Corps de l’article

« […] si le transport fait d’une certaine manière la ville, il ne faut pas chercher à le comprendre isolé »[1], défend Mathieu Flonneau dans un numéro de la revue Histoire urbaine, où il appelle « pour une juste place des transports dans l’histoire urbaine ». C’est un des fils conducteurs que nous avons tenté de suivre tout au long de cet article en prenant l’exemple de l’automobilisme. En effet, l’automobile et l’automobilisme s’intègrent dans une myriade de mondes : que ce soit un monde culturel[2] avec une littérature consacrée à l’automobile ou bien un genre cinématographique, un monde économique[3] avec les secteur industriel et financier, un monde social[4] avec les inégalités de répercussions de l’automobile selon les classes sociales, un monde politique[5] par l’essor de politiques automobiles. Les travaux d’Anne-Françoise Garçon[6] rappellent bien que l’automobile est intégrée dans des « mondes » ou, comme l’évoque Mathieu Flonneau, l’automobilisme peut s’expliquer par la « métaphore des sphères armillaires »[7]. L’automobilisation doit donc être appréhendée et comprise comme faisant partie d’un système logique[8] qui dépend de tous les composants, « public[s] et privé[s], matériel[s] et immatériel[s], mobile[s] et immobile[s], technologique[s] et humain[s][9] » présents dans l’environnement urbain et qui se nouent autour de l’automobile. C’est ce que montre la figure 1, L’automobilisation et ses répercussions à Québec (1897–1939).

Nous nous accorderons pour étudier une partie du système automobile ou de l’automobilisation que nous définissons comme l’ensemble des éléments qui soutiennent et comprennent l’automobile et l’autobus, et ayant pour but de développer l’automobilisme. Cette définition inclut ainsi les infrastructures mises à leur disposition, comme le réseau routier, la signalisation, les infrastructures économiques et commerciales (postes d’essence, garages) et les infrastructures politiques et sociales (politique et législation automobile, essor et rôle des clubs automobiles). La période charnière de l’entre-deux-guerres est particulièrement importante puisqu’on y voit émerger les fondements du système automobile urbain en lutte avec les transports déjà présents.

Bilan historiographique : L’automobilisation des villes canadiennes

Par le passé, la majorité des chercheurs canadiens ont focalisé leur attention sur une histoire industrielle et technique de l’automobile[10]. Malgré le tournant des années 1970 où les technologies ont été envisagées d’un point de vue social et culturel[11], les travaux des historiens canadiens sur le déploiement de l’automobile dans l’espace urbain sont demeurés rares. Stephen Davies s’est concentré sur le territoire en général[12], tandis que G. W. Taylor s’est focalisé sur la Colombie-Britannique[13], et Gérald T. Bloomfield s’est intéressé à la Saskatchewan[14]. Enfin, Donald F. Davies a focalisé son attention sur l’importance de l’influence américaine sur l’automobilisme au Canada et sur une histoire des taxis[15]. La grande majorité des travaux canadiens ont porté sur un nombre restreint d’espaces urbains, tels que London[16] (en Ontario) et Calgary[17] (en Alberta).

Malgré la prédominance actuelle d’études axées sur une histoire économique de l’automobile[18], il faut signaler la récente thèse de Dean Ruffilli[19], qui a le mérite de brasser une quantité de connaissances sur les répercussions socioculturelles de l’automobile au Canada et qui défend l’argument de la relation ambiguë entre les Canadiens et leur automobile tout au long du XXe siècle. Il reste que cette recherche passe sous silence les communautés francophones et le Québec.

Figure 1

L’automobilisation et ses répercussions à Québec, 1897–1939

L’automobilisation et ses répercussions à Québec, 1897–1939
L’auteur

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La remarque de Claire Poitras[20] il y a quelques années à propos de l’absence de travaux d’historiens québécois sur l’automobile semble avoir engendrée peu de réaction. Le principal apport au Québec reste la thèse de Denis Veilleux[21], où l’auteur défend l’idée selon laquelle l’automobile, en s’intégrant dans la ville de Montréal, a lutté pour s’imposer sur la voie publique et a créé de nombreux conflits économiques—notamment face au tramway—et sociaux pour l’un ou l’autre moyen de transport. Si Montréal a fait l’objet de travaux de recherche, la ville de Québec présente l’intérêt d’avoir été peu étudiée par les historiens québécois. C’est d’ailleurs ce que fait apparaître François Guérard dans un article dressant le bilan des mémoires et des thèses en histoire urbaine au cours des années 1990 : « Le cortège des villes retenues par les étudiants reflète les caractéristiques du système urbain québécois et de son évolution. L’agglomération montréalaise domine avec plus de la moitié des travaux, celle de Québec suit avec 19 %[22]. » Néanmoins, à l’occasion du 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec en 2008, une multitude d’ouvrages traitant de la capitale ont été produits. La synthèse Histoire de Québec et de sa région[23], publiée par l’Institut québécois de recherche sur la culture en association avec l’Institut national de la recherche scientifique, évoque rapidement l’arrivée de l’automobile par l’entremise du tourisme américain, de même que les mutations introduites par l’automobilisation sur les réseaux routier et autoroutier de la ville et de sa région.

De ce bilan historiographique, nous constatons que les études n’abondent pas en histoire sociale de l’automobile au Canada et au Québec puisqu’il n’existe pas de récentes publications sur le sujet, qu’il s’agisse d’articles ou d’ouvrages d’historien comme il en existe dans différents pays[24], tels qu’aux États-Unis, en France, en Angleterre ou en Allemagne. Qui plus est, les principaux travaux en histoire au Canada sont orientés vers les communautés anglophones et ne traitent pas des communautés francophones et du Québec. Il semble y avoir une béance concernant les monographies locales ayant trait à l’automobilisme au Québec.

Dans la lignée de Denis Veilleux, qui a été le premier à s’intéresser au Québec en étudiant la motorisation dans la ville de Montréal, nous nous sommes concentré sur Québec en raison notamment de sa topographie particulière, car accidentée, avec des côtes, des pentes et des obstacles, comme la rivière Saint-Charles. À cela, il faut ajouter, pour le coeur historique de la ville, des rues assez étroites puisqu’il s’agit d’une ville fortifiée et enserrée dans des remparts. Tous ces éléments font de Québec un exemple atypique en Amérique du Nord pour l’étude du phénomène d’automobilisation. Le déploiement de l’automobile y a donc été très long et source de multiples conflits. Les promoteurs de l’introduction et de l’essor de l’automobile à Québec ont par conséquent dû composer avec beaucoup d’éléments préexistants et compliquant le présupposé déterminisme technique[25]. En effet, la société semble avoir fortement influencé la technologie. La société et l’automobilisme constituent le côté pile et le côté face d’une seule pièce de monnaie; ce qui signifie qu’ils ont composé ensemble pour favoriser l’automobilisation.

L’introduction de l’automobilisme au Québec et à Québec (1897–1919)

En 1897, un dentiste du nom d’Edmond Casgrain, résidant de la rue Saint-Jean, cumule deux titres, celui d’avoir été le premier à acheter une voiture à Québec et au Québec[26]. Il avait fait venir depuis la France une automobile de marque Léon Bollée. Sa machine, qui pesait environ 330 livres, était montée sur trois roues (deux roues directrices à l’avant, une roue motrice à l’arrière) et était pourvue d’un moteur à essence à trois vitesses : 5, 9 et 18 milles à l’heure. Entre cet instant et la fin de la Première Guerre mondiale, l’automobilisation s’est lentement développée grâce à plusieurs facteurs. La présence des entreprises américaines de fabrication de véhicules moteurs aux portes du Canada[27], les irruptions des automobilistes et des touristes américains[28] au Québec et la propagande automobile faite par les journaux de l’époque[29] amenèrent la population citadine de la capitale à s’équiper en véhicules motorisés. On peut évoquer la fameuse course Glidden organisée par l’américain Charles J. Glidden, dans le but de tester les automobiles et les routes des États-Unis et du Canada, qui commençait à Buffalo (dans l’État de New York) pour se terminer à Bretton Woods (au New Hampshire). Elle passa par Québec en juillet 1906 et reçut des retombées particulièrement importantes dans les journaux locaux, tels que Le Soleil, L’Événement et L’Action catholique. Le Quebec Automobile Club, qui a entretenu des liens étroits avec l’Automobile Club of Canada de Montréal (établi en 1904), a été créé assez tardivement en 1912 à Québec par Frank Carrel, homme d’affaires notamment engagé dans le monde de la presse écrite. Le but du Quebec Automobile Club était de promouvoir l’automobilisme et l’industrie automobile par tous les moyens possibles (publication de guides touristiques, défense et revendication en faveur des automobilistes, propagande automobile).

Avant 1919, l’automobilisation a eu peu d’influence sur la morphologie de Québec et sur la vie des citadins[30]. Pour preuve, l’automobile n’est recensée par l’administration municipale qu’à partir de 1907. Néanmoins, en 1910, le nombre d’automobiles avait presque doublé par rapport à 1907, pour atteindre 0,046 automobile pour 100 personnes. Cela peut s’expliquer par la naissance du fameux modèle T de Ford, en 1908, qui était accessible aux couches moyennes de la population, puis, plus tard, à la classe ouvrière. Ensuite, ce nombre n’a cessé d’augmenter pour arriver, en 1919, à 1,5 automobile pour 100 personnes. Selon l’Annuaire statistique du Québec de 1940, on comptait, en 1939, environ 7,5 véhicules automobiles pour 100 personnes à Québec. À titre de comparaison, en 1910, Montréal possédait 0,09 automobile pour 100 personnes, puis 1,6 en 1919.

Dans notre étude, nous nous sommes concentré sur la période de l’entre-deux-guerres. La fin de la Première Guerre mondiale a vu le retour progressif des hommes dans leur foyer et des conditions de vie plus stables. La deuxième borne chronologique, 1939, est légitime, car l’automobile est désormais bien intégrée dans la société urbaine en raison de la mise en place du département de la circulation (sous l’appellation Bureau de circulation de Québec) et du système de feux de signalisation, qui fut étendu progressivement aux principales intersections de la ville. Notre attention s’est portée sur la ville de Québec telle qu’elle se présente en 1919, c’est-à-dire la Cité de Québec proprement dite et les quartiers Saint-Sauveur, Sillery, Saint-Malo, Limoilou, Montcalm et Petite-Rivière. Dans quelle mesure l’automobilisation réussit-elle à s’imposer et à métamorphoser la ville de Québec entre 1919 et 1939 ? Pour répondre à cette question, nous procéderons en deux temps, d’abord avec l’étude des modifications urbaines qui ont lieu, puis nous insisterons sur la concurrence et les conflits entre transports collectifs urbains et l’automobile.

Figure 2

Recensement du nombre d’automobiles à Québec et Montréal, 1907–1938

Recensement du nombre d’automobiles à Québec et Montréal, 1907–1938

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L’automobile comme vecteur de mutations de la ville de Québec (1919–1939)

Entre 1897 et 1919, l’essor du nombre d’automobilistes à Québec est relativement lent[31]. Bien qu’il y ait peu de propriétaires de véhicules-moteurs, de multiples usages culturels, sociaux et récréatifs en découlent. Il faut attendre la fin du premier conflit mondial pour voir la clientèle automobile s’élargir de manière considérable et l’automobilisation affecter profondément l’espace urbain. En s’insérant progressivement dans les rues de la ville, l’automobile a obligé les instances municipales[32] à modifier les voies publiques et, à une plus grande échelle, la morphologie urbaine, pour s’installer de façon visible et permanente dans le décor urbain et jouir d’une circulation fluide et sécurisée : il s’agit en définitive d’une véritable révolution qui se traduit par de « nouveaux habitus »[33].

Modifications de la voie publique

À la fin du XIXe siècle, les rues de Québec étaient propices à la circulation des cochers, des charretiers et du tramway, qui était particulièrement bien ancré dans les quartiers de la basse-ville (dans la rue Saint-Joseph, dans le quartier Saint-Roch au début du XXe siècle, dans Saint-Sauveur et le Vieux-Limoilou) et dans les quartiers de la haute-ville (dans la rue Saint-Jean, dans le Vieux-Québec et dans Saint-Jean-Baptiste). L’essor de l’automobilisation, phénomène à la fois incontrôlable et encouragé par les autorités, a de ce fait obligé ces dernières à faire des aménagements aussi nombreux que divers. Dans les premières années du XXe siècle, la Municipalité de Québec fait appel à des entrepreneurs pour paver les rues, car elle ne possède pas le matériel adéquat. La priorité des entrepreneurs s’est portée sur le pavage des artères, car le passage des automobiles sur les chemins de terre produisait de la poussière nuisant à la vision des chauffeurs et pouvant occasionner des accidents et des bris, tels que des crevaisons. De plus, lorsqu’il pleuvait ou neigeait, le sol devenait instable et la formation de boue et de flaques rendaient la circulation particulièrement dangereuse. Le revêtement de terre des rues a donc été progressivement remplacé par du bitume, de l’asphalte et du gravier. À partir de 1926, la Municipalité de Québec fait l’acquisition de l’outillage nécessaire à la fabrication de l’asphalte pour la création des rues. La Municipalité prend conscience des avantages de l’automobilisation et de son poids sur l’espace urbain et décide de devenir un acteur direct—contrairement aux années précédentes—en faisant partie intégrante du système automobile.

Tout en modifiant le pavage des rues, la Municipalité procède au changement des flux circulatoires par la création et la fermeture de rues, dans le but de faciliter l’accès à certains lieux ou tout simplement pour optimiser les déplacements. De nombreuses rues ont été ouvertes à la circulation[34] : une voie a été créée pour relier Grande-Allée et le parc de la Commission des Champs de bataille nationaux (communément appelé les Plaines d’Abraham); une voie d’évitement a été construite rue du Prince-Édouard, et le chemin de Charlesbourg a été élargi ainsi que quelques rues dans le quartier Saint-Malo. Le prolongement de certaines rues a amené à la création de boulevards pour permettre une circulation en double sens et répondre à la célérité déployée par l’automobile. Par exemple, en 1929, la loi du trafic autorise la municipalité à emprunter 3,9 millions de dollars pour réaliser, entre autres choses, la construction du boulevard Charest et l’élargissement des côtes d’Abraham et du Palais. Quelques-unes de ces modifications ont été rendues possibles par l’achat de propriétés par la Ville. Ainsi, le rapport annuel du département des travaux publics en 1929[35] indique que : « La ville a fait acquisition des propriétés nécessaires pour améliorer la circulation du trafic entre les rues Saint-Jean, d’Aiguillon, des Glacis et d’Youville ». Ces modifications soulignent la nouvelle organisation de la circulation, basée sur quelques artères principales d’écoulement qui permettent de traverser la ville rapidement, comme le boulevard Charest, la rue Saint-Jean, la côte d’Abraham et des artères secondaires, et répondent à un besoin des citadins orienté intra-muros. La ville de Québec étant restreinte à l’ouest par la rivière Saint-Charles, des ponts additionnels ont donc été construits pour désengorger les structures préexistantes, offrir d’autres solutions de déplacement et mieux relier les différents quartiers entre eux. Par exemple, en 1928[36], la Municipalité de Québec a proposé la construction d’un pont enjambant la rivière Lairet pour faciliter la circulation entre Stadacona et le quartier de Limoilou. Puis, en 1929[37] a été édifié le pont Sainte-Anne, situé entre la rue Ramsay et la 10e Rue à Limoilou. Ouvert à la circulation en 1932, il permettait de décongestionner les rues du Pont et de la Couronne. Enfin, en 1930[38] fut décidée la création d’un pont entre Québec et Saint-Roch : le futur pont Samson.

On peut remarquer que la Municipalité déploie progressivement une quantité de prérogatives ayant pour but de contrôler et de développer l’automobilisation en devenant un des chaînons majeurs du système automobile. Cependant, d’autres acteurs s’intègrent progressivement dans le système automobile en faisant usage de leur influence pour favoriser l’essor de l’automobilisme. De nombreuses demandes ont été faites, notamment par des industriels, des instances privées et le Quebec Automobile Club[39] pour modifier la circulation dans les rues, ce qui témoigne magistralement de l’automobilisation. On peut évoquer la demande de la Commission du Port de Québec au Comité des règlements, le 1er octobre 1925[40], pour que la rue Saint-Jacques devienne à sens unique, car cette dernière est trop congestionnée, de même que la demande de la Chambre de commerce au Conseil municipal, le 25 août 1926[41], pour mettre en évidence la situation anormale de la circulation causée par le stationnement des automobilistes dans les rues Saint-Pierre et Saint-Paul. Le Quebec Automobile Club est aussi présent dans le paysage administratif, comme l’exprime très bien une lettre de remerciement à la municipalité pour la nouvelle réglementation de la circulation et l’emploi de 20 hommes de police préposés à l’application de ces règlements.

Les modifications apportées aux artères et aux rues de la ville ont entraîné des mutations plus complexes. Il en a résulté la mise en place d’une hiérarchie des rues et des avenues de Québec, laquelle répondait à la volonté des administrateurs d’aménager des priorités de passage en fonction des artères les plus fréquentées et des rues délaissées par les automobilistes[42] : cela permettait de réduire les problèmes de congestion et de maximiser l’écoulement de la circulation. C’est l’une des prérogatives de la Commission d’urbanisme municipal que l’on retrouve dans le rapport annuel du Département des travaux publics de 1929 :

[…] l’observation nous désigne des artères principales auxquelles sont dévolus un trafic et une circulation que nos rues actuelles et leur prolongement ne peuvent pas et ne doivent jamais absorber sans rompre l’équilibre économique de notre ville. Quelques-unes de ces artères sont les compléments naturels de notre boulevard commercial, d’autres sont commandées par le dégagement du réseau des rues intérieures, d’autres s’offrent nécessairement comme liaison entre le centre urbain et les voies d’amenée en notre ville des touristes et des transports en commun[43].

Durant la même période, certaines rues sont désignées comme sens unique, tandis que d’autres permettent une circulation à double sens. Citons l’exemple du règlement n°22c[44] du 28 mai 1920, concernant la circulation des voitures dans les rues de la cité lequel, par l’article 16, transforme l’écoulement des véhicules dans certaines rues :

Le passage des voitures n’est permis que dans une direction dans les rues et parties de rue suivantes, savoir : rue Saint-Paul, allant à l’est, depuis le carré Parent à la rue Saint-Pierre ; rue Saint-Pierre, allant au sud, depuis la rue Saint-Paul à la gare du Transcontinental.

Il y a une transition intéressante à noter ici : les plans des rues de la ville dessinés par les ingénieurs et la commission d’urbanisme municipal étaient pensés pour être simples, mais en réalité, ils ont amené une complexification des déplacements urbains. Avec ces modifications, la ville changea progressivement de visage. L’importance de l’automobile imposait une réorganisation totale de la voie publique et, par extension, de la ville toute entière.

Figure 3

Annexion de territoires par la Cité de Québec

Annexion de territoires par la Cité de Québec
Gilbert Cestre, « Québec : évolution des limites municipales depuis 1831–1832 », Cahiers de géographie du Québec 20, no 51 (1976): 562

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Les mutations de la morphologie urbaine : Québec au rythme de l’automobilisme

Grâce à l’essor de l’automobilisation, les populations citadines ont eu désormais la possibilité d’aller plus loin et plus vite. Dès lors, la concentration de la population dans la ville-centre n’était plus une nécessité, ce qui s’est traduit, entre autres choses, par l’annexion de quelques municipalités autour de Québec[45]. De 1920 à 1930, la Cité annexa plusieurs territoires, tels que Notre-Dame-des-Anges (1924) et une partie de Charlesbourg (1929).

L’augmentation de la superficie de la ville a entraîné la hausse de la population urbaine[46]. En 1911, celle-ci s’établissait à 79 190 habitants; en 1929, elle atteignait 136 172 habitants. Finalement, vers 1939, la population citadine était d’environ 156 000 habitants. La hausse de la population et de la superficie n’est pas seulement imputable à l’essor de l’automobile, même si cette dernière a sa part de responsabilité. Le déplacement du centre de gravité vers l’ouest de la ville est un autre changement majeur puisque plus de la moitié de la population se trouvait concentrée dans les trois quartiers de la basse-ville, à savoir ceux de Saint-Sauveur, Limoilou et Saint-Roch. Selon J.-C. Falardeau, il en resté ainsi durant toute la période de l’entre-deux-guerres[47]. La population urbaine était donc majoritairement composée par la classe populaire, qui avait élu domicile dans les quartiers de la basse-ville.

C’est à cette même époque que l’on décèle les prémices de la spécialisation fonctionnelle de l’espace urbain. L’avènement de l’automobile donne naissance à la disjonction fonctionnelle[48]. Cela signifie que les différents quartiers de la ville se sont peu à peu singularisés les uns des autres. La répartition des activités dans les multiples quartiers fut la cause et la conséquence de mouvements de population à l’intérieur même de Québec : l’automobilisation permettait aux Québécois d’abolir les distances intra et extra-urbaines. Désormais, il était possible d’habiter en périphérie (par exemple, dans Limoilou, Belvédère ou Saint-Malo) et pourtant de travailler au centre-ville (Saint-Roch[49] et Saint-Jean-Baptiste). Il y avait donc une lente dissociation entre le lieu de travail et le lieu d’habitation. Le centre était aussi progressivement délaissé par les citadins au profit des quartiers périphériques : c’est le départ vers les nouveaux lotissements résidentiels. Québec s’inscrit ici directement dans le modèle de développement urbain nord-américain qui annonce la suburbanisation. Un autre phénomène apparaît en parallèle, que le géographe français Raoul Blanchard appellera « la loi d’altitude »[50]. Il s’agit d’un concept mis en place au cours des années 1930 pour décrire la dichotomie entre la haute-ville et la basse-ville. Ces termes reflétaient la corrélation directe entre l’altitude et la richesse : la haute-ville et le secteur de Montcalm étaient le siège des classes moyennes aisées et des riches, tandis que les quartiers de la basse-ville, dont Saint-Roch, Saint-Sauveur et Limoilou, étaient habités par les classes populaires et défavorisées. Par ailleurs, autre opposition explicitée par Serge Courville et al., la haute-ville était le lieu de prédilection des touristes, car elle était :

[…] « l’Ancien Monde » aux influences françaises et anglaises, avec des monuments tels que le Château Frontenac, la Place d’Armes, l’Hôtel-Dieu, et la Basse-Ville serait la ville industrielle « américaine » avec ses logements collectifs, son port, ses entrepôts et ses complexes industriels[51] .

Tous les éléments étaient présents pour qu’il y ait un accroissement des banlieues : l’augmentation du parc automobile[52]—le nombre d’automobiles passe de 1 421, en 1919, à 10 714, en 1932, puis à 11 805, en 1938 –, l’expansion démographique et les mouvements des citadins des quartiers centraux vers la périphérie. L’augmentation du nombre d’automobiles est un des facteurs qui a permis à la ville de Québec de s’étendre et, par extension, d’intégrer des secteurs aux traits suburbains, tels que Limoilou et Saint-Sauveur. L’automobilisation a donc modifié la morphologie urbaine en obligeant à un réaménagement de la ville elle-même.

Les fondations du système automobile : garages, pompes à essence et signalisation

Après avoir encouragé la création et la modification des artères (longueur, largeur et sens de circulation) ainsi que l’augmentation de la superficie de la ville et de sa population, l’automobilisation s’est véritablement insérée dans le paysage urbain avec l’établissement de trois éléments distincts et indispensables à l’essor de l’automobile : les garages, qui sont à l’époque des lieux d’entreposage des véhicules et du matériel, les pompes et les stations à essence, pour alimenter les véhicules en carburant, et enfin, la signalisation horizontale et verticale, principalement destinée aux automobilistes.

De nouveaux éléments en rapport avec l’automobile se sont implantés dans le paysage urbain, ce qui a permis au système automobile d’effectuer une révolution, au sens astronomique, puisque, par ces mutations, l’automobilisme semble avoir créé son propre « système solaire » : différents mondes gravitent autour de lui. Tout d’abord, il faut mentionner que le terme « garage » n’avait pas la même définition à l’époque que de nos jours. Lorsqu’il était question de garage, il s’agissait bien plus d’un entrepôt destiné à accueillir des outils et du matériel, dont l’automobile faisait partie, plutôt que le lieu consacré uniquement à abriter ce véhicule lorsqu’il n’était pas utilisé. Ce n’est que progressivement que le garage s’est spécifié comme lieu de l’automobile. La construction et l’essor des garages répondaient à la hausse continue des voitures dans Québec. Très rapidement, les garages se complexifièrent : leur construction répondait à une réglementation toujours plus étoffée. La présence de garages permettait aux départements municipaux de ranger leurs automobiles à l’abri du froid, de disposer d’une place pour les garer en tout temps et d’y entreposer du matériel. On retrouve ici le schéma évoqué précédemment dans lequel la Ville loue des emplacements à des entrepreneurs avant d’investir elle-même dans des garages. On peut évoquer les tous premiers exemples de contrats, tels que celui[53] signé entre la Cité de Québec et l’Aréna Compagnie, le 1er juin 1920, pour l’ouverture et l’exploitation du garage à l’aréna de Québec durant six mois d’été ainsi que celui[54] passé entre la Cité de Québec et Albert Miller, le 2 février 1924, dans lequel il était stipulé que la Ville s’engageait à louer pour une année le garage, jusqu’ici occupé comme garage municipal, situé rue Dorchester, pour la somme de 420 $. Ces situations n’ont été que temporaires, car dès 1923[55], la Ville a acheté des terrains et des bâtiments appartenant à F. Canac-Marquis, situés des deux cotés de la rue Garagonthier, pour y construire un garage municipal. D’une certaine manière, cela désengorgeait les rues de Québec et améliorait la fluidité de la circulation. En ce qui concerne les garages privés, nous avons trouvé très peu d’informations. Un seul et unique exemple est vraiment étoffé : il s’agit de la station-service et mécanique de Maisonneuve Automobiles Inc., créée en 1929, qui deviendra, en 1958, un concessionnaire Renault[56].

Malgré ces nombreux avantages, l’automobilisation suscite des réactions anti-automobilistes. On peut évoquer les nombreuses pétitions et les plaintes concernant la congestion des rues. Par exemple, on trouve une plainte de l’entreprise Turcotte Frères Limitée à propos de la congestion de la rue Saint-Antoine (8 juin 1922). En mai 1933, des marchands situés sur le côté nord de la rue Saint-Joseph ont rédigé une pétition au sujet du stationnement d’automobiles devant leur magasin, car cela nuisait à l’essor de leur commerce. Pour résoudre ces problèmes, un nouveau type de garage s’est imposé : le garage public. En effet, le 28 octobre 1931, un contrat[57] est passé entre la Cité de Québec et H. Darveau pour la construction d’une remise publique pour automobiles, au 34 de l’avenue Bourlamaque : celle-ci était destinée aux automobilistes désirant garer leur véhicule. Ce type de garage offrait donc la possibilité de lutter contre les problèmes de congestion, notamment à cause de la place que pouvait tenir les véhicules lorsqu’ils étaient immobiles. Les garages se sont donc multipliés, et il était possible de stationner les automobiles dans des lieux précis où elles ne dérangeaient pas la circulation; cela a permis de diminuer progressivement la congestion des rues.

Selon les sources compilées[58], nous pouvons voir que le nombre de pompes à essence a continuellement augmenté de 1922 à 1934. En 1922, on a délivré 30 permis de pompes à essence, tandis qu’en 1929, année record, il y en a eu 129 et, enfin, en 1934, dernière année de recensement, on comptait 81 dépôts d’essence. L’augmentation du nombre de pompes à essence s’explique par le fait que la ville s’étendait sur une grande surface, et il était indispensable d’en disposer partout à proximité des habitations pour la survie des automobiles. Par exemple, un permis[59] est délivré par Québec à Lorenzo Lavallée (le 7 octobre 1933) pour l’exploitation de la station-service comprenant trois pompes doubles, deux réservoirs de 100 gallons chacun et un réservoir de 500 gallons sur sa propriété au 870 chemin Sainte-Foy. Lors d’une séance du conseil de ville en août 1934[60] est accordée à Champlain Oil Sales Ltd. la permission d’ériger et d’exploiter une station d’essence à l’intersection de la rue d’Aiguillon (côte d’Abraham) et du carré d’Youville, laquelle comprenait deux pompes doubles et quatre réservoirs de 500 gallons chacun.

Les automobilistes étant répartis dans toute la ville, les pompes à essence se devaient également d’être un peu partout, à la disposition de chaque habitant possédant une automobile pour qu’il n’ait pas trop de distance à parcourir pour s’alimenter en carburant. Pour comprendre l’évolution de leur localisation, nous avons cartographié les permis de pompes à essence délivrés entre 1930 et 1935. Si, au début de la période délimitée, les pompes à essence étaient majoritairement dans le quartier Saint-Roch, par la suite, elles ont été installées dans le quartier de Saint-Sauveur, principalement à proximité des grandes artères de circulation, comme les rues Saint-Vallier, Dorchester et de la Couronne. Ce simple quadrillage sur quelques années permet de valider la thèse du déplacement du centre de gravité de la ville vers les quartiers de la basse-ville (Saint-Sauveur et Saint-Roch). Tout comme pour les garages qui se sont complexifiés, les pompes aussi ont évolué : le volume de contenance a augmenté; progressivement, elles ont été placées sous terre pour gagner de la place et réduire les risques d’accident; les pompes simples devinrent des pompes doubles, et certaines, des stations-service à essence. L’essor des pompes à essence s’est donc réalisé par intermittence et dans certains quartiers seulement au cours de ces cinq années. Parallèlement, des indicateurs de signalisation ont été installés pour contrôler et sécuriser la circulation.

Nous manquons d’informations concernant la mise en place de la signalisation routière. Toutefois, les quelques éléments que nous avons pu collecter méritent que l’on s’y attarde. Les enseignes servaient à signaler aux conducteurs les modifications apportées aux différentes rues; il était souvent question de rues mises à sens unique. Le 22 mai 1924, le chef de police écrivit une lettre[61] à l’ingénieur de la Cité en vue d’obtenir 75 enseignes indiquant une direction et 75 autres, l’autre direction, car les enseignes en place étaient en mauvais état. Les panneaux de signalisation ou enseignes n’avaient pas seulement pour objectif de donner des indications, ils servaient aussi d’avertisseur de danger potentiel comme, par exemple, le besoin de ralentir à l’approche des écoles. C’est ce qui transparaît dans une lettre[62] du maire à l’ingénieur en chef (5 novembre 1929), dans laquelle une délégation de contribuables du quartier Saint-Jean-Baptiste demandait au maire la pose de panneaux « afin de protéger les enfants qui fréquentent les deux grandes écoles de cette localité contre les dangers de la circulation sur les rues Saint-Jean, d’Aiguillon, Deligny, et Sutherland ». Dès 1932, les panneaux d’arrêt obligatoire apparaissent dans les rues. Le rapport du Département des travaux publics de 1937[63] nous apprend que la municipalité a effectué des démarches pour installer une signalisation horizontale (ligne blanche) à toutes les intersections pour protéger les piétons et donner des repères aux conducteurs de véhicules. À Québec, la mise en place de feux de circulation a débuté tardivement, à savoir en 1936. À titre comparatif, en France, les premiers feux de circulation ont été installés à Paris en 1923, tandis qu’aux États-unis, c’est en 1914, à Cleveland, que les premiers ont été mis en place. À Québec, les premiers feux de circulation[64] ont été installés à l’intersection de la rue de la Couronne et du boulevard Charest, et à celle de la rue de la Couronne et de la rue Saint-Joseph, pour remplacer les policiers qui dirigeaient la circulation. Dans le cas de Québec, il semblerait que les feux de circulation aient été installés pour pallier aux difficultés qu’avaient les policiers à réglementer et à sécuriser les intersections les plus achalandées. C’est ce que le rapport du Département des travaux publics de 1937 indique :

Dès que le carrefour est un peu vaste ou de forme irrégulière, il devient très difficile pour l’agent d’apprécier les variations du trafic […] c’est un des postes les plus dangereux pour le gardien. Les difficultés s’aggravent dès que la luminosité diminue, notamment en hiver où c’est après le coucher du soleil que le trafic est souvent le plus intense. Enfin, s’il s’agit de carrefours complexes ou très vastes, il faut plusieurs agents dont il est très difficile de coordonner l’action.[65]

Il faut mentionner que les feux de circulation sont apparus du fait que les carrefours, et par extension le réseau routier tout entier, s’étaient complexifiés avec le temps. Leur installation, dès 1939, à toutes les intersections jugées dangereuses prouve leur fiabilité. C’est d’ailleurs durant cette même année qu’a été créé à Québec le Bureau de la circulation, chargé de contrôler l’essor de l’automobilisation dans la ville au moyen, entre autres, de recensements et de statistiques. On assiste donc progressivement à l’élaboration et à la mise en place d’une véritable politique automobile à l’intérieur de l’espace urbain de Québec.

On en conviendra aisément, l’automobilisme entre 1919 et 1939 a donc complètement bouleversé Québec en créant une ville à son image, en commençant par la modification du revêtement des artères, les mutations des rues, l’accroissement de la superficie et de la population de l’espace urbanisé et l’installation à différents endroits de garages, de pompes à essence, de signalisation et de feux de circulation : autant de témoins du passage à un nouveau mode de transport dominant.

Automobile, trafic ferroviaire, piéton et cocher : l’automobilisme entre conflit en confit et gagne l’acceptation (1919–1939)

L’irruption de l’automobilisme dans les rues de la ville ne s’est pas faite sans heurts. En effet, l’automobile a remis en question la circulation des tramways, des charretiers et des cochers (le monde du cheval) qui occupaient avant elle l’espace urbain. Il s’agit réellement d’une conquête pour la domination de l’espace urbain, comme l’illustre la figure 4.

Figure 4

Les trois modes de transport dominant devant le Château Frontenac, emblème de la Ville de Québec, en 1927

Les trois modes de transport dominant devant le Château Frontenac, emblème de la Ville de Québec, en 1927
A.V.Q., fonds iconographique, photo de T. Lebel, 21 février 1927.

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Le lent déclin des tramways

Le tramway qui circulait dans les rues de la ville a commencé à être remis en question vers la fin des années 1920. Le nombre de voyageurs transportés[66] a diminué lentement dès l’année 1928, puis a connu une chute très importante de 1929 à 1935 (passant d’environ 27,5 millions à moins de 14 millions de voyageurs), avant de remonter lentement dans les années qui suivirent. Mais en 1939, le nombre de passagers était inférieur à 17 millions. On peut attribuer cette forte baisse à la crise économique de 1929 et au fait que les automobiles continuaient de se multiplier, poussant les citadins de Québec à rejeter le tramway pour la liberté qu’offrait l’automobile. Les Québécois refusèrent peu à peu l’utilisation du tramway pour plusieurs raisons. Dans une correspondance[67] entre l’ingénieur en chef et les responsables des tramways, on perçoit que les autorités en place ne prenaient pas en compte les demandes des habitants pour développer les parcours des tramways : selon une lettre du 23 décembre 1929 adressée à l’ingénieur en chef, l’échevin de Limoilou a reçu des requêtes des citoyens pour que le tramway s’arrête sur la 3e Avenue et sur la 10e Rue en plus des arrêts déjà existant. Dans sa réponse à l’ingénieur en chef (30 décembre 1929), la société de tramways de la Quebec Railway Light Heat and Power (Q.R.L.H.P.C.) explique qu’il serait inapproprié de créer les deux nouveaux arrêts, car cela ralentirait considérablement le trafic du tramway. Les compagnies de tramways semblaient connaître quelques petits soucis, notamment à propos du ralentissement qu’ils occasionnaient. Dans une lettre[68] du Conseil fédéré des métiers et du travail de Québec et Lévis au Comité administratif (24 novembre 1932), les temps d’attente du service des tramways sont critiqués. On se rend compte que les compagnies de tramways ont eu une réelle difficulté de trouver un juste milieu entre les attentes des citadins et la concurrence accrue des autres moyens de transport. En refusant de répondre aux demandes des citadins, les compagnies de tramways de Québec perdaient des clients potentiels qui n’avaient d’autres choix que de délaisser les tramways et de se tourner vers les automobiles, inventant pour elles un rôle de service public authentique.

La hausse du nombre d’automobilistes et la présence de lignes de tramways ont débouché sur une relation conflictuelle entre ces deux modes de transport[69]. Dans un premier temps, la municipalité a accordé la priorité de circulation aux tramways. Par conséquent, les automobilistes étaient bridés par leur vitesse et l’interdiction de les dépasser ou de circuler sur les voies des tramways. Ces consignes sont très clairement stipulées dans le règlement 363[70] (30 juin 1939) : « Article 27 : Lorsque les tramways seront en circulation, les conducteurs d’autres voitures devront se ranger, afin de laisser la voie libre pour le passage desdits chars. » Pourtant, en certaines occasions, l’automobiliste échappait à la domination des tramways et faisait un plein usage des capacités de son véhicule : le règlement 363 évoqué précédemment indique à l’article 26 :

[qu’] aucun conducteur de véhicule ne devra dépasser à gauche un tramway allant dans la même direction que lui, que ce tramway soit en mouvement ou temporairement à l’arrêt, sauf s’il est impossible de passer à droite, à cause de la disposition de la ligne de tramways[71].

Les automobiles posaient donc des problèmes aux tramways, qui les empêchaient de fonctionner correctement. C’est notamment le cas expliqué dans une lettre de la Q.R.L.H.P.C., adressée au maire en novembre 1921 :

Jeudi dernier, le 24 courant, tous les chars du circuit « Bureau des Postes et Avenue des Érables »—allant vers l’est—ont été retardés pendant 27 minutes, à partir de 2.30 p.m., par le fait qu’un automobile du Département du Feu était désemparé sur la voie. Ceci a causé en même temps un délai au service de la Côte du Palais […][72]

L’augmentation du nombre d’automobiles et les difficultés que nous avons évoquées précédemment n’ont pas suffi à maintenir en activité les tramways à Québec. Dès 1938, la Cité de Québec et la Québec Railway Light & Power Co. ont signé un contrat débouchant sur la suppression des lignes de tramways et leur remplacement par des autobus. Cette décision s’explique en partie par le fait que les instances responsables des tramways ont laissé péricliter leur entreprise dans la mesure où elles ne tenaient pas toujours compte des aspirations des citadins. Les tramways étaient devenus inadaptés dans la ville qui avait désormais pris le visage du progrès avec l’automobile[73] : ils ralentissaient la circulation des automobiles[74] (congestion) et les voies de chemin de fer encombraient les rues (poteaux, rails et fils inutiles), notamment l’hiver lorsqu’il fallait déneiger les rues. Les autobus semblaient être un transport bien plus aisé que les tramways[75], car les infrastructures nécessaires à leur essor et à leur circulation étaient les mêmes que pour les automobiles. Toutefois, le tramway n’est pas le seul à avoir été déstabilisé par l’automobile : les piétons, les cochers, les charretiers et les chemins de fer ont dû s’adapter à ce nouveau mode de transport en pleine expansion.

Redéfinition du rôle des transports urbains

La hausse constante de la présence automobile a bouleversé tous les modes de transports dans la capitale québécoise. Les piétons ont vu leurs déplacements sérieusement compromis. En effet, ils ont dû les modifier de manière à faire attention aux automobilistes : flâner allègrement dans les rues n’était plus une possibilité et tout déplacement devait être réfléchi et sécuritaire. Au début des années 1930, la municipalité a établi un nouveau concept, les « zones de sécurité » (l’ancêtre des passages pour piétons) afin d’éviter les accidents entre piétons et automobilistes. Selon le règlement 363[76] concernant la circulation dans les rues de la cité (30 juin 1939), les zones de sécurité ou de sûreté sont un « espace ou emplacement officiellement réservé sur une chaussée ou dans une rue, à l’usage exclusif des piétons et protégé par des enseignes assez importantes pour le rendre facilement visible en tout temps tant qu’il continuera d’être une zone de sécurité ou de sûreté ». En 1931, on a créé 48 de ces zones aux artères principales et aux lieux dits dangereux. Par exemple, il y en avait six sur la Côte du Palais, six rue Saint-Jean, près des Glacis, six rue Saint-Jean, près d’Youville. Elles étaient établies aux intersections, où les accidents étaient généralement les plus nombreux, ainsi qu’aux endroits où la circulation était la plus dense. Elles ont été progressivement multipliées. Le rapport départemental des Travaux publics de 1933 en indique de nouvelles « sur [le] Boulevard Charest, inters. Rue Saint-Roch ; Sur Saint-Vallier, inters. De la Couronne (Édifice le Soleil) ; Sur [le] Boulevard Charest, inters. Rue du Pont », preuve qu’il y avait un réel souci de protéger les promeneurs dans les rues de la ville. Les piétons n’ont pas été les seuls à être mis en danger par la présence de l’automobile : les calèches tirées par les chevaux en ont aussi souffert.

Les cochers et les charretiers ont été durement affaiblis par l’introduction et l’accroissement extraordinaire du nombre d’automobiles : on peut parler de quasi-extinction. Ils ont vécu très difficilement l’arrivée de l’automobile pour plusieurs raisons : les voitures effrayaient les chevaux, les rendant potentiellement dangereux; les chevaux se déplaçaient trop lentement par rapport aux automobiles, et les modifications apportées au pavage des rues, introduites par les orientations politiques vis-à-vis de l’automobilisme, ne convenaient pas aux chevaux. En outre, les chevaux avaient de la difficulté à gravir les nombreuses côtes de la ville. On peut évoquer la pétition[77] des charretiers destinée à la municipalité (10 octobre 1929) à propos de l’impossibilité de monter la côte Samson, la côte de la rue Franklin et demandant que des joints soient mis du côté montant pour que les charretiers puissent gravir les deux côtes. Le recours à la force musculaire des chevaux pour se déplacer limitait la mobilité des populations, tandis que la force mécanique de l’automobile abolissait les distances en avalant les milles. Toutefois, il faut signaler que, malgré la diminution de l’utilisation des chevaux, ceux-ci étaient encore employés pour les déplacements en hiver, et cela, jusqu’à ce que le déneigement des rues soit mécanisé et appliqué à l’ensemble des rues. Les chevaux étaient donc largement dépassés par le phénomène de la motorisation à Québec. Tout comme le tramway, ils ont été progressivement délaissés par la population québécoise. Un autre élément a connu une situation quasi identique à celle des chevaux : les passages à niveau.

Deux compagnies ferroviaires, le Canadian Pacific et le Canadian Northern Railway, étaient visibles sur quelques artères de Québec par la présence de passages à niveau. L’essor des automobilistes a conduit la municipalité à retirer ces derniers là où cela était possible, car ils étaient une source d’accidents pour les véhicules-moteurs et ils ralentissaient la circulation. C’est en effet ce qui ressort d’un mémoire du maire[78] de la Ville de Québec, daté du 13 septembre 1926 :

L’une des premières questions qui se posent […] c’est celle des traverses à niveau […]. Un trop grand nombre de rues sont […] traversées par les lignes […] du Canadian Pacific. Cet état des choses est non seulement une occasion de retard pour le trafic, mais un danger continuel pour la vie des piétons et des automobilistes […]

Dans une correspondance[79] entre l’ingénieur en chef et le maire de la ville (20 avril 1928), il est fait mention d’« un accident [qui] est survenu à cette traverse à niveau causant la mort d’une personne […] ; le président du comité des chemins […] a placé deux pensionnaires de la cité comme gardiens à cette traverse à niveau en vue d’éviter d’autres accidents ». Progressivement, les passages à niveau ont été supprimés du paysage urbain pour assurer la sécurité des habitants et des conducteurs de véhicules. C’est ce dont il est question dans une lettre[80] de l’ingénieur en chef au maire (16 novembre 1926) à propos du projet d’éliminer les passages à niveau, en particulier à l’intersection des rues du Pont, de la Couronne, Dorchester et Saint-Vallier.

Finalement, il apparaît que rien n’a résisté à l’implantation et à l’appropriation des rues de la ville par l’automobilisation : tous les transports et tous les habitants ont subi d’une manière ou d’une autre les retombées de son introduction et de son essor. Certains en ont profité initialement (l’autobus[81]), quelques-uns ne s’en sont pas remis (les tramways, les cochers et les charretiers), d’autres ont vu leur existence transformée de manière irrévocable (piétons et trains).

Nous n’avons pas traité des taxis[82] ni des bicyclettes pour la simple raison que parmi les renseignements collectés, ces moyens de transport étaient absents ou trop peu nombreux pour en discuter. On peut toutefois avancer des hypothèses pour expliquer ce manque d’information, telles que leur présence minoritaire dans la ville de Québec, le fait que le service des taxis dépende d’entreprises privées et que, par conséquent, les archives n’aient pas été déposées à la Ville de Québec, mais plutôt dans des centres d’archives privés.

Pour conclure : penser l’automobile comme système, culture et civilisation

Depuis l’introduction de la première automobile dans la ville de Québec, en 1897, aux prémices de la Seconde Guerre mondiale, l’automobilisation a changé radicalement la ville ainsi que la mobilité des citadins et, par extension, la société urbaine de manière générale. Il est indéniable que dans ses premiers tours de roues, de 1897 à 1919, elle fut propulsée par le surpuissant moteur américain, qui s’invitait par l’entremise des touristes voisins venant visiter la province au caractère français et par les automobilistes en quête de nouveaux circuits à tester et à découvrir. Cette présence américaine à Québec était valorisée par la presse de l’époque, qui ne manquait pas de faire la part belle à cette nouveauté technologique.

Très rapidement, le Club automobile de Québec a été créé pour défendre les intérêts des automobilistes et encourager l’automobilisme, et l’administration municipale a élaboré une politique automobile (création d’institutions et de départements). En parallèle, et c’est à la fois la cause et la conséquence de l’émergence de ces institutions, le nombre d’automobiles a augmenté, amenant des modifications substantielles dans la ville de Québec. Ces modifications ont été influencées par la hausse quantitative des automobiles et des véhicules-moteurs, et par leur fait, elles ont encouragé cette augmentation même des véhicules. Les modifications apportées à la voirie publique, l’essor des infrastructures économiques automobiles (les garages et les pompes à essence), les mutations morphologiques urbaines (la hausse du nombre des citadins et l’élargissement de la superficie de la ville) et les transformations des moyens de transport intra-urbains (la disparition du tramway, le déclin du train, du cheval et la mise en danger de la circulation piétonne) sont tous des facteurs qui à la fois ont contribué à la présence accrue de l’automobile dans la ville de Québec et ont été favorisés par celle-ci.

En 1939, l’automobile s’est définitivement imposée dans l’espace urbain de Québec. Cette conquête s’est faite par divers biais : la modification du revêtement des rues, l’élargissement des rues, les mutations de la morphologie urbaine (hausse de la population citadine, accroissement de l’aire urbaine et essor des quartiers résidentiels et des banlieues), la présence d’une économie automobile avec les garages, les pompes à essence et la mise en place d’une signalisation routière. Il n’en reste pas moins que l’automobilisation a dû lutter pour s’imposer, notamment par les actions entreprises par le Club automobile de Québec. Elle a défait le tramway jusqu’à placer ce dernier dans une situation difficile et précaire; elle a affaibli les cochers et les charretiers; elle a obligé à réduire la présence des passages à niveau et, finalement, elle a modifié à jamais les déplacements des piétons. Durant la période cruciale de l’entre-deux-guerres, l’automobile s’est développée jusqu’à s’imposer comme mode de transport dominant. Il s’agit d’une véritable révolution urbaine : le visage de la ville de Québec a fondamentalement changé.

Pour une histoire croisée de l’automobile dans les espaces urbains

Après avoir montré les relations entre automobilisme, ville et société, il nous faut élargir notre horizon aux travaux d’historiens. L’article de Gérald T. Bloomfield[83] traitant de l’exemple de London, en Ontario, présente beaucoup de similitudes avec notre analyse. Le rapprochement établi entre London et Québec est assez singulier puisque ces villes sont très éloignées l’une de l’autre et, pourtant, les événements en rapport avec l’introduction de l’automobile y sont relativement identiques. En effet, on retrouve sensiblement les mêmes phases de développement : l’arrivée progressive de l’automobile s’est effectuée entre 1897 et 1919 pour Québec et entre 1903 et 1919 pour London, et la diffusion de l’automobile se réalise dans les deux villes au cours de la même période, entre 1920 et 1939. Il semblerait donc que, malgré les particularités de chaque ville (notamment la situation géographique, le relief et la taille démographique), l’introduction de cet objet technique qu’est le système automobile ait un effet standardisant, en gommant ces particularismes, ce qui fait apparaître ces villes comme similaires. Dès lors, si le phénomène d’automobilisation et ses répercussions sont semblables d’un lieu à un autre, cela mériterait d’être étudié sur un plan autre que celui de la simple monographie pour comprendre jusqu’à quel point l’on retrouve des similitudes ou des dissemblances. Cela témoignerait aussi de la perméabilité de l’automobilisation, ses qualités et ses défauts à s’adapter aux différentes contraintes (situation géographique, relief, population, situation économique…). Peut-être serait-il temps de s’intéresser à l’automobilisation dans le cadre de la comparaison sur le plan régional ou international ?