusieurs décennies, d’assurer un moins grand écart entre les revenus les plus élevés et les plus faibles, ainsi que l’intégration en emploi de l’ensemble de la population, dans une perspective d’inclusion sociale (Tremblay, 2008c). Dans un grand nombre d’autres pays de l’OCDE, l’écart entre les riches et les pauvres n’a cessé de croître.

On peut donc affirmer que ces inégalités sociales perdurent et s’ancrent territorialement du fait que la richesse et la pauvreté sont inégalement réparties dans l’espace (Fontan et al., 2005 ; Tremblay et al., 2009). Cette fracture est liée à l’importance de la dimension réticulaire dans la nouvelle économie (Castells, 2004). Le capitalisme a évolué vers des situations où la capacité de bénéficier des possibilités offertes par la mondialisation dépend largement de l’inscription dans des réseaux, et ce, sur tous les plans (financier, technologique, productif, politique, social).

Les processus qui engendrent l’appauvrissement provoquent donc l’incapacité de certains secteurs de la société à bénéficier pleinement, et dans certains cas même partiellement, de l’accès au marché du travail et aux services (Tremblay, 2008a). Ils les privent de la possibilité d’exercer pleinement leurs droits de citoyen. C’est dans ce contexte que nous nous intéressons aux initiatives locales de développement qui peuvent contrer ces processus. Nous nous penchons sur ce type d’initiatives parce que, dans bien des cas, ce sont les seules ressources disponibles localement pour lancer des projets destinés à lutter contre les effets de la pauvreté. Il faut ajouter par ailleurs que si des programmes gouvernementaux visant l’insertion ont été institués dans plusieurs zones, dont le Canada et le Québec, ceux-ci n’ont souvent pas connu le succès attendu et ont souvent au contraire conduit à « normaliser » les emplois précaires et peu rémunérateurs, eux-mêmes source d’appauvrissement (Tremblay, 2008d).

De ce fait, plusieurs auteurs considèrent que dans le contexte actuel, il faut favoriser le leadership de la collectivité locale et régionale en matière de développement (Stöhr et Fraser Taylor, 1981 ; Arocena, 2001 ; Drewe et al., 2008), bien que les difficultés accrues de la crise de 2008 en amènent plusieurs à reconnaître que l’État ne peut se retirer complètement et doit au contraire soutenir les initiatives mises de l’avant par la collectivité locale. Il s’agit surtout d’insister sur l’importance d’initiatives nouvelles, issues de la collectivité et qui doivent être soutenues par l’État, dont l’intervention constitue alors un soutien actif à la sortie d’exclusion et de pauvreté, et non seulement un versement de prestations, qui réduit les effets de la pauvreté par un revenu, si minime soit-il, mais sans s’attaquer à ses causes.

Ainsi, l’étude du cas présentée permettra de soutenir l’hypothèse selon laquelle la lutte à la pauvreté et à l’exclusion doit suivre une approche qui combine toutes les dimensions qui provoquent l’appauvrissement et l’exclusion. Ce cas donne à voir toute la complexité du processus de sortie de pauvreté.

Le projet MAP, une initiative locale fondée sur une stratégie d’action en réseau

Le projet MAP Montréal est un milieu multiressources pour femmes monoparentales à faibles revenus et leurs enfants (0-5 ans) situé dans le quartier Centre-Sud de Montréal. Il vise à briser la spirale de pauvreté que vivent les enfants et à favoriser la réinsertion socioprofessionnelle de leurs mères, qui s’engagent à participer à un projet de vie structurant. Pour les soutenir, MAP offre un milieu de vie sain pour favoriser la scolarisation, l’obtention d’un emploi et le développement de réseaux sociaux (MAP Montréal, 2006). Le projet prend ainsi les traits d’un regroupement de ressources comprenant : logements subventionnés, service de garde (places en CPE à 7 $/jour) et intervention (suivi et lien avec les ressources appropriées).

Pour aborder cette initiative, nous commencerons par présenter rapidement des éléments de contextualisation du projet en exposant la problématique de l’exclusion chez les femmes monoparentales, pour ensuite entrer au coeur de l’étude de cas. Sur le plan méthodologique, nous nous sommes intéressés à une dizaine de cas au Québec et à cinq à Montréal, que nous ne présenterons pas tous ici. De plus, le cas MAP est celui qui nous paraît le plus pertinent pour soutenir ici l’hypothèse de l’importance d’une approche globale de la sortie de pauvreté. Pour réaliser ce cas, nous avons réalisé un certain nombre d’entrevues (sept pour ce cas) et fait une recherche documentaire (consultation de monographies, de rapports de recherche, d’articles scientifiques, de statistiques et de brochures informationnelles). Les personnes à interviewer ont été sélectionnées à partir de la recherche documentaire, qui a permis de mettre en évidence les organismes ayant joué un rôle majeur dans l’initiative. Il s’agissait généralement de responsables d’organismes qui avaient participé à la création de l’initiative étudiée, et généralement aussi d’intervenants agissant sur le terrain. Les entrevues étaient de nature semi-directives et duraient en moyenne une heure et demie ; les sept entrevues ont été réalisées du 14 au 25 février 2008. Elles ont été enregistrées, transcrites et analysées à partir des grands thèmes de la grille d’entretien.

Notre schéma d’entrevue comportait une cinquantaine de questions regroupées en sept thèmes, à savoir : le rôle et l’implication de la personne interviewée par rapport au projet étudié, les conditions d’émergence et d’évolution, la mobilisation des ressources endogènes et exogènes, la construction d’un leadership local, la gouvernance locale, les impacts du projet vis-à-vis la lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale et l’évaluation du projet.

Le problème de l’exclusion chez les femmes monoparentales

Au Canada, la situation des femmes chefs de famille monoparentale est fortement affectée par la pauvreté. Ces femmes constituent 28 % de la population à faible revenu persistant ou en état de pauvreté persistante (Burstein, 2005 ; calcul sur les années 1993-1998)[3]. Le revenu moyen après impôts des familles canadiennes monoparentales ayant une femme à leur tête était de 37  000 $ en 2006, comparativement à celui de 54  500 $ pour celles dirigées par un homme, et celui de 76  400 $ pour les familles biparentales avec enfants. Ainsi, les familles monoparentales dirigées par une femme sont davantage sujettes à la pauvreté que les autres types de familles. De plus, le revenu moyen de ce groupe camoufle de grandes disparités, puisque 40 % des femmes monoparentales avaient un revenu sous la barre du seuil de pauvreté, et que près de 55 % n’avait pas de travail salarié (Burstein, 2005). Le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) indique aussi que les femmes (les ménages dont le principal soutien financier est une femme) éprouvent plus de difficultés que les hommes du point de vue du logement (FRAPRU, 2004). De plus, les jeunes et les femmes monoparentales, soit les deux caractéristiques des participantes du MAP, sont deux groupes touchés par une double difficulté d’accès au marché du logement et du travail (Morin, 2004).

Portrait du territoire d’ancrage du MAP au regard de la pauvreté et de l’exclusion sociale

Le quartier Centre-Sud de Montréal est le lieu d’ancrage du MAP. Le quartier est caractérisé par un taux de chômage supérieur à la moyenne montréalaise et par une concentration importante de ménages vivant sous le seuil de la pauvreté et de familles monoparentales (Conseil régional de développement de l’île de Montréal, 2002). Il s’agit ainsi d’un quartier central touché par une grande pauvreté, et ce, plus particulièrement dans le secteur Sainte-Marie (partie Est). Centraide[4] décrit le secteur Sainte-Marie comme étant dans des « conditions de pauvreté difficiles, voire chroniques » (Centraide du Grand Montréal, 2007). En plus de la défavorisation flagrante de ses écoles, on dénonce l’accès difficile à des logements salubres, à un quartier vert et sécuritaire et à des aliments de qualité. Il s’agit ainsi de l’un des arrondissements où sont concentrés les revenus les plus bas chez les femmes monoparentales. Dans ce secteur, une forte proportion des femmes de 15 ans et plus sont sans travail rémunéré. Une des forces de l’arrondissement Ville-Marie est cependant le nombre important des ressources communautaires d’expérience qui sont présentes sur son territoire (Plan d’action local – volet Familles, 2008-2010), ce qui, comme on le verra, sera important pour la mise en oeuvre du MAP.

Un cadre de vie pour l’insertion sociale

Le projet MAP est un cadre de vie multiressources pour femmes monoparentales et leurs enfants. Il implique un regroupement géographique de services assurés par différents organismes qui vise à fonder un milieu de vie. Le projet comprend des logements subventionnés (30 unités de quatre pièces, soit habituellement cuisine, salon et deux chambres, assurés par Inter-Loge Centre-Sud), un Centre de la petite enfance (places prioritaires au CPE du Carrefour) et une équipe d’intervention assurant un suivi individuel et de groupe (MAP). À ce consortium, s’ajoute un projet de recherche-action coordonnée par l’Institut de recherche en développement social des jeunes (IRDS) associé au Centre jeunesse de Montréal (CJM).

Figure 2

Projet MAP : un regroupement géographique des services

Projet MAP : un regroupement géographique des services

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Le projet vise l’insertion sociale ou professionnelle de femmes monoparentales, en améliorant leur qualité de vie et en favorisant le développement optimal de leurs enfants (Turcotte et al., 2005). Le projet s’est construit à partir de la quête d’une approche innovatrice et globale visant à améliorer les conditions de vie des enfants en favorisant l’insertion sociale et professionnelle de leurs mères. La population cible est constituée de femmes monoparentales (mère d’au moins un enfant de 0-5 ans) à faible revenu prêtes à entreprendre un projet de vie (retour aux études, emploi, développement des capacités). L’approche préconisée est holiste ou globale, c’est-à-dire qu’elle vise à aborder l’individu dans sa multidimensionnalité et à ainsi aller au-delà des approches sectorielles. En ce sens, le nom de MAP signifie Mères avec du pouvoir, une paye et un projet de vie. Selon nos interviewés, ce nom se veut révélateur du caractère multidimensionnel du projet, qui implique une intervention dans diverses dimensions de la vie des femmes.

MAP Montréal repose sur la réunion d’un ensemble de partenaires, ce qui fait aussi son originalité, car la majorité des projets de lutte contre la pauvreté sont axés sur une seule dimension. Le nom de MAP sert à la fois à désigner l’assemblage des ressources (CPE-Logement-Intervention-Recherche) et le volet intervention[5].

Le projet peut accueillir jusqu’à 30 femmes et leur famille (maximum 2 enfants). Pour ces participantes, MAP est un milieu de vie, une communauté, un lieu de recherche, de prise d’assurance et de dépassement. Les participantes sont de tous les âges, mais doivent satisfaire les critères d’admissibilité de l’Office municipal d’habitation de Montréal (OMHM) donnant accès à un logement subventionné (revenu de moins de 22  000 $) et démontrer de la motivation à entreprendre un projet d’insertion socioprofessionnelle (Turcotte et al., 2005).

Le projet MAP a été amorcé par une initiative de l’Institut de recherche en développement social des jeunes (IRDS), lequel a réuni en juin 1996 un noyau d’intervenants du Centre jeunesse de Montréal (représentants des services jeunes familles et employabilité), de chercheurs de l’IRDS et de l’Université du Québec à Montréal, de la Direction de la santé publique de la région de la Montérégie (région où se situe la ville de Longueuil, qui a accueilli un projet MAP) et des centres Travail-Québec (Turcotte et al., 2005). Ceux-ci ont mobilisé une grande diversité de partenaires du milieu communautaire et institutionnel pour réfléchir à une stratégie efficace pour lutter contre la pauvreté des familles monoparentales. Ce défi s’imposait face à l’échec de nombreux projets d’insertion professionnelle des femmes monoparentales et à la suite de la reconnaissance des femmes monoparentales en tant que population à haut risque de pauvreté et d’exclusion sociale par le rapport sur la politique de sécurité du revenu de Bouchard et al. (1997). Le projet est donc issu d’une coopération entre les milieux communautaire, institutionnel et universitaire (Pinel, 2002).

À ses débuts, le groupe était composé d’acteurs des régions de Montréal et de la Montérégie. Une première action donne lieu au projet MAP Longueuil (ville de la Montérégie), lequel se consolidera plus rapidement et sera pour certains l’occasion de différents apprentissages, notamment le fait qu’il est difficile de mener à bien un projet de réinsertion pour mères monoparentales sans un regroupement physique des services :

C’est à la suite de cette expérience, quand on s’est attablés au projet de MAP Montréal, on a dit non, il faut rapprocher le plus possible les services sur un même site pour donner des services intégrés. Ce n’est pas facile de voyager constamment avec un enfant, ça n’a pas d’allure. (Entrevue 1)

Une période de près de deux ans a été consacrée aux discussions entre les divers partenaires pour préciser le projet, arriver à un consensus sur la philosophie, les objectifs d’action, les principes directeurs du projet, et pour arriver à trouver un langage commun. Ce dernier point se révélera un défi constant : en effet, bien que tous s’entendent sur une approche globale et écologique, la provenance variable des partenaires, avec des programmes et des objectifs distincts, posera des difficultés et des défis tout au long du projet.

Ainsi émerge à Montréal, notamment en raison des limites du projet de Longueuil, l’idée d’un regroupement géographique de services pour favoriser l’insertion des femmes et le développement de leurs capacités en tant que femmes, mères et citoyenne. Le projet en inspire plus d’un et rapidement se bâtit un vaste réseau organisationnel autour d’un coordonnateur du CJM ayant déjà mis sur pied un projet semblable pour les jeunes travailleurs (Le Foyer des Jeunes Travailleurs et Travailleuses). Par les collaborations passées et par la prégnance de la pauvreté des familles monoparentales dans le secteur du Centre-Sud, le projet MAP s’y ancrera rapidement. Le projet se territorialise dans Centre-Sud parce qu’il existe une sensibilité et une expertise locale en ce qui a trait à cette population. C’est à partir des réseaux de contacts établis par le CJM, puis par ceux d’Inter-Loge Centre-Sud et la disponibilité d’un terrain dans cette zone que se consolide l’ancrage.

L’intervention est la pierre angulaire du projet. En effet, si ces femmes et enfants sont réunis dans un habitat à coût modique et bénéficient d’une place en CPE pour leurs enfants, c’est avant tout pour les amener dans la voie de la réinsertion sociale et professionnelle. L’intégration en logement, l’insertion socioprofessionnelle, l’acquisition d’habiletés parentales, le développement des enfants, l’animation du milieu de vie, l’accompagnement et le soutien dans les épreuves du quotidien sont autant de facettes du rôle de l’intervention. L’intervention est appuyée par un vaste réseau d’organisations qui permet une action intersectorielle cohérente.

L’intervention comprend un service de soutien individuel et de groupe. Ce dernier est dorénavant sous la coordination du Centre de la petite enfance (CPE) du Carrefour et sous la direction du conseil d’administration. Lors de la mise en marche du projet en 2001, ce volet était assuré par un organisme indépendant, le Réseau Habitation Femmes. À la suite des dissensions et à la fin des subventions fédérales, l’organisme quittera pour laisser la place à un maintien d’urgence des services par le CPE du Carrefour (prêt de personnel pendant la crise) et d’autres organismes du milieu. Le CPE, par sa proximité et le lien établi avec les participantes, coordonne toujours de manière informelle ce volet :

Sur le plan de l’intervention, le CPE joue encore un rôle important au niveau du leadership. […] Mais plus ça va, plus l’équipe d’intervention va être stable et accumuler de l’expérience, plus ça va être l’équipe d’intervention et la coordonnatrice qui vont jouer un rôle de leadership. C’est ça aussi la finalité qu’on devrait viser. Mais actuellement, dépendant du financement, on a un intervenant, on n’en a plus pendant 6 mois, on en a 2, on en a 3. Ça, tant que ça ne sera pas réglé, on va toujours avoir des hauts et des bas en terme de leadership et ça va toujours retomber sur le partenaire physiquement le plus proche. (Entrevue 4)

L’objectif du projet est non seulement l’insertion en emploi, mais plus largement le fait que ces mères se fixent un plan de vie, un projet de vie, à plus long terme. Pour ce faire, une intervenante accompagne les mères tout au long de leur processus et établit avec elles un plan d’action étape par étape. Ceci peut inclure des projets de formation, des projets d’emploi, des objectifs personnels (reprendre confiance en soi, etc.). Le processus prévoit des rencontres mensuelles individuelles et des rencontres de groupe portant sur toutes sortes de sujets (sécurité, relation parent-enfant, la communication, etc.). Des ateliers de formation sont offerts par le Centre de ressources éducatives et pédagogiques (CREP). Ceux-ci portent sur différents thèmes, tels que les relations parents enfants ou la communication. Ces ateliers sont précédés par des soupers familiaux. Il y a aussi des activités non obligatoires, des animations (danse, massothérapie, etc.), qui visent à faire du projet MAP un véritable lieu de vie et de soutien pour les mères. Ceci ne signifie aucunement que tout soit facile et que la vie en communauté fonctionne toujours facilement, mais il est important de noter que la conjonction des ressources semble importante pour la réinsertion de femmes dans ce type de situation.

Les places en garderies prioritaires sont accordées par le CPE du Carrefour, un service de garde de 80 places. Ce CPE, membre et partenaire de MAP, est construit en annexe des résidences. Il n’est pas réservé à l’usage exclusif des participantes et évite ainsi toute forme de ghettoïsation. Le CPE offre différents ateliers ouverts au milieu et s’assure que les femmes MAP y participent en grand nombre. Étant situés dans un milieu défavorisé, les ateliers organisés correspondent aux besoins des mères de MAP et des autres parents du milieu. Au-delà du service de garde, le CPE nous indique qu’il offre un complément à l’intervention, en assurant le volet mère (femme-mère-citoyenne). Il assure le soutien des résidantes dans leur rôle de mère en permettant des contacts quotidiens entre celles-ci et les éducatrices, l’établissement d’un lien de confiance et le développement des habiletés parentales. Les mères sont invitées à venir passer des journées avec leurs enfants pour un transfert de compétences. Finalement, le CPE est également un lieu de stage pour les résidantes, participant ainsi au volet employabilité.

Le volet habitation comprend 30 logements de deux chambres à coucher loués meublés ou semi-meublés. La subvention au logement permet aux participantes de débourser un maximum de 25 % de leurs revenus au logement (plus ou moins 300 $ dans la majorité des cas). Le volet logement est assuré par Inter-Loge, un organisme sans but lucratif oeuvrant dans l’habitation et le développement communautaire. Au-delà d’un toit, les logements subventionnés de MAP permettent aux jeunes mères d’apprendre les règles de l’entretien adéquat d’un logis et de la vie en communauté : « De plus, on le sait, les logements, c’est d’apprendre à vivre en communauté. Pour certaines, c’est le premier logement, donc l’entretien d’un logement, apprendre c’est quoi être une bonne voisine » (Entrevue 5).

Le fait de regrouper sur un même site une trentaine de mères monoparentales et leurs enfants amène son lot d’aspects positifs et d’aspects négatifs. D’un côté, cette vie en communauté entraîne un apprentissage par les pairs et l’émergence d’une dynamique d’entraide qui soutiennent les femmes dans leur parcours (Entrevue 1 et 5). De l’autre, comme dans tout voisinage, des conflits émergent sur la façon d’éduquer les enfants. La diversité culturelle observée à MAP augmente parfois cette tension, puisque les femmes ne partagent pas nécessairement les mêmes méthodes en ce qui concerne l’éducation des enfants. Le risque de ghettoïsation interne existe également, mais les réseaux d’entraide ethniques sont très forts et constituent un levier important : « elles se tiennent en ghetto et on essaie de défaire ça, mais en même temps elles se tiennent et il y a extrêmement d’entraide entre elles. Ce n’est pas négatif sauf lorsqu’elles se retirent des autres » (Entrevue 6).

L’action : effets positifs sur l’inclusion et la sortie de la pauvreté

Pour l’ensemble des acteurs rencontrés, l’impact de MAP sur la sortie de la pauvreté est majeur. Près de 90 % des femmes entrant à MAP seraient remises en action, poseraient des gestes concrets pour réaliser le projet de vie qu’elles se sont fixées. Il n’est pas question ici de juger les choix de vie des filles à leur sortie de MAP, l’important réside justement dans ce choix, dans l’absence de fatalisme ou de déterminisme, dans le fait qu’elles reprennent le contrôle de leur vie.

Le fait de miser autant sur le processus et les actions entreprises que sur la finalité du processus amène les intervenantes à soulever la difficulté de quantifier les résultats obtenus auprès des filles : « Moi, le projet MAP j’y crois beaucoup. On a eu des réussites qui ne sont pas quantifiables, tu ne peux pas rentrer ça dans une étude et dire ça c’est quantifiable. Je pense que l’estime de soi, ça se mesure difficilement » (Entrevue 5). Pour une intervenante, les résultats se situent bien souvent dans des petites réussites du quotidien. Bien que le projet se structure sur trois ans, ceci est relativement rapide pour atteindre l’ensemble des objectifs.

L’empowerment est un des objectifs du projet et la participation des résidantes est souhaitée dans plusieurs activités. Ainsi, elles ont trois places au conseil d’administration (deux résidantes actuelles et une ancienne résidante) et sont, depuis l’incorporation de MAP, responsables de la présidence. En ce qui a trait aux défis à relever, l’IRDS identifie la mise de l’avant de projets collectifs visant le mieux-être des résidantes (Turcotte et al., 2005 : 18). Cependant, pour ce qui est de l’empowerment, certains acteurs interviewés soulignent les trop grandes attentes d’implication communautaire à l’égard de ces femmes-mères-citoyennes. Un acteur mentionne qu’il ne faut pas tomber dans l’utopisme avec ce désir de participation, car l’horaire de ces femmes est chargé et la priorité de MAP doit aller dans le sens de leur projet de vie.

En ce qui concerne l’empowerment des femmes et la participation citoyenne, les résultats semblent ainsi mitigés. Alors que les comités de travail ont su mobiliser 15 résidantes sur 35 et les ont amenées à prendre des décisions sur leur milieu de vie de 2001 à 2003 (Turcotte et al., 2005), le comité des résidantes demeurera plus théorique que matériel et ne se formalisera qu’en 2008. Les personnes interviewées reconnaissent que les résidentes ont ainsi eu longtemps une faible influence décisionnelle, mais affirment que le projet permet de développer les habiletés communicationnelles. La participation dans la collectivité amènera une dizaine de femmes à s’engager bénévolement dans différents organismes communautaires ou projets de cuisine collective. L’empowerment des femmes a également emprunté la voie de la reprise de pouvoir sur leur situation socioéconomique. Les femmes ont aussi créé le journal Mères au pouvoir pour améliorer la communication des femmes entre elles et permettre à toutes celles qui le désirent de s’exprimer (MAP Montréal, 2007).

Bien qu’il ait été impossible d’obtenir des chiffres à jour pour l’ensemble des participantes au fil des ans, une enquête réalisée par l’IRDS révélait que la grande majorité des femmes (31 sur 35) ayant participé à MAP de janvier 2001 à décembre 2003 étaient actives dans la réalisation de leur projet de vie et faisaient des actions concrètes pour sortir de la pauvreté. Le passage à l’action inclut autant l’obtention d’un diplôme que des actions en ce sens, malgré des échecs ou abandons. L’étude mentionnait également que 26 femmes sur 35 avaient progressé dans la réalisation de leur projet, et que 10 avaient atteint leurs objectifs ; 9 femmes avaient par contre fait face à des difficultés. Sur les 35, 22 avaient réintégré le système scolaire, alors que 7 avaient poursuivi des études déjà entreprises (Turcotte et al., 2005). Huit résidantes avaient réussi à trouver un emploi et deux démarré de petites entreprises dans le quartier (Turcotte et al., 2005 : 15). Cependant, le chemin vers la sortie de la pauvreté ne semble pas toujours facile.

Pour les femmes au parcours plus difficile, leur niveau de vulnérabilité aurait nécessité une intervention plus stable et incluant la dimension psychosociale. Inversement, celles qui ont atteint leurs objectifs plus aisément étaient arrivées à MAP avec une formation plus importante et ont su mobiliser plusieurs ressources mises à leur disposition (Turcotte et al., 2005). La valorisation de la sphère domestique et du rôle de mère a également poussé certaines à opter pour une deuxième grossesse plutôt que pour une insertion en emploi. Cependant, ceci ne saurait être vu comme un échec pour les différents partenaires interviewés, car si ce choix a été pris en connaissance de cause, il apparaît tout aussi valable qu’un autre. Selon nos interlocuteurs, l’importance réside ainsi dans la prise en charge de sa vie.

Ainsi, il paraît important de souligner qu’au contraire de nombreux programmes centrés exclusivement sur l’insertion ou plus souvent encore sur l’employabilité des individus, le projet MAP désire prendre en compte l’ensemble de la situation des femmes, incluant la garde de leurs enfants, le logement et le soutien psychologique. Comme on le constate, ces divers éléments constituent souvent des barrières importantes à l’emploi des femmes monoparentales (Houle, 2003 ; Stephenson et Emery, 2003).

La prise en compte de la situation de parentalité, et surtout de monoparentalité ici, est une dimension fondamentale lorsqu’on s’intéresse à l’activité ou à l’insertion des femmes, et surtout des mères (Tremblay, 2008c). Cette dimension a été prise en compte, puisque nos interlocuteurs indiquent que l’attention portée aux enfants est tout à fait centrale dans le projet. Non seulement il est clair que l’intervention auprès des mères aura un effet important sur les enfants, mais on s’intéresse directement aux enfants par la mise en place d’un CPE sur place. Tout ceci aura donc une incidence fondamentale sur la mère comme sur les enfants (et leur sortie d’une situation de pauvreté à court et à long terme). La mise en place du réseau des CPE au Québec visait d’ailleurs cet objectif, à savoir non seulement la prise en charge des enfants pour favoriser l’activité des femmes, mais aussi pour favoriser une plus grande égalité des chances entre les enfants eux-mêmes.

Le projet MAP vise ainsi à sortir les femmes de l’indigence, mais aussi à briser la spirale de la pauvreté que connaissent non seulement les femmes monoparentales, mais aussi leurs enfants à leur suite. En effet, les enfants élevés dans un environnement de pauvreté et d’exclusion ont plus de risques de se trouver eux-mêmes exclus et en contexte de pauvreté à l’âge adulte (Doray et Turcotte, 2001 : 7).

MAP contribue ainsi à briser le cercle de la pauvreté et de la dépendance à l’aide sociale de ces familles ; cela ne produit pas toujours une sortie immédiate du système, puisque des étapes préalables peuvent être nécessaires (suivi psychologique, identification d’un projet, etc.), mais c’est précisément l’intérêt de ce projet que de permettre la prise en compte des difficultés et de laisser le temps aux femmes de définir leur projet (insertion sociale ou professionnelle notamment), ce que peu de projets gouvernementaux ont permis de faire à ce jour. En effet, ces derniers visent pour la plupart l’insertion immédiate, et plus souvent l’insertion professionnelle que sociale, ne tenant ainsi pas compte des difficultés autres que celles liées à l’employabilité. De plus, ils excluent généralement la prise en compte des questions de parentalité ou de monoparentalité, ce qui nous concerne ici.

L’autre élément important a trait à la durée du séjour. Alors que nombre de programmes ne prévoient que des interventions de quelques mois, la durée de séjour dans le milieu de vie de MAP a été établie à trois ans, considérant que ceci est un minimum pour arriver à la sortie de la pauvreté. Cependant, comme on reconnaît que celle-ci est un véritable processus qui peut parfois prendre plus de temps, une prolongation d’un maximum de deux ans peut être accordée pour mener à terme le projet de vie (démarches socioprofessionnelles). Ajoutons enfin qu’un autre élément majeur du soutien peut se poursuivre au-delà de la sortie de MAP : en effet, la place en garderie demeure assurée une fois le séjour à MAP terminé, et ce, afin d’assurer une certaine continuité dans l’éducation de l’enfant et ne pas risquer d’interrompre le parcours de sortie de pauvreté par une exclusion complète de la mère et de l’enfant de leur milieu social. Il demeure cependant que l’après-MAP demeure un défi, puisqu’il signifie la fin de l’accès à un logement subventionné et l’absence de suivi faute de financement. Bien sûr, logement subventionné et suivi représentent des coûts non négligeables, mais il faudrait comparer ceux-ci à ceux qu’entraînent la persistance de l’exclusion, du chômage et de l’aide sociale, pour la mère comme pour les enfants.

Les obstacles : originalités et écueils d’un projet innovateur

Le projet MAP a adopté un modèle d’intervention reposant sur une approche que les chercheurs associés au projet ont qualifié d’écologique : elle a pour fondement une approche globale ou holistique basée sur l’idée que tout problème social ou tout état de bien-être est le résultat de l’interaction de facteurs exerçant leur influence sur différents plans (Turcotte et al., 2006 et nos entrevues). En opposition aux mesures classiques qui privilégient des solutions unidimensionnelles, cette initiative repose sur une approche humaniste qui tient compte de la pluralité des besoins et des rôles des femmes (Turcotte et al., 2005 et nos entrevues). Ce modèle fort pertinent de lutte contre la pauvreté et l’exclusion doit cependant faire face à plusieurs obstacles. L’application du modèle de l’effet territorial de l’initiative locale (figure 1) au cas de MAP (figure 3) nous permet de voir certains de ces écueils.

Figure 3

Mères avec pouvoir vu à la lumière du modèle de l’effet territorial des initiatives locales

Mères avec pouvoir vu à la lumière du modèle de l’effet territorial des initiatives locales

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Malgré ses résultats probants, le projet MAP a dû affronter de nombreuses difficultés. Tout d’abord, l’approche globale préconisée a nécessité la participation d’une grande diversité d’acteurs possédant parfois des philosophies divergentes quant à la façon de mener à bien le projet. De plus, des conflits internes ont éclaté à la suite de jeux de pouvoir internes dans une structure informelle et horizontale où le leadership s’est révélé déficient. Certains acteurs ont mentionné à cet égard des jeux de pouvoir souvent occultés dans le milieu communautaire, mais qui ont été présents dans le projet et qui ont conduit à la création de chasses gardées, bloquant par le fait même le partage d’informations. De plus, le fait que les ressources financières ont été accordées aux partenaires responsables des volets a diminué l’influence de ceux-ci sur le projet global. Ainsi, la coordination et l’arrimage des ressources se sont révélés difficiles et ont mené à une crise du partenariat, laquelle crise a été résolue grâce à l’incorporation du projet et à l’intervention d’une médiation externe. En ce qui concerne les aspects originaux du projet, en plus de l’approche globale traitée en profondeur par l’IRDS (Turcotte, 2006), on note la mise en commun des partenaires et la construction idéelle préalable. En effet, le projet est issu du milieu de la recherche puis a percolé jusqu’aux acteurs de terrain, a été enrichi par ceux-ci et a finalement mené à un passage à l’action collective par une appropriation locale de cette approche innovante. De plus, le volet recherche est particulièrement intéressant, puisqu’il permet une adaptation constante du projet par la rétroaction, rendue ainsi possible. Une autre originalité de MAP réside dans son approche partenariale, où chaque partenaire a vu dans l’initiative une façon d’aider ces femmes au-delà de leurs limites respectives, MAP leur permettant ainsi de prolonger leurs actions auprès de la clientèle des familles monoparentales à chef féminin. Aujourd’hui, chaque volet est assuré par un organisme indépendant (Inter Loge, CPE Carrefour, MAP, IRDS). Chacun s’épaule dans une action plurielle pour assurer la réalisation du projet de vie des participantes.

La construction d’un ancrage local est un défi qui n’a été relevé que partiellement. En effet, bien que l’amorce de MAP soit imputable à un acteur de nature institutionnelle (groupe d’intérêt constitué par l’IRDS) et non pas à une initiative provenant d’acteurs locaux, le regroupement de partenaires à partir des réseaux personnels et des collaborations précédentes a rapidement focalisé l’action du projet dans le milieu local qu’est le quartier Centre-Sud. Ainsi, d’un projet d’envergure métropolitaine, le projet est passé à une action localisée, ce qui a exigé l’appropriation du projet par des partenaires locaux. Toutefois, même si le projet collait à la réalité du territoire, cette appropriation n’a pas été facile, et ce, essentiellement à cause de l’absence d’un leadership local au sujet de ce projet. Cette adéquation entre le projet MAP et le quartier Centre-Sud est en construction.

Bien que le volet central du projet, MAP-intervention, investisse peu d’énergie dans le réseautage en raison de la pression financière qu’il a récemment connue, le fonctionnement en réseau de l’initiative permet la mobilisation d’un vaste réseau d’acteurs dans le milieu, puisque les réseaux de chacun sont mis à profit. Ainsi, Inter-Loge Centre-Sud permet une connexion à la CDC Centre-Sud, à Habiter Ville-Marie, au Front d’action populaire en réaménagement urbain, au Fonds d’économie sociale, à la CDEC Centre-Sud-Plateau Mont-Royal et au Regroupement des commerçants et des propriétaires de la rue Ontario. De son côté, le CPE du Carrefour permet d’entretenir des liens avec le Regroupement des CPE de l’île de Montréal (CPEIM), l’Association québécoise de la petite enfance, le CSSS Jeanne-Mance (coordonnateur de la garde en milieu familial du territoire) et la Table 0-5 ans. Finalement, le projet MAP comme tel est lié à la Table 0-5 ans, à la Table famille, à la Table employabilité, au Centre local d’emploi (CLE), à l’Agence de santé et services sociaux, ainsi qu’à certains organismes communautaires locaux.

Toujours en ce qui a trait à la concertation, la richesse du tissu communautaire local sera d’ailleurs mobilisée lors des difficultés financières de l’organisme où, face aux compressions de personnel, l’équipe réalisera l’importance de construire une intervention psychosociale en collaboration avec les ressources du milieu. On tend ainsi aujourd’hui à faire de plus en plus de références vers d’autres services. Avec la réduction des effectifs, on travaille à la complémentarité de l’offre de services et on veille à formaliser les rapports, notamment avec le CLE, pour solidifier les liens et permettre une collaboration pérenne. Après des années de relâchement en ce qui a trait à la consolidation des liens avec le milieu, les responsables du projet semblent prendre conscience qu’une approche globale doit miser sur le réseautage et la référence aux autres organismes du milieu pour maximiser son action. Ainsi, la présence de MAP à différentes tables de concertation tend à s’affirmer. Un acteur met d’ailleurs en relief l’interconnexion avec des différentes tables de concertation et le déploiement d’un vaste réseau communautaire où l’information voyage allègrement :

Là, il y a toute la ramification que ça occasionne d’avoir un réseau 0-5 ans : pour les familles qui ont des besoins alimentaires, on a des groupes, des rencontres-cuisine qui font des purées, des repas collectifs et bien eux ils sont membres de la table Cigale en sécurité alimentaire. Ça fait qu’eux autres, par la bande, ils nous renvoient l’information de ce qui se passe. Ça fait que c’est intéressant, ça bâtit un réseau autour du quartier. (Entrevue 4)

Ainsi, alors que l’ancrage territorial du projet est affirmé par la localisation du projet à Centre-Sud et la provenance des différents partenaires, l’identité locale du projet MAP demeure à construire. Une conscience territoriale plus aiguë lui permettrait de mobiliser à leur plein potentiel les différentes ressources du milieu pour mener à bien sa mission. En ce qui a trait à la mobilisation des ressources, le large partenariat local (jusqu’à 17 partenaires lors du démarrage du projet) permettra une réflexion profonde sur les enjeux de la monoparentalité féminine et des moyens de lutter contre la pauvreté de cette clientèle. De plus, celui-ci permettra de nombreuses mises en commun, telles que l’échange de services interorganismes, l’impartition de personnel ou encore le prêt de personnel en moment de crise (telle que celle traversée par MAP lors de l’arrêt du financement du volet intervention). Le manque de leadership clair de la part du porteur du projet central explique toutefois le fait que le l’énorme potentiel de ce large partenariat ne s’est pas complètement concrétisé dans l’action.

Le projet MAP a reçu des appuis politiques importants lors du démarrage, liés en partie aux larges réseaux de contacts des leaders bien ancrés dans le milieu montréalais et à l’urgence du problème auquel il s’attaquait. Les acteurs interrogés affirmaient l’importance de ce vaste réseau lors du démarrage, notamment en ce qui a trait à la mobilisation des ressources financières. Cependant, au fil du temps et de l’avancée du projet, ce large partenariat, par la lourdeur décisionnelle qu’il impliquait, deviendra rapidement un frein au développement du projet et obligera les principaux leaders (Inter-Loge, CPE du Carrefour et IRDS) à se recentrer sur un partenariat réduit axé sur l’action.

Du côté de la mobilisation des ressources financières, celle-ci s’est faite de façon collective en ce qui concerne l’intervention. Chaque volet a été financé indépendamment. Mais alors qu’Inter-Loge et le CPE du Carrefour jouissent d’un financement récurrent de la part de leurs partenaires institutionnels en réponse à leur action, le volet intervention a connu de nombreuses difficultés de financement et ne bénéficiera jamais d’un financement récurrent. Au contraire, il sera victime d’un véritable échange au niveau ministériel, où chacun cherchera à se défiler, obligeant MAP-intervention à se tourner vers les fondations privées et à créer une fiducie indépendante de souscription pour assurer la survie de ce volet indispensable et central.

Loin de se limiter à la mobilisation de partenaires financiers, le projet MAP saura mobiliser différents savoirs. À cet égard, un comité externe composé de retraités du milieu de l’intervention sociale soutient désormais l’équipe d’intervention pour enrichir son approche et éviter le repli. À ceci s’ajoute la recherche-action de l’IRDS qui permet un suivi en temps rapproché des impacts du projet et des rectifications à apporter.

À bien des égards, MAP constitue un modèle de mise en commun, de partage des responsabilités et des tâches, et ce, malgré les difficultés vécues dans le partenariat. La collaboration est de plus en plus recherchée dans le milieu communautaire montréalais, où les organismes sont appelés à se regrouper, à s’enrichir des expériences de chacun pour arriver à un résultat, les ressources individuelles ne permettant souvent pas de faire face à l’ampleur des défis qui se posent à chaque organisme, et nombre d’intervenants se rendant compte qu’il est difficile de résoudre les problèmes si on les approche « en silo ». La pauvreté étant une situation complexe et multidimensionnelle, l’entrée comme le processus de sortie de la pauvreté doivent être envisagés dans une perspective multidimensionnelle. De ce fait, il faut faire appel à la diversité des ressources et des acteurs mobilisables.

Comme nous l’avons vu, le projet MAP est né d’un groupe d’intérêt construit autour de l’IRDS et enrichi par les réseaux personnels des acteurs en place consolidés dans le Centre-Sud de Montréal. Le projet a connu dès son lancement un vaste appui du milieu (local, politique, femmes), ce qui a facilité la mobilisation des ressources financières, malgré la difficulté à financer le volet intervention dans une dynamique d’enveloppes sectorielles reconnaissant fort peu les approches holistiques. Les différents volets du projet ont été mis en place dans une structure horizontale misant sur la bonne volonté de chacun, mais ceci conduira rapidement à une crise interne nécessitant médiation, incorporation et recentrage du partenariat. Ainsi, un des apprentissages de l’expérience sera la nécessaire incorporation de ce type de projets, puisque l’investissement de la part de certains partenaires était colossal et se devait d’être protégé.

Les forces du projet

Une des grandes forces du projet réside dans l’investissement en amont dans un processus de concertation et de réflexion mis de l’avant par l’IRDS. C’est cet intrant parapublic qui a agi à titre de bougie d’allumage. L’IRDS a su asseoir autour d’une même table différents acteurs préoccupés par le sort des femmes monoparentales et de leur famille dans un contexte de pauvreté et d’exclusion. Ceci soulève l’importance d’investir dans la réflexion collective et la recherche de solutions communes, car c’est à ce prix que peut naître l’innovation (Klein et Harrisson, 2006). Nous voyons ici quel rôle peut jouer le milieu de la recherche lorsqu’il s’applique à mettre à profit ses connaissances et réseaux. De plus, l’ajout d’un volet recherche à un tel projet permet un réajustement constant des pratiques et facilite la mobilisation de ressources financières privées par la crédibilité ajoutée. Ainsi, le cas de MAP Montréal illustre l’appropriation locale d’un projet initialement construit par le milieu de la recherche.

Une autre force du projet, un exemple intéressant pour des cas analogues, est l’approche globale multiacteurs. L’approche globale préconisée appelle la mobilisation d’acteurs pertinents. On cherche ainsi à aller chercher les bons partenaires pour assumer les différentes facettes du projet. Il s’agit de mettre à profit les acquis de chacun de façon à démarrer un projet avec une certaine longueur d’avance permettant d’aller plus loin dans la stratégie de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Ainsi, au lieu de démarrer une initiative distincte, on a cherché à regrouper des ressources existantes possédant une expertise mobilisable dans le cas du projet MAP : Inter-Loge pour le volet logement, Centre de la petite enfance (CPE) du Carrefour pour les services à l’enfance et Réseau Habitation Femmes pour l’intervention auprès des femmes lors du démarrage.

Le problème qui se pose alors est comment gérer un tel consortium d’acteurs. MAP a su mobiliser les bons alliés pour assumer chacun des volets, mais a apparemment omis de conserver une part de pouvoir au centre pour assurer une direction cohérente. On s’est ainsi retrouvé avec un projet pluricéphale, où chaque acteur cherchait à avancer dans une direction qui lui était propre. C’est ainsi la construction d’un leadership central légitime qui a fait défaut lors des premières années du projet. Il faut souligner cependant que les modes traditionnels d’octroi des subventions ne favorisent pas la collaboration, et ceci peut conduire à une interrogation sur les modes de financement des organismes communautaires, puisque ces modes d’octroi semblent favoriser davantage la division du travail que la collaboration. Même si l’on reconnaît souvent l’intérêt de dépasser les approches en silos (et les subventions sectorielles), l’analyse de ce cas a permis de montrer que cela représente des défis importants et continuels.

Économie plurielle et réseaux d'acteurs

Sur le plan théorique, l’analyse du cas et du débat sur le rôle des initiatives locales ou d’économie sociale dans la sortie de pauvreté et l’inclusion permet d’émettre l’idée que les initiatives locales ancrées dans l’économie sociale sont importantes, mais qu’elles ne peuvent évidemment pas inverser les tendances lourdes de la pauvreté et de l’exclusion à elles seules. Par contre, lorsque ce type d’initiatives se développe relativement à des activités ancrées dans d’autres sphères économiques, soit l’économie privée ou l’économie publique, elles posent les bases d’une « économie plurielle » durable et dynamique, et semblent bien offrir des pistes intéressantes en réponse aux nouvelles réalités de la pauvreté (Bouchard, 2004 ; Tremblay, Klein et Fontan, 2009).

L’accent mis sur les relations entre acteurs soulève la question de la proximité des acteurs et de la relation centre-périphérie, que signale d’ailleurs Amin (2005) dans ses travaux ; en effet, les investissements et activités associés à ces sphères performantes se concentrent souvent dans les principales métropoles. Or, la proximité qui permet de développer des relations n’est pas seulement la proximité physique (le simple fait d’être proche géographiquement), aussi importante soit-elle, mais plutôt la proximité relationnelle (Tremblay et al., 2003).

La proximité relationnelle est définie par le fait que des acteurs se sentent proches en raison de la nature de leurs actions, souvent apparentée, et elle est pour sa part déterminée par l’insertion dans des réseaux, locaux et globaux. À l’échelle locale, ces réseaux prennent la forme de « systèmes locaux » (Guillaume, 2005), de « structures coalisées » où se règlent localement les conflits (Hula et al., 1997 ; Stone et al., 2001), et où les acteurs « apprennent » à prendre des décisions au profit de la collectivité et développent des compétences collectives (Prévost et Sévigny, 2006). Les relations de proximité permettent de mobiliser des ressources exogènes et de les jumeler avec des ressources locales, ce qui enrichit le patrimoine local et permet souvent d’introduire des innovations venues d’ailleurs et ainsi, d’aller au-delà des actions initiées par l’économie sociale.

On peut donc conclure que la mobilisation des ressources endogènes est très importante, mais les ressources exogènes le sont tout autant, et même parfois plus. L’étude de cas montre que l’enjeu se situe ainsi dans la capacité des acteurs locaux de les mobiliser, tout en conservant un leadership local, et de les jumeler avec les ressources mobilisées localement. Une telle mobilisation des acteurs permet souvent d’engendrer un sentiment d’identité positif, ce qui favorise l’estime de soi et l’engagement dans des projets économiques et sociaux qui ont des effets sur le niveau et la qualité de vie de la collectivité. Cela peut aussi permettre de créer ou recréer des liens sociaux forts dans la communauté.