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Ce dossier s’adresse aussi bien à ceux et celles qui s’intéressent à la philosophie de la religion qu’aux spécialistes de Paul Tillich. Que la religion doive faire aujourd’hui l’objet d’une réflexion philosophique approfondie, cela semble assez évident. Par contre, il est plus difficile de concevoir ce que doit être une philosophie de la religion. Outre la difficulté plus générale de concilier science et religion, se présente ici le problème des frontières entre les différentes sciences de la religion. Il n’est pas facile, en effet, de déterminer les limites de la philosophie de la religion entre la phénoménologie de la religion, d’une part, et la théologie, d’autre part. La phénoménologie de la religion s’attache aux divers phénomènes religieux pour en dégager les structures essentielles. Comme toute phénoménologie, elle se veut science de l’essence (religieuse) manifestée dans les phénomènes, ce qui la rapproche de la philosophie de la religion[1]. Celle-ci, par ailleurs, présente plusieurs points communs avec la théologie, pour autant qu’elle s’intéresse à la croyance en Dieu, à l’éternité, au problème du mal, au pluralisme religieux, etc.[2]

Il s’avère alors opportun de se concentrer, de façon critique, sur un modèle particulier de philosophie de la religion. Celle de Paul Tillich se recommande à plus d’un titre. C’est un théologien philosophe qui hérite de la philosophie classique allemande, tout en se situant au coeur de la révolution politique, culturelle et religieuse allemande qui fait suite à la Première Guerre mondiale. De plus, Tillich porte une attention spéciale à la coordination des sciences humaines (Geisteswissenschaften), philosophiques, historiques et normatives. Il inclut la méthode phénoménologique comme un élément de sa philosophie de la religion et celle-ci se distingue de la théologie, qui est considérée comme science systématique, normative. Autre chose encore, et c’est là-dessus que porte plus particulièrement aujourd’hui la recherche spécialisée sur Tillich. Erdmann Sturm a édité récemment les manuscrits des cours donnés par Tillich, en tant que privat-docent, à l’Université de Berlin, en 1919 et 1920[3]. On y trouve un cours de philosophie de la religion enseigné au semestre d’été 1920[4]. Ce cours nous a semblé particulièrement important, puisqu’il donne accès aux éléments fondamentaux de la pensée religieuse de Tillich au tournant des années 1920, avant sa lecture, en 1922, du Römerbrief de Karl Barth[5]. Il fait l’objet des trois articles centraux de ce dossier, ceux de Perrottet, de Richard et de Petit.

1. Il nous a paru utile, cependant, de prendre notre point de départ plus haut encore, dans un texte de 1919, intitulé « Justification et doute », présenté par Tillich à la Faculté de théologie de Berlin pour y faire connaître sa théologie, en vue d’un poste de privat-docent. Plus encore cependant qu’un simple thème théologique, celui de la justification par la foi, c’est le coeur même de la pensée religieuse de Tillich qui s’exprime là. Le problème central qui l’occupe est le devenir de la religion dans le monde moderne, où toute croyance religieuse est soumise à l’examen de la raison autonome, pour être critiquée, mise en doute ou tout simplement rejetée. Car le doute dont il s’agit va jusque-là : c’est le doute de l’incroyance qui s’attaque aux fondements mêmes de la foi, l’existence de Dieu et la révélation. Ce point crucial de la question religieuse à l’époque moderne constitue également le point de rencontre (de corrélation) de la théologie et de la philosophie.

Roland Galibois[6] rappelle ici bien pertinemment ce passage de Tillich, dans une lettre du 5 décembre 1917, adressée du front à Maria Klein : « À force d’approfondir mon idée de la justification, j’en suis venu depuis longtemps au paradoxe de la foi sans Dieu, dont la conception et le développement le plus récents forment le contenu de ma pensée actuelle en philosophie de la religion. » On peut fort bien lire l’article de 1919 comme l’explicitation de cette pensée paradoxale d’une foi sans Dieu. Du point de vue théologique, c’est le principe de la justification élargi au domaine des croyances : non seulement la foi indépendamment des oeuvres, des actions méritoires, mais la foi seule, la foi absolue, indépendamment des croyances orthodoxes. Du point de vue philosophique, cette foi absolue correspondant à la révélation fondamentale consiste à croire en l’inconditionné, au « Dieu au-dessus de Dieu ». Tillich montre alors la dialectique de l’absolu et du relatif, de l’inconditionné et du concret. L’inconditionné s’actualise et ne devient perceptible que dans le concret où il s’exprime. Mais cet objet concret de la croyance n’est jamais adéquat, identique, à l’absolu. Il doit donc faire l’objet d’un oui et d’un non, être critiqué tout autant qu’affirmé. Telle est la dialectique de la justification (due à la foi en l’inconditionné) et du doute (portant sur les croyances concrètes).

2. Avec le cours de 1920, on entre de plain-pied en philosophie de la religion. Dès le départ, la référence n’est plus à la doctrine paulino-luthérienne de la justification, mais à la philosophie critique de Kant. Et c’est ce qu’entend montrer Claude Perrottet[7] : comment la philosophie de la religion de Tillich s’enracine dans la philosophie de Kant, plus précisément dans sa pensée de l’inconditionné. Il y a dans l’esprit un pressentiment d’inconditionné au-delà des limites de l’expérience, au-delà de l’appréhension des phénomènes. La critique kantienne nous prévient cependant contre l’objectivation de cet inconditionné, contre la tentation d’en faire un objet de connaissance supérieur aux autres. C’est sur ces données que porte le travail de Tillich. Il accepte sans réserve la critique kantienne de l’objectivation de l’inconditionné (tout en décelant chez Kant un reste d’objectivation dans son affirmation de l’existence d’une chose en soi). Ce qu’on a appelé l’agnosticisme kantien se traduit chez Tillich par le rejet du supranaturalisme sous la forme d’une connaissance révélée de réalités surnaturelles.

Reste à préciser la relation de l’esprit à l’inconditionné. Et c’est là qu’intervient chez Tillich l’élément d’intuition qui s’ajoute à la méthode critique kantienne. Car la conscience de l’inconditionné est celle du non-rationnel. Or celui-ci ne s’ajoute pas au rationnel comme un domaine supérieur ; il est plutôt antérieur, présupposé à l’ordre de la réflexion rationnelle. Il s’agit donc ici d’une conscience intuitive plutôt que réflexive, d’une intuition originelle antérieure à toute réflexion rationnelle. Peut se faire alors le passage à la religion, qui demeure problématique chez Kant. La religion (ou la foi) semble chez lui tout à fait déconnectée des considérations de la première Critique, qui aboutit à un non-lieu pour tout ce qui concerne la religion. Celle-ci devrait donc chercher ailleurs son fondement philosophique. Tillich, au contraire, pense trouver l’accès à la religion en approfondissant la relation à l’inconditionné jusqu’à l’intuition originelle, point de départ de toute réflexion rationnelle. Il en arrive ainsi à la définition de la religion comme orientation de l’esprit vers l’inconditionné.

Toute conscience humaine, en tant qu’orientée vers l’inconditionné, est fondamentalement religieuse, même en l’absence de croyances et de pratiques religieuses. On rejoint par là le concept théologique de la « justification du douteur », grâce à la « foi absolue ». La question demeure cependant : peut-on vraiment appeler « religion » (ou « foi ») cette conscience de l’inconditionné en l’absence de toute expression religieuse ? En d’autres termes, y a-t-il quelque rapport entre la religion fondamentale qu’on vient de définir et le phénomène religieux que décrit la phénoménologie de la religion ? Peut-on soutenir que le phénomène religieux n’est rien d’autre essentiellement que l’expression spécifique de la conscience religieuse fondamentale ? Tillich entend le montrer en se référant à l’analyse phénoménologique de Rudolf Otto. La rencontre avec l’inconditionné peut être conçue comme le choc de la pensée à l’encontre de l’être. Tel est précisément le sentiment du sacré que décrit Otto comme mysterium tremendum et fascinans.

3. Dans l’article qui suit, je[8] reprends moi-même la pensée de Tillich à partir de l’autre bout, à partir de ce qui se présente spontanément comme l’objet de la religion (et de la foi), à partir de Dieu. La première chose à dire alors, c’est qu’il s’agit d’un objet qui n’en est pas un : un objet qui doit être nié en même temps qu’il est posé. Telle est la pensée paradoxale d’une foi sans Dieu. « Dieu » se trouve alors conçu comme symbole de l’inconditionné, comme symbole de « Dieu au-dessus de Dieu ». Cela comporte plusieurs implications, qu’il importe de dégager pour faire voir la pensée de Tillich dans toute sa radicalité.

D’abord, les preuves de Dieu se trouvent ainsi dépouillées de pertinence autant que de crédibilité. Non seulement la critique kantienne a-t-elle dénoncé l’illusion sur laquelle elles reposent, mais elles n’ont rien de religieux, alors qu’elles prétendent fonder la religion. En effet, le Dieu de la preuve se veut purement objectif. Le processus rationnel rompt intentionnellement toute relation existentielle au sujet, pour montrer la pleine objectivité de Dieu, le bien-fondé de son affirmation. Mais on tombe par là dans le piège de l’objectivation de Dieu. On le pose comme un être parmi d’autres ; on l’introduit dans l’interconnexion des êtres, en relation causale avec les autres. Or, même si elle était donnée, une telle cause ne serait pas Dieu : ce ne serait qu’un être particulier, non pas le tout de l’être. En tant qu’inconditionné, Dieu ne peut être séparé de l’acte religieux, comme l’objet l’est du sujet, car l’inconditionné (l’absolu) est de par sa nature même au-delà de l’opposition entre sujet et objet. Bien sûr, on ne peut penser l’inconditionné sans l’objectiver, mais il s’agit alors d’établir avec cet objet une relation dialectique, comportant affirmation et négation.

Finalement, comment concevoir cette relation de la pensée à l’inconditionné, source de toute religion ? Tillich l’explique par la corrélation de la pensée et de l’être. L’être est « ob-jet » (Gegen-stand) de la pensée selon les deux sens du terme : au sens habituel, pour autant que la pensée porte sur l’être ; mais aussi et surtout dans le sens plus profond, selon l’étymologie du mot ob-jectum. L’être est l’objet qui s’oppose à la pensée, qui se pose devant elle, refusant toute réduction à la pensée. La rencontre avec l’être signifie donc pour la pensée la rencontre du mystère impénétrable, irréductible. Ce n’est pas là cependant, comme dans la conception supranaturaliste, un mystère infiniment élevé au-dessus de la pensée. Il s’agit plutôt du fondement abyssal sur lequel repose la pensée ; car la pensée elle-même est de l’être. Selon cette conception, le religieux vient au jour quand ce fondement abyssal de l’être fait irruption dans la pensée. Telle est l’origine de la conscience religieuse, qui constitue en même temps la réalisation du divin, la naissance de Dieu. On voit quelle révolution s’opère par là en philosophie de la religion. La priorité revient désormais à la religion. C’est de la vérité (ou validité) de la religion que dépend la vérité de Dieu et non pas l’inverse, comme dans l’apologétique traditionnelle des preuves de Dieu.

4. Avec l’article de Jean-Claude Petit[9], on passe de la définition du contenu (la religion) à celle de la discipline (la philosophie de la religion). Car Tillich, à cette époque, fait grand cas de l’articulation des sciences, tout spécialement des sciences de la religion. C’est ainsi que le cours précédent, celui du semestre d’hiver 1920, portait sur « L’encyclopédie de la théologie et de la science de la religion[10] ». La question revient aux leçons trois et quatre du cours sur la philosophie de la religion, avec la formulation désormais classique chez Tillich : « Le système des sciences ».

Avant d’entreprendre l’exposé du système, Jean-Claude Petit tient à montrer de quoi il s’agit, dans le contexte historique du temps. On doit se rendre compte, en effet, de l’expérience apocalyptique qu’a vécue Tillich avec ceux de sa génération au cours de la guerre 1914-1918, qui s’est achevée avec la chute du régime impérial en Allemagne. Ce fut pour eux l’expérience de la fin d’un monde. Bien au-delà d’un régime politique, c’est toute une culture qui se trouvait alors ébranlée jusque dans ses assises. La religion se trouvait prise elle-même dans cette débâcle, de même que la théologie, son répondant universitaire. Avec la nouvelle génération qui pense à la reconstruction, Tillich s’efforce de repositionner la religion, en montrant comment la sphère religieuse émane de la dimension religieuse de la culture. Il en va de même pour la théologie. On ne peut plus la concevoir de façon supranaturaliste comme le commentaire apologétique de vérités venues du ciel. Elle doit s’inscrire elle-même dans le travail de reconstruction de la culture. Cela signifie qu’elle doit se situer dans la même ligne que la religion par rapport à la nouvelle culture en émergence.

On comprend ainsi pourquoi la définition de la théologie passe par la philosophie de la religion et comment on en arrive finalement à l’idée de la théologie comme « philosophie normative de la religion ». Jean-Claude Petit suit dans toutes ses ramifications le processus complexe du système des sciences chez Tillich. Mentionnons seulement les deux points suivants. (1) Au départ se trouve la distinction de la pensée et de l’être. Dans l’article précédent, cette distinction intervenait pour expliquer l’origine de la conscience religieuse ; elle se retrouve ici, dans un contexte épistémologique, pour montrer la différence entre les sciences de l’être et les sciences de la pensée. Ces dernières se caractérisent par le fait que la pensée se détermine elle-même dans son rapport à l’être. C’est dire que la pensée, en tant qu’enracinée dans l’être, peut créer, produire un monde qui lui est propre, le monde de la culture. Les sciences de la pensée pourront donc être appelées aussi bien « sciences de la culture ». Cela introduit déjà l’idée d’une méthodologie spéciale pour ces sciences — et par conséquent pour l’étude de la religion —, une méthodologie différente de celle des sciences empiriques. (2) Il s’ensuit une autre distinction, cette fois à l’intérieur des sciences de la culture, entre sciences formelles et sciences normatives. Les sciences formelles (déterminant l’essence de la religion, de l’éthique, de l’art, etc.) ne font pas difficulté si l’on admet la légitimité de la réflexion philosophique. Il en va autrement des sciences normatives (concernant telle religion particulière, tel type d’éthique ou d’esthétique), parmi lesquelles prend place la théologie. Car, à la différence des sciences formelles, les sciences normatives dépendent d’un point de vue particulier, le point de vue historique concret où se situe le penseur. Comment un tel point de vue peut-il faire l’objet d’une authentique science ? C’est que la culture, dans tous ses aspects, constitue une production particulière pleinement intelligible et potentiellement universelle, puisqu’elle est l’oeuvre de la pensée. De là peut donc être tirée une catégorie universelle (par exemple, celle de la religion) ; mais celle-ci restera toujours enracinée dans un moment particulier de l’histoire. Ainsi, Tillich pourra écrire : « Ce n’est pas seulement la théologie qui se trouve ainsi conditionnée par la philosophie de la religion. La réciproque est également vraie, car nous nous trouvons dans la sphère de l’autodétermination créatrice de la pensée » (EGW XII, p. 362).

Notons encore une importante observation que fait Jean-Claude Petit en conclusion de son article. D’une part, le cours de 1920 est en parfaite harmonie avec la conférence de 1919 « Sur l’idée d’une théologie de la culture ». Par ailleurs, Tillich semble avoir corrigé le tir dans une conférence de 1922, qu’il donnait au même auditoire de la Société kantienne de Berlin. Alors que la conférence de 1919 s’achevait par une citation de Hegel affirmant que la religion est le commencement et la fin de tout, celle de 1922 se termine par l’affirmation contraire : « C’est Dieu et non pas la religion qui est le commencement, la fin et le centre de toutes choses. » Ce qui se trouve confirmé et expliqué par ce passage d’une lettre de Tillich datée de septembre 1921 : « Il m’est apparu clairement pourquoi notre philosophie de la religion est stérile : son point de départ est d’emblée une conscience sans Dieu. Il est évident qu’elle ne peut alors parvenir à Dieu, car Dieu n’est jamais un complément, il n’arrive jamais en second lieu. » Jean-Claude Petit n’a pas tort d’en conclure que la conférence de 1922 apporte un correctif critique à celle de 1919, de même qu’au cours de 1921, où il est si peu question de Dieu. Le Tillich radical de la lettre à Maria Klein se serait donc adouci au fil des années ; il aurait évolué dans le sens d’une plus grande orthodoxie. Mais une autre interprétation est possible. La « conscience sans Dieu » au point de départ est celle de la philosophie des preuves de Dieu, qui procède du monde (sans Dieu) pour aboutir à Dieu en fin de parcours. Ce qu’a toujours refusé Tillich. Mais cela est bien différent de la « foi sans Dieu », c’est-à-dire sans le Dieu des religions instituées, non pas sans l’inconditionné (le Dieu au-dessus de Dieu). Il reste que le ton a changé en 1922, ce qui s’explique pour une bonne part par l’effort (infructueux) que fait alors Tillich de se rapprocher de la nouvelle théologie (la « théologie dialectique ») promue par Barth et Gogarten. Il l’avoue lui-même dans l’introduction de sa conférence : « Je puis donc bien, pour les idées qui suivent, évoquer la communauté spirituelle qui me lie à des hommes comme Barth et Gogarten, qui sont des hommes de la Parole religieuse. » Retenons en tout cas que l’année 1922 marque une césure dans l’oeuvre de Tillich, ce qui donne une signification particulière à ses écrits de 1919-1920, avant la rencontre avec Barth.

5. Que devient la philosophie de la religion chez le Tillich américain (1933-1965), alors qu’il en fait si peu mention ? Manifestement, la problématique se déplace alors du côté de la théologie. La perspective n’est plus celle d’un système des sciences où les sciences de l’esprit trouvent leur place et leur légitimité. La théologie n’est plus définie par rapport à la philosophie de la religion comme « philosophie normative de la religion ». C’est plutôt la philosophie de la religion qui se trouve intégrée dans la démarche théologique, via la méthode de corrélation.

On le voit bien d’ailleurs, ce n’est plus avec Kant, Schleiermacher ou Hegel que se fait la discussion, mais avec Karl Barth. Le problème n’est plus celui du rapport entre science universelle (philosophique) et science normative (théologique), mais celui de la révélation par rapport à la connaissance naturelle de Dieu, qu’il s’agisse de religion naturelle ou de théologie naturelle. Barth fait porter l’accent sur la transcendance de la Parole de Dieu, qu’il oppose à toute connaissance ou religion naturelles, considérées comme simples productions humaines. Finalement, il faudrait choisir entre révélation (divine) et religion (humaine). Dans le cadre d’une telle alternative, la philosophie de la religion se trouve elle-même totalement discréditée.

André Gounelle[11] reprend la question à partir de Barth, telle que formulée par lui : l’opposition de la théologie de la révélation (de la Parole de Dieu) à la théologie naturelle. Pour Barth, il n’y a pas de véritable théologie naturelle, pas de véritable connaissance de Dieu indépendamment de la révélation divine, en raison de l’absolue transcendance de Dieu par rapport à l’humain, en raison aussi et surtout de l’aliénation du péché qui nous sépare de Dieu. L’être humain ne peut d’aucune façon franchir par lui-même le gouffre qui le sépare de Dieu ; il ne peut se sauver lui-même.

Des partisans de la « théologie dialectique », tels Brunner et Bultmann, vont pourtant apporter là quelques nuances. Ils reconnaissent qu’un point d’attache chez l’humain est requis pour que la Parole de Dieu puisse nous atteindre. Pour que nous puissions l’entendre et l’accueillir, elle doit nous concerner de quelque façon ; elle doit rejoindre (répondre) en nous une interrogation, un désir d’être nouveau. Replacée dans cette problématique, la méthode de corrélation chez Tillich prend tout son sens. Il s’agit précisément par là de coordonner le mieux possible selon la foi chrétienne : d’une part, la question (la quête, la recherche) de Dieu au coeur de l’existence humaine et, d’autre part, la réponse de la révélation divine, de la Parole de Dieu. Celle-ci ne vient pas de l’homme, elle est vraiment transcendante, mais elle s’adresse à lui dans le langage qui lui est propre, dans les formes de son existence.

André Gounelle présente ici toute la documentation souhaitable ; à nous d’apprécier la solution proposée par Tillich. Il me semble, pour ma part, que si la question de la théologie naturelle reçoit, par la méthode de corrélation, une réponse satisfaisante, il n’en va pas ainsi pour la philosophie de la religion. Tillich veut bien la sauver, tout comme la théologie naturelle dans ce qu’elle a de valable, et pour cela il l’assimile le plus possible à cette dernière. La philosophie de la religion serait donc incluse dans la démarche théologique au même titre que la théologie naturelle. Elle prendrait place au premier pôle de la corrélation, celui de la question. Le cours de 1920 parlait aussi d’une corrélation entre philosophie de la religion et théologie : « Ce n’est pas seulement la théologie qui se trouve ainsi conditionnée par la philosophie de la religion. La réciproque est également vraie » (EGW XII, p. 362). Mais les deux cas sont bien différents. La corrélation qu’on vient de mentionner se situe entre les catégories universelles de la religion et telle religion particulière considérée comme normative par ses adeptes, tandis que la corrélation dont il est question dans la Théologie systématique relie le message de la révélation à la situation existentielle des humains.

La différence entre « théologie naturelle » et « philosophie de la religion » apparaît d’ailleurs dans leur intitulé même. La première, en tant que « théo-logie », porte sur la question de Dieu, tandis que la seconde s’intéresse directement à la question de la religion. La première soulève la question des deux types de connaissance de Dieu : la connaissance naturelle et la connaissance révélée. La seconde distingue plutôt les deux conceptions de la religion : la religion instituée et la religion comme fonction fondamentale de l’esprit (la conscience religieuse). On a parlé de la théologie naturelle comme d’un soubassement qui sert d’assise à la théologie de la révélation. On pourrait dire de même qu’en posant la question du sens et de la validité de la religion, la philosophie de la religion cherche à déterminer dans l’esprit humain une fonction religieuse (une relation à l’inconditionné) qui soit comme le soubassement et l’assise des religions instituées. Et telle semble bien être la question principale aujourd’hui. À notre époque de pluralisme religieux d’une part, de laïcisme d’autre part, c’est la religion d’abord qui fait problème. D’où l’urgence de la philosophie de la religion.

Il en va de même pour la recherche sur l’oeuvre de Tillich. J’ai dit comment l’édition des manuscrits datant des années 1919-1920 avait ouvert un nouveau champ de recherche sur sa philosophie de la religion. On pourrait en dire autant, il semble bien, à propos de l’autre terme de sa carrière, les années d’enseignement à Harvard et à Chicago. La question de la religion et des religions revient alors au premier plan, tout spécialement à l’occasion de son séjour au Japon et du cours (encore inédit) de philosophie de la religion qu’il donne à Harvard en 1962[12]. Mais le plus intéressant demeure encore sa dernière conférence, présentée à Chicago sous le titre : « L’importance de l’histoire des religions pour le théologien systématique[13] ». Dans ce contexte, l’histoire des religions implique manifestement la philosophie de la religion. Or Tillich y exprime son regret de s’être limité, dans sa Théologie systématique, à une discussion théologique avec la pensée séculière, alors qu’il faudrait y introduire un moment plus intense d’interpénétration des études théologiques et des études d’histoire des religions[14]. Ne peut-on pas en déduire que Tillich regrettait d’avoir fait si peu de place dans sa théologie à l’étude philosophique et historique de la religion, et qu’il souhaitait redresser la situation pour l’avenir ? En tout cas, quand, à la page suivante, il décrit les différentes étapes de sa nouvelle méthode théologique, il devient manifeste qu’il s’agit de philosophie de la religion autant que d’histoire des religions. Ainsi, après l’étude de sa propre tradition religieuse, le théologien devra procéder à l’analyse de l’esprit humain dans sa rencontre avec la réalité extérieure, pour voir où se situe la question religieuse dans l’expérience humaine de la finitude, du sens de notre être et du sacré[15]. La philosophie et l’histoire de la religion semblent bien alors réintégrées de plein droit dans la démarche théologique. C’est du moins l’hypothèse que je formule au terme de ces recherches sur la philosophie de la religion de Paul Tillich.