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Charles-Alexandre Théorêt intitule son livre en maudissant la poutine et en soulignant l’absence de prétentions scientifiques de son ouvrage. Il aborde son sujet avec un parti-pris positif et une perspective multidisciplinaire qui mélangent cuisine, histoire, culture et politique. Le livre se distingue en tout premier lieu par son graphisme original : il est coloré, richement illustré et évoque le décor des restaurants de fast-food. Le lecteur y trouve aussi plusieurs suggestions pour apaiser ses fringales de « patates, sauce brune et fromage », que ce soit en essayant les recettes proposées ou en visitant un des restaurants mentionnés. L’ouvrage divertit et instruit : le ton est léger, parfois humoristique, et le contenu est varié, comprenant entrevues, anecdotes, caricatures, poèmes et chansons. Maudite poutine! soulève de bonnes questions, propose des pistes prometteuses et contient des informations pertinentes. Cependant, il laisse parfois le lecteur sur son appétit.

Maudite poutine! relate d’abord la genèse de la poutine selon deux récits concurrents, sans toutefois trancher le débat sur l’identité de son inventeur. Dans les deux histoires, les clients jouent un rôle important. À Warwick, un routier serait le premier à avoir mélangé frites et fromage en grains, le restaurateur ayant ensuite ajouté la sauce. À Drummondville, les clients auraient pris l’initiative de combiner le fromage en grains à la « patate-sauce » offerte au menu. Théorêt rappelle ainsi que même lorsqu’ils semblent consommer des produits bien ordinaires , les clients participent à la création des produits offerts. Cependant, l’examen des sources citées dans cette section historique de l’ouvrage laisse songeur : les articles de journaux utilisés datent tous des années 1990 ou 2000. L’auteur a-t-il négligé les sources plus anciennes, ou serait-ce simplement que personne n’a revendiqué la paternité de la poutine plus tôt? S’il s’agit de la seconde explication, peut-on penser que le courant nationaliste des années 1990 a stimulé en quelque sorte une course pour le titre d’inventeur de la poutine? Ajoutons que l’ouvrage offre peu de mise en contexte : Théorêt ne propose au lecteur aucune information sur l’histoire de la restauration rapide au Québec, ni sur les trois ingrédients de base de la poutine.

Le chapitre suivant aborde la question du régionalisme. On y apprend entre autres que la poutine est née dans la région du Centre-du-Québec à la fin des années 1950. Elle arrive à Québec dans les années 1970 et à Montréal au début de la décennie suivante. Comment expliquer cette migration? Par la vigueur de la compétition dans la restauration urbaine? La présence des fromageries a-t-elle favorisé la région (plutôt que les principaux centres urbains du Québec)? Le reste du chapitre relate l’adoption de la poutine par les chaînes de fast-food nord-américaines et dans le Rest of Canada, puis sa « conquête du monde » grâce à son exportation à des endroits aussi exotiques que le Vietnam et le Burkina Faso.

Quant au chapitre intitulé « À l’enseigne de la poutine », il aborde la question complexe de l’identité collective. On y lit que le plat est souvent associé au discours de dénigrement de la culture québécoise, que ce dernier soit véhiculé par certains Français ou Anglo-Canadiens, voire par nombre de Québécois qui tiennent un discours identique afin de se distancier d’une culture qu’ils estiment pauvre, paresseuse ou misérable. L’auteur donne quelques exemples de cette tendance, puis conclut par une section « dégustation », où deux experts discutent de « l’art d’accorder la bière et le vin avec la poutine », participant du coup à une certaine revalorisation de la poutine et de la culture québécoise populaire. Puis suit le chapitre intitulé « La poutine nouvelle vague », qui illustre comment ses partisans la réinventent et l’adaptent sans cesse. Si sa version au foie gras permet son entrée dans la gastronomie, d’autres versions ne lui font guère honneur, comme dans le cas de la poutine surgelée. À l’occasion, musiciens et artistes vantent ses mérites, contribuant également à en faire un emblème culinaire et culturel du Québec.

Ces deux derniers chapitres résument bien l’opinion des partisans et des détracteurs de la poutine. L’ouvrage gagnerait à inclure quelques comparaisons afin de mettre les différents discours (souvent diamétralement opposées) en perspective : par exemple, il serait pertinent de montrer en quoi le discours sur l’utilisation de la poutine pour dénigrer le Québec n’est pas sans présenter certaines analogies avec celui sur le hamburger souvent employé pour caractériser négativement les Américains ou celui sur le beigne parfois avancé pour qualifier de manière peu flatteuse les Canadiens anglais. On remarquera enfin l’absence de l’opinion des experts de la santé. Peut-être cette exclusion montre-t-elle après tout l’affection de l’auteur pour son sujet; ainsi, un tableau nutritionnel sur la poutine viendrait pour le moins contredire une description et une histoire somme toute positives. Il serait néanmoins intéressant de savoir comment les nutritionnistes ont contribué, au fil des décennies, à sa diabolisation. D’ailleurs, ce sont sans doute son caractère nutritionnellement transgressif et sa consommation dans des occasions festives qui expliquent en partie son importance non négligeable sur le plan identitaire.