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L’historien de l’art Pierre Francastel fut parmi les premiers à rallier le projet filmologique dès lors que l’Institut de filmologie eut vu le jour et que se dessina la possibilité de mettre en place un programme d’enseignement et de recherche sur le cinéma (1948-1958). Quoique rien ne laissât présager dans ses activités et publications antérieures (travaux sur Versailles puis le Moyen Âge et la Renaissance) qu’il pût s’intéresser au cinéma, Francastel se révéla, en France, l’historien de l’art le plus prêt à s’investir dans une recherche et un enseignement portant sur le cinéma, sur la place du cinéma dans les arts plastiques et sur les rapports entre le film et l’art [1]. Quelle est cependant la place qu’il occupa au sein de la mouvance filmologique ? Fut-il débiteur des recherches dominantes dans les travaux de l’Institut — qui appartiennent au premier chef à la psychologie ? Ou élabora-t-il une théorie qui lui fut propre du « fait filmique » ? Enfin, son approche de l’art et de son histoire se vit-elle modifiée sous l’éclairage du cinéma ? Telles sont quelques-unes des questions qu’on veut poser ici afin d’évaluer l’importance de la réflexion de Francastel sur le cinéma, réflexion, à dire vrai, mal connue car en grande partie restée inédite.

Au sortir de la guerre, Francastel est professeur à l’Université de Strasbourg où il enseigne depuis 1937 [2]. On l’envoie cependant aussitôt en Pologne — où il avait travaillé entre 1930 et 1937 [3] — comme conseiller culturel auprès de l’ambassade de France à Varsovie et pour donner une impulsion nouvelle à la remise en route des instituts français dans ce pays et en Tchécoslovaquie. Il n’est donc pas à Paris quand se crée l’Association pour la recherche filmologique, que démarre l’activité éditoriale de la Revue internationale de filmologie et que s’organise le premier congrès international de filmologie.

C’est en 1948 qu’il participe, comme conférencier, au premier cycle de deux ans que propose le programme de l’Institut, dans le troisième sous-ensemble : « Filmologie générale et philosophie ». Le directeur général en est Raymond Bayer, professeur à la Sorbonne, qui traite lui-même d’« esthétique générale du film et philosophie ». Tous deux interviennent au titre de la morphologie générale (les autres sous-parties sont : « Esthétique générale des effets », « Anthropologie filmique », « Éthique et idéologie »). L’intervention de Francastel consiste en deux conférences consacrées aux « Problèmes de l’espace filmique » (prononcées les 10 et 17 janvier 1949), dont il reprend la substance dans une conférence donnée à Londres en mai de la même année (« Espace filmique, espace plastique »).

L’année suivante, il est appelé par Lucien Febvre comme directeur d’études à la VIe section de l’École pratique des hautes études, fondée en 1947. Il y crée un cours de « Sociologie des arts plastiques [4] ». C’est l’année où il publie son article « Espace et illusion » (Francastel 1949) dans la Revue internationale de filmologie (nommée plus bas RIF). Il n’en publiera pratiquement pas d’autres, mais s’investira pourtant pleinement dans l’activité de l’Institut, passant de la partie « conférences » à celle des « Cours et leçons » (à partir de 1952) et prenant une part active au congrès de 1955. D’après les programmes de l’Institut figurant sur les affiches qu’a conservées Francastel ou qui ont été publiés dans la RIF, on peut en dresser la liste suivante :

  • 1950-1951 : deux conférences « Sur les problèmes de l’espace filmique » ;

  • 1951-1952 : deux conférences sur « Le mécanisme de l’illusion filmique » (les 11 et 18 décembre 1951) ;

  • 1952-1953 : un cours intitulé : « L’image filmique : le successif et le simultané » ;

  • 1953-1954 : un cours intitulé « Mouvement et animation » ;

  • 1954-1955 : un cours sur « Les éléments du spectacle filmique : réalité, récit, représentation figurée » ;

  • 1955 : 2e Congrès international de filmologie, il est rapporteur de la section « Études comparées », et participe au symposium consacré aux « Techniques nouvelles du cinéma [5] » ;

  • 1955-1956 : Francastel apparaît dans les programmes, conjointement avec Étienne Souriau, Meredith et un mystérieux « M. N… » [sic], à titre de responsable d’un cours intitulé « L’univers filmique. Structures (espace, temps, personnes et choses, relations sensibles, intelligibles, symboliques) — Valeurs esthétiques — Esthétique comparée du film et des divers arts » ;

  • 1956-1957 : les intitulés des cours sont les mêmes que pour le cycle précédent ;

  • 1957-1958 : sauf erreur, il assure encore un cours dont on n’a pas retrouvé l’intitulé [6].

La plupart des contributions de Francastel sur le cinéma — hormis l’article de 1949 — demeurent inédites mais sont conservées, pour bon nombre d’entre elles, dans le fonds Francastel de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) avec d’autres documents — textes manuscrits, dactylographiés, notes (plans d’intervention, notes de lecture ou prises lors de conférences) [7] — dont on trouvera la liste détaillée en annexe. Le volume, L’image, la vision et l’imagination (Francastel 1983), constitué par son épouse, Galienne Francastel — qui lui succéda à l’École des hautes études en sciences sociales (ÉHÉSS) après sa mort —, ne comporte, d’inédits, que des « extraits d’un cours à l’Institut de filmologie » sous le titre « Les mécanismes de l’illusion filmique » (sans précision de date [8]).

On peut donc dire que, pour une large part, l’apport de Francastel à la théorie du cinéma demeure méconnu, en tout cas dans sa complexité.

Le cinéma

Il faut souligner avant tout que les liens de Francastel avec le cinéma ne tiennent pas, loin de là, à la seule filmologie. En effet, il participe aux activités de la Fédération internationale des films sur l’art (FIFA) sous la responsabilité de l’Unesco — dont Fernand Léger est le président. Il en devient lui-même le secrétaire général (1952-1954) jusqu’à sa démission, qu’il présente après avoir échoué à articuler la FIFA et la FIAF (la Fédération internationale des archives du film) et être entré en conflit avec Henri Langlois [9]. Sa première intervention dans le cadre de la FIFA date de 1948, à la suite de la Première conférence sur les films sur l’art qui s’est tenue à Paris du 26 juin au 6 juillet, sous la présidence de Léger (on compte en outre dans l’organisation du congrès les noms de Luciano Emmer, Henri Storck, Alain Resnais, Henri Langlois, Gaston Diehl, René Huygue, etc.). Dans son rapport, Francastel pose quelques bases de sa « doctrine » sur le cinéma (on y reviendra), appelle à un développement de la recherche sur la question et mentionne quelques lieux où l’on s’y consacre : « the Cinematographic Research Institute, recently established at the University of Paris », et « the International Bureau of Cinematographic Research » — où l’on reconnaît l’Institut de filmologie et le Bureau international de la recherche filmologique [10].

Deux aspects plus délimités de ses recherches peuvent encore nourrir cet engagement « filmologique » : son intérêt pour les « arts de l’illusion » du xviiie siècle et leurs liens avec les origines du film [11] et, par la suite, son travail sur les écrits de Robert Delaunay — qu’il éditera en 1957 —, tout entiers tournés vers la question de la simultanéité et du mouvement dans la peinture et qui offrent en quelque sorte une « alternative » au cinéma [12] (Delaunay 1957).

Mais sa relation au cinéma a une motivation plus fondamentale : elle tient à sa conception de la nature de l’image et à son approche de l’art, qui le conduisent à s’interroger sur les changements de perception provoqués par l’émergence de la photographie et du cinéma. « Les appareils pénètrent le réel », dit-il souvent, en reprenant cette formule à Walter Benjamin [13], et changent les conditions de la perception et de la représentation, mettant en évidence comme jamais auparavant le caractère culturel, conventionnel de l’image :

Les appareils pénètrent le réel : grâce à la caméra, nous avons des possibilités qui n’existaient pas [auparavant] de surprendre un certain nombre d’éléments qui sont dans le réel, avant même la projection, qui ne sont pas créés par le film.

Phénomène inséparable de la fabrication d’une

image d’un type particulier, qui n’est ni l’image mentale, ni l’image plastique, ni l’image poétique, littéraire, mais l’image filmique, avec des caractères très spéciaux […], avec un mécanisme contraignant, qui fait qu’un film apparaît précisément comme doué de réalité, de persuasion, de vérité, ou bien au contraire comme inacceptable. [Ainsi] le film est à la fois une chose fabriquée, c’est un médium, et d’autre part, c’est un enregistrement automatique, mécanique du réel [14].

Il n’y a pas d’image naturelle, immédiate, elle est un signe et elle s’inscrit dans un système de signes, mais cette image-signe n’est pas le dernier état de l’image filmique qui est de nature mentale :

Il faut distinguer à la limite entre le signe et l’image, le signe étant le moyen de créer l’image, le signe attirant l’attention sur la valeur de langage du spectacle filmique, mais ne se confondant pas avec l’image filmique, l’image globale, somme d’impressions éprouvées par un spectateur auquel on présente une succession d’images qui en sont les éléments constitutifs [15].

Cette dualité, qui engendre ce qu’il appelle l’« ambiguïté » fondamentale de l’image, inspire son approche de l’oeuvre d’art de toutes les époques, voire des modes de pensée non verbaux (comme les mathématiques), le cinéma servant d’élément de démonstration de cette théorie [16].

Ainsi le cinéma « enseigne »-t-il à voir l’art qui le précède ou lui est contemporain parce qu’il met en lumière avec plus d’évidence que cet art certains caractères de l’image :

Au temps du cinéma et de l’art abstrait, il n’est plus possible de regarder les produits de l’activité esthétique comme aboutissant à l’élaboration d’images et de formes essentiellement identiques à un ordre immuable de l’univers [17].

Après 1945, l’art contemporain occupe une place centrale dans la réflexion de Francastel : c’est à partir de lui qu’il interroge le passé — en particulier la Renaissance, à laquelle il consacre son oeuvre majeure (Francastel 1967). Cela l’amène à aborder les rapports de l’art et de la technique (Francastel 1956) et à se montrer attentif à la dimension sociale et historique des codes de la représentation plastique — la perspective notamment —, dont le renversement impressionniste et plus encore cubiste, puis la récusation par l’art abstrait, rendent manifeste le caractère conventionnel, construit.

La pensée figurative

Les différents axes de recherche et de réflexion abordés sont sous-tendus par une conviction selon laquelle l’art développe une « pensée plastique » ou « figurative », qui est une fonction de l’esprit humain, une « catégorie de la pensée aussi complète que d’autres » (Francastel 1965, p. 78-79), d’égale dignité, en particulier, avec la pensée verbale ou tout autre système symbolique. Cette conviction trouve son fondement dans la psychologie moderne, de même qu’elle a des conséquences dans les domaines de la sociologie de l’art et de l’esthétique.

Pour comprendre la position de Francastel sur l’espace plastique ou figuratif — auquel appartient le cinéma —, il faut donc passer par la référence à la psychologie, par la gestalt (Paul Guillaume) mais surtout par les théories et expériences en psychologie de l’enfance de Jean Piaget et d’Henri Wallon. Cette « nouvelle psychologie » entraîne une reformulation des questions de perception et de spatialisation : Francastel expose cette approche à la fois sur le cas de l’art, dans une étude de La Revue d’esthétique [18] que dirige Étienne Souriau (autre « filmologue »…), et sur celui du cinéma, dans son article de la RIF.

L’art contemporain lui paraît alors coïncider sur plus d’un point avec ce que les travaux des psychologues de l’enfance mettent en évidence dans le fonctionnement « génétique » de l’esprit humain (c’est-à-dire son évolution) ; leurs travaux seraient susceptibles de « justifier les tentatives actuelles des peintres qui veulent jeter les bases d’un nouveau langage plastique » (Francastel 1965, p. 43) : « À chacune des trois étapes de la formation de la pensée chez l’enfant, correspond un état des arts figuratifs » (p. 154). Les notes, datant de l’année 1948, portant sur « l’espace génétique et l’espace plastique [19] », mettent bien en évidence ces « nouvelles hypothèses sur l’espace » qui répondent aux trois paramètres piagétiens : le sensorimoteur (ou topologique), le projectif et le représentatif — et qui recoupent les développements contemporains en mathématiques et en géométrie (topologie, géométrie non euclidienne).

Le fait qu’il existe une « pensée plastique — ou figurative — comme il existe une pensée verbale ou une pensée mathématique » (Francastel 1965, p. 79) [20] a une conséquence dans le domaine de l’esthétique : on a affaire avec elle à un « langage » propre qui comporte des signes, voire un « système de signes ». Et cette autonomie en fait « un des modes par lesquels l’homme informe l’univers » (p. 11-12). Par là on ne se borne pas à tirer l’activité artistique de la superfluité, mais on la nantit d’une dimension sociale qui appelle une « sociologie de l’art ». En effet, « la fonction figurative » — qui est une « catégorie de la pensée aussi complète que d’autres » — « constitue une catégorie de la pensée immédiatement liée à l’action… » et, dès lors, « les oeuvres d’art constituent des faits positifs de civilisation au même titre que les institutions politiques ou sociales » (p. 78-79).

Le rôle de l’art devient même, au terme de ce raisonnement, quasi supérieur aux autres formes de pensée car : « Toute société qui se forme se guide plus ou moins sur un modèle abstrait [et] ce sont les écrivains et les artistes qui expriment et diffusent les traits matériels de ce modèle » (p. 48).

C’est pourquoi Francastel s’insurge contre l’oubli du rôle de l’art dans les recherches sociologiques, psychologiques, historiques et autres et voit « un scandale intellectuel » dans le fait « qu’écrivant un livre sur l’épistémologie génétique et y analysant tour à tour les diverses formes d’action de son époque, un homme comme M. Jean Piaget ait pu ignorer purement et simplement le problème posé par l’existence de l’art… » (p. 11) [21].

Outre une référence à Marc Bloch qui, dans La société féodale (1939), posait le problème des rapports de l’expression plastique avec les autres aspects d’une civilisation (Francastel 1965, p. 73-75), deux références étayent ce point de vue « sociologique » : le texte de Maurice Halbwachs, « La mémoire collective et le temps » (1947), et les études sur la psychologie du merveilleux de P.-M. Schuhl (1947). Pour le premier, en art, un temps collectif prime sur le temps intérieur de l’individu : « l’art est donc […] l’expression de groupes humains distincts à la fois de la société globale et des classes sociales » ; pour le second, les inventions poétiques — tel Les voyages de Gulliver — « traduisent l’importance attachée par une époque à quelques problèmes philosophiques fondamentaux » (grand/petit, désir de rajeunissement).

Francastel n’entend pas pour autant « dissoudre » l’auteur individuel dans « la pensée de la collectivité », comme peut le faire Lucien Goldmann à la même époque, et il polémique rudement avec Roland Barthes qui, à propos de Racine, tomberait dans cet excès (Francastel 1965, p. 76-77).

Cette approche, qui le met à part dans l’histoire de l’art — il n’est pas un érudit au sens où peut l’être André Chastel (qui lui sera préféré à la Sorbonne à l’ouverture de la chaire d’histoire de l’art) —, intéressera par contre les historiens (après Febvre, on l’a vu, Vernant, Duby et Le Goff notamment). Dans son compte rendu de La figure et le lieu, Michel de Certeau (1968, p. 587-588) écrit que la « méthode » de Francastel « ne se contente pas d’analyser un tournant dans l’histoire de la peinture, elle en dégage les conditions d’intelligibilité d’un langage figuratif », lequel « ne reproduit pas un passé ou une perception » mais « instaure ». Et cette « institution d’un lieu propre qui ordonne les objets à des significations » crée de nouveaux rapports, change les références, conjugue des systèmes différents, reconfigure, « par une redistribution de l’espace imaginaire », et renvoie « donc à des pensées collectives ».

La « sociologie de l’art » de Francastel croise, en un sens, la démarche de Kracauer (qui se réclamait d’une proximité avec Panofsky). Sans parler des « dispositions psychologiques » collectives que Kracauer place à la base de son enquête sur le cinéma allemand, il s’agit pour l’un et l’autre de définir un ensemble de valeurs et de motifs dans lesquels s’inscrivent les oeuvres — Francastel parle de codes, règles, contrats, etc., d’un « ordre figuratif » qui implique une « connivence » entre les protagonistes, un partage — ; mais ces motifs et ces figures, Francastel insiste sans doute plus que Kracauer sur ce point, n’existent que dans leur inscription dans un « lieu » qui est le tableau (l’oeuvre), lequel se fait « instaurateur », et non « reflet » ou transcription d’un ordre extérieur (la perspective pour la géométrie, les sources littéraires ou philosophiques pour la peinture [22]) : « la pensée plastique étant une fonction de l’esprit, cette fonction n’a pas d’existence indépendamment des oeuvres qu’elle engendre » (Francastel 1967, p. 178-179). D’autre part, il circonscrit le lieu même de « l’expression collective » dans « l’image intermédiaire » ou « virtuelle » qui se forme entre l’émetteur et le récepteur, une image qui « possède une réalité physique et positive » qui la fait correspondre « non pas à la nature mais aux structures mentales de certains groupes sociaux, de certains hommes [1949] » (Francastel 1983, p. 189).

L’instance de l’imaginaire/la querelle avec Michotte

Le socle psychosociologique qui permet d’édifier cette théorie de l’art ne doit pas faire croire à une domination de la psychologie et de la sociologie sur l’analyse esthétique.

Pour ce qui est de la psychologie, il n’est pas question pour Francastel d’en rester à cette dimension ou à celle du psycho-physiologique, voire de l’« épistémique » au sens de Piaget (psychologie de l’intelligence). Quand il accorde à Cézanne « le pas décisif » qui lui fait renoncer au cube scénographique, « en liaison avec le mouvement général des idées du temps », il tient à préciser :

Que l’on ne croie pas, cependant, que la suggestion cézannienne soit une suggestion de transposition réaliste de l’espace moderne suivant des principes non plus mécanistes mais biophysiques ou topologiques, comme ceux de la science. L’espace de Cézanne est un espace imaginaire.

Et il ajoute, se référant au cinéma :

Au même titre du reste que cet autre espace plastique contemporain, celui du film, dont le rôle va être si considérable. Là aussi le point de départ est une expérience scientifique, mécanique, de reproduction du mouvement. Mais il n’y a film, moyen nouveau d’expression, que le jour où le cinéma se transforme en art de l’illusion. Par le montage, le film suggère au spectateur des espaces imaginaires mais pleinement satisfaisants. La peinture a eu plus de peine à imposer au public un système cohérent, directement lisible de conventions. Il sera intéressant d’examiner […] les raisons de ce retard.

« Destruction d’un espace plastique » [Francastel 1970, p. 227] [23]

Cela permet de comprendre la position particulière de Francastel au sein de la mouvance filmologique : si la psychologie lui permet de concevoir l’espace plastique — ou figuratif — et ses changements dans l’histoire, voire de parfaire son plaidoyer pour la reconnaissance d’une « pensée plastique », il n’est pas question pour lui d’admettre que l’on trouvera

l’explication des phénomènes filmologiques dans l’application pure et simple des lois formulées par les psychologues ou les topologues. Que la filmologie ait le plus grand, le plus évident intérêt à tenir compte de leurs travaux, c’est l’évidence. Mais certes pas de se contenter d’adapter des conclusions toutes faites à ces faits qui se situent sur un plan différent […]

Francastel 1983, p. 174

Il discute donc la position des psychologues de l’Institut de filmologie, en particulier celle d’Albert Michotte Van den Berck, ouvrant un échange assez vif avec lui dans son article de 1949. D’une part, il discute les conclusions mêmes de Michotte « sur son terrain », essentiellement parce qu’il refuse de considérer que l’on perçoive l’image filmique comme l’image de la réalité. Il remet ainsi en cause le fait de n’attacher la question du mouvement au cinéma qu’au seul mobile. Pour lui, il convient de ne pas « détacher » celui-ci du milieu où il se trouve car ce qui ne bouge pas compte autant que ce qui bouge. Cette assertion apparemment simple est une proposition assez forte si l’on y réfléchit : le film, constitué de mouvements et d’arrêts dans sa réalité technique, matérielle, retrouverait cette dualité au plan de la représentation : le mobile se détache sur de l’immobile. Le film est un système différentiel, d’alternances. Cela permettrait de dégager une différence importante entre les jouets optiques (figures en mouvement se détachant sur fond neutre), les chronophotographies (sur fond noir ou en un « monstrueux éventails » — selon la formule de Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception [1994, p. 318]) et le film de cinéma (un ensemble « plein » constitué de mouvements de divers niveaux — du micro au macro — et d’éléments fixes ou dont le mouvement est imperceptible) [24].

D’autre part, au-delà des éventuelles erreurs de lecture qu’il commet (sur la question des ombres), cette querelle est intéressante pour l’évaluation de la démarche filmologique. Pour Francastel, en effet,

la filmologie ne doit pas être une science secondaire d’application mais une recherche autonome dont les enseignements doivent comporter des leçons valables aussi pour les autres disciplines.

Francastel 1983, p. 78

Il tient nettement par là à situer son propos au-delà de la seule psychophysiologie de la perception-intellection : pour lui le niveau de « l’illusion de réalité » est une base qui ne permet pas de comprendre le phénomène du film, lequel se situe au plan de la signification, de même que le filmique n’est pas dans l’effet rétinien mais dans l’imaginaire. « La rétine est partie du cerveau » (Francastel 1983, p. 98). De même, dans « Technique et esthétique », il se réfère à Guillaume pour souligner que « l’image rétinienne » n’est « qu’une étape du phénomène complet de la vision. L’image rétinienne n’est pas l’image intellectuelle, elle la rend possible… » (Francastel 1965, p. 68) car « nous ne pouvons enregistrer, au niveau de la rétine, aucune perception pure » (p. 78). À cette occasion, il renvoie aux travaux de Galifret et Zazzo publiés dans la RIF, mais récuse « l’analogie de l’oeil avec une chambre noire » (Francastel 1965, p. 78) [25].

Ce « renvoi » à l’imaginaire correspond à la fonction de signe de l’image dans la tripartition qu’il opère entre l’image matérielle (le photogramme sur la pellicule), l’image projetée (et perçue par l’oeil) et l’image virtuelle, abstraite et globale qui est dans l’esprit du spectateur. Schéma, à dire vrai, que le cinéma partage avec les autres types d’images, notamment celles de la peinture [26], mais qu’il porte à un autre niveau de complexité en raison de son développement temporel : l’évanescence des images perçues implique, en effet, une constante activité de mémorisation-anticipation et de complétude de la part du spectateur et accuse les différences et l’impossible coïncidence entre l’image mentale du cinéaste, l’image que voit l’opérateur dans son viseur, celle qui est sur la pellicule, celle qui est projetée et l’image globale qui se forme dans l’esprit du spectateur. L’« appareillage » de toute l’opération est évidemment le démultiplicateur de ces différences : Francastel tient à ce qu’on prenne en compte ce qui est antérieur à l’image projetée ou perçue : de la pellicule à la caméra, puis au montage. Il combat ainsi l’idée selon laquelle le film consisterait à capter des images du monde extérieur et à les projeter sur un écran ; au contraire, toute la question va consister à étudier dans quelle mesure il y a fabrication d’une image d’un type particulier, l’image filmique,

[…] avec des caractères très spéciaux, très originaux, très déterminés, avec un mécanisme contraignant, qui fait qu’un film apparaît précisément comme doué de réalité, de persuasion, de vérité, ou bien au contraire comme inacceptable, ne rentrant pas dans le domaine des choses vraisemblables. Ce problème se pose d’ailleurs pour tous les arts, c’est le problème du roman : on peut raconter n’importe quelle histoire, à un moment donné on a l’impression que c’est du roman si on arrive à créer un certain degré de vraisemblance : cette vraisemblance n’est pas liée du tout au degré photographique de réalité ; ce n’est pas parce que c’est une copie plus ou moins exacte du réel qu’un roman paraît plus vraisemblable, bien au contraire, et de même que l’image filmique paraît vraisemblable et naturelle dans la mesure où elle est bien fabriquée, mais elle est fabriquée suivant un certain nombre de règles, et non pas seulement extraite en un clin d’oeil du réel [27].

Le statut de « l’impression de réalité » de Michotte se trouve donc déplacé dans cette problématique où c’est une relation contractuelle avec le spectateur qui lui fait admettre ce qu’on lui montre comme vraisemblable, croyable, en fonction d’une sorte de langage commun qu’il partage avec celui qui fait le film et qui passe par la machine de prise de vues, voire la pellicule : ce n’est pas l’identité, la coïncidence avec le spectacle extérieur qui assure cette vraisemblance, cette croyance, c’est le système de signes construit qui est un médium : un renvoi, le signe vise, désigne, etc.

Esthétique du film

La lecture précoce que fait Francastel de Saussure — peut-être par l’entremise de Sartre (L’imaginaire [1940]) — le conduit à réfléchir sur la fonction du signifiant filmique (signe-relais) qui renvoie au signifié (image mentale) et à distinguer ces niveaux de l’image :

Ainsi l’image plastique n’est ni l’image mentale du cinéaste ou du dessinateur, ni l’image mentale du spectateur et elle n’est pas non plus le signe, le système de lignes ou de taches matériellement fixé sur la toile ou l’écran, elle est, elle aussi, un phénomène virtuel et spirituel, que le signe écrit, mobile ou non, permet de reconnaître et d’analyser soit en repos, soit en mouvement mais qui ne se confond pas avec lui [28].

Prenant l’exemple du radar qu’avait analysé R. C. Oldfield (1948) dans la RIF, il montre que là aussi il y a « relais » :

la terre invisible fournit, dans un système donné […] un réseau de signes différenciés, non pas conformes à ce que pourrait être la vision directe mais interprétables, autrement dit une écriture. L’écriture n’est ni la chose représentée, ni le réseau graphique qui la signifie. Elle est aussi l’image intermédiaire sur laquelle s’exerce la sagacité du lecteur. Il faut ajouter que le trait spécifique du signe et [de] l’image intermédiaire est d’être elliptique. La reproduction intégrale du réel est aussi impensable que la répétition exacte du passé ou de la pensée vécue. Toute transmission implique schème et choix [29].

Ailleurs, il écrit qu’avec le cinéma, « nous sommes dans le domaine de l’abstraction figurative et non pas dans le domaine de l’illusion […]. L’esthétique est première » (Francastel 1983, p. 62).

Son esthétique, qui le met à distance des psychologues de l’Institut, n’est donc pas non plus celle des philosophes — comme Souriau —, car elle ne se situe pas au seul niveau de la représentation que propose l’écran, à celui du récit, des événements évoqués, etc. Il maintient en somme l’existence d’une instance psychosociologique au plan même des formes et du discours filmiques : le mécanisme du cinématographe, voire la nature de la pellicule, tout ce qui se situe en deçà du tournage, puis celui-ci, qui est en deçà de la projection, doivent être pris en considération pour que l’on comprenne la logique de la signification filmique. S’il récuse le rabattement « physiologique » sur les seuls mécanismes mesurables par l’électroencéphalogramme, l’observation des effets du clignotement sur la rétine, et autres expérimentations de ce type, il ne veut pas les oublier au profit du seul « apparaître », car cela reviendrait à se tromper sur l’activité du spectateur comme de ceux qui élaborent le film. Mais cette esthétique ne renvoie pas non plus aux conditions subjectives de l’expérience, car de l’articulation entre la compréhension des instances perceptives (signes), psychologiques (images mentales) et sociologiques (pensées collectives), il dégage le niveau de l’image intermédiaire — l’image virtuelle qu’il propose d’étudier méthodiquement :

En fait le film, comme tous les signes, notamment les signes plastiques, élabore non pas une répétition mécanique du réel mais un système lié de symboles et, indépendamment du signe plastique proprement dit, qui est le système matériel de traits ou de taches différenciés de l’écran ou du tableau, il existe, comme intermédiaire entre les deux images mentales de l’opérateur et du spectateur, un résidu abstrait, une image virtuelle, de la richesse et de la qualité de laquelle résulte, pour une large part, la richesse du spectacle et l’orientation de l’imagination du spectateur.

Il est […] à peu près impossible de saisir la spécificité de l’image mentale, soit chez l’auteur du film ou du dessin, soit chez le spectateur. Mais on peut étudier méthodiquement les caractères de l’image intermédiaire puisque, par définition, elle possède un caractère à la fois limité et généralisé [30].

Cette image intermédiaire (ou virtuelle), on l’a vu dès « Espace et illusion », est le résultat de la mise en commun, le lieu de partage des groupes sociaux d’une époque déterminée.

Cette préoccupation amène Francastel, lors du congrès de 1955, à réclamer un « recentrage » sur l’esthétique de la part de l’Institut de filmologie, revendication à entendre dans la perspective évoquée plus haut de sa conception de l’art « instaurateur » :

Il serait tout à fait nécessaire que dans le développement ultérieur des recherches filmologiques, une plus juste importance soit accordée désormais au point de vue esthétique ou figuratif, étant entendu que le film […] constitue […] un moyen d’expression spécifique.

Francastel 1955, p. 62-63

À l’issue de ce rapport (tiré d’un débat que nous donnons à lire en partie ci-après, voir « Document. Congrès de 1955. Groupe VI »), il détaille trois problèmes qui se posent dans la définition de la figuration filmique : celui du pré-cinéma (une « mentalité pré-filmique que la caméra est venue servir ») ; celui du temps filmique (« distinct du problème de la succession et de l’ordonnancement matériel des images ») ; enfin le caractère esthétique de la réalité filmique.

Le troisième point ayant été évoqué ci-dessus, attardons-nous sur les deux premiers, qui comportent de surcroît des enjeux actuels.

1) Le problème du « pré-cinéma » désigne un ensemble de propositions récurrentes dans l’histoire de la théorie et de l’esthétique du cinéma (depuis Vachel Lindsay pour le moins), selon lesquelles il existerait une « pensée du cinéma » avant l’émergence matérielle de celui-ci. Propositions qui avaient retrouvé une certaine vigueur dans les années cinquante — dans le cadre de l’exercice classique du paragone des arts (peinture, littérature en particulier) — et que les changements technologiques actuels (passage de l’argentique au numérique) semblent remettre au goût du jour (Michaud 2006). Francastel la discute à partir du livre de Carlo L. Ragghianti (1952), Cinema arte figurativa, selon lequel ce n’est pas l’apparition de la caméra — l’instrument, la mécanique — qui aurait donné naissance à l’idée de film : celle-ci n’aurait fait que rendre possible matériellement la réalisation des films. D’autre part, il évoque la proposition de Paul Léglise (1958) (professeur de lettres enseignant à l’Idhec), qui avait entrepris d’étudier le premier chant de L’Énéide de Virgile pour montrer que la suite des images contenues dans le texte était « une puissance de film, une virtualité de film » :

On prétend nous persuader qu’il y a déjà eu des ébauches de films auxquelles il a simplement manqué les moyens matériels de la réalisation. Par conséquent il y aurait une pensée filmique, une manière de lier les images, un système de causalité pré-existant au film et l’apparition de la caméra aurait simplement fourni un moyen matériel pour réaliser les désirs et les besoins qui étaient latents dans l’humanité depuis que le monde est monde.

Pour ma part je crois que c’est absolument faux car, s’il va de soi qu’on ne peut pas considérer que c’est tout simplement l’usage de la caméra qui a créé le film, l’inverse est tout aussi absurde : ces deux attitudes, si on les pousse l’une et l’autre jusqu’au bout, me paraissent tout aussi insuffisantes, incohérentes et inexactes. […] C’est la rencontre d’une intention et d’un procédé, d’une capacité si vous voulez matérielle, qui a créé le film. Sans cela on arrive toujours à s’imaginer que l’art, quel qu’il soit, est un système, un procédé pour reproduire les schèmes pré-existants dans la nature. C’est toujours l’idée qu’il y a un magasin d’idées, d’accessoires où tout existe déjà et qu’on se promène simplement devant les tiroirs, on les ouvre successivement et une fois le tiroir ouvert, on trouve les choses toutes prêtes. Il y a une pensée filmique toute prête, il n’y a plus qu’à faire des films. […] [Or toute l’histoire du cinéma prouve le contraire :] le cinéma s’est cherché, on ne peut pas dire qu’il s’est définitivement trouvé, il continue à se chercher [31].

2) Sur la question du temps, Francastel s’est livré à des considérations tout à fait originales. Au-delà du fait que la mobilité de l’image filmique a forcément pour corrélat son inscription dans le temps, et de la prise en compte des phénomènes afférents d’évanescence, de brièveté et, donc, de mémorisation et d’anticipation auxquels le spectateur est soumis par là même, Francastel relativise et spécifie la nature temporelle du film. Il la relativise en affirmant que toute perception s’inscrit dans la mobilité et dans le temps : « il n’y a pas d’oeil immobile [1949] » (Francastel 1983, p. 198). Il l’affirme à plusieurs reprises, il n’y a jamais eu de perception instantanée de l’image — fût-elle fixe —, il y a toujours temporalité, mouvements du regard, parcours, trajet : l’oeil est mobile (et les expériences psycho-physiologiques le confirment). Il la spécifie d’autre part en dissociant le lien obligé entre mobilité et temps, et en proposant de considérer qu’au cinéma

l’intervention du temps résulte davantage des conditions particulières de la création d’une réalité intelligible que de l’animation d’un réel donné. […] Le temps du film c’est essentiellement la causalité beaucoup plus que l’animation parce qu’en réalité, c’est parce qu’on arrive à obliger le spectateur à voir ce qu’on l’amène à voir, c’est parce que l’on crée une relation, un rapport fixe, nécessaire entre des [images] qui se succèdent qu’il y a une unité, qu’il n’y a pas seulement une succession d’images fixes qui paraissent les unes après les autres sur l’écran. La notion d’intégration des images, leur association, ce qui fait qu’elles donnent en résultat une image commune, c’est qu’il y a des éléments de causalité qui sont des éléments intellectuels qui constituent le lien réel du spectacle et qui, à cet égard, sont probablement un des ressorts principaux de la fabrication et de l’intérêt que procure le film aux spectateurs [32].

On peut faire l’hypothèse que cette paradoxale relativisation de l’animation, du mouvement au profit d’un « mentalisme » en quelque sorte, se nourrit de la confrontation de Francastel avec les écrits de Robert Delaunay (1957). Ce peintre, en effet, tourne le dos au mouvement cinématique car il le juge superficiel et pour tout dire « faux » ; il lui préfère le mouvement généré par la couleur et ses vibrations, une dynamique de l’ensemble du tableau qui tient à l’activité spectatorielle et non à une mise en mouvement illusoire du support. Les théories et les réflexions sur le simultanéisme et le mouvement perçu sont au centre de l’esthétique de Delaunay et elles offrent en quelque sorte une « alternative » au cinéma, loin de l’approche analogique, voire imitative, des futuristes italiens et de quelques autres (Albera 2001, p. 335-347). Tandis que la couleur donne une sensation directe, immédiate de la profondeur (qui est « mouvement et mobilité ») et du mouvement, le film crée un système sélectif d’images appartenant au domaine de l’image fixe. Le paradoxe est que la successivité filmique d’images fixes développe une temporalité alors que la mobilité permanente de la couleur selon Delaunay est exclue de toute temporalité (elle est immédiate, directe) [33].

Le cours portant sur « le successif et le simultané » et le cours intitulé « Mouvement et animation » croisent ces questions et les approfondissent. Ainsi, quoique la « doctrine » de Francastel sur le film semble installée dès le premier texte de 1949, les notions n’en bougent pas moins à l’intérieur du système.

Bougent-elles en fonction des échanges qu’il peut avoir au sein de l’Institut de filmologie ? Cela apparaît peu à le lire et à compulser ses notes de travail. Il ne fait ainsi jamais mention des théories de Cohen-Séat, avec lequel il semble avoir eu peu de rapports personnels. Il ne se réfère pas à Souriau mais pas plus à Sadoul ou à Morin (encore qu’il les ait lus et ait pris des notes à leur propos). Quelles autres lectures fait-il par ailleurs ? Cette question demeure ouverte car il y a peu de références aux « classiques » de l’esthétique du film dans les écrits publiés comme dans les cours. On découvre, grâce aux notes manuscrites — qui sont très difficiles à déchiffrer — qu’il a consulté l’ouvrage de Guido Aristarco (1951) sur l’histoire de la théorie du cinéma, qui comporte une anthologie de textes (notamment de Canudo, évoqué dans un cours, mais dont le nom est transcrit erronément et est donc demeuré inaperçu jusqu’ici [Francastel 1983]), mais on demeure dans l’ignorance des rapports de première main qu’il a pu avoir avec Balázs, Arnheim, Poudovkine (dont il évoque « l’effet », pas encore attribué à Kouléchov — repris peut-être du texte de 1945 de Merleau-Ponty sur lequel il prend des notes) et surtout : Eisenstein. En effet, toute une part de sa théorisation de l’image — ses niveaux : du matériel (photogramme sur la pellicule) à la représentation, au signe (l’image intermédiaire) et à l’image virtuelle, intellectuelle — trouve des assonances frappantes avec celle d’Eisenstein, à commencer par cette « image globale » (obraz) que ce dernier distingue de la « représentation » (izobrajénié) sur le mode « visible/invisible », « perception/concept » [34]. Si l’on ajoute à ce problème central la question de « l’animation » — distinguée du « mouvement » — dont Eisenstein faisait le Grundproblem du cinéma, et celle du « cinématisme » — que Francastel appréhende sous le terme de « pré-cinéma », on vient de le voir —, les croisements entre les deux pensées sont nombreux. Or le seul indice qu’on ait de la « lecture » d’Eisenstein par Francastel tient à ses notes sur un article de René Micha intitulé « Le cinéma, art du montage [35] ? ». La question est donc loin d’être épuisée…

L’apport du cinéma à l’histoire de l’art

On a jusqu’ici tenté de répondre à la question de l’apport de l’historien de l’art Francastel aux études filmiques et il nous a paru considérable, quoique assez mal relayé dans le milieu de la théorie du cinéma et surtout mal connu (en dehors de l’usage qu’on en fit dans les années soixante-dix autour de la discussion sur la perspective monoculaire et l’appareil de prise de vues [36]). Il reste maintenant à répondre à la question inverse : quel est l’apport de Francastel, théoricien du cinéma, à l’histoire de l’art ?

Erwin Panofsky — dont la contribution à la réflexion sur le cinéma est bien plus modeste [37] — écrivait à Kracauer, dont il se sentait proche : « nous avons tous les deux appris quelque chose des films [38] ! » ; en va-t-il de même pour Francastel qui s’est durablement intéressé au cinéma ? À n’en point douter, on l’a dit d’emblée, et Francastel (1983, p. 192) l’a exprimé plus d’une fois :

L’intérêt du film se trouve dans le fait de nous apporter un élément nouveau, différent des autres arts et de nous permettre ainsi de reposer tout le problème de l’esthétique en fonction de notre expérience actuelle… [c’est nous qui soulignons]

Comment cela se repère-t-il dans ses travaux ?

Au plan des objets qu’il prend en compte dans son analyse socio-historique de l’espace figuratif, nous avons vu qu’il s’était intéressé aux jouets optiques et autres machines à illusion avec Louis Dimier. S’il ne reste aucune trace de cette recherche, on peut relever pourtant que, dans un texte de 1953, « Technique et art », il s’arrête à l’importance que mettait Brunelleschi « à construire des machines optiques [39] », à l’usage qu’il faisait « d’un petit instrument d’optique » de son invention, « une sorte de petite boîte » : sur un des panneaux « se trouvait peinte une vue de Florence ; on appliquait son oeil au centre de ce panneau ; il y avait un miroir à l’autre extrémité, et un miroir en bas pour refléter le ciel. Quand on regardait par ce petit trou, on voyait réfléchie avec tout son relief, la vue qui était peinte sur le panneau [40] ». De même relève-t-il l’usage par Poussin d’une boîte scénographique pour étudier la lumière sur les personnages que ce dernier voulait peindre [41].

Enfin, il historicise la référence à la camera obscura dans la compréhension de la vision qui vient de la photographie :

Il a fallu […] la découverte de la photographie pour que l’idée se fasse jour d’une possibilité d’enregistrer dans un éclair la disposition d’un spectacle [42] et pour qu’une assimilation s’établisse entre la chambre noire et la vision. [Assimilation] contestable mais génératrice d’une transformation totale des rapports de l’image avec l’espace et le temps [43] […]. La possibilité de fixer la conjonction passagère de certains éléments dans le rapport fugitif où ils suggèrent un repérage, déterminé au fond par le courant de pensée propre à l’auteur du cliché, laisse croire que le découpage phénoménologique de l’univers correspond non pas aux réalités de la vie active et réflexive des hommes, mais aux intentions de la nature.

Francastel 1983, p. 101

À un second niveau, on peut repérer chez Francastel l’appropriation de termes de cinéma (« montage », « découpage », « cadrage » pour analyser la peinture de la Renaissance ou du Moyen Âge) ou déceler dans son travail une sensibilité à des questions que le cinéma rend centrales (le récit, les liaisons entre parties d’une suite) : les tapisseries des Valois sont explicitement rattachées à la narration de type cinématographique (Francastel 1983, p. 219-222) et « le miracle de l’hostie » d’Urbino par Uccello offre « un film permanent de la légende » (« Un miracle parisien illustré par Uccello, le Miracle de l’hostie à Urbin ») (Francastel 1965, p. 321).

« La notion de montage, écrit Francastel — à propos de la Vierge dite du chancelier Rollin —, ce n’est pas le film seul qui l’a trouvé » (Francastel 1983, p. 201) ; et ailleurs : nous sommes en un siècle « où le cinéma nous a rendus familiers avec la notion de “montage” » (Francastel 1951, p. 295).

« Le passage d’un système de représentation, celui du Moyen Âge, à un autre, celui de la Renaissance », est compréhensible à partir du terme de « montage » et Francastel s’impose d’analyser « le système de montage » utilisé (« Imagination plastique, vision théâtrale et signification humaine » [Francastel, 1965, p. 224]). En effet, dans La naissance de sainte Élisabeth de Giotto, on lit que l’« espace est un montage d’éléments standards où s’insèrent des groupes drapés à l’antique » (Francastel 1970, p. 113). Cette démarche, « montage d’éléments préexistants dans le concret », « agencement de formes », se distingue — durant le Quattrocento — de « la création d’objets esthétiques figurant dans un ordre imaginaire » selon une « dialectique » dont le film est la plus évidente mise en oeuvre (cf.supra « l’ambiguïté fondamentale » de l’image filmique — médium et enregistrement). Cet usage du « montage » semble ici moins valorisé, quoique fondé sur l’incorporation de « fragments dans un système différent » (Francastel 1965, p. 295), mais amorce une conceptualisation du mot dans un sens abstrait — « il s’agit [la perspective] d’une construction arbitraire et artificielle qui est un montage, un système… » (Francastel 1983, p. 159) — aboutissant à cette proposition : « dans un système figuratif, ce ne sont jamais les éléments isolés, c’est le montage, le schème relationnel des parties […] » (p. 99).

On peut constater aussi combien le modèle du film — et sans doute aussi la familiarité de l’auteur avec les « films sur l’art » des années quarante et cinquante — a pu influencer son modèle de « lecture » de l’oeuvre d’art, notamment à travers la notion de « promenade » et de « parcours » dans le temps. Ainsi écrit-il ceci à propos de L’adoration des Mages de Gentile :

l’impossibilité de saisir d’un rapide coup d’oeil le sens et les implications de l’image saute aux yeux […] il faut du temps dans le sens matériel pour la lire [la composition], fragment par fragment, partie par partie, et pour découvrir dans quel ordre les différents éléments que nous saisissons, au fur et à mesure de notre promenade à travers le champ figuratif de l’image peuvent être mis en relation les uns avec les autres pour prendre une valeur de signification qui n’est pas libre. […] nous circulons à travers l’oeuvre, nous faisons une véritable ambulatio

Francastel 1983, p. 56-57

Dans un entretien, il affirme que « l’exploration visuelle d’un champ figuratif est contraignante ; on le constate, par exemple, dans un film » (Francastel, 1967a).

Sur un plan plus fondamental, quelle transformation de la vision le film détermine-t-il ? Et quelles en sont les conséquences au plan de l’approche de l’oeuvre d’art et de l’image ?

D’une part, Francastel insiste sur l’importance des « schèmes de mobilité » qui organisent la pensée et la perception du monde. De l’autre, il insiste sur le fait suivant ;

un des enseignements les plus remarquables du film est de nous prouver le caractère synthétique et problématique de l’image […]. Ce que le spectateur voit dans son esprit ce n’est ni l’ensemble sur lequel la caméra opère — elle n’en enregistre qu’une partie — ni ce que l’opérateur a vu — il y a le montage —, ni ce qu’enregistre son oeil sans aucune élaboration.

Francastel 1983, p. 29

Le cinéma, semble dire à plusieurs reprises Francastel, démontre quelque chose du fonctionnement de l’image : l’ambiguïté qui règne avec l’image fixe disparaît avec lui car il est certain que le film ne « donne » pas d’emblée l’image qu’il nous propose : elle est échelonnée dans le temps, il en donne des parties, des fragments, des sélections que le spectateur totalise à mesure, recourant à la fois à la compréhension rétrospective (mémoire de ce qu’il a déjà vu) et prospective (anticipation de ce qu’il s’attend à voir). Le film permet donc d’établir sans discussion possible que « l’image esthétique n’est nullement dans l’instantané et que l’image figurative est toujours dans l’esprit et non dans la nature. L’image est toujours un premier degré d’association et de montage, elle est déjà structurée » (Francastel 1983, p. 31).

Croire que nous saisissons d’un coup d’oeil une image fixe de notre oeil fixe, relève de la pure fabulation. Non seulement notre vision est binoculaire, mais un seul de nos yeux nous donne lecture d’une image dans le temps parce que placé devant une surface quelle qu’elle soit, notre oeil balaie […] la totalité d’un champ figuratif ; l’image figurative est fixe mais sa perception est mobile ; c’est une action que de voir, l’esprit n’est pas passif enregistreur d’une représentation.

Francastel 1983, p. 98-99 [44]

En outre, l’image filmique rend manifeste le caractère construit de toute image : elle n’est pas le signe d’un réel donné, elle n’est pas un double du réel, elle est un signe-relais : « c’est une notion que le film dans l’époque contemporaine peut nous rendre parfaitement accessible » (Francastel 1983, p. 59).

On voit donc que Francastel, qui a abordé le cinéma à partir des préoccupations d’un historien et d’un sociologue de l’art, a pu de la sorte développer une approche originale de l’image filmique au sein d’un courant de recherche et de pensée avec lequel il dialogue mais auquel il ne se soumet pas. Cette approche, que la théorie du cinéma a jusqu’ici largement ignorée, gagnerait à être reprise et étudiée car elle croise plus d’un problème, en matière d’histoire et d’esthétique du cinéma, qui a pu se développer après Francastel, notamment en ce qui a trait aux conditions sociales de perception, mais aussi du côté de l’archéologie du cinéma, du domaine de l’image en mouvement et des machines optiques. Enfin l’histoire de l’art elle-même pourrait se voir sinon renouvelée, du moins enrichie par l’exemple francastelien d’une histoire de l’art vue à travers le prisme du cinéma.