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La phénoménologie traverse présentement une renaissance dans le domaine de la philosophie de l’esprit. Des philosophes comme Alva Noë, Shaun Gallagher et Dan Zahavi interprètent les résultats neuroscientifiques en ayant recours aux concepts et méthodes de la tradition phénoménologique. Toutefois, l’adaptation de la méthode phénoménologique en philosophie de l’esprit consiste souvent simplement à copier la façon de parler phénoménologique, ce qui ne contribue pas nécessairement à l’éclaircissement de l’objet d’étude. Les textes réunis dans le présent volume, et rédigés précisément pour celui-ci, sont libérés de tendances semblables : les auteurs résistent à la tentation d’envelopper leurs pensées dans le brouillard phénoménologique avec lequel d’ailleurs ils se confrontent systématiquement et, la plupart du temps, de manière extrêmement fructueuse.

Une fois éclairée, dans la première partie, la relation entre la tradition phénoménologique et la philosophie de l’esprit à tendance « analytique » — à travers une contribution en première ligne historique de Paul Livingston (« Functionalism and logical analysis »), un texte de Galen Strawson sur la structure conceptuelle de la philosophie de l’esprit (« Intentionality and Experience : Terminological Preliminaries ») et une critique d’inspiration merleau-pontyienne à la théorie de la conscience de Dennett par Carmen Taylor (« On the Incapability of Phenomenology »), les quatre autres sections abordent différents complexes thématiques de la phénoménologie : la conscience et la connaissance de soi (2e partie), l’intentionnalité (3e partie), l’unité de la conscience (4e partie) et finalement la perception, la sensation et l’action (5e partie).

Il faut tout particulièrement souligner ici que dans cet ouvrage des thèmes sont abordés qui, dans la philosophie de l’esprit de tendance naturaliste-analytique, mènent depuis longtemps une existence marginale, lorsqu’ils ne sont tout simplement pas abordés, comme c’est le cas de la question de savoir si les hommes sont capables d’avoir conscience des objets abstraits (consciousness of abstract objects) ou celle de savoir s’il y a quelque chose de tel qu’une conscience collective (collective consciousness). En débattant de telles questions qui ont suscité un intérêt dans la tradition phénoménologique, on peut élargir considérablement l’éventail de la philosophie de l’esprit.

C’est d’ailleurs précisément ce que les directeurs de la publication désignent comme leur but : l’objectif de ce volume, nous disent-ils, consiste à « intégrer les résultats et les méthodes des deux disciplines dans l’intérêt de la philosophie dans son ensemble » (p. 1). Ils précisent ensuite l’orientation primaire de cette fécondation « réciproque » : il s’agit dans ces essais d’exposer la pertinence de la phénoménologie pour la philosophie de l’esprit (p. 2).

Il semble toutefois que l’ouvrage fasse ici face à une difficulté insurmontable, symptomatique des tentatives de laisser les phénoménologues soigner la philosophie de l’esprit — cette dernière étant souvent qualifiée ici d’« analytique » : cette difficulté est celle de la détermination exacte de ce que doivent signifier les expressions « tradition phénoménologique » et « philosophie analytique » dans ce contexte. Les directeurs de la publication distinguent la tradition phénoménologique de la tradition analytique tant d’un point de vue historique que d’un point de vue systématique. Et, respectivement, les expressions « philosophie analytique » et « phénoménologie » sont alors à comprendre d’une part selon des critères systématiques et d’autre part selon des rapports historiques précis. Toutefois, cette distinction louable ne mène malheureusement pas au résultat souhaité.

Les directeurs de publication tentent de nous donner dans l’introduction une idée globale des deux disciplines, d’un point de vue historique et systématique (p. 1). Mais cela tourne mal : dans la première partie de l’introduction (« A brief History of Philosophy of Mind », p. 2-4) la tradition analytique est réduite en deux pages à un mouvement naturaliste allant du behaviorisme naïf à l’éliminativisme. Les discussions très élaborées qu’on retrouve en philosophie de l’esprit autour de la notion de réduction, de qualia, d’intentionnalité naturalisée, et d’épiphénoménalisme sont complètement négligées dans l’ouvrage — un aspect qui cadre mal avec leur critique de « la » philosophie analytique de l’esprit. Ils contestent que cette tradition soit en mesure de considérer les « questions vraiment philosophiques » (the realphilosophical issues, p. 3).

Essayant de fournir des arguments pour la thèse selon laquelle la phénoménologie est très proche de la philosophie analytique du langage, les directeurs de publication discutent « l’histoire, les concepts, et les méthodes de la phénoménologie » (c’est le titre de la deuxième partie de l’introduction, p. 6-11), consistant apparemment uniquement en une certaine interprétation d’un Husserl non idéaliste. Ils plaident pour la thèse selon laquelle le projet husserlien consiste en une analyse des contenus sémantiques des expressions mentales, et non pas d’une analyse des sensations internes. Cette analyse husserlienne est considérée comme donnant accès aux essences des types mentaux — et comme précurseur du projet de Ryle d’analyser les prédicats mentaux en termes fonctionnels. D’après les directeurs de publication, cette analyse est une condition nécessaire aux recherches empiriques : pour répondre aux questions dans lesquelles on utilise des expressions mentales, il faut comprendre ces expressions. C’est là une interprétation fort profonde et intéressante, mais elle est loin de refléter latradition phénoménologique. Et c’est le problème fondamental du projet qu’ils poursuivent : il semble que le Husserl de Thomasson et Smith — et du coup la tradition phénoménologique qu’ils envisagent — soit plus éloignée de Heidegger et de Merleau-Ponty que de Frege et Strawson, de Quine et de Ryle. C’est bien possible, mais ce n’est pas une base pour critiquer (ni pour enrichir) la philosophie analytique d’un point de vue « phénoménologique ». Comme c’était à prévoir, on retrouve dans les textes rassemblés dans ce volume au moins deux caractérisations différentes de la phénoménologie.

Sean Dorrance Kelly, qui se réfère à Merleau-Ponty dans son essai, n’emploie pas l’analyse conceptuelle mais plutôt — de manière tout à fait concordante avec Merleau-Ponty — fait régulièrement référence à l’effet procuré par une expérience à la première personne (voir par exemple p. 233). Dans une note de bas de page (p. 235), il se rapporte explicitement à deux possibilités de traitement phénoménologique des « phénomènes » : les décrire et les analyser. Charles Siewert, qui traite de Merleau-Ponty et non de Husserl, explique ce qu’il comprend par phénoménologie de la manière suivante (même si ce n’est pas de manière exclusive) « [...] par “caractère phénoménal” [que l’on doit examiner d’une perspective phénoménologique, RVR], je veux dire : le point de vue selon lequel des expériences phénoménologiques conscientes (et seulement de telles expériences) peuvent se distinguer les unes des autres » (p. 275). Il s’agit visiblement de quelque chose de différent de l’analyse d’expressions qui se rapportent à des états mentaux. Bermudez, dans son texte clairement formulé, qui comprend d’ailleurs une proposition intéressante pour combler le fossé entre la perspective à la première et à la troisième personne (« the Phenomenology of Bodily Awareness »), se rapporte lui aussi à Merleau-Ponty, et il écrit explicitement qu’il s’agit pour lui de la dimension expérientielle de la spatialité de la perception corporelle de soi. La question de Merleau-Ponty, qu’il reprend à son compte, est alors reformulée comme suit : « Le premier thème expose la distinction avec laquelle nous éprouvons nos propre corps […], le […] second thème fait irruption dans le développement de la distinction entre corps objectif et corps phénoménal chez Merleau-Ponty » (p. 315) Ce dernier est « le corps tel que vécu et éprouvé » (ibid.). Dans le camp de ceux qui reprennent à leur compte la phénoménologie de Merleau-Ponty, il ne peut donc être question, comme cela semble être le cas, que la phénoménologie tombe sous la description de Thomasson et de Smith.

Dans sa contribution d’une impressionnante précision (« First-Person Knowledge in Phenomenology ») sur la méthode de la réduction phénoménologique, Thomasson développe un modèle clair, à savoir comment attribuer un poids à la perspective de la première personne dans l’analyse philosophique sans pour autant devoir se rapporter à quelque chose comme la perception interne. Elle en arrive au résultat à la base de l’introduction, selon lequel cette méthode est une proche parente de la méthode de l’analyse du langage. Cette idée est reprise par Bickle et Ellis (« Phenomenology and Cortical Microstimulation ») et trouve aussi un écho dans les réflexions éclairantes de Smith sur la conscience et le contenu réflexif (« Consciousness with Reflexive Content »). Ces deux textes ne contiennent que peu ou pas de Merleau-Ponty et davantage de Husserl. Serait-ce un indice qu’il y aurait peut-être (au moins) deux méthodes phénoménologiques relatives à ces deux auteurs ? Il n’est pas facile à tout le moins de voir comment l’interprétation fructueuse de Husserl pourrait se laisser transposer à Merleau-Ponty, dont la théorie du langage semble déjà exclure une telle possibilité — les expressions linguistiques d’objets étant bien chez lui des « emblèmes ou [...] corps » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 212), semblables à un geste (ibid., p. 213sq.) et non pas des signes qui ne sont en aucune relation essentielle à leur signification. S’il y a donc ces deux méthodes phénoménologiques, alors il est peut-être regrettable que l’influence de Merleau-Ponty sur les développements contemporains en philosophie de l’esprit semble autrement plus déterminante que celle de Husserl.

Mais c’est précisément dans cette intrication de deux sources phénoménologiques que se trouve un des attraits de cet ouvrage : nous n’avons pas là que d’excellents philosophes qui écrivent clairement et qui travaillent de manière fructueuse avec des textes de la tradition. Le volume montre également à quel point cette tradition est si peu unitaire. Il serait souhaitable que l’ouvrage connaisse une réception dans les courants principaux de la philosophie de l’esprit et qu’il suscite peut-être des débats fondamentaux sur le rôle de la phénoménologie pour les discussions contemporaines ainsi que sur la question de savoir en quoi consiste précisément la méthode phénoménologique à laquelle on se rapporte de tous côtés.