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Cette étude sociologique se base sur une approche exploratoire choisie pour comprendre comment l’engagement écologique de jeunes couples se traduit dans l’expérience quotidienne. La notion d’engagement écologique renvoie à des formes de mobilisation motivées par la prise de conscience d’un péril pour la planète et par la conviction qu’il faut modifier radicalement les choix de vie et de consommation pour sauver les générations futures. Cet engagement, observable dans la sphère domestique, se caractérise par l’adoption progressive de règles de vie et de consommation plus respectueuses de l’environnement. De fait, cette respon-sabilisation individuelle, revendiquée comme une finalité identitaire, prend sens dans un système de valeur collectif où le changement passe par l’exemplarité des efforts personnels. Enfin, l’engagement écologique se traduit par le souci de trouver un équilibre cohérent entre les convictions écologiques et les comportements les plus ordinaires du quotidien. Pour saisir de quelle manière l’engagement écologique a un retentissement direct dans la vie quotidienne, notamment sur la division sexuelle du travail dans la sphère privée, nous avons observé un ensemble d’activités et de tâches domestiques et familiales en vue de repérer une éventuelle modification ou consolidation de leur répartition sexuée.

Après avoir présenté les caractéristiques de notre démarche méthodologique exploratoire, nous aborderons, dans un premier temps, les modèles théoriques et pratiques des variétés d’« engagement écologique ». Dans un deuxième temps, nous illustrerons ce qu’est être un ou une écologiste au quotidien pour les personnes qui ont participé à notre enquête, à travers l’exemple de l’utilisation des couches lavables et du recyclage de l’eau. Enfin, dans un troisième temps, nous ferons ressortir les enjeux sexués de l’intensification des tâches domestiques et familiales induites par la dimension matérielle et idéelle (Godelier 1984) de l’engagement écologique.

Notre enquête s’appuie sur seize entretiens enregistrés d’une durée de deux à trois heures chacun, effectués auprès de couples hétérosexuels âgés de 24 à 43 ans, vivant en situation maritale, et parents de jeunes enfants (de 2 mois à 6 ans). L’ensemble des répondantes et des répondants ont un diplôme d’études supérieures, mais se distinguent par une forte hétérogénéité économique. Les couples ayant participé à l’enquête ont été joints par l’entremise d’un réseau relationnel élargi, ainsi que par Internet en passant par des forums de discussion de sites écologistes. La première phase de dix entrevues s’est assortie de reportages photographiques réalisés au domicile des couples visés dans le centre de la France (Piechowicz 2008). Cette étude, articulée autour de la problématique générale de la répartition des tâches ménagères dans les couples déclarant avoir des pratiques écologiques, a mis en évidence l’existence d’une forte intensification du travail domestique au quotidien, imputable au choix de limitation de leur consommation. Ce surcroît de travail manuel librement consenti par les individus des deux sexes pour réaliser une activité ayant moins d’impact sur la planète est justifié par leur fort sentiment de responsabilité environnementale (Piechowicz 2008). Nous avons été particulièrement interpellées par le décalage entre, d’une part, leur absence de discours féministe et, d’autre part, leur fort engagement dans une vie plus proche de la nature, faite de renoncements aux standards de confort moderne. En effet, l’analyse des tâches quotidiennes de ces couples a révélé une reproduction de la division sexuelle du travail entre les hommes et les femmes qui n’est pas interrogée alors même qu’ils montrent la force de leur conviction envers l’environnement. Est-ce parce que l’idéal écologique supplante l’idéal de l’égalité hommes-femmes, aussi bien dans les discours que dans les pratiques? La remise en question des liens entre écologie et féminisme nous a paru pertinente pour explorer de nouvelles pistes de recherche, en particulier pour comprendre les mobiles de cette mise à distance des effets sexués inégalitaires de l’engagement écologique et d’un mode de surconsommation dominant dans les sociétés occidentales. C’est ainsi que nous avons réalisé six nouveaux entretiens dans le sud-ouest de la France, de même qu’un nouveau reportage photographique lors d’une visite guidée à domicile. Nous avons analysé nos données de terrain en utilisant une approche thématique croisant les discours sur les opinions et sur les pratiques écologiques et féministes. Notre attention s’est également portée sur la littérature militante et de vulgarisation écologique grand public (Bouttier-Guérive et Thouvenot 2004; Laville, Balmain et Lemarchand 2006), ainsi que sur la littérature scientifique présentée tout au long de notre article. Cette analyse a été complétée par la consultation de ressources Internet et par des observations participantes sur les comportements des usagers et des usagères dans des magasins de produits biologiques.

L’engagement écologique et le problème de l’environnement

L’engagement écologique comporte un potentiel conflictuel interne (Serres 2008) : celui d’avoir à choisir entre plusieurs types de dangers contre lesquels lutter dans une société perçue comme de plus en plus menaçante pour l’humain et pour la planète (Beck 2001). L’environnement est un objet social, politique et moral ambigu où sont mis en connexion le problème de l’épuisement des ressources naturelles et celui de la destruction des systèmes écologiques. À cela s’ajoutent le problème des activités industrielles et économiques créatrices de dommages et celui de la responsabilité par rapport aux générations futures (Lascoumes 1994). Tout problème écologique comporte une dimension temporelle des dommages, dans laquelle des micro-actions agissent sur une échelle planétaire et produisent des chaînes d’effets dans l’avenir (Ferry 1991). De fait, l’écologie est un concept polymorphe (Vivien 2003) intégré dans la notion de développement durable (Brunel 2008), qui rend l’engagement écologique dans la vie quotidienne complexe, contraignant et imparfait. L’engagement des individus pour une cause écologique apparaît d’autant plus singulier et paradoxal qu’il concerne un enjeu universel de la sphère publique, traité comme un enjeu personnel de la sphère intime (Escaravage et Rung 2007; Jordan 2003). L’engagement écologique au quotidien s’articule autour de pratiques de consommation, d’usage des techniques et de formes de sociabilité dans lesquelles la place des femmes reste souvent impensée, comme nous le montrons dans la dernière partie de notre article.

Les pratiques de consommation : stratégies de frugalité et de contentement

Nous distinguerons deux sortes de pratiques de consommation écologique : celles qui sont organisées par des politiques publiques incitatives et commerciales à destination du grand public et celles qui sont portées par des réseaux associatifs alternatifs engagés dans des mouvements politiques ou environnementalistes, ou les deux à la fois. Les pratiques de consommation écologique du grand public ne sont pas nécessairement motivées par une prise de conscience à l’égard de la planète. Par exemple, les politiques en faveur du développement durable issues du Grenelle de l’environnement[2] incitent la population française à adopter un comportement de réduction de la consommation d’énergie et de substitution des produits (remplacer les ampoules à incandescence par des ampoules à basse consommation d’énergie). A contrario, les personnes ayant un engagement écologique consentent des sacrifices économiques en achetant dans des réseaux de distribution spécifiques, aux prix souvent plus élevés.

Les pratiques de consommation écologique de notre population d’enquête se caractérisent par des stratégies de limitation volontaire des besoins et de restriction des postes de consommation quotidiens. Pour les jeunes écologistes en situation économique précaire, l’autolimitation de la consommation peut être imposée par des revenus modestes et irréguliers et relève, par conséquent, d’un clivage de classe (Dobré 2002). Moins chauffer, moins éclairer, moins se laver, moins se déplacer peuvent relever d’arrangements économiques plus qu’écologiques : « Pour le corps, quand on peut, on achète du savon d’Alep, mais c’est quand même assez cher et pour les cheveux c’est le shampooing X à 50 centimes d’euros le litre parce qu’on ne peut pas, quoi » (F., comédienne et metteure en scène, 32 ans, en couple, un fils de 2 ans, milieu urbain). Pourtant, tous et toutes décrivent des pratiques de modération motivées par l’engagement écologique : économie d’énergie, réduction de nombreux types de consommation, production de moins de déchets, recyclage et compostage domestique. Ces pratiques de consommation frugale sont adossées à un système de justifications qui rend compte de la force de la conviction et des contraintes librement consenties par les individus pour limiter leur empreinte écologique[3] sur la planète : « Tu te dis que toi tu as conscience, et c’est déjà beau d’avoir vraiment conscience et de se poser des questions, tout le temps, et de se remettre en question […] moi c’est ma goutte d’eau, et on a peut-être influencé d’autres personnes » (H., musicien, 28 ans, en couple, un fils de 2 ans, milieu urbain). Quand l’interviewé évoque la goutte d’eau, il fait référence à la légende suivante, rapportée par Rabhi (2006b) et relatée à de nombreuses reprises (Millet 2008) :

Connaissez-vous la légende du colibri? Il était une fois un incendie dans une forêt immense. Les animaux impuissants observaient le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant recueillir quelques gouttes d’eau dans son bec pour les jeter sur le feu. « Colibri, tu es fou, lui dit le tatou. Ces quelques gouttes ne peuvent pas éteindre le feu! ». Et le colibri de répondre : « Peut-être, mais moi, je fais ma part. » (Bourfe-Rivière 2008 : 41).

La limitation de l’empreinte écologique est un objectif qui a un fort retentissement sur leur vie. Parmi les exemples les plus marquants, nous citerons le cas d’un couple qui, pour s’accorder le droit de se chauffer au bois dans leur future maison écologique, projette d’acquérir une parcelle boisée pour prélever les arbres et reboiser au fur et à mesure, de telle sorte que cette activité se traduise par une empreinte écologique neutre à leur mort : « Pour que l’on parte sans avoir de dette, il faudrait planter 600 arbres » (F., professeur des écoles, 37 ans, en couple, une fille de 5 ans, milieu rural). La dureté de la restriction et la longueur de l’effort consenti prouvent la puissance des valeurs écologistes. Ces couples sont convaincus de devoir accepter leur part de responsabilité dans la dégradation de la planète et de se racheter en cherchant à neutraliser l’impact de leur passage sur la Terre. Ils tentent d’aller au-delà de l’idée de « consommer autrement » et mettent en oeuvre des pratiques de substitution. Leurs pratiques écologiques sont souvent caractérisées par une économie des objets qui implique un travail manuel et corporel supplémentaire, mais peu énergivore et respectueux de l’environnement. Il s’agit alors de redécouvrir des astuces et des pratiques anciennes délaissées par les générations précédentes séduites par les produits chimiques d’entretien prêts à l’emploi de même que par les appareils électriques économiseurs de temps et de travail manuel. Au domicile des personnes sondées, nous trouvons des outils à action mécanique, comme la ventouse en caoutchouc pour déboucher les canalisations, utilisée à la place des déboucheurs à base de soude caustique. Devant le gaspillage de l’eau potable, il existe une volonté de récupération des eaux de pluie, d’une part, pour arroser les plantes et, des eaux usées provenant de la douche ou de la vaisselle, d’autre part, pour faire fonctionner la chasse d’eau des toilettes, comme nous le développerons plus loin. Cette activité est répétitive, pénible et chronophage, mais économique et efficace pour diminuer la consommation d’eau potable. Les appareils électroménagers, en particulier ceux qui sont mobilisés pour la préparation des repas, pour le nettoyage de la vaisselle ou encore pour réchauffer des aliments par la technique des micro-ondes, sont peu présents. De même, les équipements de loisirs audiovisuels comme la télévision, les lecteurs de DVD ou de CD-ROM sont absents ou anciens. En revanche, l’équipement informatique avec l’accès à Internet est une technologie que l’on retrouve systématiquement chez les couples ayant participé à notre enquête. Lorsque les équipements, tels le réfrigérateur et le lave-linge, ont été achetés par leurs soins, ils répondent aux critères de basse consommation et appartiennent à la classe la moins énergivore. Fidèles à leur pratique d’autolimitation de la consommation et d’attitude antigaspillage, ces couples vont user jusqu’à la panne des équipements devenus obsolètes. La récupération, les achats d’occasion, les prêts et les dons sont des modes d’échange marchand utilisés et valorisés par la plupart des individus rencontrés.

Les stratégies de frugalité et de consommation modérée observées chez les couples de notre enquête remanient, en les mettant à distance, leur rapport aux normes traditionnelles d’ordre, de rangement, de propreté ou d’esthétique. Cela se traduit notamment par une baisse notable des exigences par rapport au modèle de leurs parents. Plusieurs produits ménagers comme les noix de lavage ou les balles de battage sont utilisés, bien qu’elles soient peu efficaces sur les tissus tachés. Il y a une volonté délibérée de laver moins fréquemment les vêtements et d’utiliser des produits naturels fabriqués chez soi ou achetés dans des magasins de produits biologiques afin de limiter l’impact sur la planète. De même, dans l’aménagement et la décoration de l’habitat, nous avons observé un rapport à l’esthétique et au confort moderne valorisant les objets « déjà là », naturels, artisanaux, de récupération, au détriment de produits de consommation intimes et singuliers. Enfin, l’engagement écologique se manifeste par le contentement des personnes convaincues qu’elles contribuent à éduquer les consciences par leur exemple, tout en aidant à diminuer leur impact écologique. Par la prise en charge de leur responsabilité, elles donnent un sens moral et spirituel à leur vie. Leur idéal de vie incorpore l’engagement écologique jusque dans les projets d’avenir autour d’une maison bioclimatique que certains couples rêvent de construire avec des matériaux naturels. La proximité de la nature, avec leur souhait d’avoir un jardin potager et leur rejet de l’espace urbain, rejoint partiellement les aspirations des « néoruraux » des années 70 qui ont vécu des expériences alternatives communautaires basées sur un idéal utopique égalitaire et libertaire (Hervieu-Léger et Hervieu 1995), qui n’est pas parvenu à faire disparaître la division sexuelle du travail entre les hommes et les femmes (Mauger 2006). Il sera intéressant d’analyser comment ces stratégies de frugalité ont une incidence sur le quotidien des femmes et des hommes.

Les pratiques de sociabilité : responsabiliser et faire prendre conscience

La prise de conscience des limites de la Terre et des ravages des sociétés de consommation de masse est un moteur central de la prise de responsabilité individuelle et du sentiment de devoir, défini par le philosophe Jonas (1990 : 180) : « Le concept de responsabilité implique celui de devoir, pour commencer celui du devoir-être de quelque chose, ensuite celui du devoir faire de quelqu’un en réponse de ce devoir-être. » Qu’est-ce qui est en mon pouvoir? Quel effort puis-je durablement soutenir? s’interroge Jonas qui recommande, comme Serres (2008), de développer des valeurs de discrétion, de modération, de respect ou de pudeur afin de faire passer l’individu qui exprime des besoins incessants au stade de la satisfaction et du « ça me suffit ». Il existe une homologie de raisonnement avec la spiritualité bouddhiste. Bouddha disait : « Ne jugez pas à la légère une action négative sous prétexte qu’elle est de peu d’importance. » Rabhi, qui est cité comme maître à penser par quelques répondants et répondantes que nous avons sondées, préconise de respiritualiser tous les rapports que les humains entretiennent avec la nature, afin de se libérer de l’appartenance de classe ou de religion ou encore de l’appartenance ethnique pour reconstruire une identité (Rabhi 2006a, 2006b). Mais qui porte la charge de sauver la planète? Les hommes ou les femmes?

Les pratiques de restriction et d’autolimitation de la consommation des couples de notre enquête s’inscrivent au quotidien dans des réseaux locaux d’échanges marchands. Parmi les lieux d’achats courants apparaissent les marchés de plein vent, les magasins spécialisés en produits biologiques pour les aliments ou pour l’entretien et les soins, l’adhésion au système des associations pour le maintien de l’agriculture paysanne (AMAP) qui fournit un panier hebdomadaire de fruits et légumes de saison. Lorsque les produits que ces couples souhaitent acquérir ne sont pas en vente localement, les achats peuvent se faire par Internet. Le rôle d’Internet est important pour ces écologistes qui peuvent acheter les produits recherchés et retrouver sur les forums et sur un choix de sites une communauté virtuelle à l’échelle mondiale. Nous avons recueilli plusieurs critiques fortes contre les supermarchés qui sont perçus comme des temples de la surconsommation. Certains individus ressentent une agression physique face à ces tonnes de marchandises emballées qu’ils visualisent sous la forme de futurs déchets. La fréquentation de groupes d’amis et d’amies engagés dans les mêmes associations et pour les mêmes causes est aussi un des traits caractéristiques de la sociabilité de ces couples qui débattent de questions philosophiques, échangent des conseils pratiques, achètent dans les mêmes réseaux de distribution, assistent à des rencontres publiques, se prêtent des livres et peuvent mener des activités communes qui débordent l’action militante en faveur de l’environnement ou d’une cause politique. Leur engagement les porte alors à « devenir des pédagogues et des missionnaires » (Pignarre et Stengers 2005 : 33).

Les personnes ayant participé à notre enquête manifestent une conscientisation écologique forte, mais faiblement articulée autour d’une conscience politique ou d’une démarche spirituelle. Toutes et tous rejettent le modèle de croissance de la société de consommation. À la question que pose l’économiste Kenneth Arrow et son équipe (2004) : « Consommons-nous trop? », les couples de notre enquête montrent, par leurs pratiques, qu’ils ont fait le choix d’un modèle économique de décroissance. Quelques personnes déclarent une pratique militante pour la cause altermondialiste et la lutte contre les organismes génétiquement modifiés (OGM) (Bové et Luneau 2004). Ce mouvement est « susceptible d’articuler la question des intérêts généraux de l’humanité, celle du droit et celle de la démocratie planétaire ». Il se doit donc « d’engager à l’échelle planétaire, une lutte globale contre toutes les formes de domination et d’oppression » (Aguiton 2003 : 23). Les positions de principe pour l’égalité sociale et politique des femmes et des hommes montrent que le féminisme est un thème transversal. Pourtant, force est de constater que, « à part les féministes, on ne se bouscule pas au portillon pour examiner l’articulation du sexisme et du néo-libéralisme. Pis encore, la dimension féministe de divers enjeux sociaux est systématiquement ignorée » (Lamoureux 2004 : 143). Toutefois, nous avons pu observer dans la littérature militante que, lors des sommets du G8, la Charte du Réseau intergalactique (2003) a imposé clairement le respect de la parité hommes-femmes dans la gestion des tâches communautaires (cuisine, toilettes, service d’ordre) et les prises de parole publiques et politiques.

Être un ou une écologiste au quotidien

L’exemple de l’utilisation des couches lavables et du recyclage de l’eau

Parmi l’ensemble des pratiques quotidiennes qui relèvent de l’engagement écologique chez les couples avec enfants en bas âge, l’utilisation des couches lavables illustre concrètement la mise en oeuvre d’un moyen de lutte contre la pollution de la planète. Dans leurs récits, la rationalité en finalité de l’action (Weber 1995) est clairement énoncée. En effet, utiliser des couches lavables en substitution des couches jetables permet d’éviter de produire près d’une tonne de déchets, habituellement incinérés ou enfouis. « Ce chiffre, ça m’a traumatisée », dit une répondante (F., enseignante, 30 ans, en couple, deux enfants de 6 mois et 2 ans, milieu rural). L’image évoquée est celle d’une énorme montagne de couches souillées seulement pour un ou une enfant. Impossible alors de faire subir cela à l’environnement. Au-delà des raisons invoquées qui se rattachent directement à la protection de l’environnement, le deuxième type de justifications est lié à l’économie sur le long terme (les couches lavables coûtent in fine trois fois moins cher que les couches jetables de grande marque). Enfin, la santé des bébés est mentionnée plus rarement (contact avec des matières naturelles et non des matières toxiques).

Nous allons à présent décrire en détail l’exemple d’une activité d’utilisation et d’entretien des couches lavables, qui se redouble chez un couple par une pratique de récupération de l’eau déjà utilisée pour se laver (douche des parents ou bain des enfants) pour alimenter les toilettes. L’engagement écologique au quotidien implique la mise en place d’un dispositif spécifique, cohérent et qui se maintient dans la durée (ici, depuis deux ans). La décomposition des tâches manuelles nécessaires pour accomplir une action, illustrées de photos, permettra une meilleure compréhension des contraintes physiques, techniques et temporelles, qui donnent parfois lieu à des arrangements individuels.

Un exemple d’un système de récupération en actes

Les couches lavables utilisées dans cet exemple[4] se présentent en trois parties (système complet de couche « tout-en-2 », les plus pratiques à utiliser) : une couche en tissu à fermeture velcro (scratch), un entre-deux (insert) sous forme de feuillet protège-couche placé à l’intérieur de la couche et une culotte de protection en plastique pour assurer l’imperméabilité, positionnée par-dessus (photos 1 et 2). Voici la liste des opérations à réaliser lors d’un changement de couches[5] :

Photo 1.

Séchage des culottes imperméables dans la salle de bain

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Photo 2.

Couche lavable avec culotte de protection

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Photo 3.

Récipient octogonal en plastique vert n 1

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Photo 4.

Récipient en plastique violet n 2 à couvercle

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Photo 5.

Couches et feuillets qui trempent dans le récipient en plastique violet n 2 à couvercle

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Photo 6.

Récipient de la lessiveuse en zinc n 3

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Photo 7.

récipient en fer émaillé n 4

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Photo 8.

récipient en plastique jaune n 5

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Photo 9.

Pliage des couches et préparation des couches avec feuillets

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  1. Retirer la couche sale;

  2. Trier les trois parties usagées;

  3. Jeter ou laver le feuillet protège-couche (décrotter, les mains sont en contact avec l’urine[6]) ou le faire tremper dans un récipient (photos 4 et 5);

  4. Mettre la couche à tremper dans un seau avec couvercle (photo 5);

  5. Mettre de côté ou étendre la culotte imperméable si elle peut être réutilisée telle quelle (photo 1);

  6. Utiliser de l’eau pour nettoyer les fesses du bébé ou encore des produits artisanaux ou biologiques, appliqués avec une lingette lavable en tissu (de fabrication maison);

  7. Laver ou mettre à tremper la lingette lavable en tissu (photo 5);

  8. Prendre la couche lavable et éventuellement insérer un feuillet protège-couche qui recouvre le fond de la couche;

  9. Replier et fermer la couche (accrocher les liens);

  10. Mettre par-dessus une culotte de protection (nylon, microfibre, coton ou laine) (photo 2).

En comparaison, dans une activité « classique » de changement de couches (couches jetables), la première série d’actions qui y est liée est nettement raccourcie, tandis que la seconde activité qui se rattache au nettoyage n’a pas lieu d’être. Le dispositif se révèle alors nettement moins complexe, soit six actions au lieu de dix :

  1. Retirer la couche sale;

  2. Jeter la couche à la poubelle;

  3. Utiliser divers produits de nettoyage, appliqués sur du coton ou un autre support jetable;

  4. Jeter le support dans la même poubelle que les couches;

  5. Prendre et placer la couche jetable;

  6. Replier et fermer la couche (coller ou accrocher les liens aux endroits prévus).

Dans la description détaillée sur l’utilisation des couches lavables, l’activité de changement et de stockage des couches, des feuillets employés comme protège-couche et des lingettes sales suppose aussi le recours à un dispositif de récupération d’eau, exemple paradigmatique d’un anticonsumérisme et d’un engagement écologique accompli. Voici la description qu’en donne une interviewée :

  1. La récupération de l’eau de la douche se fait dans un récipient en plastique vert (n°1) dans la salle de bains (photo 3);

  2. L’eau de la douche, conservée dans le récipient n° 1, est versée dans un autre récipient en plastique (n° 2) avec couvercle (photo 4) gardé dans la salle de bains, qui contient les couches lavables usagées qui trempent (photo 5). À l’ouverture du couvercle, l’odeur est « plutôt désagréable »;

  3. Le récipient no 3 (grande lessiveuse en fer, photo 6) est placé sur un support à roulettes pour limiter la charge physique. Ce récipient est utilisé pour le va-et-vient entre la salle de bains et la toilette : il permet de récupérer le surplus d’eau conservée dans la baignoire, qui sera ensuite versée dans la toilette;

  4. L’interviewée verse une partie de l’eau contenue dans le récipient no 3 dans le récipient no 4 (bassine ancienne de récupération en émail, photo 7), pour la verser ensuite dans le réservoir d’eau de la toilette. Le robinet d’alimentation de cette dernière est fermé (sauf quand l’eau manque ou que des personnes extérieures sont présentes). Le transport d’eau entre la salle de bains et la toilette a lieu tous les deux jours, le récipient n° 3 (photo 6) reste dans l’appartement devant la porte des toilettes. Dans celles-ci, un écriteau manuscrit indique la marche à suivre;

  5. Le récipient no 5 peut également intervenir dans ce dispositif (photo 8). Une grande bassine, qui sert de baignoire au bébé, est transportée de la salle de bains à la toilette et est versée dans le récipient de récupération n° 3 qui est gardé en permanence devant la porte des toilettes.

Après cette description, l’interviewée précise la pénibilité inhérente à ce travail : « Des fois on en a marre, parce que forcément ça prend du temps, c’est physique, il faut y penser ». Cependant, elle rappelle avec conviction la force de son engagement : « Non, on ne laisse pas tomber ». L’alternative envisagée dans l’avenir est de mettre en place des toilettes sèches dans leur projet de construction de maison en paille, totalement écologique.

Après l’activité de récupération et de transport de l’eau, l’interviewée décrit l’activité de nettoyage des couches lavables. La lecture quelque peu fastidieuse du passage ci-après reflète la pénibilité de l’action dans ce contexte :

  1. Transporter le récipient n° 2 fermé par un couvercle (lourd), contenant les couches lavables sales, ainsi que les feuillets protège-couche et les lingettes en tissu (photos 4 et 5) de la salle de bains jusque devant la machine à laver;

  2. Dans le récipient n° 2, placer les couches dans un grand filet pour les attraper plus facilement. Les couches sont essorées et égouttées, puis versées directement dans la machine à laver. « Les essorer avant de les mettre dans la machine, c’est un peu pénible quand même », nous dit l’utilisatrice;

  3. Lancer la lessive, en utilisant des noix de lavage et un peu de lessive écologique : « Ça va rajouter un agent de lavage », séparée ou pas des autres vêtements à laver;

  4. Jeter l’eau de trempage des couches lavables dans la toilette (récipient n° 2, mauvaise odeur);

  5. Transporter le récipient n° 2 (photo 5) des toilettes à la salle de bains;

  6. Préparer le récipient à couvercle n° 2 : replacer le filet, mettre un peu d’eau au fond (eau de récupération de la douche, en utilisant le récipient n° 1) et verser quelques gouttes d’huiles essentielles pour éviter les odeurs;

  7. Étendre les couches lavables, les lingettes et les feuillets protège-couche;

  8. Laisser sécher à l’air libre et ramasser les couches lavables;

  9. Plier les couches, préparer éventuellement des couches avec feuillets protège-couche pour la prochaine utilisation (photo 9) ainsi que ranger et stocker des couches et des lingettes propres.

L’utilisation des couches lavables repose sur une « initiation » par d’autres parents, mais également par la littérature spécialisée et les sites Internet. Un point très intéressant indiqué par les répondants et les répondantes ayant renoncé à l’utilisation des couches lavables réside dans le fait que seuls les bienfaits de leur utilisation avaient été évoqués au départ, éléments qui leur avaient alors permis de prendre leur décision : faible impact sur l’environnement et la planète, moindre coût à long terme, facilité d’utilisation, aspect positif pour la santé des enfants, action responsable, etc.

L’achat de couches lavables était jusqu’à récemment en France beaucoup plus complexe (points de vente biologiques ou sur Internet) que celui de couches jetables qui se trouvent dans n’importe quel magasin généraliste. Depuis peu, les couches lavables sont vendues par des réseaux classiques de distribution. De nombreux modèles de couches lavables étant proposés, le temps de réflexion, de comparaison et d’essais sur le modèle de couche adéquat, afin de trouver le modèle qui convient et qui ne provoque pas de fuites peut durer quelque temps. Il est nécessaire dès le départ d’investir dans au moins 18 jeux de rechange (6 × 3 jours, au moins, pour la jonction pendant le cycle de nettoyage). Cependant, elles sont plus saines, écologiques, éthiques (souvent fabriquées par des « mamans couseuses »), économiques, pratiques, confortables, voire esthétiques (Markmann 2008 : 31). Enfin, au sujet du nettoyage, elles sont présentées comme d’entretien facile, même si, précise Markmann (2008 : 47), « [c]ette tâche rebute certains parents [l’italique est de nous] qui se voient contraints d’un retour en arrière ». L’utilisation des couches lavables nécessite une grande disponibilité soulignée par tous les couples de notre enquête, mais ce point est largement passé sous silence quand il s’agit d’en louer les bienfaits. Une fidèle utilisatrice souligne : « Moi je trouve que les couches lavables, c’est plus compliqué, parce que tu dois regarder combien il t’en reste pour savoir si tu dois mettre en route la machine. Le temps que ça sèche, et tout ça. Et puis quand tu le changes, tu dois prendre la couche et la culotte qui sont dans des endroits différents où on les fait sécher et où on les aère » (F., professeure des écoles, 37 ans, en couple, une fille de 5 ans, milieu rural). Dans le tableau 1, nous présentons une synthèse des inconvénients d’utilisation des couches lavables (charge de travail, espace disponible, anticipation dans l’organisation, formation, etc.).

Tableau 1

* Nécessite un système de séchage performant (soleil ou sèche-linge).

* Nécessite plus de temps libre et d’organisation (stocker les couches propres, stocker les couches sales, les laver puis les sécher).

* Nécessite un certain temps, au début, pour trouver LA couche qui convient au bébé et à ses parents (nombreux modèles) et pour résoudre les problèmes qui se posent (par exemple, les fesses mouillées) et qui pourraient inciter à revenir aux couches jetables.

* Nécessite un temps de séchage plus long si le tissu utilisé est plus absorbant.

* Nécessite parfois un espace de stockage plus important (bac à couches sales, étendage, pile de couches propres; une couche lavable est bien plus volumineuse qu’une couche jetable).

* Nécessite de « former » les utilisateurs et les utilisatrices (l’autre parent, la nounou, etc.) parce que les couches lavables peuvent être plus difficiles à mettre en place que les couches jetables.

* Cause à l’occasion quelques difficultés avec certaines crèches qui utilisent les couches jetables. Comme la couche lavable est très volumineuse, le bébé a un gros derrière que certains parents trouvent disgracieux (voir photo 2), il faut quelquefois utiliser la taille de vêtement supérieure (plus le bébé est grand, moins cela est nécessaire) et elle gêne parfois certains mouvements du bébé (par exemple, mâchouiller ses pieds) mais pas son développement moteur.

Inconvénients généraux des couches lavables * Nécessite au moins deux lessives de plus par semaine.

Source : fr.ekopedia.org/Couche_lavable#Inconv.C3.A9nients_g.C3.A9n.C3.A9rau.

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L’engagement écologique et la réification de la division sexuelle du travail

Le temps des couches lavables

L’avènement de la société de consommation, par l’entremise de l’industrialisation, avait permis un allègement du temps de travail domestique, essentiellement dévolu aux femmes (faire l’ensemble de ses courses dans un même lieu, acheter des plats préparés, consommer des produits jetables, etc.), en même temps qu’elle créait de nouveaux besoins (multiplication des robots ménagers, élévation des normes de propreté, multiplication des produits, etc.). La problématique portée par les écologistes du quotidien renverse quelque peu cette dynamique, car elle implique de réduire la consommation individuelle et familiale, en mettant à l’écart notamment la médiation de nombreux « gagne-temps », dispositifs techniques qui avaient jadis permis aux femmes de réduire les charges domestiques, dont les couches jetables ne sont qu’une des manifestations. Les ressources de la planète étant limitées, il s’agit alors de revenir aux pratiques les moins polluantes possible. Alors comment faire? La mise en oeuvre de la stratégie de frugalité impose un système de vases communicants : le renoncement à l’achat d’un certain nombre de produits manufacturés et prêts à l’emploi implique de façon quasi mécanique que les individus réalisent personnellement la transformation de ces produits. Ainsi, ces activités prennent beaucoup de temps au quotidien, sont répétitives et pénibles, et ont la caractéristique d’être particulièrement invisibles (Chabaud-Rychter 1985). Rappelons que la question de la division sexuelle du travail et, de façon sous-jacente, la distribution sexuée des temporalités, a « le statut d’enjeu des rapports sociaux de sexe » (Kergoat 2000 : 40), créant antagonisme, hiérarchie, rapports de pouvoir, etc.

La raison principale de cette cécité réside, nous semble-t-il, dans le fait que la finalité du discours et de l’engagement écologique se situe au niveau collectif, voire mondial et planétaire. Poser la question de « qui fait quoi? » au quotidien met les individus au centre du processus de production de l’action environnementale et paraît déplacé, parfois hors de propos par rapport à la finalité de l’action. Si l’action de l’individu est un impensé, que dire alors de son sexe? Alors que l’engagement militant avait permis aux femmes de sortir du confinement de la sphère privée, ici, par sa réalisation pratique, il semble au contraire y concourir. En effet, les femmes constituent le « groupe cible » (Braidotti et autres 2007) tout désigné des actions écologiques, puisque ce sont elles qui, traditionnellement, accomplissent ces tâches, au regard de l’évolution historique du patriarcat (Sen 2003). La palette d’action du consommateur ou de la consommatrice écoresponsable se déclinant sur des domaines tels que l’alimentation, la gestion de l’eau, le tri des déchets, la santé ou l’éducation des enfants, il s’avère que ce sont des domaines d’action où les femmes sont en première ligne (Hofmann 2006), comme le montrent les résultats d’une enquête quantitative réalisée auprès de 22 pays en 1993 (Hunter et autres 2004).

Dans un contexte où des bilans autour de l’utilisation des couches lavables sont érigés (bilan écologique, économique et éthique), nous nous sommes hasardées à quantifier la dimension du coût temporel du nettoyage des couches lavables, passager clandestin de toutes ces évaluations. Le temps de lavage et d’entretien des couches lavables, pour un enfant de la naissance à 36 mois, correspond à environ 202 heures de temps de travail domestique supplémentaire (essorage, préparation du lavage, étendage, pliage, rangement), sans compter le temps de trempage des couches et du transport du seau de couches sales lourd à porter (voir le tableau 2)[7]. En France, cela correspond à environ 5 semaines de travail professionnel à temps complet. Et ce, dans un contexte où les femmes continuent à assumer environ 80 % des tâches domestiques (ménage, courses, préparation des repas, entretien du linge, etc.) et familiales (soins aux enfants et aux parents âgés, etc.), avec une relative stabilité dans le temps des tâches dites « féminines » (linge, soin, etc.) et des tâches dites « masculines » (bricolage, réparations, etc.) (Brousse 2000). Par ailleurs, ce type de tâche implique une forte « charge mentale » organisationnelle (Haicault 1984), qui renvoie à tout le travail, plus ou moins invisible, de gestion, de synchronisation, d’anticipation, voire d’astreinte relativement aux multiples actions nécessaires à l’entretien des couches. La charge mentale a la particularité d’incomber quasi exclusivement aux femmes et de résister à l’idée même de « partage ». Malgré la force des chiffres, le ressenti temporel de cette tâche de nettoyage et d’entretien est totalement minimisé devant l’engagement écologique des individus. Ainsi en témoignent dans un guide pratique un couple de jeunes parents (Markmann 2008 : 69) : « La charge de travail que représente le lavage des couches passe très bien dans le quotidien, même en travaillant, c’est la machine qui lave! »

Tableau 2

Activités

Estimation du temps

Essorage à la main des couches lavables

= 1,5 minutepar couche

Préparation de la machine à laver

= 6 minutes, soit 4 minutes et 2 minutes pour coller les fermetures velcro des couches les unes sur les autres pour éviter qu’elles s’abîment pendant le lavage

Étendage sur un fil à linge du contenu de la machine à laver

= Environ 4 minutes minimum

Pliage et rangement du linge dans les armoires

= Environ 6 minutes minimum

4 746 couches au total

Nombre de brassées nécessaires au lavage de la totalité des couches

Temps d’essorage des couches :

1,5 minute × 4 746 couches = 7 119 minutes, soit environ 119 heures

16 minutes × 3 lessives de 16 couches de 0 à 12 mois = 2 494 minutes

16 minutes × 2 lessives de 14 couches du 12e au 28e mois : 2 217 minutes la deuxième année plus 4 mois

16 minutes × ½ lessive de 7 couches du 29e au 36e mois : 277 minutes = 4 988 minutes, soit 83 heures

Total

119 + 83 = 202 heures

Estimation du temps d’entretien et de nettoyage des couches lavables

Source : Estimation du temps d’entretien et de nettoyage des couches lavables, basée sur une expérience de lavage en temps réel et sur une extrapolation à long terme fondée sur le nombre de couches nécessaires de la naissance à la propreté, à partir des résultats de la thèse d’Anne-Sophie Ourth (2003); larbreabebes.free.fr/Photos/telech/These-couches-lavables.pdf.

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Re-penser les liens entre écologie et féminisme

Interroger les liens entre l’écologie et le féminisme, entreprise très séduisante au premier abord, tant les deux engagements peuvent sembler aller de pair, se révèle très vite complexe. En effet, comment l’idéal égalitaire hommes-femmes tente-t-il de se faire une place au sein des luttes en matière d’environnement? Le combat contre les inégalités des sexes est-il seulement à ranger du côté de ces « luttes non prioritaires en terme d’environnement » (La rédaction EcoRev’ 2008 : 2) ou relégué sur d’autres « fronts secondaires » du mouvement? Et lorsque cette réflexion et cette tentative de déconstruction des rapports sociaux de sexe existent, à quel niveau d’analyse se situent-elles? En quoi ont-elles une résonance sur la division sexuelle du travail au quotidien?

Théoriquement, l’égalité hommes-femmes fait entièrement partie des objectifs politiques en matière de lutte contre les discriminations, inclus dans les objectifs de développement durable, dans le volet éthique[8]. Si la question de l’égalité formelle des sexes traverse les discours de l’écologie politique (pauvreté, inégalité salariale, représentation politique, partage global du travail, etc.), la question de l’égalité réelle et substantielle (Giraud 2002) se pose peu chez les couples écologistes qui tentent de poser leur petite pierre pour sauver la planète en modifiant leurs habitudes domestiques quotidiennes.

Par ailleurs, nous pouvons également nous demander comment l’écologie est remise en question du côté des mouvements féministes. Héritage de la pensée de Françoise d’Eaubonne (1978), les discours qui viennent de l’« écoféminisme » anglo-saxon, essentialistes et disparates (Mies 2007), ont tendance à survaloriser les liens entre la nature et les femmes, si proches l’une des autres, liens innés. Ce courant de pensée établit des liens directs entre l’oppression de la nature et l’oppression des femmes, la dégradation de l’une allant avec la subordination des autres (Mellor 1997). Le patriarcat est la source principale de destruction écologique. Pour s’affranchir de la domination masculine, les femmes doivent revenir à un état de nature primitif antérieur (Larcher 2004). Cette relation de proximité quasi mystique entre la « mère nature » et les femmes fait que ces deux entités s’opposent radicalement à la culture occidentale, et que notamment les femmes gagneraient à développer leurs « sensibilités féminines », valeurs essentielles, particulièrement dans le domaine des soins, et à se recentrer sur celles-ci. Des soins aux humains aux « soins de la terre » (Falquet et autres 2002 : 35), il n’y a qu’un pas à franchir pour les femmes. Comme le précise Janet Biehl (2008 : 6), « [l’]écoféminisme est donc devenu une idéologie qui, loin d’être libératrice, est régressive pour la plupart des femmes qui pensent ». Comment alors penser le lien entre écologie et féminisme en se situant dans la lignée des intellectuelles féministes ayant remarquablement déconstruit l’idéologie de la nature, telles Nicole-Claude Mathieu (1991), Christine Delphy (1998) et Colette Guillaumin (1992)? Ce phénomène correspond à une situation historique inédite où le temps de travail domestique s’amplifie sur certains aspects et semble participer à un durcissement des rapports sociaux de sexe, comme Falquet (2008) l’observe à propos de l’instrumentalisation des femmes dans les projets de développement.

En résonance directe avec ces interrogations, un article de presse intitulé « Quand l’écologie renvoie les femmes à la maison » (Saporta 2008) annonce en gros titre : « Au nom de la protection de la planète, on abandonne le lait en poudre pour allaiter, on revient aux couches lavables, on accouche même à domicile… et on finit par quitter le monde du travail. Une régression que les femmes vont payer cher » (Saporta 2008 : 77). Cette dénonciation d’un « retour à l’âge de pierre » mais « écologiquement correct » a suscité immédiatement une polémique sur de nombreux blogues, forums de discussion et sites Internet de parents écologistes. De même que l’interview d’Élisabeth Badinter (2008 : 78) : « On retourne un siècle en arrière », où l’auteure développe l’idée selon laquelle « [l’]artificiel est devenu diabolique », c’est-à-dire les couches jetables, les petits pots industriels, le lait infantile artificiel et les biberons, les plats préparés, les produits cosmétiques, la lessive industrielle, etc. Ce retour à des pratiques ancestrales serait le signe d’un puissant désenchantement des jeunes femmes au travail (crise économique, manque d’avenir professionnel, précarité, emplois subalternes, etc.). Les arguments pointent l’éventualité d’une dépendance économique des femmes qui se retireraient du marché du travail pour s’adonner aux pratiques écologistes. Les réactions épidermiques des mères écologistes qui se sentent mises en accusation soulignent qu’elles ont développé, par leur prise de responsabilité, une identité d’experte de l’écologie au quotidien. A contrario, la reprise d’activité de la mère peut être un moment de renoncement à une ou plusieurs pratiques écologiques, comme c’est le cas d’une jeune libraire ayant abandonné l’usage des couches lavables et l’activité de recyclage des eaux sales de la vaisselle, car son compagnon n’a pas souhaité prendre le relais (F., libraire indépendante, 24 ans, en couple, un enfant de 2 ans, milieu urbain).

On pourrait penser que, après tout, les couples écologistes ne font que reproduire les inégalités existantes en matière de division sexuelle du travail domestique, avec une intensification temporelle forte de certaines tâches domestiques (couches lavables, achat de la nourriture et préparation des repas, potager et préparation du compost, etc.) qui peuvent être occasionnellement l’objet de dérogations (utilisation de couches jetables ou de lingettes jetables hors du domicile ou en voyage, consommation de viande non biologique si les qualités gustatives sont jugées meilleures, etc.). Toutefois, dans les récits, quelques frontières semblent se redessiner et la distribution sexuée des tâches est parfois présentée comme « interchangeable », à propos de l’entretien du linge, par exemple, et sur certaines pratiques pouvant s’effectuer sur un « mode public », comme les courses, la cuisine, transporter les enfants et jouer en leur compagnie (Barrère-Maurisson 2003). À travers la grille de lecture des gains énergétiques, les gains de temps domestique apparaissent comme secondaires. Alors, l’invention de nouveaux « gagne-temps » passe par la mise en oeuvre de standards minimalistes, liés aux stratégies de frugalité : s’assurer que le ménage est peu exigeant et que la chasse à la poussière est très modérée, voire irrégulière; éviter de surconsommer la lessive (impact sur la planète en eau, énergie, pollution) et de trop faire tourner les machines à laver (les enfants peuvent porter des habits tachés); éviter le repassage qui est consommateur d’énergie; remettre en question les normes de durée et de fréquence en matière d’hygiène corporelle (éviter de se doucher tous les jours, par exemple); réduire le temps passé aux achats (vêtements, jouets, meubles) au profit du troc et des échanges; s’abstenir de suivre la mode (vêtements, décoration de la maison) et la technique, etc. S’il est indéniable que toute une série de normes domestiques révisées à la baisse se reconfigurent, il semble que ce soit toujours celui ou plutôt celle qui a les normes les plus exigeantes qui emporte le droit de réaliser ces tâches (Kaufmann 1992).

Conclusion

Le fait de se concentrer sur la finalité écologique de l’action contribue à invisibiliser le travail des actrices et des acteurs écologiquement engagés. Ces personnes ont-elles conscience que la dimension matérielle (actes) et idéelle (charge mentale) de leur engagement concourt à la perpétuation des inégalités hommes-femmes et participe à l’oppression de classe et de sexe? Les couples ayant participé à notre enquête ont changé leur mode de vie par devoir écocitoyen, avec un réel élan de sincérité. Cela explique pourquoi ces couples se lancent dans des actions, à la fois utiles pour la préservation de la planète et pénibles pour eux. Cet engagement écologique apporte indéniablement un surcroît de sens dans leur vie (Ledrut 1979). La référence à l’avenir, qui est sans limite, fait disparaître la charge de travail quotidienne, parfois exponentielle. De par ses effets sur l’intensification de la division sexuelle du travail, la question cruciale du partage réel des tâches entre les femmes et les hommes écologistes devrait être mise au centre de la réflexion scientifique et politique. Cela impliquerait de remettre en cause les impensés de la philosophie écologiste qui reproduit le biais androcentrique des sciences (Mathieu 1991), à quelques exceptions près (Sen 2003). Il s’agirait alors avant tout de repenser le « contrat social entre les sexes » (Hirdman 1989), d’autant plus que l’engagement écologique est, d’après les dires de nos répondantes et répondants, fondateur de la constitution du couple, en tant qu’il définit une philosophie commune. Le sentiment d’être pionnier ou pionnière et de consentir des efforts pour les autres masque insidieusement les inégalités sexuées chez ces couples qui se définissent comme « modernes » donc « égalitaires ». Alors que, dans ce contexte, la modernité fait justement référence à l’action écologiste avant-gardiste, et non à la signification même de l’égalité des sexes, il serait judicieux de s’interroger sur les risques de renforcement de la division sexuelle du travail pour les femmes dans un contexte où la consommation verte connaît un fort engouement auprès du grand public. Nous pourrons alors nous demander sous quelles conditions le fait d’être ecologically friendly (Brunel 2008 : 31) peut aller de pair avec le fait d’être women friendly?