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Il est bien rare qu’un ouvrage sorti de presses universitaires honore une personne de mérite. L’ouvrage intitulé Louise Gareau, infirmière de combats traite d’une infirmière inspirante, dans le sens où « sa trajectoire d’infirmière a sans aucun doute eu une incidence sur le devenir infirmier » (p. 138). Ce premier titre de la collection « Infirmières, communautés, sociétés » publié aux Presses de l’Université Laval ouvre un tout nouveau créneau dans le milieu franco-québécois. Si l’étude de la construction de la mémoire collective est dans l’air du temps, celle d’une mémoire infirmière faite de débats et de réflexions critiques sur les savoirs infirmiers au sein même des pratiques sociales, communautaires ou cliniques constitue un tournant salutaire.

Dans cette optique, la collection dirigée par Bernard Roy se veut ouverte à divers genres littéraires (essais, recherches, récits, biographies) susceptibles de favoriser l’innovation. Cet infirmier, également anthropologue, soignant et chercheur engagé, professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, s’est penché sur l’accessibilité aux soins de santé des populations marginalisées. On lui doit notamment Paroles et pouvoir de femmes des Premières Nations (Les Presses de l’Université Laval, 2005). Il signe ici des « Entretiens de Bernard Roy avec Louise Gareau », laissant pour l’essentiel la parole à une infirmière exceptionnelle. Pourquoi faire un ouvrage sur Louise Gareau? « Parce que son parcours d’infirmière est porteur d’enseignements et qu’il serait irresponsable de les laisser disparaître. Parce qu’on n’enseigne pas dans les livres des parcours infirmiers de la stature et de la nature du sien », souligne-t-il dans la conclusion (p. 135). Inspirant, ce petit bouquin de 138 pages étonne par sa facture, puis émeut par sa portée universelle.

La table des matières laisse d’abord perplexe. L’amalgame des genres fait en sorte que l’on découvre le fil conducteur et le sens du propos au terme d’une lecture attentive. La crainte au premier abord qu’il s’agisse d’un récit héroïque sur cette profession qui en compte déjà plusieurs aurait mérité précision. S’il n’en est rien, la facture de l’ouvrage aurait gagné à être explicitée, en particulier quant aux choix méthodologiques. Dans ce mélange de propos de provenances diverses, au demeurant fort judicieux lorsqu’on se donne la peine d’observer la démarche empruntée, on retrouve un état de la question référencé et actualisé, ainsi qu’une esquisse de contexte historique rappelant plutôt naïvement quelques grands repères de l’histoire du Québec. Pour l’essentiel, l’ouvrage tient au récit de la trajectoire personnelle et professionnelle de l’infirmière (p. 9-111), bien que son récit conjugué au « je » soit entrecoupé de quelques chapitres d’autres provenances. Ceux-ci paraissent être associés au « contexte », lorsque le terme est mentionné en rubrique, bien que le contexte ne soit pas absent des propos de l’infirmière. On en saura un peu plus sur la manière dont le récit a été recueilli dans la conclusion de l’ouvrage. On devine quelques-uns des points abordés par la structure même du récit, centrée sur la pratique de l’infirmière au fil des ans. Le récit est suivi de sept témoignages (p. 113-135), solides et éclairants, et d’une brève conclusion, heureuse elle aussi, qui rappelle l’essentiel du propos.

Une fois que l’on a apprivoisé cette structure qui paraît bricolée, le récit interpelle par sa force, sa franchise et son authenticité. Dès les premiers mots : « Je suis née à La Corne, un tout petit village de l’Abitibi » (p. 9), toute l’attention est retenue par la puissance évocatrice de la trajectoire personnelle de Louise Gareau, faite d’efforts et de convictions, d’indépendance d’esprit et de liberté de conduite. La capacité d’indignation de cette femme devant l’injustice est saisissante, en particulier devant la souffrance des autres femmes. Née en 1940 ou 1941 (on peut déplorer l’absence d’un tableau synthétique relatant chronologiquement les moments forts de sa vie jusqu’au début de sa retraite actuelle) dans une famille nombreuse (13 enfants), issue de colons défricheurs de l’Abitibi, Louise Gareau a été marquée à l’âge de 10 ans par la vision de sa mère agonisant dans une mare de sang à la suite d’une fausse-couche, en l’absence du père travaillant dans les chantiers. L’intervention de l’infirmière de colonie, garde Duchemin[1], avait sauvé sa mère d’une mort certaine. La fillette décidait alors de devenir infirmière. En plus de cet événement déclencheur, le récit révèle une prédisposition pour les soins: « quand il y avait quelqu’un de blessé, on me demandait toujours de le soigner […] Ça me plaisait » (p. 12).

Considérant « une assez grande pauvreté » (p. 9) de son milieu d’origine, la jeune fille avait dû travailler comme bonne (domestique) dès l’âge de 13 ans, plutôt que d’entreprendre des études secondaires. Elle apprendra un métier qu’elle n’aimera pas, la coiffure, et travaillera dans la restauration jusqu’à 14 ou 15 ans. Le deuxième événement déclencheur survient lors du passage de la clinique mobile de la Croix-Rouge alors qu’elle accompagne ses frères et soeurs. Confiant son désir à l’infirmière de l’Hôtel-Dieu de Montréal, de passage, Louise Gareau apprend qu’il existe là-bas une école où il est possible de faire ses études secondaires le soir, ce qui lui permettrait d’obtenir les bases qui lui font défaut pour entreprendre le cours d’infirmière. Elle convainc ses parents, avec l’appui du curé de sa paroisse, de la laisser partir pour Montréal, en 1956, à l’âge de 16 ans, dans le but de devenir infirmière : « J’avais du culot à cet âge-là » (p. 15). C’est auprès des religieuses de l’Hôtel-Dieu de Montréal qui acceptent de lui confier du travail, d’abord à la buanderie vu son jeune âge, et une chambre, qu’elle effectue son cours secondaire jusqu’à la onzième année. Un échec l’amène à s’inscrire à un cours d’infirmière auxiliaire, qu’elle termine à l’Hôpital Jean-Talon en 1959. Mariée, elle travaillera à cet hôpital pratiquement jusqu’à la naissance de sa fille, puis à nouveau, de nuit, pour ne s’arrêter que pendant quelques mois lors de la naissance de son fils, et reprendre un poste, dans un autre hôpital (Bellechasse).

Louise Gareau a déjà travaillé en salle d’accouchement, en salle d’opération, en gynécologie et en orthopédie lorsqu’elle vient s’installer à Québec, où elle termine son cours secondaire. Cela lui permettra de suivre un cours de recyclage offert aux infirmières auxiliaires dans les cégeps. En obtenant, finalement, son diplôme d’infirmière en 1971, elle doute : « Je n’étais plus certaine de vouloir devenir infirmière. » Elle rejette surtout, dans l’exercice de cette profession, la dépendance envers l’ordre établi. Au cégep, elle développe et partage de nouvelles idées au regard des principaux combats sociopolitiques qui jalonnent les années 70 : le syndicalisme, le mouvement des femmes, l’engagement dans l’action communautaire et citoyenne et, plus largement, dans la lutte pour la justice sociale et l’égalité. On la retrouvera dans des lieux de travail où « tout était à faire, à bâtir » (p. 22) : infirmière en dialyse à domicile, apprenant aux patients à prendre soin d’eux-mêmes, puis en centre local de services communautaires (CLSC) en 1973, qui venait d’ouvrir ses portes en milieu populaire dans la Basse-Ville de Québec, ce qui lui permettra de mettre en place une pratique autonome au sein d’une équipe de soins et de services interdisciplinaire.

Son champ d’action, soit le suivi de grossesse et la planification familiale, amène Louise Gareau à s’intéresser à l’humanisation de la naissance et à pratiquer comme sage-femme[2]. Voyant de nombreux cas de grossesses non désirées pour lesquelles des femmes, plus pauvres ou plus isolées, risquaient encore leur santé et parfois leur vie aux mains de charlatans, elle participe à la mise sur pied du Centre de santé des femmes de Québec, qui pratiquera des interruptions volontaires de grossesse. En agissant dans l’illégalité, elle prend le risque de perdre son droit de pratique. Louise Gareau estime avec le recul qu’il était primordial de pouvoir compter sur un réseau d’appuis. « Dans de tels projets, agir seule c’est assurément mettre le projet dans une situation de grande précarité et de vulnérabilité » (p. 67). Parmi ses appuis, on compte plusieurs médecins, notamment le Dr Morgentaler qui lui rend un vibrant hommage ici, qui partagent une vision interdisciplinaire des soins de santé. Consciente d’agir dans l’illégalité, elle plaçait au-dessus des lois « le processus de prise en charge des femmes et de leur santé » (p. 72). Ce qui ne l’a pas empêchée d’avoir peur, comme elle s’en ouvre, mais à peine dans ce qui est rapporté dans l’ouvrage, tout en menant une action publique. Elle poursuivra sa pratique d’infirmière à l’étranger pendant une dizaine d’années, par désir d’être « la plus utile » (p. 87). On la retrouve au Nicaragua auprès des sages-femmes traditionnelles, puis au Rwanda jusqu’au moment du génocide où elle doit quitter en 1994. « J’ai longtemps été habitée par un sentiment de trahison » (p. 101), se sentant coupable envers celles et ceux qui sont morts. Et encore au Burundi, pays voisin, l’année suivante, pour le Comité international de la Croix-Rouge, mobilisée autour du VIH-sida. Les dernières années de sa carrière se poursuivent en milieu autochtone, dans la région de la Haute-Mauricie, au Québec.

Les quelques photographies, peu nombreuses mais judicieusement choisies pour permettre de se replonger dans le contexte décrit (dont la maison qui l’a vue naître, un article de la revue Châtelaine la montrant comme sage-femme, un bébé dans les bras, en 1984, un autre du quotidien Le Soleil, dévoilant une salle du Centre de santé des femmes et précisant qu’il s’y pratique des avortements « dans une semi-clandestinité », en 1980), éclairent bien le propos. Les témoignages qui suivent le récit mettent davantage en relief l’apport de cette femme, comme infirmière et citoyenne engagée dans la société, au Québec et à l’étranger. Ils proviennent d’anciennes collègues et de collaborateurs qui, à divers titres, projettent des regards croisés sur l’infirmière : Pauline Gingras du CLSC de la Basse-Ville, Huguette Boilard et le Dr Jean Drouin du Centre de santé pour les femmes, le Dr Henry Morgentaler, de sa clinique d’avortements montréalaise (qui appuie Louise Gareau dans la mise en place de services à Québec). On compte aussi la chercheuse Maria de Koninck, impliquée dans l’amélioration des conditions d’accouchement et du journaliste et écrivain Gil Courtemanche, qui a côtoyé l’infirmière au Rwanda. Tous tracent avec conviction le portrait d’« une battante », d’une « rebelle », d’une femme capable « de s’indigner » pour la justice, l’égalité, la solidarité et pour redonner aux femmes du pouvoir sur leur propre santé. Le témoignage d’un couple innu, Caroline Malec et René Boudrault, rappelle de plus l’importance qu’accorde celle qui sait remettre des pendules à l’heure, au respect de la culture de l’autre (p. 121) : « Quand on accouche, ce n’est pas la science qui est la plus importante, c’est la patience! ».

Si l’énergie impressionnante de Louise Gareau est soulignée par plusieurs, « cette énergie que possèdent les êtres extraordinaires et inspirés » (p. 128), son sens de l’engagement laisse voir plus encore « une infirmière qui a toujours estimé qu’il était de son devoir de soignante de prendre la parole et de changer les choses dans l’intérêt des personnes qu’elle soignait » (p. 120). Un engagement qui s’est révélé contagieux : « On l’admirait et elle avait toute notre confiance. Sa force nous aidait à nous tenir debout » (p. 126). L’ouvrage dit cependant peu de la solitude de la militante, qui sauve la vie des autres avant de s’occuper de la sienne. « Elle n’est pas dépourvue d’excès, d’exagérations et de colères mal contrôlées. Mais tout cela prend racine dans son refus profond et incarné de l’injustice et de l’amoralité » (p. 133). Louise Gareau aura été une figure de proue du mouvement d’humanisation de la naissance, de la reconnaissance des sages-femmes, de l’ouverture de maisons de naissance et de la décriminalisation de l’avortement au pays (1988). Une histoire qui reste encore, pour l’essentiel, à écrire. Si Louise Gareau représente une source d’inspiration pour les infirmières et le monde des soins, sa trajectoire se rattache à tout un pan de l’histoire des femmes et de l’histoire sociale du Québec. En dépit des lacunes signalées, cet ouvrage offre un récit profondément humain, qui donne un sens à l’engagement.