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En écrivant ces lignes, j’ai le sentiment que l’on a toujours en rédigeant l’introduction à un ouvrage déjà achevé : censées entamer la discussion, ces pages représentent en fait une dernière chance pour l’auteur de clarifier les raisons qui l’ont poussé à s’engager dans l’entreprise. Dans le cas présent, l’entreprise était de consacrer un ouvrage entier[1] au premier cours de Paul Tillich sur la philosophie de la religion, cours présenté à Berlin en 1920[2].

Ce cours, récemment déchiffré et publié par Erdmann Sturm sur la base de notes manuscrites, donne lieu à une convergence entre deux volets des recherches tillichiennes. Il y a d’une part l’intérêt historique évident que représente la découverte d’un texte longtemps inédit, constituant donc un terrain pratiquement vierge[3]. D’autre part, il y a l’intérêt (néanmoins prépondérant en ce qui me concerne) que représentent les questions fondamentales que Tillich aborde de manière très originale dans ce texte.

I. De l’immédiateté religieuse à la réflexion religieuse

Il s’agit donc ici de suivre Tillich dans son parcours allant de la perte de l’immédiateté originelle de l’expérience religieuse au début de l’ère moderne à toute la complexité que représente l’introduction de la réflexion, avec son occasionnel sentiment de triomphe mais aussi son sentiment de perte et de désarroi[4].

Le diagnostic de Tillich peut bien entendu être contesté, tout comme la solution qu’il propose. L’existence même d’une période d’« immédiateté religieuse », dont on ne peut que déduire indirectement qu’elle se rapporte aux débuts du Moyen Âge[5], peut sans doute se discuter. Il en va de même pour ce que Tillich appelle l’objectivation du divin dans les grands systèmes dogmatiques qui prirent forme à la suite de la désintégration de la synthèse aquinienne (Descartes, Leibniz). Et, comme l’ont notamment fait remarquer plusieurs commentateurs[6], on peut reprocher à Tillich d’avoir une compréhension simplifiée et même stéréotypée de Kant — une sorte de présupposé épistémologique commun à presque tous les penseurs de l’époque —, point de départ qui affecte inévitablement sa prise de position par rapport à ce philosophe. Finalement, le lecteur contemporain se sentira à l’occasion forcé de sourire face à ce que les anglophones appelleraient les sweeping statements de Tillich sur les développements historiques de la pensée religieuse et les caractéristiques supposées de certains segments géographiques ou confessionnels[7].

Il ne s’agit évidemment pas de chercher à exonérer Tillich à tout prix. Je vais par contre m’efforcer de montrer la portée limitée de ces objections dans le présent contexte, en commençant par la fin. La fresque historique présentée par Tillich entend montrer comment les tâtonnements des penseurs religieux modernes ont, par approximations successives, permis de se rapprocher du moment fatidique où une véritable saisie de la réalité religieuse devint possible. Il s’agit en quelque sorte d’une encapsulation spatio-temporelle d’un processus fondamental. Tillich ne cherche pas à présenter une histoire des idées ou à faire fonction d’historiographe. Son survol historique a pour but essentiel de montrer comment les développements antérieurs ont abouti à la « situation du temps présent », tant au niveau théorique qu’au niveau de la réalité sociale[8].

Avec Kant on a une situation intéressante. Tillich avait une connaissance très précise de sa pensée (ayant consacré deux thèses à l’idéalisme allemand), mais là encore, son but n’était pas d’offrir une évaluation mesurée, mais plutôt de mettre le doigt sur le point clé et d’en faire ressortir la validité et la portée de manière originale, fût-ce en traitant le reste de manière quelque peu cavalière. Ce qui nous intéresse ici, c’est le point qu’il fait ressortir avec grande précision et la dimension nouvelle qu’il lui donne : l’inconditionné. Quant à la fameuse objectivation de Dieu, c’est une notion facile à comprendre mais dont l’utilisation, notamment par Tillich, a également été contestée[9]. La question est complexe et elle a de nombreuses ramifications, mais une fois de plus Tillich met l’accent sur le problème bien évident qu’il y a à parler de Dieu comme s’il s’agissait d’une grandeur connue et il cherche avant tout, par sa méthode paradoxale, à montrer comment faire face à ce problème tout en en reconnaissant l’inévitabilité. Enfin, pour ce qui est de l’immédiateté de la saisie religieuse non réfléchie, Tillich n’insiste pas sur sa réalité historique liée à une période donnée (tout au contraire, puisque son identification reste implicite dans le cours). Il s’agit pour lui d’un moment de l’expérience religieuse, moment complémentaire à celui de la réflexion, et son attention se portera entièrement sur le rapport dialectique fondamental entre les deux.

On voit donc que les faiblesses potentielles ou réelles de la présentation de Tillich restent pour l’essentiel à l’arrière-plan, prêtes sans doute à resurgir si l’attention du chercheur se porte sur elles, mais ne portant pas atteinte au raisonnement qui mène au but poursuivi par Tillich, celui de la définition d’une vraie philosophie de la religion. Cette définition par la méthode critique-intuitive n’est bien entendu pas davantage au-dessus de toute critique, mais la critique ne peut se faire qu’au terme d’une étude attentive de ce que celle-ci apporte.

II. Kant : la méthode critique et l’inconditionné

Le premier pôle de mon étude consiste donc en une évaluation détaillée du traitement de la critique kantienne par Tillich, le deuxième étant bien entendu l’élaboration par Tillich de sa propre méthode critique-intuitive sur la base de Kant, mais aussi sur celle d’autres éléments complémentaires.

1. Le pourquoi du rôle de Kant : trois raisons

Les raisons de la place privilégiée qu’il faut accorder à Kant dans l’étude du cours de 1920 sont multiples. Il y a d’abord la place considérable que l’évaluation de son oeuvre par Tillich prend dans la première partie du cours. À l’évidence, Tillich porte également son attention sur toute une série de penseurs religieux et philosophiques tout au long de son cours et l’évaluation de leur contribution dans son ensemble prend elle aussi une place considérable, car chacun permet à Tillich de poser un échelon supplémentaire dans sa démarche. Parmi les penseurs plus particulièrement philosophiques, Hegel et Husserl ont, de manière très différente, une présence incontournable dans l’entreprise de Tillich. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne fait l’objet d’une attention aussi soutenue que Kant. Ce qui plus est, Tillich n’examine pas leur démarche sur la base de références répétées et précises à leurs écrits. Pour Husserl en particulier, c’est avant tout l’idée clé d’une saisie immédiate de la réalité qui est retenue. Pour Hegel, c’est la notion de mouvement dialectique et la typologie religieuse.

Deuxièmement, il y a ce que l’on peut appeler la qualité de la présence de Kant dans le début du cours. Au-delà des formulations inattendues par leur ton quasi hyperbolique (Kant comparé à Socrate, Kant le sauveur de la civilisation occidentale[10]), Tillich montre comme nulle part ailleurs dans quelle mesure il se sert de la critique kantienne comme point de départ pour sa propre démarche.

Troisièmement et surtout, il y a l’originalité considérable de la prise en charge de l’héritage kantien par Tillich. La première Critique, qui est régulièrement considérée comme un tournant en direction de l’agnosticisme dans la pensée religieuse moderne, est examinée sous un éclairage très nouveau. Par sa déduction critique, dit Tillich, Kant y élimine les illusions du passé (les systèmes métaphysiques cherchant vainement à atteindre la certitude sur Dieu en en faisant un objet suprême), et il nous libère du scepticisme. Il atteint ce double objectif en ramenant notre attention sur le point de départ de toute certitude réelle : l’esprit prenant conscience de sa propre démarche et la soumettant à une évaluation critique. Jusque-là, rien de nouveau. Kant lui-même décrit sa manière de procéder de manière très semblable.

Mais au bout de cette démarche critique, il doit y avoir quelque chose. Pour Kant, c’est la chose en soi, bien réelle quoique inconnaissable. Et c’est là que tout se complique. La chose en soi, notion fertile par ce qu’elle suggère, n’est au mieux que partiellement satisfaisante. Kant lui-même s’en serait bien passé, puisqu’il rêvait initialement d’une certitude métaphysique basée sur la raison pure, et non d’une assurance purement morale concernant les choses ultimes.

2. Tillich et les prises de position traditionnelles par rapport à Kant

2.1. Les positions traditionnelles

C’est là que Tillich opère un renversement stupéfiant par rapport aux prises de position traditionnelles, qu’elles soient positives ou négatives[11]. Ces positions face à l’héritage de la première Critique se ramènent pour l’essentiel à ce qui suit. Un premier groupe, représentant la position classique, voit la grandeur de Kant en la seule première Critique, et il s’agit là d’une grandeur largement néfaste aux croyances religieuses. La philosophie morale de la deuxième Critique qui y fait contrepoids réduit la religion à l’élément éthique et tout lien organique entre les deux domaines fait défaut. Face à cette dichotomie, les efforts de la troisième Critique et du reste ne représentent qu’un effort dérisoire. Henry Allison décrit logiquement cette position comme une « théorie des deux mondes[12] ». D’autres (notamment Adina Davidovich[13]) considèrent que la Critique du jugement représente un troisième élément digne de ce nom, dans la mesure où une réflexion téléologique liée au jugement esthétique y créerait un véritable lien entre les « deux mondes », celui de la théorie et celui de la pratique. Un dernier groupe reconnaît en plus un quatrième élément proprement religieux dans la pensée kantienne en se basant avant tout sur une relecture de La religion dans les limites de la simple raison. Cet élément représenterait le véritable aboutissement de l’oeuvre de Kant. Il s’agit là d’une position qui s’est fait jour tout particulièrement ces dernières années sous l’influence de penseurs cherchant à revaloriser la contribution de Kant en théologie[14].

2.2. La position de Tillich

a) Le Tillich conventionnel. Où Tillich se situe-t-il par rapport à ces différentes vues ? Il rejette la chose en soi comme un reste de dogmatisme nous ramenant à une métaphysique non déclarée. Nous le verrons tout à l’heure. Il rejette aussi la certitude que Kant pense trouver sur la base des preuves morales, elles aussi non critiques en fin de compte à ses yeux, car basées sur les calculs d’un raisonnement logique sans saisie directe — le fameux saut illégitime de la métaphysique sous un autre jour. Puis, Tillich refuse de reconnaître la légitimité du sentiment comme troisième élément tel qu’il ressort de la Critique du jugement. Pour lui, il n’est pas possible de redonner une place légitime à la religion sous la forme vague et sans bases critiques du sentiment religieux[15]. Et il réserve les termes les plus durs pour La religion dans les limites de la simple raison, sensée couronner l’édifice instable de la philosophie religieuse de Kant. Tillich n’y voit qu’une réduction de la religion à une entité purement rationnelle, réduction par laquelle Kant montrerait de manière définitive, quoique involontaire, que son approche critique à elle seule ne peut saisir la réalité religieuse, malgré tous ses mérites[16].

Par son exécution sommaire des oeuvres faisant suite à la Critique de la raison pure, Tillich se situe clairement dans le premier groupe, celui des penseurs pour qui tout Kant se réduit à la théorie et à la pratique, une pratique que Tillich considère comme dépourvue de valeur religieuse. Si l’on en restait là, il serait effectivement difficile de comprendre en quoi la critique kantienne aurait pu aboutir à autre chose que l’agnosticisme.

b) Le Tillich novateur : l’accent mis sur l’inconditionné. Mais Tillich y discerne précisément le contraire, car sous l’édifice encombrant et somme toute inutile de la chose en soi, il met en évidence la présence de l’inconditionné[17]. Ce terme, dont Tillich se servira à son tour pour définir sa propre philosophie de la religion, est probablement (et curieusement) le terme technique le plus fréquent dans la première Critique[18]. Curieusement, car l’expression ne fait pas partie de celles que l’on associe généralement à Kant et on ne la rencontre guère lorsqu’il est question de lui dans les études tillichiennes[19].

Tillich distinguera l’inconditionné de la forme (le caractère absolu des lois de la pensée) et celui de la substance (Gehalt) — la rencontre directe de notre esprit avec la réalité inexpliquée et inexplicable de l’être : le fait qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Kant est connu comme le représentant par excellence de ce que Tillich appelle l’inconditionné de la forme (la déduction transcendantale des catégories). Mais sous ce formalisme que Tillich ne rejette pas — il le trouve simplement insuffisant — il y a aussi, toujours selon Tillich, l’inconditionné de la substance. Cet inconditionné se cache là même où prend origine l’agnosticisme kantien, dans la première Critique, même si sa formulation la plus célèbre, que Tillich admire beaucoup, se trouve à la fin de la deuxième Critique : l’émerveillement devant les lois immuables du ciel étoilé au-dessus de nos têtes et de la loi morale au fond de notre être[20]. L’expression peut sembler insister encore une fois sur le côté formel des lois scientifiques et morales. Mais, à y regarder de plus près, ce n’est pas tant l’absoluité de ces lois qui fait vibrer l’âme de Kant, mais le fait, inexpliqué et inexplicable, de l’existence de ces lois. Sur ce point, Tillich voit indéniablement juste.

Il était donc tout naturel de mettre l’accent sur les passages de la première Critique où, pour parler en langage tillichien, il est question de l’inconditionné de la forme débouchant sur celui de la substance (Gehalt). Ce Gehalt, auquel Kant lui-même se réfère en utilisant les termes de Grund et d’Abgrund, fondement et abîme tout à la fois, forme une polarité irréconciliable au niveau logique mais perçue par Tillich comme unifiée au niveau de l’expérience. Cette polarité réapparaîtra sous la forme du mysterium tremendum et fascinans chez Rudolf Otto[21], l’autre grande source d’inspiration de Tillich pour sa définition de la religion dans le cours de 1920.

3. Les passages clés de Kant

Je m’attarderai sur deux passages de la première Critique. Ces passages sont captivants parce que, se situant au coeur même de la pensée kantienne, ils en montrent le tiraillement interne. Il y a d’abord ce que l’on est en droit d’appeler la définition de l’inconditionné offerte par Kant lui-même dans la préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure. Tillich, pourtant, n’en dit mot. Kant y décrit la fonction de l’inconditionné, non sans avoir au préalable expliqué la nature irrémédiablement mystérieuse (donc sans valeur cognitive) de la chose en soi qu’il se sent néanmoins obligé d’introduire :

Notre connaissance rationnelle a priori […] porte sur les phénomènes et laisse par contre la chose en soi (die Sache an sich) de côté, la reconnaissant bien comme une réalité, mais une réalité inconnaissable. Car ce qui nous pousse nécessairement à aller au-delà des limites de l’expérience et de tous les phénomènes, c’est l’inconditionné, dont la raison réclame nécessairement et de plein droit la présence dans les choses en soi (in den Dingen an sich) en plus du conditionné, afin que la série des conditions données soit complète[22].

Puis, il y a ce passage sur l’inconditionné et l’abîme, auquel par contre Tillich revient sans cesse, de sa thèse de 1912 à son cours de Harvard de 1962[23], en passant bien entendu par le cours de 1920 :

La nécessité inconditionnée qui nous est si indispensable en tant que porteur ultime de toute chose est le véritable abîme (Abgrund) pour la raison humaine. Même l’éternité, dans toute sa terrible sublimité […] est loin de produire le même vertige en notre esprit. Car elle ne fait que mesurer la durée des choses, elle ne les porte pas. Il ne nous est possible ni de repousser, ni de supporter l’idée d’un Être, que nous nous représentons comme suprême entre tous, puisse en quelque sorte se dire à lui-même : je suis d’éternité en éternité ; il n’y a rien en dehors de moi, si ce n’est ce qui n’existe que par ma volonté. Mais d’où suis-je donc moi-même ? Tout se dérobe alors sous nos pieds […][24].

L’inconditionné y est présenté comme le porteur (Träger) de toute chose, donc comme leur fondement, mais sa nécessité y est en même temps présentée comme l’abîme de notre raison. Cette relation paradoxale, on la retrouve explicitement chez le Tillich de 1925 et elle y est présentée comme essentielle à l’apparition du moment religieux du sacré : « La relation de la signification inconditionnée à la signification conditionnée, relation que nous avons décrite avec le double symbole de “fondement” et d’“abysse”, est le critère qui détermine l’apparition du sacré[25] ». Ce passage nous rappelle qu’il n’est pas seulement question ici de logique et d’épistémologie, mais aussi et surtout de religion.

Indéniablement, comme l’admet Tillich lui-même, Kant connaît déjà l’inconditionné dans toute sa profondeur et il en exprime le saisissement de manière parfaite. L’inconditionné marque pourtant le point où les deux penseurs se séparent de manière décisive. La séparation se fait en deux temps étroitement liés. D’une part, Kant ne met pas directement en rapport l’inconditionné avec la réalité religieuse ; d’autre part, il passe très rapidement à la chose en soi, un pas que Tillich regrette comme tant d’autres, mais de façon très particulière.

4. La croisée des chemins : où la religion prend-elle naissance ?

4.1. Kant reste muet sur le rapport entre l’inconditionné et la « fonction religieuse »

Dans le passage de la deuxième Critique sur le ciel étoilé et la loi morale, Kant parle de Bewunderung[26] et d’Ehrfurcht, soit d’admiration et de respect mêlé de crainte — les composantes, encore une fois, du tremendum et fascinans. Mais il n’y met pas ces sentiments en rapport avec la religion, pas plus qu’il ne le fait lorsqu’il parle de Grund et d’Abgrund dans la première Critique. À cela, il faut bien ajouter qu’au § 28 de la troisième Critique, Kant parle du « respect pour le sublime » (Ehrfurcht für das Erhabene) comme marque de la religion authentique, alors que la fausse religion (la superstition) n’inspire que la simple crainte (Furcht) et la peur (Angst)[27]. Kant est donc conscient du rapport entre le tremendum et fascinans et la religion et il en fait état au niveau descriptif, mais il ne lui vient pas à l’esprit de voir en ces sentiments la réalité même de la religion. Pour lui, cela passe par la chose en soi, l’Être suprême, objet de ces sentiments.

Les deux passages cités de la première Critique se situent entièrement dans le domaine de la raison (Vernunft), la fonction de notre esprit qui va au-delà des simples lois de l’entendement et touche à leurs tenants et aboutissants, afin de donner un sens au tout. Il n’est, en effet, pas possible de parler de véritable compréhension sans la saisie d’un sens[28]. Ce qui frappe encore, c’est l’usage de termes comme « pousse » et « réclame », qui transcendent entièrement le domaine de la logique. Mais la raison a beau pousser et exiger en toute légitimité, il ne lui est pas possible d’obtenir une réponse. Et, lorsque ce qui doit nous porter se dérobe, l’abîme s’ouvre sous nous pieds.

Cela explique pourquoi, aux yeux de Kant, le saisissement face à l’inconditionné ne peut en aucune manière constituer l’aboutissement de la quête religieuse. Au contraire, ce saisissement indique, toujours à ses yeux, qu’il faut aller chercher ailleurs que dans le monde phénoménal une réponse que nous ne pouvons qu’entrevoir. L’inconditionné nous « pousse » à exiger du monde nouménal qu’il nous livre les réponses que le monde phénoménal ne peut contenir. La réponse du monde nouménal est à première vue inaccessible, mais c’est dans cette direction qu’il faut se tourner.

4.2. Le passage de l’inconditionné à la chose en soi

S’il est vrai que Kant revient constamment à la notion de l’inconditionné comme contrepartie nécessaire de tout conditionné, il est donc tout aussi vrai qu’il ne s’y attarde pas, car pour lui, l’inconditionné incarne l’union impossible de deux exigences contradictoires. Il représente l’impossibilité de l’entreprise religieuse au niveau métaphysique. D’où la constatation, à première vue paradoxale mais somme toute parfaitement logique, que la notion même d’un fondement ultime aboutit à la perte de tout soutien pour notre raison (le sol qui se dérobe). Cette raison, en effet, se rend compte qu’elle fonde tout son édifice sur une base dont elle ne peut justifier l’existence.

Kant passe donc immédiatement à la notion de la chose en soi dans laquelle, selon lui, la raison place nécessairement l’inconditionné. La raison exige cet inconditionné comme référence ultime à tout conditionné. Autrement, on tourne en rond (la régression à l’infini). Mais cette exigence est impossible à satisfaire. Ce qui est le plus saisissant, c’est de comprendre comment Kant voit cette impossibilité : la raison ne peut trouver l’inconditionné dans le monde phénoménal, celui dont notre entendement peut comprendre le fonctionnement sur les bases de ses propres catégories et de l’intuition spatio-temporelle. Les antinomies montrent bien que la raison ne peut être satisfaite sur ce point. Le fait qu’il puisse y avoir un point de départ non conditionné par autre chose est aussi illogique que celui d’avoir une suite infinie de conditionnés ne s’appuyant sur rien.

En d’autres termes, une preuve cosmologique de Dieu n’est pas possible pour la raison pure théorique, car poser un inconditionné comme base de tout contredit ces mêmes catégories de notre entendement. D’où le vertige tant qu’on s’en tient à ce niveau. Il s’agit donc de passer rapidement au domaine, même hypothétique, du noumène et de l’intuition intellectuelle, qui doivent permettre de donner un sens à notre monde. En cela, Kant poursuit bien une religion rationnelle. Il déplace simplement l’objet de convoitise de la métaphysique classique dans un domaine nouveau et autrement plus difficile à manoeuvrer, puisque tous les instruments connus nous y sont refusés. Ce sera l’objet de tout le reste de l’oeuvre kantienne. Dans cette perspective, s’il n’est pas question de démontrer l’existence de Dieu comme prétendaient le faire les grands systèmes, une saisie de l’Être suprême reste le but. Comme le dit Kant, ce but est de détruire les fausses certitudes afin de faire place à la foi, une foi justifiée par la raison. Donc, pour Kant, la religion reste étroitement liée à l’idée d’un Être suprême dans le domaine nouménal. La religion est étroitement liée à la validité de l’idée de Dieu.

4.3. Grenzbegriff et Unbedingtheitserlebnis

a) Le Grenzbegriff de Kant. Pour Kant, il y a donc, aux confins de la raison, un domaine impénétrable à notre esprit, domaine auquel notre esprit se heurte dans sa recherche des réponses ultimes. Mais, comme le note Karl Jaspers, cela ne veut pas dire qu’il s’agisse là pour Kant du domaine de l’irrationnel. « Plutôt, il s’agit de quelque chose que la raison perçoit comme sa propre limite et qu’elle attire vers la lumière de la raison[29]. » La raison ne peut résoudre le problème, mais elle est capable de reconnaître l’existence du mystère. Kant l’exprime en appelant le nouménal un Grenzbegriff [30], un concept limite (ou limitatif) vide de contenu mais nécessaire pour bien démarquer les deux domaines, celui du monde phénoménal et celui du monde nouménal. Un concept qui marque les limites de la raison, mais aussi son exigence de rendre possible l’impossible en allant au-delà de ces limites par d’autres moyens. Nous sommes là aux limites extrêmes du système kantien, le domaine du nouménal avec tous ses problèmes, domaine dont Tillich considère justement qu’il représente, même sous une forme insatisfaisante et non avouée, la présence unique de l’irrationnel chez Kant.

b) L’Unbedingtheitserlebnis de Tillich. Tillich fait siennes les objections bien connues à ce passage à la chose en soi[31]. En un mot, il fait le reproche à la chose en soi d’être justement un concept — un concept limite peut-être, mais néanmoins un concept. Kant reconnaît que l’inconditionné est hors de portée pour l’entendement ou même la raison théorique. Mais il se sent obligé de circonscrire le problème en donnant un nom au domaine hors d’atteinte où l’inconditionné doit se situer. En parlant de concept limite, il pense faire un pas légitime et nécessaire : la raison ne fait que constater qu’il doit y avoir un domaine, inaccessible à ses lumières, où les choses ont leur vrai fondement, un fondement qui a un sens. Mais Tillich voit même dans ce pas précautionneux une « insulte[32] » à la méthode critique, puisqu’il s’agit tout de même d’une déduction logique (il faut qu’il y ait un Être suprême) là où la logique n’a plus sa place. Pour Tillich, la vraie frontière, c’est l’inconditionné que l’esprit appréhende directement comme sa limite, sans nécessité d’un concept limite.

Tillich voit en l’inconditionné le point contre lequel bute toute l’entreprise critique. Il se tient encore de plein droit dans le domaine critique, car il n’est l’objet d’aucune spéculation. Il est un état de fait. Mais il échappe à l’approche critique dans la mesure où celle-ci se veut purement rationnelle. Le fait de l’inconditionné ne s’explique pas, il se vit. La présence de l’inconditionné est celle de l’être même qui se cache derrière toutes les existences particulières. Tillich parle donc de vécu de l’inconditionné (Unbedingtheitserlebnis). Ce vécu est de nature irrationnelle (ou non rationnelle). C’est la rencontre de la pensée avec sa propre limite, avec son propre être :

Si nous voulons ressentir toute la brutalité de l’existence, nous n’avons qu’à nous poser la question : pourquoi y a-t-il quelque chose, et pas rien ? Cette question n’a pas de réponse, car elle touche aux racines de l’existence même de la pensée, puisque la pensée est aussi une chose existante, un être. Et la pensée pourrait donc tout aussi bien se demander « pourquoi suis-je ? » et rester muette face à cette question. Car toute réponse serait à son tour une détermination de la pensée, une cause, une raison […]. La brutalité de ce qui est, tout simplement, est donc l’expérience fondamentale de notre pensée (Denkerlebnis) […][33].

Cette rencontre avec l’irrationnel ne peut être que de nature intuitive :

Le problème de la « chose en soi » nous indique les limites de la méthode purement critique. Seule la méthode intuitive est en mesure de le résoudre. Car seule cette méthode possède l’organe qui lui permet de se mettre à l’écoute de l’irrationnel. Dès que l’on tente de saisir l’irrationnel par l’entremise de concepts issus de la réflexion, on le rationalise et il perd son essence propre, tout comme le moi lorsqu’on le considère du point de vue des lois psychologiques. Et pourtant, il n’est pas possible de penser autrement qu’au moyen de concepts de la réflexion. Mais on peut avoir l’intuition de ce que ces concepts indiquent ; ainsi, ils ne sont pas vides comme le sont justement les concepts privés d’intuition. Il est possible d’en avoir l’intuition non seulement lorsqu’il s’agit de concepts dont l’intuition s’applique à des objets, mais également lorsqu’il s’agit des concepts d’une intuition originelle. Quel est alors l’élément déterminant dans ce cas : est-ce la réflexion ou l’intuition ? Mais c’est mal poser la question, car il s’agit justement des choses où cette opposition ne se présente pas encore. Il s’agit de l’évidence immédiate où concept et intuition sont un. Ainsi, le problème de la « chose en soi », qui est le vrai problème du kantisme, peut se résoudre lorsque la pensée s’analyse elle-même dans son intention (Meinen) originelle, lorsque cette intention est rendue intelligible (Einsichtigkeitsmachung) au niveau intuitif et exprimée dans un système de concepts de la réflexion. Par conséquent, des éléments émotionnels se mêleront à cette analyse ; des facteurs émotifs et volontaires apparaîtront au milieu du processus par lequel la pensée se saisit elle-même. À juste titre, puisque ici la pensée ne se saisit pas en tant que processus cognitif chez un individu, mais en tant que conscience (Bewußtheit) tout court, et qu’elle doit donc également inclure les éléments émotionnels. Mais ces éléments n’apparaissent pas indépendamment ; ils apparaissent comme des moments distincts de la dialectique interne de la pensée, comme des éléments logiques de la conscience[34].

L’entêtement de Kant à refuser à la notion d’intuition toute autre signification que celle d’une intuition spatio-temporelle des sens est lié à sa quête d’un Dieu rationnel : un tel être ne pourrait effectivement être saisi que par cette fonction quelque peu étrange qu’est l’intuition intellectuelle. Sur ce point, Tillich va en quelque sorte à la rencontre de Kant. Ce qui s’impose comme un mur inamovible à la pensée, cet inconditionné qui n’a pas de nom, Tillich refuse justement de l’associer au concept de Dieu — si ce n’est pour parler, avec les mystiques médiévaux, du « Dieu au-delà de Dieu ». C’est l’esse ipsum, l’être irréductible à la pensée, donc à toute formulation.

Par ailleurs, Tillich ne refuse pas l’usage kantien des « concepts de réflexion[35] » nécessaires pour exprimer l’inexprimable. Seulement, ces concepts ne peuvent trouver leur place que sur la base d’une saisie intuitive, et non indépendamment d’elle. Et ils ne peuvent mener à une compréhension de l’être que par approximations successives, par la dialectique paradoxale qui aboutira, à l’infini, à un type idéal hors d’atteinte dans le monde réel[36].

4.4. La religion comme fonction nécessaire de notre esprit

Tillich fait ce qui s’apparente à un saut dans le vide en choisissant de se passer entièrement de Dieu, et même de l’idée de Dieu dans sa définition de la religion. À ses propres yeux, il ne s’agit pourtant pas d’un saut dans le vide, tout au contraire. C’est la solution que Kant croit trouver, ou plutôt celle qu’il se sent tenu de chercher dans une chose en soi hypothétique, qui représente un tel saut hasardeux dans le vide, puisqu’il s’agit d’une construction à la fois illusoire et inutile.

Pour Kant, la pensée devient critique lorsqu’elle se tourne sur elle-même pour examiner le bien-fondé de sa propre démarche. C’est ce que Kant cherche à atteindre dans sa Critique de la raison pure. Cette démarche n’aboutit pourtant qu’à une certitude au niveau du monde phénoménal. Mais au bout de la finitude du conditionné, ajoute Tillich, notre esprit s’oriente inévitablement vers l’inconditionné, le fondement du monde phénoménal, que ce soit sous une forme explicitement religieuse ou non (nous allons le voir plus bas). Ainsi, la poursuite de l’intérêt religieux a sa place dans la culture. Il s’agit d’une fonction unique qui sous-tend toutes les autres. Sans la fonction religieuse, la vie de l’esprit flotte dans le vide. Comme cette fonction religieuse est déterminée par l’ancrage de tout le reste dans l’inconditionné qui le porte, il n’est pas question de chercher à justifier la religion en établissant si elle est « vraie » ou non — ce que l’on fait d’ordinaire pour la religion en général ou pour une religion particulière. Tillich l’exprime ainsi :

Poser la question de la vérité de la religion revient à poser celle de sa validité (Geltung). Les deux sont identiques. La question de la vérité de la religion ne peut se résoudre en faisant appel à une analyse de l’exactitude métaphysique du contenu de ses représentations, comme par exemple un Dieu transcendant ou immanent. De telles preuves seront toujours de fausses preuves[37].

On assiste ainsi à un développement curieux entre tous. Tillich aboutit à une définition de la fonction religieuse en s’appuyant directement sur l’approche de la première Critique : « La preuve de vérité de la religion se trouve dans la preuve de sa nécessité au niveau de la conscience, qui est sa validité au sens critique[38] ». Loin de voir là une trahison de Kant, pour qui cette affirmation n’aurait aucun sens, Tillich y voit l’aboutissement et la vraie contribution de la voie critique. La validité de la religion dont il est question ici n’a en effet rien à faire avec l’identification d’une quelconque réalité ultime ou chose en soi.

Pour Tillich, le niveau purement psychologique est ainsi surmonté. Il n’est plus possible de dire que la religion n’est qu’un processus ou une expérience psychologique, car on a montré en quoi la rencontre avec l’absolu définit littéralement le religieux. Et, dans la mesure où on montre en quoi consiste la rencontre avec l’inconditionné, la rencontre entre pensée et être, on a également justifié son approche au niveau critique : il n’est plus question de spéculation rationnelle avec des concepts abstraits. Pour Tillich, cette approche a permis de suivre le processus de notre conscience de A à Z sans jamais faire le fameux « saut » injustifié de la spéculation.

En abordant ainsi la pensée kantienne par la voie inusitée de l’inconditionné, Tillich propose, sans l’indiquer expressément, une lecture « à monde unique » de Kant. Qui plus est, cette lecture est entièrement basée sur le contenu de la première Critique qui aux yeux mêmes de Kant débouche sur la dichotomie entre monde phénoménal et monde nouménal.

En fin de compte, pour Tillich, Kant a déjà saisi l’essentiel du moment religieux avec sa notion de l’inconditionné. Il n’y avait rien d’autre à chercher[39]. Par contre, il aurait fallu reconnaître cet état de fait et en déduire une vraie philosophie de la religion. Et c’est là que Tillich entend reprendre le fil du travail interrompu[40].

III. La méthode critique-intuitive

1. Le point sur la question

Le deuxième point central de mon étude consiste à suivre Tillich dans l’élaboration de sa méthode critique-intuitive, par laquelle il entend définir le rôle propre de ce qu’il considère comme une vraie philosophie de la religion, pour déboucher sur une définition irréfutable de la fonction religieuse. Si ces trois moments sont intimement liés, c’est certainement le dernier, la définition de la religion à laquelle Tillich accède au bout de son entreprise, qui fait le mieux ressortir sa contribution impressionnante. Avec la brève analyse qui précède, nous venons d’ailleurs d’en montrer le point de départ.

En parlant de Kant, nous avons en effet pu définir le moment critique de la méthode critique-intuitive proposée par Tillich, mais en même temps nous avons aussi pénétré de plain-pied dans le domaine de l’intuition, domaine que Kant voulait intouchable mais auquel, pour Tillich, sa pensée aboutit néanmoins.

Reste le fait que, sous la forme qu’elle prit, la philosophie kantienne ne permit pas de donner une place visible à la religion dans la culture occidentale. Tillich et son époque héritèrent de ce problème qui ne fit que s’accentuer au fil des développements historiques, malgré toutes sortes de tentatives destinées à retrouver une place propre à la religion parmi les fonctions de l’esprit.

2. Le survol historique et la réflexion fondamentale

2.1. La double approche de Tillich

Sans simplifier de manière indue, on peut dire que Tillich s’y prend, successivement, de deux manières pour montrer la nécessité de greffer l’élément intuitif sur les acquis de la méthode critique. Il investit d’abord un temps assez considérable à passer en revue tous ceux qui, au cours du xixe siècle, se sont efforcés de compenser les faiblesses de la philosophie kantienne : sa sécheresse et l’aporie à laquelle semblent conduire ses conclusions ultimes. Puis, après avoir examiné les solutions proposées, avec leurs avantages et leurs insuffisances, il propose sa propre méthode. Celle-ci s’inspire bien évidemment des apports de ses prédécesseurs postkantiens, mais elle reprend avant tout le fil du discours kantien là où il s’était arrêté, pour montrer comment la base critique et l’élément intuitif déjà présent devaient s’allier pour produire une vraie philosophie de la religion.

L’exigence de la méthode critique-intuitive, pour Tillich, est de maintenir intact l’acquis critique de Kant qui rejette les affirmations dogmatiques portant sur une réalité transcendante et ramène notre regard sur la réalité liée à notre conscience, la seule que nous puissions vérifier. Cela explique le rôle décisif de l’approche critique et cet acquis n’est jamais mis en cause par Tillich. Même si l’approche critique à elle seule ne peut être considérée comme un produit final, tout le reste en découle. C’est cela qui vaut sa place centrale au terme critique, car tous les autres éléments (les éléments constitutifs du moment intuitif) y seront rattachés. Aucun de ces éléments, en effet, n’implique un retour en arrière et la réintroduction d’une approche que Tillich comme Kant appellerait dogmatique. Cette conclusion est importante, car elle confirme que la méthode critique-intuitive suggérée par Tillich n’est pas un simple amalgame entre Kant et un élément qui lui serait étranger.

2.2. La vision historique

La double approche de Tillich s’explique facilement et montre que, sur le plan philosophique et théologique, Tillich était porté par le sens du Kairos autant qu’il l’était au niveau social et politique. À l’évidence, Tillich n’est pas apparu des nues pour compléter la tâche de Kant, et il en est bien conscient. Il est aussi le premier à reconnaître sa dette envers ses prédécesseurs qui lui ont ouvert les yeux sur la saisie non strictement rationnelle de la religion. Mais il découvre aussi leurs déficiences, à quoi elles sont dues, et il entend y remédier. Pour lui, en 1920, le moment est venu où il est à la fois nécessaire et possible de le faire de manière conclusive. On peut y voir le signe d’une certaine naïveté et la suite des événements ne contredirait sans doute pas une telle évaluation. Mais on ne peut qu’admirer l’assurance déterminée de Tillich et les résultats remarquables qu’elle produisit.

Il m’est impossible de rendre compte ici de la complexité du panorama historique offert par Tillich[41], avec les délicieuses monstruosités terminologiques qu’il propose à l’occasion et l’avalanche de termes techniques composés et surcomposés à laquelle il soumet le lecteur, selon le plus pur style académique allemand de l’époque.

En raccourci, on peut dire que Tillich voit deux courants principaux se dessiner sur les bases (ou sur les cendres) du criticisme kantien. Ces deux courants, l’idéalisme spéculatif allemand et le « psychologisme transcendantal » correspondent à un renouveau du rationalisme et de l’empirisme qui avaient convergé dans la révolution critique. Chacun des deux développe à sa manière les acquis de Kant, mais de façon unilatérale et insatisfaisante[42]. L’idéalisme allemand donne une vraie place à la religion (on pense à Schelling, mais aussi à Hegel et à Fichte) ; toutefois, sans retomber entièrement dans le dogmatisme du passé, il s’adonne à une spéculation injustifiée. D’autre part, Schleiermacher et le romantisme exaltent l’importance du sentiment religieux, mais la notion de sentiment reste vague. Tillich résume ainsi la convergence des deux nouveaux mouvements dans le moment intuitif de sa nouvelle méthode :

La méthode critique-intuitive s’oriente vers la conscience. En ce sens, elle est psychologique. Mais ce qui l’intéresse n’est pas la conscience en tant que processus psychologique, c’est la conscience en tant que principe du monde phénoménal. En ce sens elle est spéculative[43].

2.3. Rudolf Otto et la phénoménologie de la religion

Ce survol culmine avec l’apport de Rudolf Otto dont la saisie phénoménologique du vécu religieux est l’une des grandes découvertes du jeune Tillich. En lui, Tillich découvre une âme soeur animée de la même passion de révéler la réalité religieuse dans son moment irrationnel autant que dans son moment rationnel[44]. Mais c’est aussi en étudiant Otto que Tillich réalise la nécessité de repartir directement de Kant pour bien montrer l’unité paradoxale et pourtant bien réelle entre les deux. L’approche d’Otto est entièrement axée sur la manifestation du religieux dans le sens où l’on entend traditionnellement ce terme, et non sur la religion en tant que nécessité fonctionnelle de notre esprit qui, comme Tillich le montre, peut s’exprimer d’une manière qui n’a rien à voir avec la religion comprise en ce sens. Le but déclaré de Tillich, nous l’avons vu, est en effet d’établir la religion comme une fonction nécessaire à la constitution de notre conscience.

Tillich fera donc aboutir son analyse à la constatation suivante : il y a non seulement compatibilité, il y a identité essentielle entre l’inconditionné issu de la démarche kantienne et le religieux saisi par la phénoménologie de Rudolf Otto, mais il faut montrer l’articulation nécessaire entre ces deux formulations correspondant à deux perspectives — la même chose, mais vue sous un angle différent. En exposant l’inconditionné comme l’horizon inévitable de toute conscience, Kant révèle sous forme minimaliste et non avouée ce qu’est la fonction religieuse à son niveau le plus fondamental : le choc avec l’être. Ce choc existentiel correspond tout à fait à la rencontre avec le mysterium tremendum et fascinans chez Otto. Mais, si Kant refuse d’aller jusqu’au bout sur ce point en excluant toute possibilité d’une intuition de l’irrationnel, la vision d’Otto renferme, de son côté, une autre déficience aux yeux de Tillich.

2.4. Il n’y a rien de purement profane

Lorsque Tillich dit que la seule faiblesse d’Otto est qu’il ne comprend pas vraiment le moment critique, il entend par là qu’Otto s’en tient à la distinction entre l’homme profane (ou naturel) et l’homme religieux (Tillich fera un reproche semblable à Karl Barth), sans comprendre qu’en dernier ressort la fonction religieuse transcende cette dichotomie[45]. La faiblesse de l’approche « phénoménologique » d’Otto (même si Otto ne se réclame jamais de la phénoménologie, qu’elle soit husserlienne ou autre), est qu’elle s’en tient avant tout à une saisie du vécu religieux sous sa forme dramatique et consciemment religieuse et qu’elle exclut par là même tous ceux qui ne sont pas capables d’appréhender le religieux sous cette forme — Otto est explicite sur ce point[46].

Tillich réfute cette position dans la 11e heure du cours : « Il n’y a donc rien qui ne soit porteur de qualités religieuses de par son lien à un contenu essentiel irrationnel. Rien n’est purement et simplement profane[47] ». Et il poursuit : « La relation entre sacré et profane correspond donc à celle entre vécu de la substance (Gehaltserlebnis) et saisie de la forme (Formerfassung)[48] ». Tout être humain s’oriente inévitablement vers l’inconditionné de la forme mais aussi celui de la substance, même si c’est sous un déguisement profane[49]. Le ciel étoilé et la loi morale de Kant forment le point de départ des deux.

En revenant à Kant à la fin de la présentation de sa méthode critique-intuitive, Tillich établit donc le lien entre toute la richesse des développements du xixe siècle montrant la nature unique, irréductible de la sphère religieuse (son sens profond) et son point d’origine dans la philosophie critique de Kant. L’élément intuitif ne flotte alors plus dans le vide, il est justifié au niveau philosophique[50].

3. Méthode critique et intuition : le lien

3.1. Phénoménologie et méthode critique

Reste un problème à régler, celui justement du lien entre la saisie phénoménologique de la réalité religieuse et sa saisie dans l’aboutissement de la méthode critique. Tillich insiste, en effet, sur le besoin de montrer que la religion est la fonction nécessaire à la constitution et à l’unité de la conscience. Mais, d’un autre côté, la description de cette fonction ne peut pas trop s’éloigner du résultat d’une saisie phénoménologique telle que celle d’Otto. Autrement, comment pourrait-on parler de religion pour décrire cette fonction ? Ce ne serait pas vraiment justifié. C’est pourquoi Tillich dit que « cette fonction mérite ce nom même lorsqu’elle s’écarte de bien des manières des résultats obtenus par la phénoménologie, mais qu’à l’intérieur des fonctions de notre esprit, c’est elle qui s’en rapproche le plus[51] ».

La fonction religieuse dégagée par Tillich diffère de bien des manières des définitions courantes, y compris des vagues définitions implicites que la plupart d’entre nous avons à l’esprit lorsque nous entendons ce mot. Mais Tillich accordera aussi une grande importance à l’identification de symboles et d’un langage mythique appropriés pour se rapprocher tant que faire se peut d’une description de la religion. Il s’agit donc de permettre aux deux extrêmes, le moment critique et le moment phénoménologique, de se rapprocher le plus possible l’un de l’autre. Mais il s’agit aussi de montrer que le moment religieux est quelque chose de plus profond et de plus fondamental que toutes ses manifestations connues.

3.2. Religion et religion

Avant même de s’engager dans une analyse typologique très complexe de la religion[52], Tillich procède à une double distinction qui clarifie considérablement ce qu’il entend par religion. Tout d’abord, il explique en quoi la fonction religieuse qu’il a déduite de la position de Kant peut s’appliquer même aux cas qui ne correspondent pas à l’expérience numineuse décrite par Otto.

a) L’élément religieux « lié » et la religion extatique. Contrairement à Otto, mais tout en étant conscient de la sécularisation environnante autant que ce dernier, Tillich refuse de voir un clivage fondamental entre l’homme naturel et l’homme touché par la grâce du sens religieux. Ce qui mérite le nom de religieux au niveau le plus fondamental est commun à tous les être humains, qu’ils en soient conscients ou non. Tillich accepte d’ailleurs parfaitement que certains rejettent cette interprétation et refusent toute référence au religieux. Il s’efforce pourtant de montrer que, tout en le faisant, ils démontrent l’existence en eux d’un élément qu’on est justifié d’appeler religieux. Pas sur les bases d’une tradition, mais sur celles de l’analyse de notre conscience. En parlant de l’atomisme de Démocrite, Tillich fait la réflexion suivante :

Comme c’est toujours le cas pour les auteurs de systèmes métaphysiques, leur vécu de la réalité prend le déguisement d’un objet métaphysique, dans leur cas, l’atome. À partir de ce concept, il n’est pas difficile de discerner le double aspect de l’expérience de l’inconditionné. L’atome y représente le point final de l’analyse de la nature, il est le « stop ! », le cri que l’être lance à la pensée, qui en reste pétrifiée, bien que l’indivisibilité soit une notion inconcevable. […] C’est donc le sens de la vie qui crée les systèmes et témoigne de leur nature véridique. Ce sens est toujours et nécessairement porté par la fonction de l’inconditionné, dans laquelle nous avons déjà reconnu la base fonctionnelle de la sphère religieuse[53].

Selon Tillich, on est donc justifié d’y voir une appréhension proprement religieuse de la réalité mais, pour reprendre ses mots, l’élément religieux reste de la sorte « lié » plutôt que libre. C’est l’élément religieux de l’homme profane qui n’a pas encore pris conscience de sa propre nature, qui n’est pas encore « sorti de soi ». Le rapport avec la réalité est devenu religieux, mais pas « en tant que religieux[54] » comme c’est le cas dans la religion extatique.

À l’autre extrême, « l’homme religieux sait par contre ce qui le porte, et il le cherche avec crainte et tremblement[55] ». Aux yeux de Tillich, il existe donc une conscience religieuse dans le sens étroit du terme. Cette conscience se manifeste lorsque « le mystère se heurte aux barrières présentées par la forme et les brise de manière répétée, les forçant ainsi à se réaliser sous une forme supérieure encore plus extatique[56] ». La personne religieuse fait l’expérience du choc paradoxal entre être et pensée chaque fois que la substance de l’être, en se manifestant de manière immédiate, brise les formes que la conscience s’était données pour en rendre compte de manière inévitablement imparfaite, puisque la pensée ne peut jamais saisir l’être sans le détruire. Mais, de manière tout aussi inévitable, la pensée cherchera à nouveau à saisir l’être sous d’autres formes plus appropriées, et ainsi de suite, en direction d’un point Oméga hors d’atteinte. C’est là qu’entrent en jeu la typologie religieuse de Tillich et son analyse historique censée montrer comment l’esprit se rapproche de cet idéal[57].

« En s’attardant dans la nature inconditionnée formelle de la pensée », dit encore Tillich, « on ne s’attarde donc pas consciemment dans la sphère religieuse, mais seulement de manière inconsciente[58] ». C’est seulement lorsque la pensée réalise qu’elle rencontre l’inconditionné du Gehalt dans sa rencontre avec l’être qu’elle devient consciente de son caractère religieux.

b) La rencontre entre le rationalisme et le mysticisme : la nécessité des deux éléments. Pourtant, la religion extatique elle-même que Tillich décrit ainsi porte toujours deux éléments en elle, même si à première vue il semble en être autrement. Ces deux éléments correspondent aux deux composantes de la méthode critique-intuitive. Voici comment Tillich décrit le rapport inattendu entre Kant et le mysticisme :

Ici, nous commençons à percevoir en quoi la méthode critique et la méthode mystique s’unissent à un niveau supérieur : Kant, le philosophe du rationalisme, qui avait pénétré l’aspect superficiel du rationalisme pour en atteindre les racines, se trouva brusquement en état d’unité immédiate avec le mysticisme, car tous deux cherchent les principes du monde réel au même endroit. Mais pas de la même manière. […] Il n’est donc pas du tout surprenant qu’une mystique nouvelle se soit établie sur les bases du kantisme. Il y avait là une profonde affinité élective (Wahlverwandtschaft)[59].

La mystique n’est rien d’autre qu’une immersion dans l’inconditionné de la substance, la rencontre inconditionnée avec l’être. Ainsi comprise, selon Tillich, elle a droit de cité dans le système kantien. Comme nous l’avons vu en détail plus haut, la philosophie rationnelle de Kant aboutit, à partir de l’inconditionné de la forme, à une « vraie religion », extatique à sa manière (le ciel étoilé et la loi morale), même si Kant refuse d’en admettre la réalité. Mais l’élément intuitif se trouve encore à l’état figé dans la pensée kantienne. C’est pourquoi il n’est pas question de procéder à un simple retour à Kant comme le fait le néokantisme.

Quant au « pas de la même manière » de la citation ci-dessus, il implique que le processus d’appréhension du religieux peut tout aussi bien se faire de manière inverse, en commençant par l’intuition au lieu de la critique rationnelle[60]. En parlant du bouddhisme, Tillich conclut :

Le bouddhisme est non spéculatif (unspekulativ). Il rejette la spéculation sur l’Atman-Brahman, comme toutes les spéculations. […] Son but est bel et bien l’immersion (Versenkung). Immersion dans quoi, pourrait-on demander ? La philosophie de la religion courante se trouve ici devant une énigme, parce qu’elle n’a jamais pu s’affranchir de la philosophie spéculative des religions. Un Dieu non hypostasié ne paraît pas religieux. Or l’immersion bouddhiste est immersion dans la pure substance (Gehalt)[61].

Il s’agit là peut-être de la forme la plus extrême d’une rencontre directe avec la substance de l’inconditionné, sans passer par la réflexion philosophique. Cette immersion totale est ce qui fascine Tillich dans le bouddhisme[62]. Pourtant, même le mysticisme ésotérique, qu’il se situe dans la tradition bouddhiste ou dans la tradition de la mystique médiévale chrétienne, ne peut jamais être une simple appréhension intuitive du numineux. Il lui faut toujours un certain cadre formel, une Weltanschauung, pour s’exprimer. Il en est également ainsi des élans religieux les plus primitifs, apparaissant dans toute leur crudité (Otto parle de das Rohe[63]). Même si le moment rationnel (en particulier sous forme éthique) semble absent, un certain cadre formel est inévitable dans la manifestation de ces élans.

3.3. L’inconditionné et Dieu

Notons encore que dans la 12e heure du cours[64], Tillich finit aussi par clarifier le rapport entre l’inconditionné et la notion de Dieu. L’inconditionné de l’être auquel fait face la pensée n’est pas un existant. Au terme de sa démarche, Tillich en vient pourtant bien à parler de l’existence de Dieu après l’avoir niée. Il montre en quoi le Dieu existant impossible de la métaphysique traditionnelle doit être remplacé par la notion d’un Dieu existant dans le seul acte religieux. L’être pur qui se montre récalcitrant face à la pensée prend littéralement forme, il se révèle et se réalise dans l’histoire de la religion. L’inconditionné est donc une réalité universelle pour tout être humain, mais il est aussi le Dieu auquel je peux choisir de donner une existence propre. Les implications de cette position sont évidemment considérables, mais Tillich n’insiste pas sur ce point et, dans le cours de 1920, il s’agit davantage d’un épilogue que d’un aboutissement.

IV. Le tour de force de Tillich

1. La notion de religion comme aboutissement de la méthode

La philosophie de la religion dans le sens que lui donne Tillich correspond très exactement à une application de sa méthode critique-intuitive qui, elle-même, vise a dégager le sens à donner au mot religion : « La philosophie de la religion a la tâche de montrer quelle place la religion prend dans la vie de l’esprit, quelle fonction elle doit remplir dans la création de notre conscience et dans quelle mesure la religion conditionne l’unité de cette conscience[65] ».

Tillich réussit ainsi le tour de force de définir la religion comme la fonction fondamentale de l’esprit en tout être humain et de justifier en même temps les expressions plus spécifiquement religieuses de la culture. Le plus remarquable est que ce tour de force n’a rien d’artificiel, car Tillich définit très clairement la double nature du religieux et en quoi le sens étroit du terme se greffe sur le sens universel. Dans un contexte légèrement différent, Ian Thompson fera la constatation suivante qui exprime bien ce que Tillich accomplit de la sorte : « Tillich veut gagner sur les deux plans (wants to have it both ways) et, en un sens, il y parvient — c’est là tout le génie de son système[66] ».

2. L’inconditionné, l’irrationnel et le paradoxe

2.1. Dichotomie ou point unitaire ?

La question que l’on se pose par ailleurs tout naturellement après la découverte d’un texte comme le cours de 1920 est de savoir si l’apport principal de Tillich est d’avoir mis en évidence une dichotomie radicale entre être et pensée, sur laquelle il base sa vision paradoxale devenue classique, ou si au contraire on doit le trouver dans la découverte du point unitaire qu’est l’inconditionné sur la base d’une relecture de Kant.

La nature paradoxale de la vision tillichienne est étroitement liée à son choix délibéré de se maintenir toujours à la frontière entre deux domaines de la culture ou de la vie en général[67]. Il y a là une volonté d’unir ou d’unifier (on est tenté de parler de synthèse), mais Tillich refuse de se laisser aller à ce qu’il considère comme l’illusion d’une harmonie parfaite au bout du chemin — on pense notamment à Hegel, que Tillich critique constamment sur ce point, mais il y a aussi le cas du Zen[68]. Le paradoxe est donc une notion omniprésente chez Tillich et elle exprime sans aucune ambiguïté la manière dont celui-ci perçoit et vit la rencontre avec l’inconditionné. Cette vision est profondément marquée par l’héritage luthérien de Tillich et son expérience durant la Première Guerre mondiale. Mais Tillich lui donne une justification théorique. Ne dira-t-il pas, deux ans après le cours de 1920, que lorsque nous cherchons à connaître l’inconditionné, celui-ci devient inévitablement l’objet de notre connaissance et « le fait que cela arrive constitue justement le paradoxe fondamental, puisque l’inconditionné est par son essence même au-delà de l’opposition entre sujet et objet[69] ».

Pourtant, sur les bases d’un examen attentif du cours de 1920, je suis tenté de conclure que mettre l’accent sur la question du paradoxe est de nature à obscurcir les choses, ou en tout cas que cela détourne quelque peu le regard de la contribution essentielle de Tillich dans ce document, contribution qui est d’avoir défini le religieux comme notre orientation vers l’inconditionné, l’horizon inévitable de tout conditionné.

2.2. L’inconditionné et le paradoxe : un lien inévitable ?

Les deux questions (celle de l’inconditionné et celle du paradoxe) peuvent, à première vue, sembler être inextricablement liées. Ici encore, je ne pense pourtant pas qu’il en soit tout à fait ainsi. Tillich va dénicher la double nature de l’inconditionné dans la première Critique et il montre ainsi que Kant offre, sans vraiment s’en rendre compte, une réponse décisive à un stade de sa pensée qui précède la partie la plus controversées de sa philosophie. Il le fait en donnant vie à l’élément irrationnel de l’inconditionné. De l’irrationnel au paradoxe, il n’y a qu’un pas, mais c’est un pas tout de même. Un pas que Tillich franchit, bien évidemment. Pourtant, en saisissant l’inconditionné comme le fondement de la réalité religieuse, et en éliminant ainsi le besoin même de concevoir la chose en soi comme l’idée d’un Être suprême, Tillich me semble précisément avoir ouvert la voie à d’autres possibilités que sa propre approche paradoxale.

Dans un passage dont la lecture difficile n’obscurcit pas, je l’espère, la portée considérable, Tillich résume sa contribution clé à la philosophie de la religion, tout particulièrement à travers son cours de 1920, qui est d’avoir su atteindre le point d’attache unique de la réflexion philosophique et du vécu religieux en l’inconditionné :

Nous avons donc ici dans la conscience normative de l’identité logique et de la reconnaissance d’une norme d’action des principes formels absolus, et en dernière analyse un principe formel absolu qui se confond avec l’existence de la pensée elle-même. Mais c’est justement par là que ce principe formel s’avère être quelque chose qui n’est pas posé par la pensée, puisque c’est la pensée qui est posée en, avec et sous lui. D’un autre côté, ce principe formel n’est pas non plus comme l’être, étranger à la pensée, avec laquelle il doit avoir une relation paradoxale à la fois affirmative et négative ; il est au contraire la forme même de la pensée. Ce principe est donc un intermédiaire entre l’être et la pensée. Il est le point où la pensée est liée (verhaftet) à l’être, où la pensée est sans pouvoir sur elle-même. C’est pourquoi le caractère inconditionné de la forme de pensée est un révélateur de l’être dans la pensée, il est la révélation rationnelle du religieux. C’est à travers le caractère inconditionné de la forme intérieure que la pensée découvre qu’elle est liée à l’être, à ce qui lui est étranger, à ce qu’elle n’a pas posé, à l’inconditionné[70].

La pensée reconnaît donc son propre être comme un inconditionné de nature irrationnelle, accessible à la seule intuition. La raison, fût-elle critique, ne parvient pas à elle seule à faire un pas de plus. Mais, à moins que l’on entende irrationnel dans le sens fort de contraire à la raison (ce qui n’est le cas ni pour Tillich, ni d’ailleurs pour Otto), la saisie directe de l’inconditionné à laquelle procède Tillich ne conduit pas à l’adoption du paradoxe comme corollaire inévitable. Elle implique simplement que la primauté de la seule raison théorique est une illusion (ce que Kant avait déjà compris) et que la saisie immédiate par l’intuition est le fondement (Grund) de notre appréhension du réel.

2.3. L’approche contemplative de Kant

Comme je l’ai brièvement laissé entendre plus haut, l’approche contemplative de Kant dans la troisième Critique et au-delà diffère sensiblement de la compréhension paradoxale de Tillich. En effet, lorsqu’il constate l’incapacité de notre intellect à concevoir l’inconditionné (d’où vient-il, si rien ne le conditionne ?), Kant implique par là que notre entendement fini est incapable de saisir ce que seule une intuition intellectuelle hypothétique pourrait saisir. Il ne dit pas que la question n’a aucun sens. Cela suggère que, sans qu’on puisse le comprendre, l’inconditionné peut cacher un être qui transcende les dimensions spatio-temporelles et les catégories telles que nous les connaissons, avec leurs limites rigides, mais qui en soit l’archétype, donc les englobe de manière inaccessible à notre raison.

Au lieu du mur que l’inconditionné représente pour notre raison chez Tillich, il y aurait plutôt contemplation de l’ineffable sur la base de sa manifestation dans le monde fini. Ninian Smart, par exemple, considère que le divin est perçu comme une inconnue qui se manifeste — que ce soit dans la loi morale ou dans le ciel étoilé. Et il fait directement référence à Kant en concluant que « la réalité ultime se manifeste ici [dans le cosmos] mais, comme un noumène, elle se maintient au-delà de l’expérience[71] ». Smart ne suit donc pas Tillich dans sa critique du noumène kantien ou chose en soi.

Cette voie, que Kant aborde précautionneusement dès sa troisième Critique et qu’Adina Davidovich considère comme préférable à la « philosophie officielle[72] » de ses preuves morales de Dieu, reste hésitante, pour ne pas dire titubante, car elle se base tout entière sur l’idée d’une divinité dont il faudrait, mais dont on ne peut, prouver l’existence par A plus B. Une fois que la validité de la religion se trouve assurée par l’Unbedingtheitserlebnis face à l’être (y compris l’être de la pensée), sans besoin de faire appel à une preuve extérieure, la contemplation téléologique de Kant devient une alternative beaucoup plus sérieuse à la vision paradoxale de Tillich — et c’est Tillich lui-même qui le permet en mettant en évidence le rôle de l’inconditionné. En libérant, en quelque sorte, Kant du besoin d’utiliser la notion de chose en soi pour prouver la validité de la religion, Tillich donne une nouvelle justification à l’utilisation de ce terme, au même titre que l’on parlerait de Dieu ou de l’Être suprême[73] — étant entendu qu’il s’agit là d’un usage descriptif pour désigner l’être[74], et non de l’identification intellectuelle de la notion d’un être, suprême certes, mais existant parmi les autres.

Mon but en introduisant cette distinction apparemment secondaire en conclusion de mon article n’est pas de couper les cheveux en quatre. Mais, l’envergure d’un penseur peut se mesurer, je pense, par la capacité de sa réflexion de s’appliquer à des situations qu’il n’avait pas prévues, dans un contexte différent du sien, et même en partant d’un point de vue différent du sien. Cela s’applique également au problème de la disparition souvent annoncée de la religion.

2.4. L’inconditionné et la fin de la religion

La notion de religion à laquelle aboutit Tillich offre en effet une réponse aux divers scénarios du type « fin de la religion ». Elle répond au rejet du concept universel de religion par la néo-orthodoxie, elle répond au rejet de la notion de religion par Cantwell Smith (la religion comme construction culturelle occidentale[75]) et elle répond à la fin de la religion par rejet ou par évanescence dans le monde sécularisé d’aujourd’hui. Même dans le cas hypothétique d’un monde où la religion, telle que nous la connaissons, ne serait plus perçue comme nécessaire, la fonction religieuse telle que la conçoit Tillich se maintiendrait intacte. Libre à chacun d’accepter ou de ne pas accepter le terme de « religieux » pour définir cette fonction, mais la fonction est bien saisie. La philosophie de la religion de Tillich contient donc à la fois un élément propice au dialogue interreligieux et un élément capable de combler le fossé séparant le religieux du séculier, deux thèmes clés de notre époque. L’orientation vers l’inconditionné constitue une réponse crédible à ceux qui s’interrogent sur la possibilité d’identifier un point commun à toutes les religions[76], mais aussi à ceux qui se demandent ce qu’un monde apparemment sécularisé peut renfermer de religieux sous la surface.

2.5. Certitude apodictique

Impossible de conclure un article où le rapport entre Tillich et Kant prend une place si importante sans dire un mot sur la notion de certitude apodictique (apodiktische Gewißheit). Cela nous rappelle que l’entreprise de Tillich dans les années 1920 n’était pas seulement d’établir les bases d’une philosophie de la religion, mais tout aussi bien celles d’une philosophie de la religion. En 1925, dans une célèbre formule, Tillich résumera le défi auquel cette discipline se trouve confrontée : « Dans la religion, la philosophie rencontre un objet qui résiste à toute objectivation par la philosophie[77]. » Sa méthode critique-intuitive tente de relever ce défi.

Pour Kant, le but était de déterminer les conditions dans lesquelles nous pouvons atteindre une certitude apodictique, nécessairement a priori, c’est-à-dire reposant sur la nature même du processus cognitif. Chez Tillich, comme je crois l’avoir montré, on perçoit la même passion de la certitude apodictique, absolue, ni spéculative ni simplement empirique. Mais, chez lui, cette certitude quasi mathématique par sa rigueur s’applique à une définition de ce qui constitue la fonction religieuse.

Au cours du xxe siècle, les derniers vestiges du rêve kantien d’une certitude apodictique se sont peu à peu envolés en philosophie, qu’il s’agisse du courant analytique ou de la déconstruction. Vers la fin de sa vie, Husserl prononcera ces paroles émouvantes qui résument bien l’état de fait : « La philosophie en tant que science sérieuse et rigoureuse, conduisant à une certitude apodictique : le rêve s’est envolé (der Traum ist ausgeträumt)[78] ». La philosophie de la religion, en particulier, n’est pas prise très au sérieux par la plupart des courants philosophiques contemporains. On reproche volontiers à cette discipline de ne pas être proprement philosophique, car elle tente d’aller au-delà d’une simple étude analytique en s’avançant dans un domaine déclaré « non vérifiable[79] ». Tillich, en particulier, est souvent persona non grata dans les cercles philosophiques, non seulement à cause de la nature essentiellement théologique d’une grande partie de son oeuvre, mais aussi à cause de ce qui est souvent perçu comme une sorte de désinvolture face à l’exigence de rigueur minimaliste du philosophe.

La rigueur pourtant bien réelle que cache ce laisser-aller occasionnel passe facilement inaperçue, car, comme nous l’avons vu au cours de ces lignes, Tillich ne la cherche pas dans le domaine du seul raisonnement. Il concentre toute l’acuité de son esprit sur la saisie du vécu religieux, par nature irrationnel, au sein même de la pensée. Il y a là de quoi déconcerter. Mais, malgré la distance dans le temps qui nous sépare déjà de l’oeuvre du jeune Tillich, il y a là un point de départ pour chercher à rétablir un lien très nécessaire entre les deux tenants de la philosophie de la religion : la philosophie et la religion.