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Énigmatique, subversive, paradoxale ; l’oeuvre de Louis-Armand de Lom d’Arce, baron de Lahontan, est à l’image de son auteur. Les Nouveaux Voyages de Mr le Baron de Lahontan dans l’Amérique septentrionale, les Mémoires de l’Amérique septentrionale et le Supplément aux Voyages du Baron de Lahontan, où l’on trouve des Dialogues curieux entre l’Auteur et un Sauvage de bon sens qui a voyagé, publiés en 1702-1703, ont aussitôt suscité des réactions critiques[1]. Ces textes s’inspirent des expériences de Lahontan au Canada, où il a vécu de 1683 à 1693, mais ils sont loin d’être de simples récits de voyage : les commentaires de l’auteur sur la culture et sur les croyances des habitants indigènes de la Nouvelle-France mettent en question les fondements de la société française d’Ancien Régime et les doctrines de l’Église catholique, propagées dans la colonie par des missionnaires jésuites.

En s’appuyant sur les Dialogues — le texte le plus ouvertement polémique de la trilogie —, beaucoup de commentateurs ont fait de Lahontan non seulement le créateur du « bon sauvage » du Siècle des lumières, mais aussi l’un des premiers adversaires du système colonial[2]. Il est vrai qu’à travers le personnage d’Adario, chef de tribu amérindien et protagoniste des Dialogues, Lahontan critique avec véhémence la colonisation française de l’Amérique du Nord et vante la supériorité de la culture amérindienne :

Nous sommes nés libres et frères unis, aussi grands maîtres les uns que les autres, au lieu que vous êtes tous des esclaves d’un seul homme. […] Avons-nous été en France vous chercher ? C’est vous qui êtes venus ici nous trouver. Qui vous a donné tous les pays que vous habitez ? De quel droit les possédez-vous ? Ils appartiennent aux Algonkins depuis toujours. Ma foi, mon cher frère, je te plains dans l’âme. Crois-moi, fais-toi Huron. Car je vois la différence de ma condition à la tienne[3].

Cependant, les travaux approfondis de Réal Ouellet sur les Nouveaux Voyages et les Mémoires de l’Amérique septentrionale révèlent qu’il faut nuancer cette vision négative des rapports entre les colonisateurs français et les habitants indigènes du Canada[4]. Les Mémoires en particulier démontrent toute la complexité de l’attitude de Lahontan envers la Nouvelle-France. Ce texte se présente sous la forme d’une description géographique et ethnographique du Canada : c’est le portrait d’un pays fertile, plein de ressources naturelles et qui se prête à l’exploitation. En décrivant la manière de vivre des habitants, l’auteur manifeste une sympathie évidente envers les différentes tribus amérindiennes qu’il a rencontrées et représente leurs coutumes les plus « sauvages » de façon objective et relativiste. Cependant, en tant qu’officier des forces coloniales françaises, Lahontan a comme préoccupation primordiale « l’interêt des François[5] ». Comme l’explique Réal Ouellet : « les traits positifs et négatifs des Amérindiens s’équivalent puisque l’important ne réside pas dans leur être, mais dans leur capacité de favoriser l’intérêt d’une métropole[6] ».

Notre étude des Mémoires de Lahontan portera plus particulièrement sur la dernière partie de ce texte, un « Petit Dictionnaire de la langue des Sauvages », qui est précédé des réflexions de l’auteur concernant les langues parlées par les habitants du Nouveau Monde. L’importance de ce « Petit Dictionnaire » est soulignée par Hans Christoph Wolfart dans ses études de l’histoire de la linguistique amérindienne. En effet, le texte de Lahontan s’avère le premier lexique imprimé de la langue algonquine au début du dix-huitième siècle, les lexicographes missionnaires n’ayant produit jusque-là que des documents manuscrits[7]. Ceux-ci ont pourtant été étudiés en détail[8], tandis que le dictionnaire de Lahontan reste peu connu malgré le fait qu’il ait apparemment servi de source et de modèle à d’autres lexicographes de l’époque coloniale[9].

S’étant limité à examiner l’influence du « Petit Dictionnaire » sur l’histoire de la linguistique, Wolfart ne s’interroge pas sur la relation possible entre linguistique et colonialisme dans le texte de Lahontan. Les travaux d’Anthony Pagden et d’autres critiques postcoloniales ont cependant montré que l’évaluation des langues indigènes par des observateurs européens révèle souvent les préjugés culturels de ces derniers. Pagden rappelle que le terme « barbare » désignait à l’origine quelqu’un qui ne parlait pas la langue de l’homme dit civilisé[10]. Il souligne ainsi l’importance d’intégrer des documents linguistiques tels que les grammaires et les dictionnaires dans le corpus des études coloniales.

Nous proposons donc d’analyser de près les réflexions linguistiques de Lahontan, ainsi que le lexique inclus dans son dictionnaire, afin de nous interroger sur l’importance de la langue dans la perception française de la culture amérindienne et, plus généralement, sur le rôle joué par la langue dans les mécanismes de la colonisation. Enfin, il conviendra de se demander au terme de notre étude si, lorsqu’un représentant de la nation colonisatrice, comme Lahontan, choisit de s’intéresser à la langue du peuple colonisé, il s’agit là d’une véritable colonisation linguistique.

Le « Petit Dictionnaire de la langue des Sauvages »

Le seul titre choisi par Lahontan pour son dictionnaire demande déjà quelques explications. L’appellation « Petit Dictionnaire de la langue des Sauvages » semblerait annoncer que tous les habitants du Canada ne parlent qu’une seule et même langue, ce qui démontrerait un manque de conscience de la très grande diversité linguistique des tribus amérindiennes. Le préambule du texte précise cependant qu’il s’agira d’analyser la langue des Algonquins, l’une des tribus qui s’étaient alliées aux colonisateurs français dès la fondation de la Nouvelle-France au dix-septième siècle. Il est possible que le titre universalisant du dictionnaire relève d’une tendance à « la généralisation et la globalisation des jugements » que Roger Mercier a qualifiée de typique du discours ethnologique du dix-huitième siècle[11] ; mais il faut noter également que l’appellation « la langue des Sauvages » donne des indications sur le statut de la langue algonquine. En effet, comme l’explique Lahontan dans son préambule, la langue des Algonquins avait l’avantage d’être une sorte de lingua franca parmi les tribus de la Nouvelle-France : « Elle est tellement nécessaire pour voyager en ce Païs-là qu’en quelque lieu où l’on puisse aller, on est assuré de se faire entendre à toutes sortes de Sauvages » (MA, 198).

Dans ses Nouveaux Voyages, Lahontan raconte son apprentissage de cette langue pendant son premier séjour au Canada en 1684 : « J’ay été cet hiver à la chasse avec trente ou quarante jeunes Algonkins […] expressément pour aprendre leur langue […], & comme ils se font un vrai plaisir qu’on aprenne leur langue, ils se donnent toute sorte de peine pour me l’enseigner[12]. » En choisissant d’apprendre la langue algonquine en particulier, et de la transmettre ensuite au public européen, Lahontan agit de manière pragmatique et stratégique. Parmi les tribus canadiennes, les Algonquins étaient considérés comme les « entrepreneurs » ; chasseurs et marchands, ils jouaient un rôle très important dans le trafic des fourrures, appui principal de l’économie coloniale[13]. En plus, comme nous l’avons dit, leur langue est un outil essentiel de communication. Lahontan la définit comme « Mere Langue » (MA, 197) et voit une parenté entre le parler des Algonquins et tous les autres dialectes du continent : « Toutes les Langues de Canada […] ne different pas tant de l’Algonkine, que l’Italien de l’Espagnol. » Les références culturelles européennes qui sont ici évidentes se trouvent soulignées lorsque l’auteur précise que la langue algonquine « est aussi estimée en ce Païs-là que le Grec & le Latin le sont en Europe » (MA, 198).

En faisant cette analogie avec le grec et le latin, Lahontan dote la langue des Algonquins du statut de langue dite « classique ». Les travaux de Patricia Palmer indiquent que cette hiérarchisation des langues indigènes est typique de ce qu’elle appelle la linguistique coloniale. Selon Palmer, le classement des langues amérindiennes d’après des critères européens constitue un geste de domination culturelle[14], ce qui paraît juste dans la mesure où Lahontan, en louant les qualités de la langue de son choix, marginalise ainsi les autres dialectes du pays. Il convient de noter cependant que la formation linguistique de Lahontan — comme celle des lexicographes missionnaires — était fondée sur la grammaire des langues anciennes. Celles-ci servaient donc de référence lorsqu’il s’agissait de déchiffrer et de comprendre les parlers du Nouveau Monde. Wolfart indique effectivement qu’en comparant les langues amérindiennes au latin et au grec, comme à l’italien ou à l’espagnol, Lahontan cherche moins à dominer ou dénigrer les langues indigènes qu’à démontrer ses connaissances de la grammaire et, plus particulièrement, du principe de la filiation linguistique[15].

D’après Anthony Pagden, ce genre de comparaison est typique d’un écrivain européen qui décrit les caractéristiques les plus insolites de l’Amérique en assimilant l’inconnu au connu ; pour que l’exotisme effrayant du Nouveau Monde fasse place à une rassurante familiarité[16]. Comme pour souligner cette familiarité, dans le préambule de son dictionnaire, Lahontan prétend que la langue des Algonquins n’a plus aucun mystère pour lui. Wolfart, qui a comparé les données linguistiques contenues dans le « Petit Dictionnaire » à des études modernes de la langue algonquine (le dialecte ojibwa) a confirmé l’exactitude des connaissances de Lahontan[17]. L’auteur aurait donc été justifié en déclarant que : « J’aurois bien pû vous envoyer un Dictionnaire de tous les mots Sauvages, sans en excepter aucun. » Cependant, explique Lahontan, « cela ne vous eut été d’aucune utilité ; il suffit que vous voyez les plus ordinaires dont on se sert à tout moment. Il y en a suffisamment pour un homme qui voudroit passer en Canada » (MA, 197). Cette phrase explique la méthode lexicographique adoptée par l’auteur, qu’il choisit en fonction du lectorat ciblé. Il cherche principalement à équiper de futurs colons des compétences linguistiques nécessaires pour faciliter le commerce avec les indigènes et l’exploration du continent ; son dictionnaire est donc tout d’abord un document utilitaire.

Le « Petit Dictionnaire » ne comprend en effet que les mots « les plus ordinaires » de la langue algonquine, qui sont au nombre d’à peu près trois cents. Une analyse lexicale révèle que Lahontan choisit notamment du vocabulaire relatif au commerce, en particulier celui des fourrures, comme par exemple « peau de castor, Apiminikoüe » (MA, 202), ainsi que les noms des marchandises dont les Européens se servaient pour trafiquer avec les Amérindiens : « Aiguille à coudre, Chabounikan » ; « miroir, Ouabemo » ; « tabac, Soma » (MA, 200, 209, 212). On peut également noter la présence de vocabulaire concernant les armes, l’art de la guerre, et l’exploration du territoire ; à la fin du dictionnaire se trouve une liste des numéraux dans la langue des Algonquins, essentiels pour tout marchand (MA, 216-217).

Le contenu du dictionnaire de Lahontan fait ainsi la preuve que les échanges commerciaux entre Français et Amérindiens exigeaient une connaissance des langues indigènes de la part des colonisateurs. Ces échanges de marchandises étaient donc aussi des échanges culturels, ce qui fait du dictionnaire de Lahontan un document ethnologique qui fournit des indications importantes sur la culture des Algonquins. À l’entrée « Dieu » par exemple, Lahontan donne non seulement la traduction, « Kitchi Manitou », mais rajoute aussi des expressions explicatives : « Maître de la vie. Grand Esprit, être inconnu » (MA, 204). On apprend également que les termes « mauvais » et « imposteur » sont surtout utilisés pour faire référence aux Iroquois, ennemis jurés des Algonquins. D’autres entrées encore révèlent la façon dont les Algonquins perçoivent les nouveaux maîtres de leur territoire. La France est désignée par le syntagme polysynthétique « Mittigouchiouok-endalakiank », qui veut dire littéralement « le pays des constructeurs de vaisseaux », alors que le titre du gouverneur général du Canada, « Kitchi okima simaganich », se traduit « grand Capitaine de guerre » (MA, 206). L’absence de certains mots peut être également révélatrice. Dans la partie de ses Mémoires consacrée à la description ethnographique des tribus amérindiennes, Lahontan, comme beaucoup d’observateurs des peuples amérindiens, souligne le fait que « les Sauvages ne connoissent ni tien, ni mien », et qu’ils n’ont aucun système monétaire (MA, 97). Les termes « argent » et « monnaie » sont en effet absents du dictionnaire qui suit. Le mot « mien » n’y figure pas non plus ; tandis que « tien » est apparemment synonyme de l’impératif « prends » (MA, 213).

Les éléments culturels du dictionnaire de Lahontan montrent qu’à l’époque coloniale la linguistique est loin d’être une science objective. Ce texte pratique et utilitaire possède en effet une dimension idéologique, voire polémique, qui est surtout visible dans l’analyse linguistique de la langue algonquine qui précède les listes de vocabulaire. D’une manière typique de la linguistique de l’époque coloniale, les données relatives à la langue indigène sont analysées en employant des catégories et des critères empruntés aux langues européennes[18]. Lahontan formule des remarques sur la prononciation, l’intonation, la phonétique, la grammaire et les formes verbales de la langue des Algonquins et parle aussi de la richesse de son vocabulaire. Dans tous ces domaines, les commentaires de l’auteur soulignent la simplicité de cette langue : « La Langue Algonkine n’a ni tons ni accens, [il est] aussi facile à la prononcer qu’à l’écrire » ; « cette Langue n’a ny F, ni V, consone » ; « les noms […] ne se déclinent point » ; « il est facile de conjuguer les verbes de cette Langue » (MA, 199-200, 215). Pour illustrer ce dernier point, il ne donne l’exemple que d’un seul verbe conjugué, « sur quoi on pourra se régler pour tous les autres » (MA, 214). Tout sert à renforcer sa déclaration qu’un Européen « apprend cette Langue en très-peu de tems » (MA, 200).

Dans le contexte intellectuel du début du Siècle des lumières, ces commentaires avaient une signification particulière ; en mettant l’accent sur la simplicité frappante de la langue algonquine, Lahontan la désigne implicitement comme une langue primitive, voire sauvage. Au cours du xviie siècle, les grammairiens avaient développé l’idée que plus une langue était grammaticalement complexe, plus elle était avancée[19]. Sur ce concept s’était greffée la théorie philosophique selon laquelle la langue était le miroir de la société. Par conséquent, la complexité linguistique était perçue comme un baromètre de civilisation ; une langue complexe devait appartenir à une civilisation savante et raffinée, tandis qu’une langue simple semblait indiquer une culture plutôt primitive. Autrement dit, au xviiie siècle, juger une langue, c’était aussi juger le stade de développement culturel de ceux qui la parlaient. Ainsi, comme l’a montré Louis-Jean Calvet dans son étude Linguistique et colonialisme, les études linguistiques de l’époque coloniale ont contribué à la théorisation de la supériorité de la culture européenne sur celles des peuples colonisés[20].

À première vue, les commentaires de Lahontan sur la richesse de la langue des Algonquins confirmeraient cette interprétation :

Elle n’est pas abondante non plus que les autres Langues Amériquaines ; car les Peuples de ce continent n’ont la connoissance ni des Arts, ni des Sciences : Ils ignorent les termes de cérémonies & de complimens, & quantité de verbes dont les Européens se servent pour donner plus d’énergie à leurs discours : Ils ne sçavent parler que pour sçavoir vivre, n’ayant aucun mot d’inutile & de superflus.

MA, 199

Deux lectures de ces remarques sont possibles. D’après les théories de Calvet, Lahontan se serait servi de son analyse linguistique pour affirmer la supériorité culturelle des colonisateurs européens sur les peuples du Nouveau Monde, dont le manque de compétences linguistiques révèle l’ignorance et la sauvagerie. Pourtant, avant d’accepter ce jugement, il convient de rappeler que le « Petit Dictionnaire de la langue des Sauvages » n’existe pas isolément, mais en tant qu’annexe aux Mémoires de l’Amérique septentrionale. À l’étude des Mémoires, on s’aperçoit qu’en écrivant son dictionnaire, Lahontan profite de ses commentaires sur la langue des Amérindiens pour renforcer le portrait de l’existence simple et innocente de ces peuples, déjà dressé dans les chapitres précédents des Mémoires, en particulier celui traitant des « Moeurs & Manieres des Sauvages », (MA, 97-112). Dans ce chapitre, l’ignorance et la simplicité des Amérindiens sont présentées sous une lumière positive : « Ils prétendent que leur contentement d’esprit surpasse de beaucoup nos richesses ; que toutes nos Sciences ne valent pas celle de sçavoir passer la vie dans une tranquillité parfaite » (MA, 98-99).

En décrivant les peuples du Nouveau Monde, les observateurs européens de l’époque coloniale envisageaient les compétences linguistiques des Amérindiens de deux façons[21]. D’une part, certains louaient l’étonnante éloquence naturelle des indigènes. Le frère Gabriel Sagard, missionnaire récollet au Canada, qui a publié son Grand voyage au pays des Hurons en 1632, souligne la capacité des chefs hurons à « haranguer en terme & parole haute & intelligible un assez longtemps[22] ». L’étude d’Anne de Vaucher note également l’importance de ce « don de la parole » parmi les Hurons, dont la maîtrise de la langue affirme le statut de « bons sauvages [23] ». D’autre part, cependant, beaucoup d’Européens reprochaient aux peuples indigènes de manquer d’éloquence. Ces peuples, dont la langue écrite se résumait souvent à quelques hiéroglyphes, et dont la langue parlée était inarticulée, voire inintelligible, n’étaient que des sauvages illettrés[24].

Lahontan a lui-même consacré quelques pages de ses Mémoires à l’examen des hiéroglyphes algonquins et il en conclut que l’alphabet latin y est incommensurablement supérieur, rendant les Français capables « de pouvoir écrire au moins d’une minute un discours dont les Amériquains ne sçauroient donner l’intelligence dans une heure avec leurs impertinens Hiérogliphes » (MA, 193-194). Il remarque ailleurs que les indigènes n’ont aucune connaissance des ornements de la rhétorique. Cependant, au lieu de renforcer leur infériorité linguistique, ceci facilite la communication. Les Algonquins parlent de façon directe et sincère ; en les écoutant, on entend la voix de la raison naturelle :

Quand on les interroge, leur réponse est concise & presque monosyllabique […]. Ce qui paroîtra extraordinaire c’est que n’ayant pas d’étude, & suivant les pures lumieres de la Nature, ils soient capables malgré leur rusticité, de fournir à des conversations qui […] roulent sur toutes sortes de matières, & dont ils se tirent si bien, que l’on ne regrette jamais le tems qu’on a passé avec ces Philosophes rustiques.

MA, 102-104

Bien sûr, cette évocation élogieuse de la sagesse des « Philosophes rustiques » que sont les Amérindiens ne contredit pas pour autant les conclusions de Calvet. À l’époque coloniale, il était tout à fait vraisemblable qu’un écrivain européen loue la simplicité idyllique de la vie sauvage, sans nécessairement nier la suprématie culturelle de l’Europe. En effet, c’est en partie sur cette vision primitiviste de la vie sauvage qu’était fondée la « mission civilisatrice » des colonisateurs[25]. Cette puissante notion justifiait l’exportation de la culture occidentale aux colonies, afin d’en « civiliser » les habitants ; elle avait également une dimension linguistique, impliquant à la fois l’imposition de la langue de la métropole et l’éradication des langues indigènes. En parlant de cette politique, pratiquée notamment par les Espagnols en Amérique du Sud, il est courant d’utiliser le terme de « colonialisme », voire d’« impérialisme » linguistique[26].

Linguistique et politique coloniale

Pour bien comprendre l’attitude complexe de Lahontan, il faut relever la différence entre ce « colonialisme » à l’espagnole et ce que nous nommerons la « colonisation » linguistique. Tout le contenu de son dictionnaire signale que Lahontan ne souhaite ni imposer la langue française en Nouvelle-France, ni éradiquer les langues indigènes. L’auteur identifie même un obstacle important qui entraverait la mise en oeuvre d’une telle politique. À la fin du dictionnaire, il affirme : « Il n’y a point de Sauvages en Canada qui veuïllent parler François. » Cette observation est fondée sur ses propres expériences ; il déclare avoir essayé d’enseigner le français à des représentants de deux tribus. Le manque de motivation des Amérindiens se trouvait aggravé par d’importantes difficultés de prononciation, notamment des lettres labiales, qui les auraient empêchés de prononcer les mots français les plus simples. L’extension du français au Canada serait donc, selon Lahontan, voué à l’échec : « Il est presque impossible que les uns ni les autres puissent bien apprendre le François […] je crois qu’en dix ans ils ne pourront dire ces mots, Bon, Fils, Monsieur » (MA, 218).

Fondant son argumentaire sur l’incapacité apparente des Amérindiens à apprendre la langue française, Lahontan décide que la meilleure stratégie à adopter est celle d’apprendre la langue des indigènes lui-même, et de la transmettre ensuite à ses compatriotes — d’où la publication de son dictionnaire à la fin de son récit de voyage. En lisant le dictionnaire à la lumière des commentaires positifs sur la langue et la culture des Amérindiens qui parsèment les Mémoires, il paraît évident que la tentative de Lahontan de codifier et de diffuser la langue algonquine ne relève pas du colonialisme linguistique tel qu’il a été pratiqué par les Espagnols. Peut-elle néanmoins être qualifiée comme un acte de colonisation ? Oui, selon une lecture du texte qui s’inspire des théories de la linguistique postcoloniale, développée par des commentateurs tels que Bernard S. Cohn. Les travaux de Cohn portent sur l’attitude des colonisateurs anglais envers les langues indigènes du sous-continent indien, mais ses hypothèses peuvent également s’appliquer à l’oeuvre de Lahontan[27]. Il est possible d’en conclure que la compilation du dictionnaire constitue une invasion, de la part de Lahontan, du territoire linguistique des sauvages. L’auteur prend possession de ce territoire en fixant sur papier une langue jusque-là exclusivement orale et en la transcrivant selon les règles de la phonétique occidentale. Anne de Vaucher, qui a étudié les écrits des missionnaires envoyés en Nouvelle-France au xviie siècle, explique que les efforts des premiers colonisateurs à comprendre et à codifier les langues indigènes représentaient effectivement « la possibilité de dominer l’Autre en dominant sa langue ». Elle cite notamment un père jésuite qui, arrivant au Canada en 1632, remarque à propos des habitants du pays : « Il est vray que celui qui sçauroit leur langue les manieroit comme il voudroit[28]. »

Lahontan paraît également convaincu que, au Canada, la colonisation se fera par la langue. Son dictionnaire témoigne de sa conviction que les Français doivent maîtriser les langues amérindiennes pour commercer, explorer des territoires, conclure des alliances, régler des conflits ; en un mot, pour faire fructifier la colonie. Si l’attitude de Lahontan ne correspond pas aux principes du colonialisme linguistique espagnol en Amérique du Sud, on peut faire l’analogie entre son approche pragmatique et celle qu’ont poursuivie les colonisateurs britanniques en Inde. À partir du milieu du xviiie siècle, les autorités britanniques dans les provinces indiennes faisaient la promotion de l’apprentissage des langues indigènes par les fonctionnaires et les marchands, parce que la communication directe avec le peuple indien leur semblait essentielle pour permettre l’exercice direct du pouvoir et le bon fonctionnement du système colonial. En Angleterre, à la même époque, on a donc publié un grand nombre de grammaires, de dictionnaires et de traductions à l’usage des colonisateurs[29]. Le but de ces publications était essentiellement de diffuser la connaissance des langues indigènes afin de favoriser le commerce et l’exploitation des ressources naturelles des territoires coloniaux britanniques.

Le contenu du « Petit Dictionnaire » de Lahontan montre que, comme les Anglais, l’auteur envisage la langue essentiellement comme un outil qui faciliterait à la fois la domination politique et l’exploitation économique des colonies françaises. En cela, sa vision des langues canadiennes diffère profondément de celle épousée par les missionnaires, jésuites et autres, qui, avant la publication des Mémoires de Lahontan, avaient fait oeuvre de pionniers dans la codification et la diffusion des parlers autochtones de la Nouvelle-France[30]. Non seulement les Mémoires représentent-ils l’un des premiers documents séculiers où sont décrites la culture et la langue des Amérindiens, mais à travers son texte Lahontan s’engage dans une polémique contre les Jésuites et la mission catholique au Canada : polémique dans laquelle la langue des indigènes joue un rôle de premier plan. Dans ses Mémoires, il cherche tout d’abord à discréditer les arguments des missionnaires concernant la culture amérindienne en présentant ses compétences linguistiques comme gage de sa propre autorité :

J’ai lû quelques Histoires de Canada que des Religieux ont écrit en divers tems. Ils […] se sont grossièrement trompez dans le recit qu’ils font des moeurs, des maniéres, &c. des Sauvages. […] Si je n’avois pas entendu la langue des Sauvages, j’aurois pû croire tout ce qu’on a écrit à leur égard, mais depuis que j’ai raisonné avec ces Peuples, je me suis entièrement desabusé.

MA, 91-92

La comparaison du dictionnaire de Lahontan avec ceux produits par des auteurs religieux, tels que le Dictionnaire de la langue Huronne (1632) du frère Gabriel Sagard, révèle encore d’importantes différences. Comme de nombreux linguistes ecclésiastiques de l’époque, Sagard commence son dictionnaire en faisant allusion au chaos linguistique de Babel, dont il voit le reflet chez les Amérindiens. Il prévient le lecteur ensuite que, dans son texte, « il est question d’une langue sauvage, presque sans regle […] tout y est tellement confondu & imparfaict[31] ». En revanche Lahontan, comme on l’a vu, souligne constamment l’ordre et la simplicité qui caractérisent les langues indigènes. Pour comprendre l’hostilité d’un Sagard à l’égard des langues amérindiennes, il faut se rappeler que ces parlers paraissaient imparfaits aux yeux des religieux parce qu’ils ne comprenaient pas de mots capables de traduire les concepts fondamentaux de la doctrine chrétienne :

Leur langue [est] assez pauvre & disetteuze de mots en plusieurs choses, & particulierement en ce qui est des mysteres de nostre saincte Religion […]. Les mots de Gloire, Trinité, sainct Esprit, Anges, Resurrection, Paradis, Enfer, Eglise, Foy, Esperance & Charité, & autres infinis, ne sont pas en usage chez-eux[32].

Dans ses Mémoires, Lahontan manifeste son opposition à cette vision religieuse de la langue comme instrument d’évangélisation. Il prétend que les missionnaires s’acharnent en vain à convertir les Amérindiens : « Les Sauvages écoutent tout ce que les Jesuites leur prêchent sans les contredire ; ils se contentent de se railler entr’eux des Sermons que ces Pères leur font à l’Eglise » (MA, 113). Plus important encore, d’après Lahontan, les tentatives des missionnaires ne font qu’aliéner les populations indigènes. Leurs efforts mettent ainsi en péril la réussite de l’entreprise coloniale au Canada, qui dépend de la coopération et de l’expertise des Amérindiens. Comme il le dit dans ses Mémoires : « Il y auroit de grands abus à réformer en Canada. Il faudroit commencer par celui d’empêcher les Ecclesiastiques de faire des visites si fréquentes chez les Habitans, […] ce qui peut être assez souvent contraire au bien de la société » (MA, 81-82).

Peu après la publication des Mémoires de l’Amérique septentrionale, une lecture critique de l’oeuvre de Lahontan a paru dans les Mémoires de Trévoux. Le commentateur jésuite cherche à présenter l’auteur comme un rebelle séditieux, prétendant qu’« il se déchaine contre les Puissances les plus dignes de respect », et notamment « contre toutes les personnes qui de son tems ont été en place au Canada » ; autrement dit, les autorités coloniales. Il est sous-entendu que Lahontan se serait éloigné de la société civilisée en se rapprochant des barbares amérindiens : « Le Baron de Lahontan a demeuré si long-tems avec les Canadois qu’il pourroit bien avoir pris quelques-unes de leurs inclinations[33]. » Cette interprétation du texte, quoique très partisane, nous rappelle que Lahontan a en effet été obligé de quitter le Canada et de s’exiler après une dispute avec les autorités coloniales et a fait publier ses Mémoires afin de proposer un projet de réforme de la politique coloniale française. Pour Lahontan, la rentabilité de la colonie dépend de la coopération des indigènes ; de leur expertise en tant que chasseurs, et de leur connaissance du territoire. Dans son texte, il propose donc de faire fructifier la colonie en respectant la culture et la langue des habitants et en concentrant les ressources de la Couronne non pas sur l’évangélisation, mais sur l’extension du commerce. L’opposition de Lahontan à la mission des Jésuites n’est pas seulement motivée par son anticléricalisme, aussi flagrant soit-il. Lahontan présente la religion comme incompatible avec l’entreprise coloniale parce que les missionnaires ne cherchent pas à étendre le royaume du roi de France, mais celui des cieux. Il faut donc diminuer l’influence des religieux qui n’exploitent la Nouvelle-France que pour la gloire de Dieu, afin de l’exploiter exclusivement pour la gloire de la métropole. En parlant de sa dispute avec les autorités coloniales, Lahontan prétend que, si on l’avait écouté : « La nouvelle France auroit été dans trente ou quarante ans un Royaume plus beau & plus florissant que plusieurs autres de l’Europe » (MA, 83).

Conclusion

Le « Petit Dictionnaire de la langue des Sauvages » de Lahontan fait partie intégrante du projet de réforme de la politique coloniale de l’auteur. Le fait d’analyser, de codifier et de diffuser la langue des Algonquins est une façon de montrer au public français que la réussite de l’entreprise coloniale en Nouvelle-France passera en partie par l’apprentissage des langues indigènes par les colonisateurs français. Le but de Lahontan est de former une nouvelle génération de colons qui remplaceront les missionnaires et qui, armés des connaissances culturelles et du vocabulaire qu’il a sélectionnés, pourront communiquer avec les Amérindiens, développer le commerce et poursuivre l’exploration du territoire. Même si les projets de Lahontan pour la Nouvelle-France ne se sont jamais réalisés, en partie parce que le traité d’Utrecht a obligé la France à céder plusieurs provinces canadiennes à la Grande-Bretagne en 1713, la vision du colonialisme qui est manifeste dans les Mémoires survivra et deviendra celle des philosophes des Lumières. Les écrits de Montesquieu et de Diderot, par exemple, affichent un scepticisme semblable envers les missionnaires et la justification de la colonisation par l’évangélisation des indigènes[34]. Ces philosophes, tout comme Lahontan, envisagent le colonialisme comme une entreprise purement séculière et la relation entre colonisateur et colonisé, comme un échange à la fois culturel et commercial.

Le fait que Lahontan ait choisi d’ajouter un dictionnaire à la fin de sa description de l’environnement et de la population du Canada montre à quel point il trouvait la connaissance de la langue essentielle à la connaissance du pays. Ultimement, Lahontan maintient une position de supériorité culturelle envers les Amérindiens, dans le sens où il se permet de transcrire, de classer et de juger la langue algonquine selon des critères européens, tout en réitérant que l’apprentissage de cette langue simple et primitive ne pose aucune difficulté pour un Français. Au fond, sa volonté d’apprendre une langue amérindienne démontre son désir de s’assurer le soutien des tribus pour l’entreprise coloniale. Maîtriser la langue, c’est donc aussi maîtriser le pays et ses habitants. À travers son projet linguistique, qui s’inscrit dans une logique coloniale, Lahontan démontre donc, comme l’a dit Tzvetan Todorov dans La Conquête de l’Amérique, que « la langue a toujours accompagné l’empire[35] ».