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1. Racines et développements de la recherche germanophone en entrepreneuriat

Les premières publications économiques sur les caractéristiques et la signification de l’entrepreneur ne proviennent pas de l’espace germanophone, mais des espaces anglophones et latins (Cantillon, 1931 ; Smith, 1776). On peut citer cependant d’importantes contributions venant du monde germanophone. Joseph Alois Schumpeter est considéré comme l’un des pionniers de la recherche en entrepreneuriat, grâce à ses travaux publiés en 1912 et 1928. Il est également important de mentionner l’étude du sociologue Max Weber (1904/1905) sur les conséquences de l’éthique calviniste sur le comportement des entrepreneurs. Ces premières contributions ont en commun d’envisager l’économie ou la sociologie dans son ensemble. Un peu plus tard se sont ajoutées des considérations portant sur le comportement entrepreneurial dans des conditions de marché (Mises, 1949 ; Kirzner, 1973, 1979).

C’est à la suite de la création des premiers établissements d’enseignement supérieur de commerce (en 1898 à Vienne, Saint-Gall et Leipzig), où l’on s’intéresse pour la première fois à la gestion d’entreprise, que l’on commence à aborder des questions telles que l’établissement de bilans, le calcul des coûts et la rationalisation ; le comportement du propriétaire-dirigeant était traité, au mieux, de façon indirecte. À l’époque de l’économie planifiée dans l’espace germanophone (à l’exception de la Suisse), l’absence de visée pratique empêchait une réflexion théorique sur le comportement entrepreneurial. Dans l’économie planifiée, l’entrepreneur n’est pas un acteur sur des marchés incertains, mais tout au plus un lobbyiste en lutte contre l’appareil de planification, ou quelqu’un qui s’emploie à résoudre les problèmes issus des erreurs de planification. Après la fin de l’économie planifiée (1945), les entrepreneurs de PME se virent soumis à de nouvelles conditions. Ils devaient désormais évoluer et faire leurs preuves dans la nouvelle « économie de marché », après des années de tutelle, mais également de protection nationale. Dans le domaine des sciences économique et de gestion, ce défi a été identifié par une équipe de recherche dirigée par Alfred Gutersohn (Saint-Gall), Karl Rössle (Munich) et Walter Heinrich (Vienne), qui, depuis 1948, travaillaient régulièrement sur ces questions dans le cadre des Rencontres de Saint-Gall (une conférence de spécialistes dans le domaine). Des projets de recherche internationaux ont été mis en place comme, par exemple, les projets STRATOS (The STRATOS-Group en 1990) et INTERSTRATOS (Haahti, Hall et Donckels, 1998).

Les chercheurs réunis dans le groupe des Rencontres de Saint-Gall ont eu conscience, dès le début, de l’importance qu’avait la personnalité de l’entrepreneur : le principal facteur de succès des petites et moyennes entreprises a été reconnu comme étant la capacité à fournir une prestation de service individualisée et adaptée à la demande, ce qui est possible grâce à la personnalité d’un entrepreneur qui a une solide qualification professionnelle et apporte ses compétences à l’entreprise (cité d’après le protocole des Rencontres de Saint Gall en 1949).

Les efforts entrepris par le groupe des Rencontres pour mettre en lumière l’efficacité économique des PME ainsi que l’importance de la personnalité de l’entrepreneur n’ont eu que de faibles échos pendant de longues années. Très peu de contributions concernant la gestion d’entreprise publiées dans l’espace germanophone étaient consacrées au rôle et à l’importance de la personnalité de l’entrepreneur (par exemple, Oberparleiter, 1951 ; Gutenberg, 1958 ; Hofmann, 1968). Ce n’est qu’à la suite, d’une part, des premières crises énergétiques et des premiers problèmes écologiques, provoqués, entre autres, par l’utilisation excessive des technologies industrielles, et, d’autre part, de la saturation des marchés de produits de consommation de masse, que l’on a porté une attention plus grande au rôle de l’entrepreneur dans l’espace germanophone (et dans l’espace anglophone). Ainsi, l’objectif que poursuivait le groupe « Gründungsforschung » (recherches sur la création [d’entreprises]), depuis sa création en 1987, est devenu réalité à la fin des années 1990 : en 1997 est née la conférence annuelle spécialisée en entrepreneuriat « Gründungsforschungsforum » (G-Forum ; forum sur les recherches en création d’entreprises) et, en 1998, la première chaire d’entrepreneuriat a été créée au sein de la European Business School (EBS) à Oestrich-Winkel. Aujourd’hui, dans l’espace germanophone, il existe plus de 60 chaires d’entrepreneuriat dans les universités et les autres établissements d’enseignement supérieur et bon nombre d’autres conférences sur le sujet ont été organisées.

Dans les dix dernières années, la recherche en entrepreneuriat a connu un développement explosif (même) dans l’espace germanophone et il est désormais devenu difficile de le cerner complètement. Une approche isolée de ce champ de recherche au sein de frontières linguistiques déterminées ne saurait aujourd’hui être considérée comme pertinente, au regard de la forte interaction avec la communauté scientifique internationale. Il est d’autant plus difficile de donner un aperçu des thèmes de recherche majeurs de ce champ de recherche. Comme exemples, on peut citer les auteurs suivants : Haahti, Hall et Donckels, 1998 ; Busenitz et al., 2003 ; Davidsson et Wiklund, 2001 ; Fallgatter, 2004 ; Franke, 2007 ; Grichnik, 2006 ; Hobson, 2006 et 2007 ; Klandt, Koch et Knaup, 2005 ; Kollmann et Kuckertz, 2006 ; Low, 2001 ; Sarasvathy, 2004 ; Shane et Venkataraman, 2000 ; Steyaert, 2005 ; Venkataraman, 1997.

2. Critiques sur la recherche actuelle en entrepreneuriat

Si l’on considère le résultat des vastes efforts entrepris dans la recherche internationale en entrepreneuriat lors des deux à trois dernières décennies, on constate que, chaque année, un très grand nombre de contributions est publié dans quelque 50 revues spécialisées et au moins autant de communications sont présentées au cours de séminaires internationaux et de réunions de groupes de travail. Même pour le chercheur le plus appliqué et le plus consciencieux, il est devenu impossible de suivre l’ensemble de cette production. L’offre de produits sur ces « bazars » scientifiques est devenue incontrôlable. Et beaucoup de « consommateurs » se demandent ce que sont en réalité ces « marchandises ». Qui doit les utiliser ? Qui en a véritablement l’utilité ? Pour les « offrants », il suffit souvent déjà qu’ils aient présenté leur production. Cela ne leur apporte certes pas de rémunération, issue de la vente d’une marchandise dont les clients attendraient une utilisation, mais cela leur procure un gain sous forme de « points d’avancement » pour leur carrière. En quelque sorte, il s’agit d’un marché pour lequel il n’y a aucun client, mais des vendeurs satisfaits. Lors des grands congrès, où il n’est pas rare d’avoir en même temps 10 présentations, voire plus, les salles de conférence sont remplies de « vendeurs » qui se doivent de s’écouter mutuellement car ils ont été réunis dans une même session (« un stand »). Les autres chercheurs sont rares et il n’y a presque jamais d’entrepreneurs ou de managers. Ces quelques réflexions nous amènent à formuler quelques critiques qui tiennent lieu de propositions dans la réflexion que nous défendons.

Affirmation 1 : La recherche en entrepreneuriat produit pour elle-même : l’objectif de la majorité des chercheurs est de composer une liste de contributions à des congrès de spécialistes qui soit optimale pour l’évolution de leur carrière et d’accumuler les publications dans les journaux spécialisés qui jouissent d’une bonne réputation au sein de la communauté scientifique.

De jeunes chercheurs ambitieux se voient ainsi dans la situation frustrante de n’être pris au sérieux par la communauté scientifique que lorsque, d’une part, ils focalisent leur recherche sur un créneau extrêmement étroit et, d’autre part, s’ils suivent les tendances de la mode, aussi bien au niveau des thèmes que des méthodes, qui ont été lancées par des « gourous » dominant leur domaine de recherche.

Affirmation 2 : La communauté scientifique en entrepreneuriat est très fragmentée. On observe une mise en réseau tout au plus dans le cadre de petits groupes de recherche virtuels, qui se forment autour de la personnalité de chercheurs dominants.

Ainsi, quotidiennement, des milliers de chercheurs, individuellement ou au mieux en collaboration avec des spécialistes du même secteur mais toujours isolés de la grande masse, travaillent sur des questions très pointues, en analysant souvent des échantillons trop petits, déformés et pertinents seulement pour une toute petite partie du monde. En raison de la forte spécificité des échantillons examinés, les différentes études sont à peine comparables entre elles. En outre, elles se réfèrent fréquemment à des champs empiriques différents, par exemple, des branches différentes, des régions différentes et des périodes différentes, sans qu’aucun examen de l’importance de ces caractéristiques pour les résultats des recherches n’ait été effectué.

Affirmation 3 : Les chercheurs dans le domaine de l’entrepreneuriat travaillent sur des questions très pointues, sur la base d’échantillons trop petits, déformés et pertinents seulement dans des contextes particuliers.

Tandis que la faiblesse des échantillons affecte surtout la fiabilité des résultats de la recherche, l’imprécision de l’identification des variables examinées pose surtout un problème de validité. La signification de ce que désigne, par exemple, insécurité, succès, différence culturelle ou encore maturité du produit, varie ainsi d’une étude à l’autre et peut donc fausser leur rôle de variable dans la compréhension de certaines options stratégiques. Par conséquent, des résultats empiriques contradictoires peuvent être le résultat d’une définition imprécise des notions.

D’un autre côté, de plus en plus de méthodes permettent une analyse quantitative et qualitative plus rigoureuse. Que peut-on toutefois obtenir avec des analyses fines de données imparfaites ? De telles analyses ne permettent pas, en tout cas, de tirer des conclusions fondées et constructives, mais on ne semble pas s’en soucier car le but principal est de montrer qu’on connaît et pourrait utiliser judicieusement les méthodes, si seulement l’on disposait d’un échantillon approprié.

Affirmation 4 : Comme critère de qualité pour les travaux de recherche, l’exigence méthodologique est beaucoup plus importante que le contenu ou l’utilité pratique.

Que peut attendre l’entrepreneur qui perçoit, interprète et agit eu égard à ce diagnostic décevant de la situation de la recherche académique en entrepreneuriat ? Seulement des hypothèses ou des théories (souvent contradictoires) qui essayent d’expliquer une multitude de développements plus ou moins semblables ? Seulement des affirmations abstraites dont il faudra ensuite examiner péniblement la validité dans une situation concrète ? Des affirmations qui ne sont pas fiables et sur l’importance desquelles on mène des discussions infinies ?

Ce type de recherche n’est souvent ni assez accessible ni assez attractif pour les entrepreneurs. D’une part, elle reste en partie inconnue ou incomprise ; d’autre part, les entrepreneurs peuvent à peine transposer les résultats des recherches académiques à leurs situations individuelles, correspondant à l’état actuel de la configuration dans laquelle ils se trouvent. La formulation mathématique d’une théorie générale sur les coûts de transaction ou sur les prix est certes universellement valable, mais elle est inutilisable pour l’entrepreneur. Il a en tête ses théories subjectives (informelles) sur des régularités et/ou sur les structures de la partie du réel qu’il perçoit.

Affirmation 5 : En dehors de la communauté scientifique concernée, les résultats de la recherche sont à peine perçus et/ou à peine applicables.

On pourrait définir ainsi le problème principal de la recherche actuelle en entrepreneuriat : on examine et éclaire avec attention les éléments constitutifs d’une mosaïque sans parvenir à assembler de façon cohérente ce savoir portant sur des parcelles de réalité. L’approche holiste de la recherche tente de lutter contre cette vision fragmentée, en essayant de comprendre l’interaction des différents facteurs lors du passage d’une situation à une autre, au lieu de se focaliser sur des relations causales unidirectionnelles. Alors que dans des travaux fondés sur des théories partielles, on essaye de considérer comme constantes les variables situées hors du champ d’observation, les travaux de recherche relevant de l’approche holiste s’efforcent d’intégrer à l’analyse le plus de variables possible.

La photographie instantanée de ces nombreuses variables et de leurs interactions met en lumière la configuration (Gestalt). Dans cette perspective, l’objectif de recherche consiste à découvrir quelles forces agissent ensemble et de quelle manière, de telle sorte qu’au cours du temps, une première configuration évolue pour prendre la forme d’une seconde configuration bien définie. En intégrant un grand nombre de variables et en prenant en considération leurs diverses relations, de telles analyses de configuration atteignent un degré de complexité qui ne permet plus les simples vérifications d’hypothèses ni les affirmations sur l’influence d’une variable sur une autre. Les résultats des travaux de recherche soumis à l’approche holiste ont donc certes une importance pratique plus élevée, parce qu’ils éclairent des parcelles de réalité plus grandes, mais, en même temps, les résultats sont nettement plus difficiles à synthétiser et à diffuser.

Affirmation 6 : Dans le cadre de l’approche holiste de la recherche, des conclusions peuvent être formulées à un plus faible niveau d’abstraction. Mais ce plus faible degré d’abstraction conduit à un degré de complexité plus élevé, ce qui rend plus difficiles la synthèse et la communication des résultats de la recherche.

Au-delà de la complexité résultant de la multiplicité des liens, il existe une complexité qui résulte du type d’interaction des variables. On ne peut plus saisir la cause de cette complexité seulement par l’identification et la mesure de l’étendue des variables impliquées. Une analyse de ce qui se produit au cours des différents processus, donc de ce qui se passe au moment du contact de toutes les variables concernées devient alors nécessaire. Pour employer une métaphore, la question s’étend ainsi des rapports de quantité entre différents ingrédients (les facteurs déterminants) à la question du procédé adéquat à appliquer en les mélangeant. Il est bien connu que les mêmes ingrédients, mélangés différemment, donnent des gâteaux bien différents. Si nous ne faisons qu’identifier et mesurer des ingrédients, nous ne devons pas nous étonner que les mêmes quantités d’ingrédients conduisent à des résultats différents et que nous ne puissions pas trouver de régularités fiables. Ce qui vaut pour la cuisine vaut aussi, par analogie, pour l’entreprise.

3. Perspectives de la recherche en entrepreneuriat

Les propositions suivantes, en faveur d’une réorientation future de la recherche, découlent des constats sur les déficits de la pratique de la recherche actuelle présentés ci-dessus. Il s’agit ici, d’une part, de réformes douces, permettant des améliorations progressives et, d’autre part, d’une forme plus radicale de réorientation.

3.1. Ajustement progressif de l’orientation de la recherche dans le domaine de l’entrepreneuriat

3.1.1. Théories de portée moyenne

La recherche de théories fiables sur des relations causales dans des contextes sociaux différents a certes stimulé les ambitions des chercheurs, mais elle n’a fourni que peu de résultats exploitables dans la pratique. L’une des raisons à cela est l’exigence scientifique, issue du champ des sciences exactes, de formuler des affirmations théoriques valides. Dans le domaine des sciences économiques et sociales, on recommande de substituer aux théories formulées dans les sciences exactes, ayant un degré très élevé de validité (semper et ubique), la construction de théories « à portée moyenne » (Merton, 1949). On entend par là que les conclusions de ces théories seraient situées « quelque part » entre une universalité et une individualité extrêmes et se fonderaient sur une catégorisation des données du problème (types d’entreprises, types d’entrepreneurs, types d’environnement, etc.) avec une validité limitée dans le temps. On peut citer comme exemple le fondement empirique de l’hypothèse selon laquelle un entrepreneur pourrait, dans un contexte stable, s’il possédait de façon très marquée les caractéristiques « classiques » qu’on attribue à un entrepreneur, compenser les inconvénients d’un mauvais accès au capital (Wiklund et Shepherd, 2005, p. 71). L’hypothèse n’est pas très abstraite et sa vérification dans des situations types, donc relativement concrètes, engendre un degré élevé de validité. De telles découvertes sont des signaux envoyés à tous les acteurs, en particulier les entrepreneurs, les fournisseurs de capitaux et les hommes politiques, qui travaillent dans des conditions semblables.

Actuellement, les entrepreneurs semblent toutefois s’intéresser assez peu à des hypothèses qui ont été formulées à la suite de l’observation de phénomènes récurrents dans un échantillon de cas étudiés. Ce qui manque, c’est peut-être une stratégie de communication appropriée. En outre, des découvertes sur la base de valeurs moyennes et de variances sont coûteuses tant en termes de temps que d’argent (par exemple, lors d’une étude longitudinale).

On se pose donc la question de savoir qui prendra en charge cette dépense à l’avenir. Les entrepreneurs, à travers le financement direct de travaux de recherche, ou à travers l’investissement indirect - qu’ils ne peuvent empêcher - de leurs prélèvements obligatoires dans les budgets de recherche de l’État ? De même, on peut se demander qui remplira les nombreux questionnaires ou sera disponible pour se soumettre à des entretiens, si les adeptes de ce genre de recherche veulent étudier des échantillons de plus en plus grands.

3.1.2. Division du travail entre chercheurs et entrepreneurs

Le propre de la recherche est de s’intéresser à ce qui est valable en général (et sera donc, implicitement et d’une façon abstraite, également applicable à l’entreprise). Mais cela n’est pas suffisant pour les praticiens, car dans la pratique, on ne se préoccupe pas de problèmes formulés en général, mais on est confronté aux particularités des cas individuels. Ce qui est valable en général, et, pour cette raison, abstrait, doit être concrétisé pour que, dans un cas particulier, une décision puisse être prise. Plusieurs entreprises peuvent appliquer la concrétisation d’une stratégie générale de la même manière. Cela pourrait se produire, par exemple, lorsqu’un consultant d’entreprise recommande à tous ses clients la même stratégie, qui, à son avis, a fait ses preuves. Ces mêmes stratégies ne permettent pas alors la différenciation d’une entreprise à l’autre dans un contexte de concurrence. Ainsi, une stratégie unique (idiosyncratique), appliquée à une situation concrète et particulière, est en général plus avantageuse d’un point de vue concurrentiel.

La concrétisation de stratégies génériques est un art qui requiert de la créativité. L’art de la concrétisation relève donc plutôt de l’activité créatrice de l’entrepreneur que de la compétence d’analyse du chercheur. Cet art n’est souvent pas le fait d’un seul entrepreneur, il est le produit de la confrontation des idées dans un climat favorisant l’innovation. Enfin, cet art est non seulement le fruit d’un microclimat qui favorise l’innovation au sein d’une entreprise, mais aussi celui d’un macroclimat qui favorise l’innovation dans la société. Les stratégies, qu’elles soient vouées au succès ou à l’échec, naissent (émergent) de la rencontre d’une multitude de spécificités concrètes de l’entreprise avec son environnement (Mintzberg et Waters, 1985).

Nous ne considérons donc pas que le rôle de la recherche en gestion soit d’accomplir mieux les tâches qui incombent aux entrepreneurs. Nous plaidons plutôt pour une division du travail entre la recherche et la pratique, qui permettrait à chacune des deux de mettre en valeur ses compétences. À la recherche reviendraient l’analyse et l’organisation de l’universellement valable ; à la pratique, l’analyse et l’organisation de l’individuel, du concret. De bons chercheurs ne doivent pas nécessairement être en même temps de bons entrepreneurs, mais ils doivent être capables de changer de perspective et de se glisser dans la peau d’un entrepreneur. Plus on s’attache concrètement à l’étude des facteurs déterminants et des processus d’interaction - ainsi qu’aux conséquences de cette interaction sur le résultat (par exemple, la stratégie d’internationalisation et ensuite, son succès d’un point de vue de la gestion) -, plus cette tâche est éloignée de l’objectif de la recherche. Traiter un cas concret reste la compétence exclusive de l’entrepreneur.

La recherche peut toutefois apporter sa contribution sous forme de nouvelles connaissances qui trouvent tout à fait leur place dans les processus de décision concrets des entrepreneurs – à condition naturellement que ces contributions soient justes.

Pour résoudre les contradictions et les irrationalités contenues dans les travaux de recherche présentés en entrepreneuriat, les chercheurs devront encore accomplir un long travail.

3.1.3. Coordination des efforts des particuliers

Les études concernant le même thème pourraient se référer mieux les unes aux autres. Ainsi, les nouvelles études pourraient être conçues de telle sorte que les résultats d’études antécédentes soient réexaminés. Lors de l’application d’un modèle à d’autres régions et/ou à d’autres branches, des différences à ce sujet pourraient être prises en considération et/ou du moins signalées.

Dans les études futures, une coopération entre les chercheurs actifs dans un domaine permettrait d’examiner de plus grands échantillons, ce qui réduirait le risque d’erreurs et donnerait des résultats plus justes, permettant aussi de mieux tenir compte de la multitude des variables possibles.

Les variables examinées (par exemple, les stratégies d’internationalisation aussi bien que leurs causes déterminantes) pourraient être plus concrètes - en particulier si de plus grands échantillons sont disponibles. Si cela ne paraît pas possible, on devrait au moins veiller à être plus précis dans l’utilisation des notions.

3.2. Réorientation radicale de la recherche en entrepreneuriat – Affiner les capacités à formuler des théories subjectives

La vie sociale est marquée par l’émergence de phénomènes nouveaux et elle est donc, à cet égard, dynamique. La plus grande partie de cette dynamique est créée par les individus agissant dans un esprit d’entreprise, qui font avancer non seulement l’économie mais la société tout entière, tout en donnant constamment de nouvelles directions à ce processus de développement.

Il ne semble pas possible de fournir une explication de ces processus en se fondant sur des théories stables dont il faudrait examiner la validité à long terme. Des théories stables, pertinentes à long terme, sont d’une faible utilité dans un monde où le changement est constant. Elles ne peuvent éprouver leur validité qu’à un niveau d’abstraction très élevé, comme la théorie des jeux, la théorie du marché ou la théorie générale des coûts de transaction.

Si l’on veut utiliser des théories abstraites, avec un fort degré d’exigence quant à leur validité, pour expliquer des phénomènes sociaux plus concrets, il faut en général introduire de nombreuses hypothèses supplémentaires. Cela rend trop souvent ces modèles très complexes, mais ils restent malgré tout trop simples pour pouvoir décrire de façon adéquate la réalité. Dans la vie en société, chaque événement est un cas particulier, une situation unique qui résulte d’un processus long et unique, sur lequel un nombre incontrôlable de variables exercent une influence. Cependant, la plupart des événements particuliers auxquels nous sommes confrontés ne sont pas complètement surprenants et nous ne sommes pas entièrement surpris lorsqu’ils se produisent. Nous pouvons tirer des leçons de ces cas individuels, comme le fait chaque enfant au cours de son processus de développement.

Apprendre signifie être capable de transférer le savoir explicite ou implicite d’un cas à un autre cas. C’est le mode de transfert que l’on peut désigner par le terme « théorie subjective » (Groeben etal., 1988). Elle est - tout comme la théorie objective - constituée d’hypothèses. Cependant, ces hypothèses ne recoupent pas toujours les idées avancées et ainsi « légitimées » par la communauté scientifique ; elles se manifestent dans le cerveau d’un individu qui, au demeurant, n’est pas forcément un « chercheur professionnel » mais tout simplement quelqu’un de curieux.

Chaque parcelle de notre monde peut être interprétée comme un assemblage de variables interdépendantes et le résultat (qualitatif) de ces interdépendances et interactions peut être légèrement différent du résultat quantitatif obtenu par leur simple somme. C’est pour cette raison que l’on utilise fréquemment des notions telles que « système », « totalité », « configuration », « forme » (le terme allemand de « Gestalt » est également utilisé en anglais et en français). Une entreprise, qui réunit de nombreuses variables internes et externes, représente un tel système. Il s’agit d’un système particulier, unique, tout au plus similaire à un autre système, mais jamais complètement identique. Dans ce système, la personnalité de l’entrepreneur joue un rôle particulier. L’entrepreneur est celui qui développe des théories subjectives sur les effets des interdépendances qu’il perçoit. Si ses perceptions et interprétations de situations concrètes sont correctes (nota bene : en Autriche, le terme spécifique de « passend » - dont la signification est « correct » ou « qui correspond » - a été forgé pour désigner ce recoupement, mais n’est guère utilisé dans le reste de l’espace germanophone), l’entrepreneur peut intervenir de façon ciblée. De cette façon, on observe une augmentation des chances de développement du système selon les souhaits de l’entrepreneur.

Vu les difficultés que l’on éprouve à formuler à temps (et non ex post) des découvertes générales fiables et applicables dans le quotidien de l’entreprise, la recherche en gestion, au lieu de se pencher constamment sur des problématiques connues, devrait s’orienter davantage vers des découvertes permettant de traiter de façon autonome des problèmes a priori inconnus.

Cela signifierait que la recherche en gestion, là où des affirmations générales ne peuvent être formulées qu’avec un certain retard et une faible fiabilité, devrait se préoccuper davantage d’expliquer un autre type d’interaction, voire, dans une certaine mesure, expliquer des « méta-interactions ». Ces « méta-interactions » concernent le développement des capacités des personnes (en particulier des entrepreneurs, des managers et de ceux qui veulent le devenir) et des organisations à reconnaître les interactions individuelles, pertinentes dans une situation concrète et, donc, à réagir promptement, avec créativité, tout en agissant d’une façon conséquente et logique. Cela voudrait dire que nous devrions chercher davantage à savoir comment les personnes et les organisations peuvent acquérir de telles capacités, grâce auxquelles elles seront en mesure de s’autoévaluer et d’apprécier leur environnement ainsi que les ressources dont elles disposent dans leur entreprise. Elles pourront ainsi établir avec exactitude un pronostic sur l’évolution future et réagir de façon adéquate.

Conclusion

Après une décennie au cours de laquelle on a assisté à l’explosion de la recherche en entrepreneuriat dans les structures académiques de l’espace germanophone, accompagnée d’une réception souvent peu critique des résultats de cette recherche, que ce soit au sein de la communauté scientifique ou parmi les médias, on peut observer l’émergence d’une nouvelle génération de chercheurs qui examine d’un oeil critique les fondements et l’évolution de la recherche en entrepreneuriat. Le scepticisme qu’opposèrent les générations précédentes de gestionnaires à cette vague très forte, portée par la croyance dans le progrès teintée de positivisme, constitue désormais la base d’un examen critique des pratiques de la recherche dans le domaine de l’entrepreneuriat ainsi que des résultats ainsi obtenus. Les limites révélées par notre état des lieux peuvent être résumées comme suit.

Nous observons un domaine de recherche très fragmenté, dans lequel de petits groupes isolés de chercheurs hautement spécialisés et motivés par leur carrière examinent des parcelles de la réalité, s’appuyant sur des méthodologies très élaborées et des échantillons très petits, déformés, dans des contextes trop particuliers. Les résultats de ces efforts sont des descriptions détaillées des relations de causalité entre variables, faisant abstraction d’un contexte plus large. Il est souvent impossible de relier ces affirmations avec de précédents résultats et, en raison de leur contenu critiquable et de leur faible portée, elles sont difficilement applicables dans la pratique. Ainsi, les entrepreneurs connaissent à peine la recherche effectuée dans le domaine de l’entrepreneuriat.

La question qui se pose est de savoir si les coûts élevés de la recherche, assumés par la société, sont justifiés par les résultats obtenus et leurs applications pratiques. Dans l’état actuel de la recherche en entrepreneuriat, il est difficile d’en trouver une justification. La situation de cette recherche est semblable à un labyrinthe dans lequel ni les spécialistes, ni a fortiori les entrepreneurs, ne peuvent trouver leur chemin. La recherche en entrepreneuriat doit trouver une issue qui lui permette d’en finir avec ce nombrilisme grandissant, en proposant des concepts clairement utilisables dans la société d’aujourd’hui et pas uniquement dans un avenir incertain. Prétendre fonder une théorie à large portée qui, à partir d’événements isolés et fragmentés, permettrait de « tout » expliquer de façon satisfaisante, deviendra avec le temps de moins en moins crédible.

Les entrepreneurs exigent de la recherche des résultats viables qui les aident le plus efficacement possible à résoudre leurs problèmes. Des modèles d’interprétation de moins grande envergure, un clair partage du travail avec les entrepreneurs ainsi qu’une meilleure coordination entre les chercheurs pourraient apporter des améliorations progressives.

La recherche en entrepreneuriat ne peut, ni ne doit, libérer les entrepreneurs et leurs réseaux internes comme externes à l’entreprise du poids du processus de prise de décision – de la recherche des possibilités d’action à leur application et à leur contrôle, en passant par leur évaluation. Car la tâche propre à l’entrepreneur est de repérer les opportunités et de les saisir en sachant prendre les décisions adaptées.

Le chemin qui permettrait de sortir du labyrinthe dans lequel la recherche actuelle en entrepreneuriat s’est perdue mène les entrepreneurs à une compétence supplémentaire : il faudrait les rendre aptes à percevoir leur rôle au sein de l’économie et de la société, au lieu de leur prodiguer des conseils sur les décisions qu’ils ont à prendre.

Dans la Grèce antique, il y avait le célèbre oracle de Delphes. C’est là que la Pythie formulait ce qu’on pourrait appeler une première interprétation de la vérité, qui lui avait été révélée par le dieu Apollon. Nous pouvons comparer ces révélations aux théories objectives d’aujourd’hui. Une équipe de prêtres était ensuite occupée à concrétiser cette première interprétation livrée par leur chef, la Pythie. Ces concrétisations seraient ainsi les injonctions concrètes issues des résultats de la recherche. Beaucoup de pèlerins se rendaient à Delphes pour obtenir des recommandations concrètes pour des décisions importantes. Ils repartaient avec des recommandations, qui étaient certes concrètes, mais souvent aussi ambiguës. Celui qui s’y fiait sans réfléchir prenait donc un grand risque.

C’est ce qui arriva au roi Crésus de Lydie au VIe siècle avant Jésus-Christ. Il était en guerre contre le roi des Perses Cyrus II et il demanda conseil à l’oracle de Delphes. L’oracle lui répondit avec ces paroles ambiguës : « Si tu traverses le fleuve Halys, un grand royaume sera détruit. » Malheureusement, ce fut son propre royaume qui fut détruit. Le roi Crésus avait pris la mauvaise décision, en suivant un « résultat de recherche » concret.

D’après nous, on ne peut rendre l’oracle de Delphes que partiellement responsable de ce désastre – de même que l’on ne peut rendre la recherche que peu responsable des mauvaises décisions prises au sein d’une entreprise. Car aux pèlerins - comme aux entrepreneurs d’aujourd’hui - s’offrait une autre manière de trouver une réponse à leurs questions : la voie de l’amélioration de leurs théories subjectives. Au-dessus de l’entrée du temple sacré, on pouvait lire : « Connais-toi toi-même ! »