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Aujourd’hui, le soleil chauffe sur les rives du lac Memphrémagog. Depuis Le déclin de l’empire américain, le célèbre film de Denys Arcand, l’endroit est à jamais marqué par une certaine angoisse existentielle. Nous sommes dans un parc asphalté aux abords d’une petite ville, là où la rivière aux Cerises se perd dans les grandes herbes du lac. Peut-être, lors d’un bref passage, aurez-vous vu au milieu du stationnement les hautes clôtures de métal ajourées et le grand jeu effrayé qui s’y joue. Comme Thésée, quelqu’un ouvre la grille et aperçoit déjà l’issue du labyrinthe dans lequel il vient de pénétrer. L’asphalte brûle. Cette fois, le parcours semble trop facile. À quoi sert ce leurre ? Aucune paroi ne s’interpose entre le marcheur et sa quête. Il n’y a que l’enchaînement du visible. Chacun avance ainsi à la mesure du temps. Lui comme les autres. Au coeur du labyrinthe, le Minotaure est devenu une ombre fugitive, une vague réverbération. Dans le centre vide au milieu du dédale clôturé, il y a comme une vacance de la mémoire. Ici, nul ne se souvient du terrible secret. Seule la conscience de sa perte continue de motiver les participants et les pousse à chercher l’issue finale. La puissance du mythe repose maintenant sur ce trompe-l’oeil en son centre. Le film de Denys Arcand en avait d’ailleurs montré l’implacable ironie.

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Dans La ligne brisée. Labyrinthe, oubli et violence [1], le deuxième tome de ses Logiques de l’imaginaire, Bertrand Gervais s’intéresse à la mise en récit dans les littératures contemporaines du mythe théséen en tant que système de représentations de l’oubli. En effet, si le labyrinthe antique permettait d’envisager une certaine continuité de la quête, les lieux imaginés par notre modernité et façonnés par la violence induisent un « effacement radical » qui, loin de paralyser l’intrigue de la quête, constitue au contraire son principe actif. Dans cette lecture du mythe, la figure épouvantable du Minotaure apparaît à l’essayiste dans sa pure fragilité : « Il y a là, dans cette scène toujours dérobée, dans cette épreuve qui échappe à toute représentation, au point de disparaître, un secret d’une singulière nature : il n’est jamais révélé. » (30) Cette contrainte radicale au coeur de sa démarche et de sa signification force le héros à recourir à la violence meurtrière, sans toutefois que son geste puisse s’ouvrir sur un dénouement définitif. Émergeant du labyrinthe, Thésée s’empresse aussitôt d’en reproduire les multiples identités, car il sait qu’il est marqué par le « démembrement du temps mis en jeu par l’oubli » (64).

À la recherche des « fictions de l’oubli » dans un vaste ensemble de récits contemporains, Bertrand Gervais effectue l’inventaire d’un noeud complexe de situations narratives qui permettent à l’écrivain de sonder les mécanismes oniriques, sociaux et existentiels de l’effacement identitaire. L’espace du labyrinthe devient le lieu d’exploration de ces « fictions de la ligne brisée » (71) autour desquelles gravitent les destinées de tant de personnages égarés, amnésiques, frappés d’un coma ou d’une démence liée à l’oubli. Il est important de noter que Gervais se représente le labyrinthe comme une trajectoire discontinue. La fragilité de la représentation en son centre n’est alors que le reflet d’une « logique » de la déviance continuelle. C’est pourquoi la ville, par sa succession de culs-de-sac et de lieux vacants, reste si centrale dans la fiction contemporaine.

L’étude que nous propose Gervais s’appuie sur un certain nombre d’exemples tirés de corpus américains, français et britanniques. Il n’y a donc pas lieu dans le cadre de cette chronique de s’attarder outre mesure à l’analyse pourtant fort intéressante de ces oeuvres. Il est sûr cependant que les concepts énoncés s’avéreront utiles pour une lecture du mythe dans les oeuvres québécoises contemporaines. Il faut dire que, depuis les travaux d’Antoine Sirois et de Paul Socken, la mythocritique a connu de nombreuses applications au Québec. Il n’en reste pas moins que l’approche plus inquiète adoptée par Gervais permettrait d’aborder des oeuvres qui tissent des liens d’affinités entre le mythe et la psychanalyse. L’aventure individuelle du personnage, qu’elle mène à la rédemption ou à sa perte finale, s’insère plus facilement dans les grands réseaux de signification qui nourrissent les littératures de l’Occident. Quelle est donc cette ligne brisée du labyrinthe si ce n’est celle de l’existence elle-même, rompue par les défaites répétées de la mémoire ? Dans ce contexte, les parcours inventoriés par Bertrand Gervais nous donneraient l’occasion de retracer la figure labyrinthique chez des écrivains aussi différents que Victor-Lévy Beaulieu, chez qui cette ligne suivrait avant tout le parcours d’une écriture obsédée par sa continuité délirante, et Sergio Kokis, chez qui elle serait à la fois rature du passé et lien avec la plasticité mémorielle du sujet.

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Le dernier essai d’Éric Méchoulan, La culture de la mémoire, ou comment se débarrasser du passé [2] ?, explore la légitimité des figures de la mémoire au sein des cultures de la modernité. Façonnée par les déplacements incessants des individus, notre époque aurait plutôt fait de la mémoire un musée où seraient dorénavant archivées les pages de l’oubli. À la manière du romancier Georges Perec à qui il consacre du reste un chapitre, Méchoulan nous invite à nous détourner du concept nostalgique de la trace, pourtant si présent dans le discours historiographique actuel. Il ne reste plus rien de la substance du mythe que le souvenir de ses structures archéologiques en son centre : « L’Éternel Retour ne consiste pas à affirmer le retour d’un contenu, mais à affirmer la puissance de son revenir : c’est pourquoi il consiste en une affirmation du fait même de l’affirmation. » (79) La spirale vide du mythe se manifeste donc aujourd’hui, non plus par le biais de sa substance narrative première, mais plutôt par l’entrelacement de ses formes répétitives. Au Québec, cette mise à l’écart de la tradition se trouve déjà convoquée, selon Méchoulan, dans l’ensemble des écrits de Fernand Dumont sur la culture. Parce qu’il insiste sur une « expérience temporelle de la réflexivité » (165), qui caractérise au premier plan la culture seconde, Dumont reconnaît implicitement la fin de la continuité des traditions et l’instauration d’une culture n’ayant pour objet d’étude qu’elle-même. Mais, devant l’avènement d’une société moderne vouée à son propre « déchiffrement », le sociologue reste doucement tourmenté. La conscience, mise en oeuvre par l’individualisme contemporain, se révèle être une « blessure », une « émigration », une douloureuse distance. Évidées de leur centre, les sociétés contemporaines restent marquées par la mélancolie de l’origine. Méchoulan fait remarquer que les dernières années du xxe siècle se définissent très largement par une pensée ouverte à la fracture du temps historique. Par leur profonde ambivalence, les écrits de Fernand Dumont posent mieux que tout autre la nécessité du doublet mémoire-culture et de son entre-deux, espacement où se blottit le sujet moderne dans sa « fantastique commémoration de la mémoire elle-même » (176).

Le dernier chapitre du livre de Méchoulan traite de la structure du palimpseste dans Le Saint-Élias de Jacques Ferron. Ce conte, dans lequel on a vu des rapports avec le Saint-Genest de Jean de Rotrou, permet d’interroger le rôle singulier de l’écrivain dans une société où persistent les structures hiérarchiques, et même autoritaires, de la tradition. Or, dans Le Saint-Élias, le conteur accumule les références au passé littéraire et religieux. Il sait que son oeuvre rétablit d’une certaine manière la continuité de l’histoire. Du même souffle, son « essentielle solitude » nous renvoie à une logique de la rupture que la « pensée du palimpseste » vient paradoxalement confirmer : « À l’inverse des pieuses catégories de la mémoire auxquelles nous n’arrêtons pas de sacrifier aujourd’hui (voire de sacrifier l’aujourd’hui), Jacques Ferron nous indique que l’écriture ne commémore rien ni personne. » (227) Le passé se construit donc à même la matière du présent. En fait, n’est-ce pas le plus grand projet de toute culture que celui de fabriquer du passé et de mettre en scène la « coupure sacralisante » (237) qui légitimerait ainsi la mémoire collective ? Éric Méchoulan ne résout pas les ambiguïtés que pose aujourd’hui l’individualisme de l’écrivain. Il ne les situe pas, comme on le fait habituellement, dans une perspective postcoloniale. Les deux seuls chapitres qu’il consacre à des textes québécois sont préparés par une réflexion plus large sur la pensée européenne de la culture qui, de Baudelaire à Benjamin, permet d’en saisir assez bien les dimensions singulières.

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Dans sa Poétique de l’invective romanesque [3], Marie-Hélène Larochelle, s’inspirant de certains aspects de la sociologie française contemporaine, s’intéresse, par ailleurs, à ce qui est marqué par le sentiment de dégoût et de rejet dans la fiction, notamment chez Louis-Ferdinand Céline et Réjean Ducharme. S’il est évident que l’invective constitue une part appréciable de l’écriture chez certains romanciers actuels, comment effectuer l’analyse de cette parole hostile qui puise abondamment au répertoire jurologique et au registre de l’agression ? Les voix vitrioliques de l’exclusion et du mépris sont alors portées par la légitimité même de la littérature qui leur prête une voie de communication et un public. L’absence du Minotaure se traduit donc ici par l’excès de sa présence. Il ne pourra plus se lover dans la mémoire nostalgique du mythe. Rien ne viendra absoudre son absence. Tout visera plutôt, sur le mode ironique, à démystifier sa présence et à en dénoncer le leurre.

Dès le départ, Larochelle fait appel au lexique de la psychanalyse, car l’invective est aux frontières du sacré et de l’impur : « [L]’illégitime implique un système limité de codes que l’on peut penser découler des sémantismes fondamentaux déterminés par les tabous, entendus comme les interdits fondamentaux. La variabilité du tabou conditionne alors un comportement restrictif, qui touche au sacré et au danger. » (29) C’est l’outrance de la fureur verbale qui interpelle à la fois l’écrivain et le lecteur. Plus la menace pèse sur le narrateur au coeur du récit labyrinthique, plus il lance à qui veut l’entendre sa haine pamphlétaire. C’est à un narrataire « fantomatique » qu’il adresse ses « mots-projectiles », comme autant de fragments essentiels de la « subjectivité collective », maintenant éclatée en des formes de communication primitives et dégradées. Marie-Hélène Larochelle aborde dès lors l’invective comme une partie constituante du sens, si tant est que chaque fois son interpellation tourmentée, fondamentalement inefficace, semble venir de nulle part. C’est là le plus grand paradoxe de toute violence.

L’invective comporte un désir d’anéantir les autres par la force élocutoire des mots. Du même souffle, elle témoigne d’une impuissance profondément ressentie à réguler les contours de l’altérité, toujours vue comme intrusive. C’est que les autres, à qui l’on s’adresse avec violence, sont vus comme les principaux agents de la légitimation sociale. « L’invective participe d’un événement, comportant une phase explosive dont le déroulement même représente l’action. Aussi est-ce envisageable comme une performance parce que sa production est une force qui fait de l’ostentatoire une dynamique d’élocution et de réception. » (32) Bien qu’elle soit plus souvent utilisée au théâtre, la violence verbale est fondée sur le malentendu et son ambiguïté est au coeur de l’écriture romanesque contemporaine.

Dans son ouvrage, Marie-Hélène Larochelle évoque tour à tour, comme en un miroir, les textes de Céline et ceux de Réjean Ducharme, pourtant bien différents. Il est certain que l’analyse de l’invective s’applique plus efficacement à la lecture des textes de Céline. Motivé par son dégoût de la guerre, celui-ci s’en prenait à ses lecteurs avec raffinement et cruauté. S’il se présentait le plus souvent comme une victime, c’est qu’il lui était alors permis de se retrancher dans le refoulé obscur de l’écriture. Démasquée, l’impuissance était donc pour Céline une stratégie de conquête de soi et des autres. Le propos semble tout autre chez Ducharme. Dans Le nez qui voque, par exemple, la causticité des propos ne vise pas tant la communauté des lecteurs que le personnage lui-même, objet ultime de sa désinvolture. Certes, Ducharme fait appel au juron et à l’insulte, mais la création de personnages marqués par la recherche de l’innocence (Bérénice, Ssouvie) transforme l’invective en énoncé ludique. Il reste alors bien peu, dans des oeuvres comme L’avalée des avalés et Le nez qui voque, de l’« imagination haineuse » que Larochelle attribue à Céline. Les deux romanciers « s’inventent selon une semblable logique de l’impossible » (204), mais la virulence observée chez l’un prend plutôt la forme, chez l’autre, du jeu gratuit et de l’invraisemblance volontaire.

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La littérature québécoise contemporaine semble poser la question de la vacance du récit mythique. Quelle est cette inefficacité sur laquelle repose l’oeuvre ? Toute violence est alors signe de la peur de soi et des autres. Au centre des parcours labyrinthiques empruntés par le texte se profile une impossible rencontre avec le sens. Comme l’avait pensé si brillamment Hubert Aquin dans les dernières pages de Trou de mémoire, seule la distance créée par le travail du langage dans l’oeuvre littéraire permet d’entrevoir l’anamorphose de la figure centrale du présent, le miracle de son surgissement à même la déchirure spectrale du passé.