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Introduction

Parmi les dénominations du territoire, la notion de région est, depuis un siècle, l’une des plus approfondies. À partir des années 1960, les géographes se sont entendus pour affirmer que la région n’est qu’une construction mentale dans l’esprit des individus et la construction sociale d’une collectivité à une certaine période de son histoire. Compte tenu de l’évolution des idées et des interprétations de l’espace et des lieux, beaucoup de géographes manifestent encore un intérêt considérable pour les éléments qui donnent à une région son identité particulière (MacLeod et Jones, 2001 ; Paasi, 2002). Or, parmi ces facteurs, le rôle du nom de lieu est presque ignoré dans la formation régionale. Il va bien au-delà du pourquoi et du comment une région a reçu son nom, pour s’intéresser à la contribution de cette dénomination à la consolidation de l’objet-être géographique régional. Éclaircir le rôle de la toponymie dans l’approche territoriale demande rien de moins qu’une plongée dans les profondeurs géohistoriques d’un espace donné pour démêler, suivant Bédard (2007 : 234), « des relations… identitaires et territorialisantes par lesquelles nous nous approprions un lieu ».

On constate que le nom de lieu peut être un élément puissant dans la création, le développement et la permanence d’une région. Un toponyme peut évoquer et même sacraliser un espace par sa simple existence. Un nom peut entrer en jeu dans la détermination d’un lieu lorsque sa signification associe des faits culturels, économiques ou politiques au lieu en question. Quelquefois, un nom – simple ou composé – devance ou retarde la compréhension qu’on a d’une région par sa syllabation particulière ou son euphonie (ou à l’inverse, sa dissonance) qui le rendent aisé ou malaisé à prononcer, à épeler ou à mémoriser. Souvent, on peut « lire » des noms de régions qui sont sémantiquement transparents ; par exemple, la Côte d’Azur évoque la couleur sensuelle de la frange de la mer ; le Research Triangle (Caroline du Nord, États-Unis), un haut lieu de la technologie de pointe ; et la Sierra, une zone montagneuse et arriérée du Pérou. Par contre, les noms de Charlevoix (Québec), Calumet (nord-ouest de l’Indiana, États-Unis) et Cabo (pointe méridionale de la péninsule de Basse-Californie au Mexique) s’avèrent « illisibles ». Il faut avoir des connaissances a priori pour être conscient de leur forte image, celle respectivement d’une paisible ruralité charmante, d’un méli-mélo d’industries lourdes et salissantes, et d’une chic concentration touristique de plages et de ports de plaisance.

Ces associations superficielles mises à part, le régionyme, son pouvoir évocateur et les attributs de la région font partie d’un tout. Une attention exclusive au seul nom de lieu risque de minimiser les processus historiques, sociaux et économiques intrinsèques à l’acte de nommer. Pour avoir une connaissance approfondie d’une région, il faut une analyse détaillée de son passé, avec un accent sur l’environnement, la progression de l’établissement humain et les acteurs principaux. Une attention particulière aux Bois-Francs, région non métropolitaine située au sud du fleuve Saint-Laurent, entre Montréal et Québec, permet d’éclaircir les relations entre la toponymie et la région en formation. Les Bois-Francs comportent quelques particularités qui méritent ce choix : leur nom s’est enraciné dans la population ; leur histoire remonte à moins de 200 ans et est donc récupérable par rapport à d’autres territoires d’une complexité plus grande ; et la distance entre la région et les centres métropolitains étant trop grande pour une navette quotidienne, une double allégeance n’est pas en jeu. Le nom est lisible dans le sens mentionné plus haut mais, au fur et à mesure qu’on approfondit l’histoire de la région, le lien entre nom et lieu revêt un foisonnement de relations inattendues. Les Bois-Francs, qui constituent toujours une région en devenir, ont néanmoins gagné une identité spatiale et une certaine image au Québec, même si l’on ne s’accorde toujours pas sur ce que sont les Bois-Francs. Ce nom évocateur de belle nature fait partie intégrante du passage civilisateur d’une zone pionnière à une économie toujours fondée sur le bois, la forêt et les sols caractéristiques de cette végétation.

Outre la question spécifique aux Bois-Francs, il faut également considérer ce qui constitue l’essentiel toponymique. Cachée dans n’importe quel nom de lieu, se trouve une grande particularité humaine : sans nom, il n’y a pas d’identité certaine, qu’il s’agisse d’une plante, d’une personne ou d’un lieu. En soi, une appellation accumule et rassemble l’énergie humaine. Donc, le nom communique une certaine réalité que l’esprit peut saisir. Le toponyme régional soulève une question : étant donné l’indispensabilité d’un nom de lieu, quel est son rôle dans la construction sociale de la région ? Les péripéties qui ont mené à l’usage d’un toponyme ressortent dans l’établissement d’une population quelque part. Qu’une dénomination puisse exercer son propre pouvoir sur la mentalité d’une population n’est pas évident à moins que l’on considère, suivant Bourdieu (2001), le monde social comme un univers d’échanges symboliques. Les noms de lieux deviennent un aspect du capital symbolique d’une société, lequel comporte une signification et une négociabilité malgré son invisibilité. Pour bien comprendre ce capital symbolique, il faut poser d’autres questions : quand, pourquoi et comment a-t-on appliqué ce régionyme des Bois-Francs à ce territoire ?

Histoire du peuplement et formation des Bois-Francs

Jusqu’au XIXe siècle, le piémont des Appalaches du Québec avait une population très éparse, hormis de petits groupes d’autochtones qui y chassaient et quelques bûcherons qui s’y aventurèrent pour l’abattage du pin blanc utilisé pour les mâts de navire. On n’y trouvait aucun établissement francophone permanent. Après la conquête britannique, la Couronne prétendit à toutes les terres au-delà des seigneuries. Dans le but de faire contrepoids à la présence francophone prépondérante dans la vallée du Saint-Laurent, cette nouvelle autorité conçut un plan pour installer des anglophones dans les Eastern Townships. L’arpenteur général Joseph Bouchette partagea cette vaste étendue boisée en townships selon des tracés essentiellement géométriques. La Couronne concéda des terres arpentées aux notables britanniques qui, à leur tour, vendirent des parcelles aux colons ou bien les gardèrent à des fins spéculatives. Dans un premier temps, ces Eastern Townships attirèrent des loyalistes de la Nouvelle-Angleterre, puis des flots d’immigrés des îles Britanniques. La troisième vague démographique fut celle des habitants qui sortaient des seigneuries surpeuplées.

À partir de 1825, des colons francophones y arrivèrent, soit comme squatters, soit comme petits propriétaires fonciers armés d’une hache, d’un boeuf, d’un cheval et d’une charrette chargée. Les propriétaires en franc et commun soccage ne s’y établirent pas avant 1841. Le trajet de 50 à 75 km depuis le fleuve nécessitait la traversée d’un complexe de tourbières boisées difficiles à franchir, qu’on appelait « la savane » (figure 1). Il s’agissait d’une forêt touffue d’épinette noire (Picea mariana), de mélèze laricin (Larix laricina), de sapin baumier (Abies balsamea) et de thuya occidental (cèdre-Thuja occidentalis), des arbres résineux qu’on qualifiait de bois mous. La densité de la végétation aussi bien que le substrat, ici tourbeux, là sablonneux, rendaient cette zone peu propice à la colonisation agricole. On sut que de meilleures terres étaient disponibles plus loin et plus haut sur le piémont où florissait un paysage séduisant de forêts de feuillus. Les essences dominantes étaient l’érable à sucre (Acer saccharum), le bouleau jaune (Betula lutea), le hêtre à grandes feuilles (Fagus grandifolia) et le tilleul d’Amérique (Tilia americana). On y trouvait aussi d’autres espèces, moins communes, comme le chêne rouge (Quercus rubra), l’orme d’Amérique (Ulmus americana), le pin blanc (Pinus strobus) et la pruche du Canada (Tsuga canadensis) [1]. À la différence des résineux, un défricheur pouvait brûler ces arbres feuillus à bois dur sans avoir besoin de les faire sécher.

Figure 1

Formation historique des Bois-Francs

Formation historique des Bois-Francs

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Dans les premières années de la colonisation, la forêt de bois francs procurait deux produits importants pour la subsistance des familles : la potasse et les produits de l’érable. Dérivée des cendres des arbres abattus pour l’ouverture des champs, la potasse a été indispensable jusqu’en 1870. Sa vente par les colons rentabilisa le défrichement de la forêt. Par ailleurs, même s’il donnait une potasse de bonne qualité, l’érable à sucre survécut à l’abattage. Sa valeur supérieure comme arbre sur pied en acériculture favorisa la protection des boisés d’érables qui, au fil du temps, se transformèrent en érablières. Une forêt défrichée permettait de semer maïs, navets, haricots et pommes de terre près des souches (Chartier, 1871 : 24). Après l’essouchement, besogne pénible, l’introduction de la charrue permettait des cultures de blé, de lin et de chanvre. Étant donné que la fertilité des sols devait beaucoup à cette forêt, il n’est pas étonnant que les deux types de végétation aient été jugés de façon très différente par les colons : les terres couvertes de bois francs convenaient à l’agriculture, tandis que les terres de bois mous y étaient impropres et furent donc délaissées.

Les Bois-Francs en émergence

La définition d’un groupement appartenant aux Bois-Francs s’est concentrée sur sept missions (plus tard paroisses) des cinq cantons créés (mais pas encore peuplés) entre 1802 et 1823. La plus ancienne, Saint-Louis-de-Blandford fondée en 1825, était entourée de la forêt marécageuse de conifères, mais avec des parcelles cultivables près de la rivière Bécancour. Sa position aux marges de la forêt de bois francs et son antériorité historique ont conféré à Saint-Louis-de-Blandford le titre de « berceau des Bois-Francs ». Le canton de Stanfold est aussi, pour une large part, une zone marécageuse et n’a donc pas été inclus dans les bois francs. Toutefois, au sens historique, il appartient sans doute à la région Bois-Francs. Mieux située était la paroisse de Saint-Christophe-d’Arthabaska, fondée en 1835. Quand le comté d’Arthabaska se sépara du comté de Drummond en 1853, le hameau naissant près de l’église Saint-Christophe devint le siège du comté. Le village d’Arthabaskaville (abrégé plus tard en Arthabaska) ne s’est établi qu’en 1859 à l’occasion de la construction du palais de justice. Des avocats, des notaires et des juges y formèrent le noyau d’une bourgeoisie locale, et un couvent (1870), un collège commercial (1872) ainsi qu’un hôpital (1884) suivirent. Pour autant, Arthabaska n’est jamais devenu un lieu central, car la concurrence surgit à cinq kilomètres de distance lors de l’arrivée de la ligne ferroviaire en 1854. L’arrêt Grand Trunk Station est rapidement devenu la municipalité de Victoriaville. En 1860, à peu près 10 000 colons occupaient une superficie de 1100 km2, qui formait alors les Bois-Francs.

Les bonnes conditions des communications à Victoriaville ont encouragé l’arrivée des commerçants, des entrepreneurs et des ouvriers manufacturiers de la vallée du Saint-Laurent. Au début du XXe siècle, Victoriaville comptait 1000 âmes et une petite concentration commerciale qui a grandi lorsque l’automobile s’est généralisée à la faveur d’une amélioration des routes. La mobilité qui en découla renforça le rôle central de Victoriaville comme pourvoyeur de biens et services dans la région. Le rayonnement de la ville trouvait ses limites aux zones d’influence de Drummondville au sud-ouest, de Trois-Rivières au nord-ouest, de Québec et Lévis au nord-est et de Thetford-Mines à l’est. Les trois premières, toutes plus grandes que Victoriaville, offraient un éventail plus complexe de produits et services. La percée vers l’est s’explique par la faiblesse de la concurrence. En général, le commerce victoriavillois ne pouvait pas l’emporter sur la concurrence à l’extérieur des comtés d’Arthabaska et de Mégantic.

Étendue de l’espace et définition régionale

Si l’expression « bois francs » possède en français une signification générique, avec les majuscules, elle désigne une région perceptuelle. La première référence écrite au terme spécifique figure dans une lettre de 1838. L’archevêque de Québec, Mgr Joseph Signay, avait chargé l’abbé Denis Marcoux, un prêtre de la seigneurie de Gentilly, de rendre visite « aux habitants des Bois-Francs, désignation ordinaire aujourd’hui de ces places nouvelles ». Cette région visée par le prélat englobait les six townships d’Arthabaska, Bulstrode, Blandford, Somerset, Stanfold et Warwick (Mailhot, 1914 : I : 24). Avec le temps, l’usage s’est étendu pour inclure les townships d’Inverness, Halifax, Chester et Ham. Désormais, la région comprenait tout le comté d’Arthabaska et une partie du comté de Mégantic. La vallée minière de l’Amiante en était exclue. Cette moitié sud-est de Mégantic comprenant Thetford-Mines, Black-Lake et Broughton s’est développée plus tard et indépendamment de la région des Bois-Francs. Le chemin de fer du Grand tronc, construit en 1854 de Lévis à Richmond, a joué son rôle dans la consolidation de la région. La fondation des villages – devenus villes – le long de cette voie ferrée a été à l’origine du noyau manufacturier des Bois-Francs.

Sans qu’on accorde ou même qu’on débatte de l’étendue des Bois-Francs, l’interprétation qu’on en avait leur conférait une extension démesurée. Dans leur portée la plus vaste, on englobait tous les comtés du secteur nord des Eastern Townships : Arthabaska, Mégantic, Drummond, Richmond, Wolfe, Frontenac, Bagot et Beauce. Une telle délimitation était fondée sur le critère linguistique : ces comtés étaient francophones depuis le début de la colonisation et donc distincts du secteur méridional à forte empreinte anglophone. Vers 1850, cette différenciation se confirma : les colons anglo-saxons à la recherche de terres à cultiver évitèrent les cantons septentrionaux considérés comme « contrée française » (Little, 1980-1981). Toutefois, une telle distinction entre les Bois-Francs et les Cantons-de-l’Est manquait de fondement dans la réalité. En 1920, tous les cantons de l’Est, à l’exception de deux ou trois, s’étaient consolidés dans leur francophonie. Même parmi les géographes, on s’accordait peu sur les limites des Bois-Francs. Blanchard (1948 : 116-117) les avait cartographiés comme une bande étroite du piémont, de Laurierville à Drummondville. Bien que Hills (1955 : 26) ait suivi la présentation régionale de Blanchard, Pletsch (1980 : 65) situait à tort, sur sa carte, les Bois-Francs dans les Basses-Terres du Saint-Laurent. Dans leur traité sur les régions, Putnam et Kerr (1956) n’ont pas dit un mot sur l’existence d’une région francosilvaine. Plus étrangement, les Bois-Francs n’étaient pas évoqués non plus par l’équipe des géographes sherbrookois : l’Arthabaska faisait partie de l’Estrie, sans identité propre (Morin et al., 1986).

L’indécision à propos de cette région augmenta à partir de 1966, lorsque le gouvernement québécois instaura 10 régions administratives, identifiées dans un premier temps par des chiffres. Ensuite, voulant « humaniser » ces découpages, le gouvernement dota chacune d’un régionyme (Hudon et Richard, 1980). À partir de 1981, la région administrative 04 s’est donc appelée Mauricie–Bois-Francs. Dès le début, pourtant, ce nom était discutable. Cermakian (1982 : 5) signalait que « pour un géographe, ces appellations constituent des non-sens, du fait même des ambiguïtés et des contradictions de l’espace régional ainsi défini ». Cette vaste région 04 rassemblait un territoire sur les deux rives du fleuve Saint-Laurent. La partie la plus grande au nord (Mauricie) s’étendait jusque sur le Bouclier laurentien, et une partie plus petite sur la rive sud fut dénommée « Les Bois-Francs ». Cette partie englobait les anciens comtés de Drummond, Nicolet, Arthabaska sauf la municipalité de Trois-Lacs, la partie orientale de Mégantic, et même des morceaux de Lotbinière et de Yamaska. Les aménagistes désignèrent Drummondville, la plus grande ville régionale de la rive sud, comme « capitale » de cette sous-région. Or, du point de vue de Victoriaville, les comtés de Drummond et de Nicolet n’appartenaient même pas à la région des Bois-Francs. L’établissement de ce regroupement était un détournement du capital symbolique qui associait les Bois-Francs à une vision exclusive du passé. La désignation Mauricie–Bois-Francs donnait l’impression que le gouvernement du Québec ne s’intéressait guère aux vraies identités régionales. En effet, la construction des régions, conçue en dehors de ces mêmes régions, visait la rationalisation de l’espace habité et la planification régionale. À la recherche de l’efficacité, l’allégeance affective ne comptait pas pour beaucoup.Par son autorité sur le territoire, l’État conférait un prestige déplacé à cette région administrative ; on le voit, par exemple, dans l’article sur les Bois-Francs, tiré du dictionnaire de Tremblay et Girard (1991 : 26). Cette entorse à l’intégrité historique des Bois-Francs a duré jusqu’en 1987 lorsqu’on supprima le terme « Bois-Francs » en faveur de l’expression « Centre-du-Québec ». En 1997, la région administrative 04 Mauricie–Centre-du-Québec subit une modification territoriale : on détacha le Centre-du-Québec de la Mauricie pour former deux régions sur un pied d’égalité. Donc, l’abandon en 1987 de l’appellation subrégionale « Bois-Francs » dans la géographie administrative du Québec a permis aux Bois-Francs de récupérer leur signification originale de région vernaculaire. Mais l’influence de l’administration reste forte : un découpage du Québec en 21 régions culturelles,– dont Centre-du-Québec –, n’a pas reconnu les Bois-Francs comme région à part entière (Harvey, 2002).

Pouvoir du nom

Victoriaville, comme capitale des Bois-Francs, doit beaucoup à son rayonnement commercial, qui s’était consolidé au XIXe siècle. Les propriétaires de deux journaux ciblèrent les lecteurs de toute la zone rurale avoisinante et choisirent, par conséquent, des noms englobants. L’Écho des Bois-Francs, fondé en 1894, et La Voix des Bois-Francs, dont la publication commença en 1928, élargirent leur horizon sur la « pittoresque petite patrie des Bois-Francs » pour étendre le cercle de leurs lecteurs, leur rendement publicitaire et leur influence intellectuelle. Ce faisant, on assurait qu’Arthabaska, ville d’administration, de professionnels et de services hospitaliers, établissait un lien communautaire avec Victoriaville, le pilier industriel et commercial. Alors qu’Arthabaska avait réclamé le titre de « capitale des Bois-Francs », des promoteurs victoriavillois choisirent pour leur ville le titre de « reine des Bois-Francs » pour traduire sa prépondérance démographique et économique. En outre, les journaux voulurent briser la dichotomie persistante dans les rapports entre ville et campagne. Les commerces ne trouvaient pas leur clientèle qu’à Victoriaville, mais aussi dans les cantons plus éloignés d’Arthabaska et de Mégantic. En 1951, l’inauguration de la radio locale, la station CFDA diffusant dans les Bois-Francs avec une puissance de 1000 watts, venait participer à la consolidation régionale.

L’usage au quotidien du nom « Bois-Francs » répondait en partie à des calculs commerciaux. Cet emploi renforçait la fonction de centre commercial et professionnel de Victoriaville par rapport aux alentours. La désignation régionaliste des deux centres commerciaux, le « Carrefour des Bois-Francs » et la « Grande Place des Bois-Francs », a visé à séduire la moitié de la population de la région, celle de l’extérieur de la ville. À Victoriaville même leur clientèle était assurée, ce qui n’était pas le cas pour les petites villes et les villages les plus éloignés. L’appellation francosilvaine des deux centres d’achat se retrouve souvent aussi chez les petits commerces, les bureaux de professionnels, et les services publics [2]. La gamme de plusieurs dizaines d’établissements qui intègrent la référence régionale dans leur raison sociale va des services de reliure à la construction d’ameublement de cuisine et des ventes de voitures importées jusqu’aux fournitures de bureau. Six cliniques médicales, moins enclines à faire de la publicité dans les médias, profitent surtout de la référence régionale pour étendre leur aire géographique de service à des clients potentiels de l’extérieur de la ville. L’épithète francosilvaine s’affiche également pour une maison de retraite, une académie de langue, une école catholique et une église évangélique. La chambre de commerce, le bureau du développement touristique, la commission scolaire régionale et la corporation de développement économique se présentent, dans leurs noms, comme des organismes issus des Bois-Francs. Les organisations bénévoles ont également multiplié l’usage de cette dénomination. Parmi elles, se trouvent un centre de désintoxication, une coopérative funéraire, une résidence pour femmes battues et un centre de protection animale. Le nom de la région figure également dans la dénomination d’une association de musiciens, d’un organisme de pilotes, ainsi que de clubs de racquetball, soccer, parachutisme, motoneige et ordinateurs.Les Bois-Francs ont donné leur nom à quelques points de repère d’importance locale. À Victoriaville, l’épine dorsale de la ville, qui relie l’hôpital au secteur commercial, s’appelle le « boulevard des Bois-Francs ». Le « Colisée des Bois-Francs » est un lieu de rendez-vous pour de multiples événements. La piste cyclable de 77 km aménagée sur l’ancienne voie ferrée du Grand Tronc s’appelle « Parc linéaire des Bois-Francs. » Ce foisonnement des intitulés contribue à sensibiliser le grand public à la région. Sans qu’on s’en aperçoive, l’appellation régionale est ainsi gravée dans le subconscient. D’ailleurs, le nom même des Bois-Francs est une affirmation culturelle dans une région remplie de noms de lieux anglo-saxons qui remontent à l’ancienne hégémonie britannique.

À l’origine, la Couronne voulait peupler cette partie orientale du Bas-Canada de loyalistes puis d’immigrés des îles Britanniques ainsi que de militaires démobilisés en 1815. Ces gens ne voulaient évidemment pas aller s’assujettir comme censitaires dans des seigneuries francophones et catholiques. Par l’arpentage primitif, la subdivision et la proclamation de townships, les autorités imposèrent une structure territoriale et un fonds toponymique permanents dans tous les Cantons-de-l’Est. Ce fonds est toujours en vigueur. Dans les Bois-Francs, on relève les municipalités de paroisse que les colons ont fondées par la suite (Sainte-Élisabeth-de-Warwick et Saint-Louis-de-Blanford, par exemple) ou une orientation pour désigner quelle partie du canton a été incorporée en municipalité (ex. : Ham-Nord ou Chester-Est). Le village de Stanfold a été rebaptisé Princeville, puis Plessisville remplaça Somerset. D’autres noms empruntés à l’Angleterre (Tingwick), à l’Écosse (Inverness), à l’lrlande (Ireland) ou aux langues amérindiennes (Arthabaska) subsistent encore.Selon un courant du savoir populaire, les francophones auraient choisi le nom de Bois-Francs parce qu’ils ne pouvaient pas prononcer facilement Eastern Townships (Mercier, 1956). Dès lors, on a poussé plus loin la francisation des noms de lieux, en délaissant en 1981, officiellement du moins, le calque des « Cantons-de-l’Est » pour le régionyme « Estrie ». Pour sa part, l’appellation « Bois-Francs » reflète l’absence d’ingérence linguistique dans un territoire de substrat anglo-saxon. Comme telle, elle symbolise la détermination des Québécois à conceptualiser l’espace selon leur propre histoire (Gade, 2003). À cet égard, le nom est bien choisi : 98 % de la population francosilvaine est francophone, dont 84 % unilingue, sur un continent à 98 % anglophone (Statistique Canada, 2006).

Du point de vue linguistique, les Bois-Francs bénéficient d’une grande clarté sémiologique. À la différence de maintes régions, les deux petits mots qui composent ce toponyme sont riches en connotation. En signifiant des arbres vivants dans le cadre de la belle Nature, la dénomination se prête à une forte imagerie. Dans un Québec dominé sur de vastes étendues par une monotonie de conifères, les Bois-Francs font référence à des terres d’arbres feuillus. Mais leur contenu informatif pousse plus loin la notion du kaléidoscope saisonnier. Le vert de l’été passe à la palette extraordinaire des couleurs de l’automne. L’hiver blanc apporte aux branches dégarnies un glaçage de neige, suivi d’un renouvellement joyeux à l’époque de la floraison et de la feuillaison. La valeur touristique de ce nom de lieu évocateur de certaines activités est évidente, comme le sont aussi les conditions favorables aux artisans et manufacturiers qui travaillent le bois. Linguistiquement, le composé « Bois-Francs » est devenu naturel, c’est-à-dire une association de mots, chacun monosyllabique et polysémique, qui s’est ancrée dans une image vivace. À la différence de la plupart des toponymes, le nom « Bois-Francs » est précédé d’un article défini en flexion plurielle. Dans le langage parlé, la combinaison phonétique des sons, où le substantif commence par une consonne occlusive [b] suivie au qualificatif d’une double consonne spirante [f] et fricative, facilite l’énonciation. L’oralité et l’imagerie sans équivoque de l’appellation des Bois-Francs se renforcent mutuellement.Pourtant, en même temps, il faut reconnaître que la région des Bois-Francs ne correspond pas en son entier à la végétation à laquelle l’expression réfère. Par une ironie du sort, à peu près un quart de la superficie régionale se trouve dans la zone marécageuse des conifères. La mise en valeur agricole des sols humides et acides s’est centrée, dans les décennies récentes, sur la culture de la canneberge. Ce petit fruit, qu’on appelle par son nom indien d’atoca, poussait dans ces terres uligineuses à l’état sauvage. On a réalisé le potentiel agricole de l’atoca, devenu canneberge, grâce à l’amélioration génétique et l’exploitation rationnelle.

Identité particulière des Bois-Francs

Les atouts particuliers qui identifient les Bois-Francs découlent de l’économie et de la société plutôt que de l’environnement. D’abord, une partie des terres de conifères et de marécages des cantons de Blandford et Stanfold ont été agrégées à la région des Bois-Francs. Ensuite, la forêt, aussi bien dans sa couverture originale que dans sa composition botanique actuelle, ne distingue guère cette région de celle des Cantons-de-l’Est en général. Ainsi, les bois francs (la végétation) constituent la majeure partie de l’étendue du Québec méridional, y compris les Bois-Francs (la région). La spécificité des Bois-Francs réside plutôt dans la forte tradition de l’utilisation des produits de la forêt depuis le XIXe siècle. Lors de la construction du chemin de fer du Grand Tronc, ces terres boisées ont fourni une grande quantité de traverses pour la voie ferrée. Cette période a aussi été marquée par l’exploitation de l’écorce de la pruche pour le tannage, jusqu’à ce que cette essence forestière soit presque éliminée de la région. À partir de 1890, le bouleau jaune, qui donne un bois d’oeuvre au grain fin, a eu une place importante dans la fabrication des meubles. Vers 1915, Victoriaville comptait cinq manufactures de meubles, début d’une spécialisation qui lui conféra, avant 1939, le titre de capitale canadienne du meuble. Ultérieurement, une convergence de conflits sociaux, l’inflation et la surexploitation du bois d’oeuvre ont entraîné la fermeture ou la délocalisation de ces entreprises (Plamondon, 2004).

Par la suite, au XXe siècle, le savoir-faire dans le travail du bois a peu à peu ramené l’industrie du meuble et de l’ébénisterie dans la région. Une impulsion a été donnée par la fondation, en 1965, de l’École du meuble et du bois ouvré, rebaptisée plus tard École nationale du meuble et de l’ébénisterie. Seule institution de la sorte au Canada, cette école a joué un rôle favorable dans la créativité régionale et dans la sophistication technologique. En 2007, plus de 105 petites entreprises du meuble parsèment les Bois-Francs. D’autres fabriquent des portes, des châssis de fenêtres, des rondins, des crosses de hockey et des cercueils. Le plus grand fabricant de cercueils en bois d’Amérique du Nord se trouve à Victoriaville. À Kingsey Falls, l’accent a été mis sur le traitement du bois, d’abord en 1873 dans la fabrication de papier et plus récemment dans le recyclage du carton et du papier. Le plus important secteur manufacturier des Bois-Francs en termes d’emploi – à peu près 5000 employés – est celui des produits du bois, des meubles et du papier. L’importance du bois se voit aussi dans le paysage bâti : la plupart des maisons de la région ont été construites en bois, et jusqu’aux années 1920, les trottoirs étaient en bois (Fleury, 1961).

Cette relation intime avec la forêt se retrouve dans l’exploitation de la sève douce des érables qui augmente au fur et à mesure qu’on remonte le plateau vers l’est. À la différence de la potasse, déjà disparue au XIXe siècle, la production érablière s’est perpétuée grâce aux avancées technologiques. Le sirop d’érable, qui a remplacé le sucre d’érable bien avant la Deuxième Guerre mondiale, reste une part vitale du cachet des Bois-Francs. La plupart des 650 producteurs d’érable vendent leur sirop à La Citadelle de Plessisville, principale coopérative d’érable au Québec. Le grand festival de l’érable au Québec a lieu depuis 1958 à Plessiville, où se trouve également l’Institut québécois de l’érable. L’agriculture joue un rôle dans la définition régionale puisque les sols fertiles, riches en terreau et bien drainés par de nombreux cours d’eau, sont issus de la forêt de bois francs. Dans un premier temps, ces sols ont produit des cultures de première nécessité ; ensuite, des cultures commerciales comme le blé, le lin et le chanvre ; puis au XXe siècle, les plantes fourragères devinrent importantes. Les produits laitiers – lait en poudre, fromage et beurre – sont encore aujourd’hui la principale production de la plupart des exploitations agricoles des Bois-Francs. Ainsi, les fromages de Warwick ont acquis une renommée hors de la région.Une autre source de l’identité régionale des Bois-Francs se situe dans le sens collectif du passé. Plus qu’ailleurs, les francosilvains se souviennent de leurs ancêtres venus des seigneuries pour devenir des pionniers dans un territoire presque inhabité. Ces migrations, bien que de courte distance, furent matériellement et psychologiquement difficiles. Bouchette (1832, I : 401) soutenait que « les Canadiens s’accrochent avec opiniâtreté à l’endroit où ils sont nés. Cette disposition sédentaire s’associe à l’importance de la religion sans quoi ils se rendent peureux et mécontents ». De nombreuses privations les attendaient à la sortie des seigneuries. La traversée des grandes savanes entre Gentilly et Stanfold est restée dans la mémoire populaire : ces marécages devinrent la métaphore de l’isolement pesant ressenti par les colons. La construction en 1846 d’un chemin traversant ce terrain mal drainé fut une étape importante de la période de colonisation.

Les pionniers y arrivèrent pleins d’empressement pour conquérir une parcelle de la grande forêt. Ensuite, de petits entrepreneurs reconnurent les possibilités d’améliorer leur situation. Tous ces nouveaux arrivants apportèrent avec eux une éthique du travail qui est devenue une caractéristique remarquable de la région (Deshaies, 1994). Que les habitants des Bois-Francs constituent une société locale innovatrice et démocratique, ils le doivent vraisemblablement à l’absence de perspectives d’avenir dans les seigneuries semi-féodales et surpeuplées de la vallée du Saint-Laurent ainsi qu’à un fort sentiment d’appartenance à un lieu construit ensemble à partir de rien (De L’isle, 1982). Les Bois-Francs faisaient partie du discours héroïque, très en vogue pendant presque un siècle, selon lequel le destin du Bas-Canada, puis du Québec comme nation francophone, pouvait et devait se réaliser par le peuplement des terres vierges de l’immense territoire au-delà des rives du fleuve Saint-Laurent. Loin d’être considérés comme des hors-la-loi, les squatters sont devenus les « héros inconnus de la reconquête » (Carrier et al., 1975). L’appel patriotique de Ludger Duverney – « emparons-nous du sol » – relia la colonisation agricole au nationalisme québécois comme alternative noble à la migration des gens vers les États-Unis. La dernière vague de cette colonisation au Québec tourna court en 1944. Dans les Bois-Francs, ce mouvement s’était arrêté vers 1870, mais son souvenir n’a pas disparu au sein de la population.Plusieurs personnages issus de cette période de la colonisation figurent au panthéon de la mémoire québécoise. Un qui est devenu symbole est Jean Rivard, dont la statue près de l’hôtel de ville de Plessisville représente la vie pionnière d’un défricheur. Ce personnage est pourtant une figure fictive de la plume romantique d’Antoine Gérin-Lajoie (1823-1888). Deux monuments, l’un à côté de l’église à Plessisville, l’autre à Princeville, rappellent l’aventure de l’Abbé Charles-Édouard Bélanger qui, avec un compagnon de voyage, mourut de froid en 1845 pendant sa traversée de la grande savane. Cette grande bande marécageuse a été tout un symbole des difficultés surmontées par les pionniers (Trudelle, 1878). Trois autres défricheurs sont à l’honneur dans la région. À Plessisville, une plaque commémorative reconnaît le rôle de Jean-Baptiste Lafond de Baie-du-Febvre sur le Saint-Laurent qui, en 1835, fut le premier Canadien francophone à s’installer dans ce lieu. Saint-Louis-de-Blandford possède un monument imposant à Charles Héon, né à Bécancour en 1792 et présenté comme le colon fondateur de la région des Bois-Francs. Dans le secteur Arthabaska de Victoriaville, une plaque rappelle l’arrivée de Charles Beauchesne en 1834. Né en 1792, ce personnage est l’ancêtre chéri de centaines de descendants dans la région. Selon Bélanger (1977 : 117), la singularité du Québec ne se trouve pas dans sa langue, mais dans l’expansion territoriale d’une culture homogène longtemps accrochée aux seigneuries.

Un autre site commémore l’Abbé Charles-Édouard Mailhot (1855-1937), né à Gentilly, dont l’histoire sur les Bois-Francs publiée en quatre tomes a sensibilisé quelques générations à la mise en valeur d’une étendue parfaitement sauvage transformée en petite patrie de fermes et de villes (Harvey, 2001). L’Abbé Mailhot lui-même fut l’instigateur de la construction de la croix lumineuse qui surplombe Arthabaska en l’honneur des missionnaires et pionniers des Bois-Francs (Fournier, 1978). Aucun Britannique ni aucun Américain ne se trouve parmi les personnages reconnus de l’histoire francosilvaine. La mise à l’écart des propriétaires anglais est compréhensible vu leur rapacité foncière (« pilleurs professionnels »), mais il y avait aussi des défricheurs anglo-saxons, quoique peu nombreux, parmi les premiers colons. En 1800, des Anglais s’installèrent à Kingsey ; les Canadiens-français n’y arrivèrent pas avant 1827. Warwick abritait des colons anglais en 1815, et des Écossais fondèrent le village d’Inverness en 1829. Dans le canton d’Arthabaska, le Vermontois James Goodhue fut vraisemblablement le premier colon à poser le pied. L’absence presque totale de leurs descendants aujourd’hui dans la région a entraîné une méconnaissance de l’élément anglophone dans l’histoire locale.

Les francosilvains ont éprouvé de la fierté à vivre sur la même terre nourricière que des notables. Wilfrid Laurier (1841-1919), premier chef francophone du gouvernement canadien, avait passé 20 ans de sa vie à Arthabaska comme jeune avocat et politicien en herbe. Sa renommée dans l’arène politique fédérale valut à sa maison familiale d’être convertie en musée régional en 1929. Trois artistes de renom national originaires de la région lui ajoutent de l’éclat. Alfred Laliberté (1878-1953) sculpta des oeuvres en bronze dont plusieurs thèmes traitent de la ruralité de sa jeunesse warwickoise. Louis-Philippe Hébert (1850-1911), né à Sainte-Sophie-d’Halifax, est souvent considéré comme le plus grand sculpteur canadien. Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté (1859-1937) d’Arthabaska fut peintre, sculpteur et graveur. Conrad Kirouac (1885-1944), mieux connu sous son identité religieuse de Frère Marie-Victorin, naquit à Kingsey Falls. Botaniste mondialement reconnu, ce frère de la communauté des Écoles chrétiennes a joué un rôle prépondérant dans l’avancement de la science au Québec. Bien que ces destins remarquables aient été réalisés dans d’autres villes, la région transfère ces individualités pour renforcer sa propre identité.

Les Bois-Francs en tant que région contestée

Les désaccords sur la portée de l’espace francosilvain n’ont pas cessé de survenir. Deux régionalisations bien connues se juxtaposent : une région vernaculaire de fondement historique en opposition à une région d’initiative politique (figure 2).

Les Bois-Francs vernaculaires

Dans cette définition plus extensive, les Bois-Francs comprennent une région de 92 000 âmes réparties sur 3192 km2. Parmi ses 35 municipalités, les quatre « villes soeurs » de Victoriaville, Warwick, Princeville et Plesssisville doivent leur emplacement à l’ancien chemin de fer. Une histoire du peuplement généralement commune a constitué le ciment qui unit cette version des Bois-Francs en un espace cohérent. La plupart des colons de la période 1825-1870 arrivèrent des deux rives du Saint-Laurent, de Baie-du-Febvre à Cap-Santé. Les principaux lieux d’origine furent Saint-Grégoire, Bécancour, Gentilly, Maskinongé et Saint-Pierre-les-Becquets. Des familles nombreuses, ce qui était la norme au Québec avant 1960, ont entraîné une croissance rapide transgénérationelle de la parenté. Seulement 60 patronymes dominent les noms de famille de la région. Côté est devenu le nom de famille de plus de 600 personnes dans les Bois-Francs (Duchesne, 2006). D’autres patronymes fréquents sont Houle, Bergeron, Provencher, Perreault, Morin, Fortier, Boisvert, Tourigny et Pépin.

Un brassage à l’intérieur de cette zone de colonisation s’est produit lors des déplacements de nombreux colons et de leurs descendants, des points initiaux de peuplement vers de nouveaux villages ou vers des parcelles à défricher ailleurs. Arthabaska (ville) et Princeville ont été des axes importants dans la dispersion aux alentours. Des réseaux de parenté ont ainsi favorisé la cohésion régionale. À la parenté, élément indispensable pour souder les liens dans un espace, s’ajoutent les rapports sociaux des paroisses, du voisinage et de nombreux groupes d’intérêts. Le mouvement en faveur des coopératives, qui remonte à 1928 dans la région, doit ses réussites à un réseau dense de connectivité. La migration vers cette région depuis les autres parties du Québec, ou d’autres pays, a été peu importante par rapport aux communautés comparables dans les autres provinces canadiennes ou aux États-Unis.

D’autres points communs contribuent à la cohésion des Bois-Francs dans cette définition régionale. La Commission scolaire des Bois-Francs unifie l’espace éducatif et Victoriaville héberge le cégep (collège d’enseignement général et professionnel) de la région. Son équipe dans la Ligue de hockey junior majeur du Québec, les Tigres de Victoriaville, rassemble une base régionale de partisans de la ville, mais aussi des alentours. L’étreinte de l’identité régionale à l’extérieur de Victoriaville varie selon la distance. À Warwick, 15 km au sud, un bar, un club d’éleveurs, une coopérative agricole, une quincaillerie ainsi que des entreprises de mazout, d’équipement agricole, de couvertures et de pièces de rechange ont inclus « Bois-Francs » dans leur nom. À Princeville, 10 km au nord de Victoriaville, une entreprise de poêles, un commerce de voitures d’occasion et un club de golf assument une marque francosilvaine. À Kingsey Falls, 34 km de Victoriaville, et à Laurierville, plus loin encore à 51 km de distance, les Bois-Francs ne sont guère évoqués. Donc, il existe une différence entre le noyau régionymique pur centré sur Victoriaville et une zone régionymique périphérique.

Figure 2

Région des Bois-Francs

Région des Bois-Francs

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Les Bois-Francs administratifs

Une autre définition régionale, plus restreinte que la précédente, situe les Bois-Francs exclusivement dans la MRC d’Arthabaska qui recoupe essentiellement l’ancien comté du même nom. La MRC de l’Érable a voulu se distinguer de sa voisine pour assumer sa propre identité. L’instauration du statut de municipalité régionale de comté (MRC) a volontairement réactivé la distinction entre deux unités dont l’histoire et l’économie gardent beaucoup de points communs, même si quelques forces centrifuges ont longtemps subsisté. Victoriaville et sa MRC font partie du diocèse de Nicolet, alors que Plessisville et ses environs relèvent de l’archevêché de Québec. Les deux MRC établies en 1982 appartiennent à des districts fédéraux d’élection séparés. Plessisville assume certaines fonctions de centralité ; elle a notamment son propre hebdomadaire, sa station de radio, son centre commercial et son hôpital. Sa dépendance à l’égard de Victoriaville a été moindre que celle de Warwick. Désormais, Plessisville ne se présentait plus comme « la perle des Bois Francs » puisque son rôle de « centre animateur » de la MRC lui a donné une indépendance d’action, autant par rapport à Victoriaville qu’à Thetford-Mines, principale ville de l’ancien comté de Mégantic. Comme chacune des 95 MRC du Québec, celles d’Arthabaska et de l’Érable ont leur propre schéma d’aménagement, leur préfet, de même qu’une élite prête à lutter en faveur de son entité. Le gouvernement du Québec cherchait une décentralisation et une participation plus poussée de ces divisions du développement régional (Dionne et Klein, 1993 ; Beaulieu et al., 1995). La coordination de proximité avec d’autres MRC n’est plus à l’ordre du jour. La Corporation de développement économique des Bois-Francs, sise à Victoriaville, ne comprend plus la MRC de l’Érable. Bien que la MRC d’Arthabaska déploie également une activité importante dans les produits de l’érable, Plessisville s’est proclamée « capitale mondiale de l’érable ». Les actions politiques et les motivations financières ont rétréci les Bois-Francs comme région d’appartenance à la seule zone d’influence de Victoriaville. Toutefois, certains observateurs ont placé sans explication le centre des Bois-Francs dans la MRC de l’Érable (Hulbert, 1997 : 224). Vu de l’extérieur à tout le moins, la création des MRC a mis en pièces l’ancienne certitude sur ce qu’est la région des Bois-Francs.

Réflexions sur la dénomination : de la contingence à l’authenticité

L’évolution d’une région au fil du temps amène une réflexion sur le nom qui lui est rattaché. On doit distinguer deux aspects : l’origine de l’appellation qui est plus tard devenue le toponyme agréé, et les facteurs convergents qui ont mené à son acceptation générale. L’application initiale du concept des bois francs à la dénomination d’une superficie peu connue demandait quand même des bribes de connaissance sur les terres à l’est du ruban de la vallée laurentienne. Le livre de Bouchette (1815) fut une des sources de renseignements. Sans recourir à l’expression « bois francs », l’auteur décrivit le caractère végétal du paysage de chaque township levé dans les hauts bassins des rivières Nicolet et Bécancour. On s’y connaissait, à cette époque, en forêts marécageuses jugées peu aménageables, qu’il fallait traverser pour atteindre de bons sols cultivables. Les bois francs qui couvraient ces bons sols devinrent l’image principale des ressources pour la colonisation.

La semence toponymique, qui remonte à 1825, prit racine avec l’arrivée des colons francophones et leur évocation de la forêt feuillue, loin au-delà des tourbières. L’utilisation poussée du nom Bois-Francs en référence à un lieu à l’intérieur de la vaste étendue des bois francs est venue principalement après 1880. Des journaux puis ensuite des commerces en répandirent l’usage tout en incorporant l’appellation de la région dans leur raison sociale. Dans ce rayonnement du nom, la mobilité a joué un rôle. La voie ferrée a rapproché quelques villages – devenus villes – situés sur une ligne entre Laurierville et Warwick. Puis, l’automobile et le camionnage ont relié, sans exception, toutes les communautés urbaines et rurales des Bois-Francs. La technologie a pris part à la transformation du capital symbolique inhérent au toponyme des Bois-Francs en capital économique. Le volet affectif dans la cohésion régionale devient le lien du passé au présent, qui s’avère important dans la narration colonisatrice et les réseaux de parenté.

L’accent est mis sur les spécificités régionales qui privilégient les Bois-Francs plutôt qu’une ville ou un village. D’ailleurs, l’attestation du nom « Bois-Francs » par Mailhot (1914 : I : 23-24), qui le trouva dans une missive de l’archevêque, a enclenché sa légitimité. Son énoncé par un homme de haut prestige prouvait la justesse de son usage. Une consonance apparaît entre l’appellation et les aspects saillants de l’économie de la région. Pendant plus d’un siècle, l’industrie manufacturière et l’agriculture des Bois-Francs ont procédé, de manière directe ou indirecte, de la végétation arborescente.

La région tout entière est équilibrée par son économie diverse et prospère. Mais son avenir économique n’en reste pas moins imprévisible, pour des raisons principalement démographiques. Le départ annuel de beaucoup de jeunes nés dans la région et le vieillissement de population (à l’heure actuelle, 13 % des gens ont plus de 65 ans) préfigurent une décroissance qui pourrait avoir des conséquences négatives sur la main-d’oeuvre, l’entrepreneuriat et l’expansion industrielle.

Son histoire, ses habitants, et son environnement communiquent, par ce régionyme des Bois-Francs, une prétendue authenticité à la région. Comme Berque (2007) le souligne, l’authentique n’est pas que l’identité froide de l’objet ; c’est aussi une valeur qui varie à travers le temps et qui, même aujourd’hui, n’est pas fixe. Conformément à la tendance postmoderne, on accepte sa fluidité et ses limites floues. L’authenticité se définit par son opposé binaire. Si les Bois-Francs vernaculaires constituent un espace de bon aloi, leur contrepartie, le secteur Bois-Francs de la région 04, était essentiellement un instrument politique et administratif où les décisions sur le découpage du territoire répondaient au gigantisme répandu dans la société (Courville, 2000 : 399-403) [3]. Le recul du temps permet de voir la sagesse des entités régionales fondées sur l’histoire et à une échelle plus humaine. On en trouve l’écho ailleurs. En France, la petite unité traditionnelle qui s’appelle le pays a connu un regain de vitalité après des décennies de mise à l’écart (Chamussy, 1997). Son équivalent en Espagne, la comarca, a trouvé ses défenseurs, qui revendiquent un renouveau après un demi-siècle de mainmise franquiste sur l’organisation du territoire. Aux États-Unis, la soi-disant bioregion est née du désir de cerner de petits bassins hydrographiques pour en faire un nouveau système de régions, d’espace vécu sur une base écologique (Carr, 2004). Dans tous ces cas, on se rend compte que la région doit aller au-delà de la formulation des districts pour une fin administrative. Il est possible que l’essor de cette tendance vers une identité plus ou moins locale soit une réaction à la mondialisation envahissante.

Conclusion

La dénomination de la région des Bois-Francs a transmis une identité toute particulière à l’étendue boisée taillée dans les Cantons-de-l’Est. Sans épithète distincte, la région ne serait pas devenue la petite patrie qu’elle est. Cette cohérence territoriale est issue d’une cohésion historique, socioculturelle et économique qui ne dépend pas d’un accord sur ses limites spatiales. Les récits des francosilvains sur la colonisation et le panthéon des héros sont spécifiques à cet espace « béni » qui s’appelle les Bois-Francs. L’origine restreinte des colons, des mémoires de famille, et l’enracinement de la population se sont prêtés à cet esprit de localité. L’appellation et l’histoire véhiculent également les aspirations collectives des habitants. À la différence de la plupart des régionymes, celui des Bois-Francs définit, en bref, l’orientation économique toujours en vigueur dans la région. L’éventail des commerces et des services qui ont emprunté la dénomination francosilvaine pendant plus d’un siècle démontre comment le capital symbolique d’un nom de lieu se convertit en capital économique. L’authenticité du toponyme, non moins que la région elle-même, découle d’une cohésion polyvalente, du capital symbolique d’utilité commerciale et d’une tradition plus que centenaire. Comme en témoignent les Bois-Francs, l’acte appellatif entraîne, pour un lieu, des conséquences bien au-delà du nom lui-même. Une part du capital symbolique de n’importe quelle région dérive de sa dénomination, qui apporte sa propre réalité à un lieu défini.

Remerciements

Mon engouement pour les Bois-Francs remonte à l’excursion inspirante menée en 1985 par le professeur Raymond Pelletier (UQTR), lors de la réunion annuelle de l’Association des géographes canadiens à Trois-Rivières. Les commentaires avertis des trois lecteurs anonymes m’ont poussé vers la construction d’un texte révisé. Je remercie également Monsieur Roland Courtôt d’Aix-en-Provence pour son aide dans le cheminement de cet article.