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La lecture suivie de l’ensemble des numéros de la Revue internationale de filmologie est un moyen privilégié d’observer et d’éclairer la naissance de la sociologie du cinéma en France. La publication par cette revue de nombreux écrits de sociologues consacrés au cinéma — textes programmatiques, comptes rendus d’ateliers, commentaires relatifs à des études d’audience et à des enquêtes statistiques, réflexions sur le développement du loisir cinématographique — représente une étape significative dans la reconnaissance universitaire de la « sociologie du cinéma ».

L’analyse et l’interprétation de cette étape historique sont, cependant, très délicates. L’évaluation de la manière dont l’Institut de filmologie — dont la Revue internationale de filmologie (RIF) deviendra l’organe de publication — a contribué au développement de la sociologie du cinéma en France est tributaire, en effet, de notre manière contemporaine de comprendre la « sociologie du cinéma ». Elle variera selon la définition que nous allons donner de ces deux termes selon l’extension de leur usage.

La présentation du projet scientifique de la filmologie par Mario Roques en ouverture du premier numéro de la RIF, daté de juillet-août 1947, nous place immédiatement devant ce problème. Intitulé simplement « Filmologie », l’exposé de Mario Roques rappelle d’abord la distinction effectuée entre « fait filmique » et « fait cinématographique » par Gilbert Cohen-Séat, le fondateur de la revue [1]. La filmologie consiste à « parler uniquement du film de cinéma ». Certes, précise Mario Roques (1947, p. 5), les conditions de la

projection cinématographique dans des salles communes donnent naissance à des faits humains de grande importance et qui réclament aussi une étude ; mais il s’agit là de faits de caractère proprement social tandis que les faits filmiques auxquels s’attache la filmologie sont avant tout, soit uniques ou multiples, des faits individuels.

Ainsi se trouve affirmée, dans le numéro inaugural de la revue, l’appartenance de la filmologie au champ de la recherche psychologique [2], une appartenance que confirmera, en 1958, le bilan de dix années de recherche filmologique dressé par Luigi Volpicelli [3].

Pourtant, comme nous allons le voir, la réalité s’avérera beaucoup plus complexe que cette association exclusive de la filmologie à la psychologie, non seulement parce que l’Institut de filmologie favorisera la coopération entre psychologues et sociologues — coopération dont la revue se fera normalement l’écho —, mais aussi et surtout en raison du rejet progressif de la différenciation épistémologique traditionnelle héritée de Durkheim entre psychologie, science de l’individu, et sociologie, science de la société, que va entraîner l’adoption, en France, de la notion de culture. C’est à une reconfiguration épistémologique de la sociologie française que nous fait assister l’histoire de la RIF, en même temps qu’à la naissance de la sociologie du cinéma. Le discours programmatique de Mario Roques est, à cet égard, prémonitoire. Il remet en cause immédiatement, en effet, la division du travail entre filmologie et sociologie, qu’il avait commencé par revendiquer. Alors qu’il opposait, dans un premier temps, les « faits filmiques » aux « faits de caractère proprement social », dans un deuxième temps, il relativise cette distinction au nom des effets observables du « langage » universel que le cinéma est en train de devenir. Certes, concède-t-il, « le fait filmique [est] tout autre chose que le fait cinématographique », mais

le fait filmique individuel tend à devenir un fait social et ce fait social peut s’étendre de groupe à groupe, de pays à pays jusqu’à devenir un fait humain. L’identité possible des excitations provoquées dans des milieux et des pays divers par la présentation des images successives d’un film nous permettrait de nous représenter dans quelles conditions les idées, les sentiments, les attitudes morales, les comportements généraux se propagent, s’imitent et s’imposent.

La filmologie serait en ce sens une auxiliaire de l’historien et du philosophe « pour étudier les mouvements humains », car le fait filmique leur fournira « un champ d’observation extrêmement riche » (Roques 1947, p. 8) de ce que nous appelons aujourd’hui les « phénomènes culturels ».

Ce retournement sémantique de la notion de « fait social » opéré par Mario Roques nous situe au coeur des difficultés de notre sujet. En faisant du cinéma un moyen d’observer « comment les comportements généraux se propagent, s’imitent et s’imposent », Roques se réfère implicitement à la sociologie de Tarde. Il valorise, selon les termes mêmes employés par Durkheim (1981, p. 136-137) contre Tarde, « la théorie qui fait de l’imitation la source éminente de la vie collective » et suggère que le fait social « n’est qu’un fait individuel qui s’est généralisé [4] ». Ce faisant, il s’interdit de reconnaître, du point de vue de Durkheim, que la « prédisposition » de l’individu résultant de « l’action du milieu extérieur » est la véritable cause de sa conduite collective et tombe, toujours selon Durkheim, au niveau de la pensée magique du « primitif », qui accorde à l’imitation par l’individu de la conduite d’autrui « un pouvoir qu’elle n’a pas ».

Ce « jeu de langage » de Mario Roques sur la notion de fait social nous signale une autre des difficulté épistémologiques supplémentaires de notre étude. Outre que cette difficulté demande une attention particulière à la définition des mots « sociologie » et « cinéma », elle exige une réflexion sur les modalités concrètes de leur articulation, à travers la manière d’observer l’expérience cinématographique. Selon l’aspect technique que l’on accorde au « langage » cinématographique et selon que l’on centre son regard sur les films ou sur le public, on n’adoptera pas la même conception de la « sociologie » et l’on ne pratiquera pas le même type d’« enquête ». Inversement, on n’interprétera pas de la même manière le « cinéma » selon la conception que l’on défendra de la sociologie de la culture et selon que l’on adoptera le point de vue de l’artiste ou du spectateur.

Conformément à l’objectif de notre étude, nous commencerons par préciser la place générale du discours sociologique dans la RIF. Nous examinerons ensuite les articles écrits par les sociologues professionnels collaborateurs de la revue, leurs orientations empiriques, leurs méthodes et objets, ainsi que leur évolution. Enfin, pour conclure, nous tenterons de comprendre l’évolution de la recherche française en sciences humaines et sociales et de déterminer en quoi elle explique la faible influence des publications de la RIF en matière de sociologie du cinéma.

I. Les formes du discours sociologique dans la Revue internationale de filmologie

Lorsque le cinéma devient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’objet de la filmologie, les conditions d’exercice de l’industrie cinématographique ont évolué en France par rapport aux années trente. La production a été soutenue par l’État français, qui a créé de nombreuses institutions (Idhec, CNC, festival de Cannes) pour en renforcer la puissance internationale. Le consommateur bénéficie également de la création d’importantes associations culturelles, de ciné-clubs et d’organismes d’éducation populaire. Ce contexte politique éclaire la division du travail d’expertise qu’exprime la distinction entre « fait filmique » et « fait cinématographique », division du travail qui assure la légitimité tout à la fois politique et scientifique de la filmologie. Il est significatif que la justification de l’intérêt suscité par la filmologie faite par le seul professionnel du cinéma qui se soit jamais exprimé dans la RIF (à l’exception, bien évidemment, de Cohen-Séat), le producteur André des Fontaines (1947), insiste sur la résistance du spectacle cinématographique à la prévision scientifique [5]. Les promoteurs de la filmologie intégreront rapidement ce contexte politique en réorientant la RIF, au bout de quelques numéros, vers l’audience exclusivement scientifique constituée par les chercheurs universitaires qui y publieront leurs travaux. Ce processus d’autonomisation scientifique résulte tout autant du succès remporté par le projet filmologique que de l’intériorisation de la concurrence intellectuelle que le cinéma va désormais permettre dans l’espace public entre les acteurs du Centre national de la cinématographie, les critiques professionnels et les chercheurs universitaires. Les sarcasmes rituels que les publications de la « filmologie » vont susciter régulièrement chez certains critiques de cinéma en portent témoignage [6].

Cette autonomisation scientifique va tout à la fois favoriser la participation de la sociologie à l’analyse du fait filmique — donc contribuer à la création de la « sociologie du cinéma » —, mais aussi gêner l’élaboration conceptuelle et la mise en oeuvre empirique de cette sociologie.

La fin de la RIF correspondra ainsi à la suspension du projet de la « sociologie du cinéma », puis à son progressif oubli au profit de la sémiologie du cinéma.

Les différents types de prise de parole sociologique

La RIF se définit dès sa fondation comme un lieu interdisciplinaire. L’exposé de Mario Roques (1947, p. 5) associe ainsi à l’esthétique la « nouvelle psychologie » que permettra de fonder l’étude du fait filmique — l’étude des « problèmes de l’expression artistique » — et affirme le caractère précieux des observations que cette association permettra de réaliser dans le domaine de la sociologie de la connaissance : les études filmologiques peuvent, en effet, nous éclairer sur les conditions de « la connaissance humaine [7] ». L’article méthodologique qu’Étienne Souriau (1947) consacre, dans le premier numéro de la RIF, à la contribution de l’esthétique à la filmologie permet immédiatement de reconnaître la pluralité des discours sociologiques dont la RIF va être le creuset. Tous ceux qui parlent de sociologie ne sont pas des sociologues, mais peuvent être, comme Souriau, des spécialistes d’autres disciplines. Par ailleurs, il montre bien que la notion de « fait filmique » constitue un « corset épistémologique » pour les sociologues, dès lors qu’elle leur interdit de se situer empiriquement à l’extérieur de ce fait « filmique ».

Souriau (1947) réfléchit explicitement, dans son article, à la division du travail d’expertise scientifique qu’appelle l’étude du cinéma. Cette division se justifie à la fois d’un point de vue scientifique et d’un point de vue normatif. Il suffit de déterminer, en effet, quel chercheur peut assumer, du point de vue de la pratique du cinéma, « l’autorité de régulation ». Souverain, le spécialiste de l’esthétique « a seul qualité pour dire ce qui peut donner un caractère d’art à une activité comme à une oeuvre ; et ne peut s’ingérer à donner des conseils qu’en tant que l’activité à laquelle [il] propose son savoir est finalisée vers ce caractère artistique ». Le psychologue peut étudier « de quelle manière les lois de la sensation et de la perception interviennent dans la contemplation d’une image mobile » (p. 48), mais ne peut dire comment utiliser ces lois pour que le film constitue « authentiquement une oeuvre d’art ». De même,

la sociologie peut bien étudier comment les réactions psychologiques individuelles, dans une salle de cinéma, sont mobilisées du fait de la présence collective, de la socialité du public ; comment même se forment des jugements, ou plus exactement des « opinions » touchant la valeur de l’oeuvre présentée, mais non comment tous ces faits peuvent être contrôlés, employés et même dirigés en vue de cet accomplissement authentique de la mission de l’oeuvre d’art.

p. 48

Distincte, donc, de la psychologie et de l’esthétique, la sociologie se voit attribuer, dans cette répartition des tâches, deux objets, la consommation et l’opinion, qui la situent empiriquement à l’extérieur de l’étude du fait filmique. Bref, sans être une déclaration de guerre, l’article de Souriau rejette légitimement, tant du point de vue du cadre épistémologique défini par Cohen-Séat que du point de vue de l’orthodoxie scientifique, la sociologie du côté de l’étude du fait « cinématographique ».

Comment comprendre, alors, d’un point de vue épistémologique, la collaboration de spécialistes de la sociologie à la RIF ? Indépendamment de leur désir personnel de s’associer aux travaux de l’Institut de filmologie, c’est grâce à la médiation intellectuelle des historiens que les sociologues vont pouvoir se reconnaître dans le projet filmologique et que les filmologues vont trouver naturel d’intégrer la sociologie à leurs travaux. Cette médiation s’effectue à la fois par l’écriture et par le rapprochement professionnel.

L’historien du cinéma et la sociologie

L’équipe de la rédaction de la RIF va stimuler la collaboration des sociologues français à la revue en publiant, dès son deuxième numéro, un texte d’un historien allemand du cinéma, Siegfried Kracauer, qu’elle présente comme une contribution sociologique.

Il s’agit de l’introduction, traduite de l’américain, de son livre From Caligari to Hitler. A Psychological History of the German Film (1987), qui vient juste d’être publié. En publiant cette introduction sous le titre « Cinéma et sociologie (sur l’exemple du cinéma de l’Allemagne pré-hitlérienne) », la rédaction valorise tout ce qui, dans le texte, pose le cinéma comme un moyen d’observer le contexte social, politique et économique dans lequel il a été produit. Le cinéma allemand, telle est la thèse de Kracauer, est le résultat d’une construction locale en tant qu’objet artistique (le « caractère collectif » de la production), en tant qu’objet de consommation (il répond « aux désirs existants des masses »), en tant que lieu de représentation (les « motifs narratifs et visuels » récurrents des films sont des « projections spécifiques de besoins intérieurs » des consommateurs). Ces trois traits permettent de conférer une spécificité culturelle à la production cinématographique allemande de l’entre-deux-guerres. En effet, l’affirmation du « caractère collectif » du produit cinématographique sert moins, dans l’exposé de Kracauer, à valoriser l’étude de l’industrie cinématographique qu’à souligner le fait que les films « reflètent » les traits culturels de la nation qui les a produits. Il s’agit d’abord pour Kracauer de valoriser la spécificité technique de la production cinématographique, de même que le travail en équipe [8], qui légitime l’utilisation de ses produits comme des documents sur les dispositions psychologiques partagées par les membres de l’équipe et, au delà, par l’ensemble des consommateurs allemands. La contribution de Kracauer à une sociologie du cinéma consiste précisément, en ce sens, dans l’affirmation de la participation du public à l’évolution du produit cinématographique, à laquelle il faut ajouter sa récusation explicite de l’idée d’une libre manipulation du goût des consommateurs par l’industrie cinématographique. Sans les nommer, il se distingue avec force, pour justifier son enquête historique, d’Adorno et d’Horkheimer, de tous ceux qui affirment que « les films d’Hollywood trompent ou mystifient un public persuadé de sa propre passivité par une publicité irrésistible qui le pousse à accepter ses productions » et surestiment ainsi « l’influence déformante des distractions hollywoodiennes de masse » (Kracauer 1987, p. 6).

La justesse sociologique de cette position ne doit pas faire oublier, cependant, le biais méthodologique qui limite la démonstration de Kracauer, et qui passe souvent inaperçu. Cette démonstration consiste en effet à déduire la structure psychologique de la population allemande à l’époque de Weimar des caractéristiques stylistiques et sémantiques de la seule production cinématographique allemande. La seule cinématographie allemande de l’époque tient lieu, chez Kracauer, de témoin de la psychologie du groupe des consommateurs — alors qu’elle ne constitue qu’une partie des sorties cinématographiques —, grâce à une pirouette qui distingue « la popularité statistiquement mesurable des films » de la « popularité de leurs motifs narratif et visuel » (p. 8). Kracauer pourra ainsi, sans autre forme de procès, mesurer l’influence psychologique du cinéma sur la population en se basant sur des « petits » films — dont certains étaient déconsidérés par les consommateurs allemands parce qu’ils étaient, justement, « trop » allemands — et sur des films vus seulement par de tout petits cercles. Il lui suffira, en effet, de considérer ces films comme révélateurs de « dispositions psychologiques » à demi conscientes [9] à travers des motifs narratifs et visuels qu’ils partagent, pour l’observateur attentif, avec « les revues et les radios populaires, les best-sellers et les modes de langage [10] » (p. 6-7) qui circulent dans la société observée.

En tout état de cause, c’est donc moins le plaisir cinématographique que « le facteur psychologique » (p. 10), trop négligé par les historiens de l’Allemagne nazie, que l’étude de Kracauer vise à valoriser à travers son histoire du cinéma allemand de l’époque de Weimar. Mais l’introduction de son discours dans la RIF permet de valoriser la contextualisation que l’analyse du contenu du film autorise, dès lors qu’on l’utilise comme le symptôme d’une perception des événements de la vie quotidienne partagée par les réalisateurs et les consommateurs, comme le produit d’un vécu collectif, d’un contexte psychologique [11]. Bref, la collaboration de Kracauer à la RIF convertit en un modèle d’étude sociologique du cinéma un essai de psychologie historique utilisant les films comme des documents, des « hiéroglyphes visibles » que la connaissance du contexte dans lequel ils apparaissent permet d’interpréter et d’utiliser pour analyser l’évolution d’une collectivité nationale. Par ce biais, l’idée d’une sociologie du cinéma, la possibilité d’un usage sociologique du fait filmique se trouvent légitimées. Mais — et c’est ce qui justifie notre recours à l’expression « corset épistémologique » —, cela se vérifie davantage dans le cadre du « fait filmique » que du « fait cinématographique », de l’analyse des films et de la lecture des textes, que de l’étude du spectacle cinématographique et de la mise à l’épreuve par les consommateurs des films qui leur sont proposés.

L’étude de Kracauer enferme en effet le sociologue dans le cercle de l’écriture défini par Panofsky, de l’écriture qui permet d’authentifier, grâce aux archives, le monument artistique, qui peut être lu comme un document écrit, un texte, ce qui permet de compter pour rien la « Technique du corps » (Mauss) que constitue le spectacle cinématographique pour le spectateur et le plaisir qu’il sert à procurer. Le groupe de travail animé par Georges Friedmann (1955, p. 35) lors du deuxième congrès de filmologie et consacré, sous le titre « Problèmes sociologiques », à « l’étude des contenus et des effets du film », montre bien l’influence que Kracauer (1950) a exercé sur les sociologues présents, à travers son essai sur « Les types nationaux vus par Hollywood », publié par la RIF en 1950 [12]. L’atelier est en effet l’occasion de présenter des projets d’enquêtes consacrées à : « 1) la représentation de “l’étranger” dans les films ; 2) la représentation du type du “méchant” ; 3) la représentation de l’histoire dans le film ; 4) l’adaptation de l’oeuvre romanesque au cinéma considérée d’un point de vue psycho-sociologique ». Si la démarche adoptée dans cet atelier intègre les instruments servant à observer les réactions du public — « enquêtes sur des groupes de contrôle, variations selon les catégories d’âges, selon l’implication identitaire, selon l’idéologie politique » —, son orientation manifeste très fortement la dette épistémologique des rédacteurs de la RIF à l’égard de l’analyse de contenu proposée par Kracauer. Définissant le film comme un « fait sociologique extrêmement important », ils posent que

les films à vaste résonance sociale constituent des cristallisations précieuses pour la connaissance 1) des sentiments, 2) des valeurs, 3) des idées, 4) des contenus dans une collectivité. Par ailleurs, les films offrent un cas exceptionnellement favorable pour l’analyse objective du contenu, permettant de dépasser les dangers du subjectivisme et du relativisme.

Friedmann 1955, p. 37

L’historien de l’art et la sociologie

La seconde médiation ayant contribué à faire reconnaître la légitimité intellectuelle d’une sociologie du cinéma est celle d’un historien de l’art français, Pierre Francastel. Responsable de la nouvelle rubrique, « Sociologie de l’art », de L’Année sociologique (Francastel 1949a), rééditée à partir de 1948, il apporte une crédibilité scientifique à l’étude sociologique des techniques artistiques et contribue à sa reconnaissance par la communauté professionnelle des sociologues. Il soutient très activement le mouvement filmologique, dont il fait une présentation extrêmement élogieuse dans L’Année sociologique [13], publie lui-même une contribution dans la RIF et participe au deuxième congrès international de filmologie. Sa participation à l’atelier « Problèmes sociologiques » de ce deuxième congrès prolonge sa collaboration au Centre d’études sociologiques, où il rencontre régulièrement Georges Friedmann et Edgar Morin et dans le cadre duquel il a pris en charge un axe de recherche sur la sociologie de l’art. En relation avec son étude, en cours, de la transformation de la perception quotidienne de l’espace opérée par les artistes de la Renaissance, il valorise l’assimilation du cinéma à un « langage artistique » révolutionnaire, dont l’étude donne accès au nouvel environnement psychocognitif d’une collectivité [14]. L’image que Siegfried Kracauer aborde sous l’angle de la projection affective de l’individu est ainsi appréhendée par Francastel du point de vue de la « connaissance », de l’activité cognitive dont elle est la cristallisation. Son exposé d’ouverture de « Art et sociologie », la rubrique de L’Année sociologique qui lui est confiée, souligne la « valeur d’information remarquable » de l’oeuvre d’art, « à la fois document et technique d’analyse pour mieux connaître le social dans ce qu’il présente de plus difficile à atteindre et de plus obscur pour le sociologue qui suivrait d’autres voies d’approche » (Francastel 1949). Ce statut de témoin privilégié se justifie du fait que l’oeuvre d’art contribue à mettre en forme, par son action propre, l’activité de perception des membres du groupe qui l’a produit. Le cinéma apporte un argument de taille à cette démonstration. Pierre Francastel salue particulièrement, en ce sens, l’Histoire générale du cinéma de Georges Sadoul. En nous faisant assister à la genèse de l’art cinématographique, par la « transformation d’une technique en un langage », l’histoire du cinéma nous confirme, comme Francastel le répétera ultérieurement, qu’« il existe en effet une forme d’activité spécifique de l’homme qui est la capacité à s’exprimer par des images ». Le film fait partie des « séries d’expériences humaines, innombrables et qui restent, chacune, extrêmement différentes de toutes les autres, mais qui relèvent de la même espèce de connaissance à la fois intentionnelle et cohérente » (Francastel 1955, p. 63).

Les contributions sociologiques de Friedmann et Morin s’inscriront, comme nous allons le voir, dans ce cadre de perception élaboré par Francastel. L’analyse de contenu proposée par la « sociologie du cinéma » prend acte du fait que le cinéma « a en quelque sorte synthétisé les structures du théâtre et du roman » en greffant une « narrativité analogue à celle du roman » à ce qui « n’était qu’un spectacle » (Morin 1972, p. 180). Dans Le cinéma ou l’homme imaginaire, Edgar Morin systématisera cette définition du cinéma comme un « langage total et polyfonctionnel » (p. 189), qui articule « magie, sentiment et raison » (p. 186). Ce faisant, il contribuera, cependant, à neutraliser l’enjeu majeur que constitue l’expertise du plaisir cinématographique pour les individus passionnés par la magie du cinéma comme pour les collectifs soucieux de la domestiquer. Pour Francastel, en effet, la « conception esthétique » de l’art est inacceptable par la primauté qu’elle accorde à la satisfaction esthétique et au jeu comme fondements de l’activité artistique [15]. Considérer l’art comme une technique servant à communiquer, c’est lui restituer à la fois une utilité collective, un aspect technique et une fonction rationnelle. Privilégiant le fait filmique, Edgar Morin, à la suite de Francastel, appréhendera l’expérience cinématographique prioritairement comme une technique intellectuelle et un moyen de connaissance pour l’individu qui y trouve un outil de développement personnel. Il favorisera, ce faisant, l’abandon de l’étude empirique du contenu effectif (quels films, où, quand, comment, avec qui) de l’échange cinématographique, des outils de « l’estimation esthétique » et des formes de la sociabilité artistique qu’il génère. L’étude sociologique de l’industrie du spectacle cinématographique sera ainsi sacrifiée à la célébration de la signification anthropologique du cinéma.

II. Le projet professionnel de la sociologie du cinéma

La RIF a publié, entre 1952 et 1956, six articles consacrés à l’approche sociologique du cinéma et possédant tous une unité de contenu et de style. Leur deux auteurs, Georges Friedmann et Edgar Morin, collaborent au sein du Centre d’études sociologiques. Le premier article, écrit en commun, présente le programme et les enjeux scientifiques de la « sociologie du cinéma » (1952), enjeux que les articles suivants, écrits par Edgar Morin seul (1953, 1953a, 1955 et 1956a), vont discuter précisément : l’étude du public, l’évaluation des risques liés au cinéma sur le plan comportemental, l’analyse du besoin de consommer du cinéma, l’efficacité culturelle de la consommation cinématographique.

Le programme empirique de la « sociologie du cinéma »

Le programme empirique de la « sociologie du cinéma », présenté dans la RIF en 1952, s’appuie explicitement sur l’enseignement de Marcel Mauss, mais il ne se résume pas à la simple application d’un modèle d’analyse préexistant. Il représente un apport intellectuel important de la part de Morin et Friedmann et possède une valeur heuristique manifestement liée, d’une part, au travail de recherche lancé par Friedmann sur le machinisme industriel et, d’autre part, à la connaissance qu’ont les deux chercheurs des enquêtes réalisées par les chercheurs américains et britanniques sur l’influence sociale du cinéma. Les recherches sur la sociologie du travail, portées par Friedmann, et l’accès des deux chercheurs à la littérature sociologique anglophone orientent le contenu du programme et assurent sa pertinence pour notre regard contemporain.

Une formule résume leur conception de la sociologie du cinéma : « Le cinéma […] en tant que technique, institution, reflet est un fait de civilisation total » (Friedmann et Morin 1952, p. 95). Le programme de recherche assigné à la sociologie du cinéma s’articule donc autour de trois volets, l’étude de l’industrie cinématographique, l’étude des publics et l’étude des films. Cette articulation s’impose parce qu’il s’agit d’un « fait de civilisation total ». Encore aujourd’hui, ce programme apparaît comme novateur aussi bien au plan de l’approche empirique que du point de vue de la posture épistémologique adoptée.

Si les catégories d’« institution » et de « reflet » nous situent clairement dans la tradition sociologique — Durkheim et Marx —, l’importance accordée à la notion de « technique » et son utilisation comme « point de départ de la science » (Hegel), fondement épistémologique de l’analyse sociologique, singularisent le propos. L’article de Friedmann et Morin commence par poser que « le cinéma est constitutionnellement une technique » qui a généré « les industries, les commerces et les spectacles du film ». Le cinéma est ainsi devenu une institution mondiale : « Un énorme public de masses, à l’échelle de la planète s’est constitué et a subi l’influence des films. » La sociologie du cinéma est donc, d’abord, une technologie. Mais la particularité du produit de la technique cinématographique — « tout film, même le plus irréel, est en un sens, un documentaire, un documentaire social » — fait qu’il relève aussi de la sociologie, puisqu’« il correspond à des réalités subjectives (psychologiques et oniriques) de caractère collectif ». La sociologie du cinéma est donc également une iconologie.

On est particulièrement frappé, rétrospectivement, par l’importance qui est accordée par les deux auteurs à l’étude économique du cinéma, qu’ils considèrent comme indispensable à l’analyse sociologique du cinéma, du fait de l’impossibilité de séparer « les problèmes de technique, d’industrie, de spectacle, de psychologie collective ». Cette attention accordée aux « données socio-filmologiques qui se dégagent des structures industrielles du cinéma » (Friedmann et Morin 1952, p. 96) leur permet de reconnaître « la dialectique de l’individualisation et de la standardisation [16] » (p. 100) qu’impose à l’industrie cinématographique la singularité du produit cinématographique, le fait que « le film demande à être individualisé ». C’est ce que la sociologie économique appelle aujourd’hui la « concurrence par les qualités » (Karpik 2007) et c’est ce qui interdit de faire de « l’industrie » une contrainte extrinsèque à l’art cinématographique, comme le suggère la formule, devenue lieu commun, de Malraux [17]. Le modèle d’analyse proposé par Friedmann et Morin considère « aussi bien la demande que l’offre et leur interaction ». Il interdit également, du même coup, de limiter la sociologie du cinéma à l’approche sociodémographique du public ou à la sociographie de ses professions, comme le fait une certaine orientation française de la « sociologie de l’art [18] ». Le cadre d’observation empirique défini par Friedmann et Morin exige ainsi que l’on intègre l’analyse économique à l’approche anthropologique de la technique cinématographique au lieu de les opposer l’une à l’autre.

Au plan épistémologique, la caractérisation du cinéma comme « fait de civilisation total » exprime bien la posture anthropologique — une anthropologie à la fois technique et économique — que revendiquent les deux auteurs. La formule condense deux catégories fondamentales de la pensée de Marcel Mauss, celle des « faits sociaux totaux » et celle des « faits de civilisation [19] ». La première, désormais bien connue, est reconnue comme l’apport intellectuel fondamental de Mauss à la démarche sociologique. Elle s’appuie, en effet, sur la nécessité de tenir compte de la réalité « bio-psycho-sociologique » de la conduite individuelle et d’observer, en même temps, ses enjeux sociologiques, ses conditions historiques et son fondement psychophysiologique [20].

La seconde catégorie, celle des « faits de civilisation », est, à l’inverse, un peu oubliée. Forgée par Mauss pour montrer la complémentarité épistémologique de la sociologie française avec, d’un côté, l’« histoire culturelle » et l’« ethnologie historique » allemandes et, de l’autre, « l’école américaine de l’anthropologie culturelle [21] », elle postule que les « faits de civilisation » se distinguent, par leur aspect historique et leur extension géographique, des faits sociaux « qui sont particuliers à [une] société, qui la singularisent, l’isolent », et qu’on rencontre d’ordinaire « dans le dialecte, dans la constitution, dans la coutume religieuse ou esthétique, dans la mode » (Mauss 1971, p. 232-233). Les faits de civilisation, au contraire, sont essentiellement « internationaux, extranationaux ». Ils se définissent donc comme « ceux des phénomènes sociaux qui sont communs à plusieurs sociétés plus ou moins rapprochées, rapprochées par contact prolongé, par intermédiaire permanent, par filiation à partir d’une souche commune » (p. 235). Pour Mauss, les techniques, notamment les techniques artistiques, font partie de ce type de faits sociaux qui sont « par nature » susceptibles de devenir des faits de civilisation :

Une partie des beaux-arts, de même, peut aisément se propager, même les arts musicaux et mimiques, et ce, même dans les populations aussi primitives que les Australiens. Ainsi, chez eux, ce qu’on appelle en anglais local (le mot est d’origine australienne) les corroboree — espèce de chef-d’oeuvre d’art dramatique, musical et plastique, sorte de grande danse tribale mettant quelquefois en mouvement des centaines de danseurs-acteurs, ayant pour choeurs des tribus entières — se passent de tribu à tribu, se livrent sans retour, comme une chose, comme une propriété, une marchandise, un service et… comme un culte, une recette magique. Les orchestres nègres voyagent constamment dans des cercles assez vastes ; les griots et devins vont à de plus grandes distances encore. Les contes se répètent très loin, très longtemps, fidèlement reproduits dans toutes sortes de directions…

p. 234

La technique cinématographique est donc bien un fait de civilisation, c’est-à-dire, « par définition comme par nature, un phénomène répandu sur une masse de populations » (p. 238). Insister sur cette généalogie conceptuelle, revendiquée par Friedmann et Morin, est important car elle éclaire ce qui rapproche la « sociologie du cinéma » de l’« histoire psychologique » réalisée par Kracauer. L’étude du « fait de civilisation » interdit, selon Mauss, d’en rester à l’enquête sociologique « ordinaire », nécessairement limitée au cadre national et au moment présent d’une société, ce qui serait une « abstraction illégitime ». Elle nous oblige à resituer notre réflexion dans le cadre d’une « civilisation », d’une « famille de sociétés », unies par un ensemble de « faits actuels et [de] faits historiques, linguistiques, archéologiques et anthropologiques » (p. 237). La réalité nationale qui, dans le cadre de l’enquête sociologique, est appréhendée comme une donnée, devient, dans ce cadre d’observation, le résultat historique de « rapports déterminés entre des sociétés déterminées » (p. 236). L’échelle d’observation qu’est la « civilisation » offre ainsi la juste mesure de la spécificité nationale : « C’est, en effet, sur un fond de phénomènes internationaux que se détachent les sociétés. C’est sur des fonds de civilisations que les sociétés se singularisent, se créent leurs idiosyncrasies, leurs caractères individuels » (p. 236-237).

La médiation de la pensée de Mauss éclaire du même coup le rapport contrarié que la « sociologie du cinéma » va entretenir avec la psychologie historique pratiquée par Kracauer.

En même temps qu’une technologie, la « sociologie du cinéma » est bien, en effet, une iconologie, un travail d’interprétation du contenu des films. Certes, Friedmann et Morin ne font pas référence à ce terme modernisé par Erwin Panofsky en 1939 — une « iconographie rendue interprétative » par son association à « quelque autre méthode que ce soit (historique, psychologique ou critique) [22] » —, mais les trois niveaux d’analyse des contenus (« contenus sociaux », « contenus historiques » et « contenus anthropologiques ») équivalent aux trois types de significations de l’oeuvre d’art définis par Panofsky (1967, p. 31) (signification « conventionnelle », « intrinsèque » et « naturelle »). Ils proposent de distinguer : 1) les « stéréotypes » ou « symboles passe-partout » qui sont « l’ossature du langage filmique », le résultat de l’adaptation du film aux « “représentations collectives”, mentalités ou idéologies régnant à l’intérieur d’une société » (Friedmann et Morin 1952, p. 102-109) ; 2) le « contenu déterminé par le moment dans lequel [le film] a été produit » ; 3) « les contenus psychologiques ou, mieux, anthropologiques [qui] sont, par eux-mêmes, communs à tous les hommes ». Comme dans la démonstration de Panofsky (1967, p. 30), selon lequel les trois niveaux de signification « se réfèrent en réalité aux trois aspects d’un phénomène unique : l’oeuvre d’art en tant que totalité », Friedmann et Morin (1952, p. 110) insistent sur le syncrétisme du film — « tout film peut être successivement analysé d’un point de vue sociologique, psychologique et anthropologique » — et, du même coup, sur la variabilité et l’instabilité de son contenu. D’une part, « certains films ont une polarité soit historique, soit sociologique, soit anthropologique plus poussée, sans échapper pour cela aux autres déterminations ». D’autre part, « lorsque le film change d’audience, change aussi l’importance des contenus. La triplicité des contenus historiques, sociaux, anthropologiques permet au film de s’adapter aux audiences nouvelles qui seront plus sensibles à tel d’entre eux » (p. 110). La posture méthodologique héritée de Mauss, selon lequel « l’observateur fait partie de l’observation », conduit ainsi Friedmann et Morin à adopter le point de vue de la « psychologie historique » de Kracauer tout en le corrigeant. C’est que tout film, en même temps qu’il « présente un aspect historique […] en déborde par ailleurs les cadres spatiaux pour s’offrir à un public mondial » (p. 102). La « sociologie du cinéma » valorise ainsi la logique de polarité et l’ambivalence psychologique du spectateur qui oblige le chercheur à s’intégrer, en tant qu’observateur, dans l’observation. « À une limite, les contenus historiques et sociaux se confondent, dans la mesure où ceux-ci ne peuvent être dissociés d’une phase de l’histoire sociale […]. À l’autre limite, les contenus historiques présentent un caractère unique, situé et daté » (p. 106). Selon l’attention qu’il portera à l’un ou l’autre des aspects du film, et selon le cadre spatial à partir duquel il l’observera, l’interprétation du chercheur changera donc nécessairement.

On est frappé, rétrospectivement, par la réflexivité et par la connaissance intime du cinéma dont font preuve les auteurs, de même que par le degré d’information économique et sociologique qu’ils ont recueillie. C’est ce qui explique l’intérêt méthodologique particulier de leur approche sociologique du « public de cinéma ».

Le public de cinéma

Faute de place, l’article sur la « sociologie du cinéma » de Friedmann et Morin écartait « les études relatives aux problèmes des audiences (audience analysis), des influences (response analysis ou étude des effets différenciés du film d’après le public), et des effets généraux du film sur les groupes et les individus » (Friedmann et Morin 1952, p. 102). La note témoigne de l’excellente connaissance par les deux auteurs de la littérature anglo-saxonne et de leur conscience des limites de leur article, qui ne traite pas du public. Elle annonce la suite chronologique des articles écrits par Edgar Morin pour compléter une présentation de la sociologie du cinéma, centrée sur l’étude de l’industrie et l’analyse des films. Les articles de Morin sur le public (1953), les influences (1953a), « l’imaginaire » (1955) et les « stars » (1956) vont définir les outils et préciser les orientations de la sociologie du cinéma en tant que sociologie de la consommation cinématographique.

Évaluée du point de vue des travaux contemporains sur la consommation cinématographique, la « recherche sur le public cinématographique » est, à bien des égards, la contribution la plus importante d’Edgar Morin à la sociologie du cinéma. Ses essais sur Le cinéma ou l’homme imaginaire et Les stars sont, en effet, des écrits de vulgarisation qui se prêtent à des constructions populistes ou élitistes, selon qu’on valorise le « rêve » dont le cinéma est l’instrument ou le « mythe » dans lequel il emprisonne les spectateurs ordinaires. L’article sur le public de cinéma, au contraire, propose une réflexion très aiguë et apporte des précisions sur les problèmes méthodologiques et épistémologiques que pose l’objectivation de la consommation cinématographique. Les conditions et le sens de la reconnaissance de l’existence du « public cinématographique », les limites des études d’audience américaines et de leurs outils, l’usage sociologique des statistiques de fréquentation nationale disponibles, les facteurs stimulant la consommation, la culture des classes moyennes, le milieu urbain et l’âge sont ainsi examinés.

Le caractère distinctif du modèle d’analyse sociologique esquissé par Edgar Morin, si on le rapporte à la sociologie de la culture française contemporaine, est sa démonstration de l’inadéquation de la notion de classes sociales pour appréhender la consommation cinématographique. L’exploitation et la comparaison des statistiques de fréquentation nationale et mondiale montrent qu’on ne peut établir « aucune corrélation entre les phénomènes de fréquentation cinématographiques et les catégories professionnelles » (Morin 1953, p. 11). Bref, les « structures sociales ne sont pas les lignes de partage de la fréquentation » et la consommation cinématographique est « un phénomène socialement universel qui concerne également et approximativement au même degré tous les niveaux éducatifs et sociaux » (p. 11). Il en est de même pour le sexe, sauf dans les pays où le statut social des femmes interdit ou gêne la fréquentation des salles de cinéma par celles-ci. Le goût cinématographique n’est pas un goût de classe, il n’est pas, non plus, un goût sexué. Ceci ne contredit pas l’individualisation de la fréquentation, ni l’expression, dans le cadre de la consommation cinématographique, d’attitudes différentes motivées par la position sociale et le sexe. Mais il n’est pas possible d’expliquer l’évolution du cinéma par la domination d’une classe sociale qui imposerait son goût au public ni, à l’inverse, d’expliquer la fréquentation du cinéma par son adéquation au goût d’une classe sociale.

L’intérêt heuristique de la notion de « public cinématographique » est qu’elle permet de contrôler et de corriger les études d’audience, nécessairement prisonnières du moment et du lieu de l’observation et de l’« échantillon » étudié. Observer le public cinématographique demande de se situer à l’échelon mondial, et de comparer des populations nationales et des niveaux de consommation. Cette observation qu’autorise l’apparition de statistiques nationales permet de vérifier la réalité du « besoin de cinéma » attesté par le « mouvement fondamental d’universalisation du public cinématographique », malgré les inégalités de développement selon les pays.

L’histoire du public cinématographique, des origines à nos jours, demeure l’histoire de l’extension de ce public. Avec l’apparition des vedettes (1914) se fixe un public de base, un public de « fans ». L’apparition de la critique cinématographique et sa généralisation dans l’ensemble de la presse (1918-25) témoigne de l’élargissement à l’ensemble des couches sociales. L’enquête des Payne Fund Studies (1928) est le contre-coup de l’irruption massive et continue des enfants et des adolescents au sein du public cinématographique. Après la guerre de 45, les progrès de l’exploitation substandard ouvrent au cinéma les populations extra-urbaines, et la diffusion des ciné-clubs gagne un public d’un type nouveau.

Morin 1953, p. 7-9

Dans la continuité de l’article qu’il cosigne avec Friedmann sur la « sociologie du cinéma », Edgar Morin souligne ainsi la nécessité de reconnaître la médiation opérée par le cinéma, « qui permet aux publics les plus hétérogènes de se retrouver unis dans les mêmes salles obscures ». L’article « Sociologie du cinéma » exprimait la fonction anthropologique du cinéma sous la forme d’une boutade :

[…] le film correspond particulièrement à une idéologie de classe moyenne, mais reflète aussi une psychologie collective moyenne ; son public qui déborde la classe moyenne, semble en porter témoignage. Si midinette il y a, le film touche en chacun la midinette qui sommeille.

Friedmann et Morin 1952, p. 104

La « recherche sur le public cinématographique » démontre sociologiquement la résistance de cette médiation cinématographique — la capacité du film à dépasser les différences de classe, de sexe et les différences nationales — à l’analyse statistique, et établit donc définitivement la complémentarité de la filmologie et de la sociologie :

De nombreux critères de discrimination de la fréquentation se sont avérés sans objet ou peu significatifs dans l’état actuel de l’évolution de pays comme la France, l’Angleterre, les États-Unis (classes sociales, sexe, climats, industrialisation des villes) : aussi importante et souvent plus importante que ces critères différentiels apparaît la notion d’universalité. Celle-ci nous renvoie donc à une anthropologie du cinéma, notion capitale posée aux origines mêmes de la filmologie par M. Cohen-Seat.

Toutefois, la notion d’anthropologie n’élimine pas les problèmes sociologiques (il ne reste pas d’anthropologie valable sans sociologie, comme pas de sociologie valable sans anthropologie). D’une part le cinéma est potentiellement universel, mais il ne l’est pas en fait : il y a dans l’état actuel des choses inégalité du développement de la fréquentation.

Morin 1953, p. 18

Jacques Durand sera l’un des seuls collaborateurs de la RIF à comprendre et à confirmer la fécondité de cette orientation, mais sans lui-même la mettre en oeuvre. Économiste de formation et auteur de la première thèse consacrée en France au public de cinéma, il s’approprie en effet facilement la perspective de la « sociologie du cinéma » qui justifie l’étude du film en tant que marchandise, et l’obligation d’étudier la circulation économique d’un produit dont le degré de rentabilité commerciale reste imprévisible. Si son souci de démontrer l’utilité des statistiques le conduit à relativiser cette imprévisibilité, il reconnaît la construction sociale du marché cinématographique, ainsi que la nécessité d’étudier les relations entre les « marchés nationaux » et « les facteurs qui influent sur le rendement des films (nationalité du film, sujet, acteurs et auteurs, salle, etc.) ». Il souligne ainsi, à la suite de Morin, la « mine d’information » que constituent les statistiques recueillies par le CNC depuis 1954, mais dont « les renseignements ne sont pas exploités, si ce n’est sous une forme globale » (Durand 1960, p. 45). L’exposé qu’il présente dans la RIF sur l’utilité de l’analyse statistique de la fréquentation des salles, quoique visant avant tout à démontrer le service qu’elle peut rendre à l’exploitation, montre justement comment cette analyse nous oblige à reconnaître la nature « multidimensionnelle » du phénomène de la fréquentation cinématographique (Durand 1960b, p. 50). Elle remet au premier plan le fait cinématographique et l’incertitude qui le caractérise. À l’inverse de ce qui se produit dans l’étude du fait filmique,

la présence du spectateur dans la salle n’est plus considérée comme une donnée brute et intangible (qu’il ne resterait plus qu’à totaliser) mais comme le résultat d’un processus complexe, d’une suite de choix et d’aléas. Autrement dit, le problème n’est plus situé a posteriori (à un moment où cette présence du spectateur est un fait acquis, qu’il n’est plus possible de mettre en cause) mais a priori, au moment où le spectateur est en train de prendre sa décision. De ce fait, les statistiques globales (fréquentation, rendement des films…) cessent d’être appréhendées comme des entités autonomes, comme de simples objets de calcul pour apparaître comme l’agrégation d’équations individuelles de nature probabiliste et décisionnelle : ce qui correspond davantage à la réalité.

p. 51-52

Son plaidoyer en faveur de l’usage de la statistique pour « l’analyse de contenu » des films tombe cependant dans le travers qu’engendre la séparation du fait filmique et du fait cinématographique. Cette statistique est, sur le modèle explicite de « l’analyse structurale [23] », conseillée pour « apporter un peu de rigueur dans le recensement des thèmes privilégiés du cinéma », non pour décrire et comparer les films consommés.

L’exposé de Jacques Durand, qui deviendra un pionnier de l’étude des audiences publicitaires en France, confirme rétrospectivement l’apport fondamental de la « sociologie du cinéma » initiée par Morin. Elle vaut par l’importance qu’il accorde au problème de l’observation empirique et de la comparaison entre des fréquentations localisées qui appellent des études au cas par cas. Elle affirme la nécessité de penser l’articulation entre consommation, distribution et production si l’on veut comprendre le contenu de l’expérience cinématographique, déformée par les statistiques de fréquentation [24]. Mais son acceptation du cadre épistémologique constituée par le « fait filmique », de l’anthropologie du cinéma telle qu’elle a été définie par Cohen-Séat, a limité sa portée explicative et son audience chez les sociologues français de la culture et les historiens du cinéma.

De l’homme imaginaire aux Stars : intérêt et limites de l’« anthropologie sociologique » du cinéma

La réévaluation scientifique méritée que connaissent aujourd’hui les livres d’Edgar Morin sur le cinéma [25] ne doit pas faire oublier l’ancrage de ces écrits dans le milieu filmologique non plus que leur orientation. Cet ancrage est attesté par la publication dans la RIF des articles intitulés « Le cinéma ou l’homme imaginaire » en 1955 et « Les stars » en 1956, deux fragments des manuscrits des ouvrages du même titre qui paraîtront, respectivement, aux Éditions de Minuit en 1956 et au Seuil en 1957 (Morin 1956 et 1957). Succédant à l’article intitulé « Le problème des effets dangereux du cinéma », ils mettent fin à la contribution d’Edgar Morin à la RIF. Resitués dans ce contexte et lus d’un point de vue chronologique, ils apparaissent comme la prise de parole personnelle d’un sociologue en faveur du loisir cinématographique. Défense du plaisir cinématographique, démonstration de sa valeur universelle et de sa nécessité anthropologique, Le cinéma ou l’homme imaginaire s’efforce de décrire, en s’inspirant de la théorie de la magie de Mauss, la manipulation consciente de la technique cinématographique qu’opère le spectateur qui sait s’en servir pour explorer la réalité et jouer avec elle. Loin de produire des délinquants, la magie cinématographique offre le moyen à tous les individus, sans exclusion, de cultiver leur humanité [26]. Défense du plaisir de cultiver le plaisir cinématographique, Les stars démontre le rôle de médiateur culturel du film, sa fonction positive de rapprochement affectif des individus à travers les modèles de conduite, au plan éthique et esthétique, qu’incarnent les stars [27]. Dans les deux cas, le discours s’appuie explicitement sur une expérience personnelle du cinéma, sur une familiarité avec les films et les acteurs, ce qui concourt, sans aucun doute, au succès des deux ouvrages (qui seront réédités).

Il est manifeste, cependant, qu’un glissement s’opère à travers ces deux écrits, un passage du discours sur la pratique de l’observation sociologique du cinéma au discours métathéorique sur la signification de l’expérience cinématographique, puis à la simple synthèse de la littérature sociologique. Ce changement de cadre est confirmé par le succès remporté par les deux livres d’Edgar Morin en tant que « littérature artistique » sur le cinéma, instrument de conversation et de dispute entre cinéphiles. Il éclaire l’abandon du programme de « sociologie du cinéma » provoqué par la soumission du fait cinématographique au fait filmique.

En faisant de la star, en effet, le propre de la technique cinématographique, l’« anthropologie sociologique » d’Edgar Morin réduit l’expérience du spectacle cinématographique à la rencontre avec la star et à la familiarité ressentie envers celle-ci. Il favorise ainsi la mise en équivalence de la star et du mythe comme principe explicatif de la conduite du spectateur [28]. Survalorisant la dimension du mimétisme adolescent et de l’inspiration vestimentaire et gestuelle dont le film offre l’occasion, l’essai enchante son lecteur en lui proposant de reconnaître sa propre expérience dans des situations qui le rendent sensibles à l’emprise du spectacle cinématographique sur son existence personnelle. Ce faisant, Edgar Morin détache le film de sa consommation ordinaire et du savoir du plaisir cinématographique qui permet à chacun d’entre nous de relativiser, de contrôler et de mesurer cette communion interpersonnelle. D’abord, parce que, comme le soulignait Cohen-Séat lui-même, tout film est appréhendé comme un projet industriel dont la réalisation peut être plus ou moins réussie. Ensuite, parce que l’action qu’il représente importe plus, dans le régime de consommation ordinaire, que l’acteur qu’il permet de rencontrer. Enfin, parce que l’intéressement à la seule personne de l’acteur est considéré, par tout spectateur de cinéma, comme une singularisation de la consommation cinématographique [29]. L’importance conférée à l’acteur se justifie, en effet, par sa compétence, telle qu’elle a été éprouvée par le spectateur. C’est elle qui fait de son nom une attraction en même temps qu’un principe de présélection d’un film, l’emploi de tel ou tel acteur offrant une garantie du genre et de la qualité du spectacle.

Bref, l’anthropologie sociologique de la star proposée par Edgar Morin conduit, à l’inverse de ce que produit sa relecture dans le contexte épistémologique contemporain, à neutraliser le savoir de l’industrie cinématographique qui fait partie de la culture du spectateur et qui lui permet d’établir des différences de qualité entre les films selon leur genre, leur date de production, leur nationalité, etc. De plus, comme l’admet la préface de la réédition de 1972, le regard porté sur le mythe qui se voulait complice se transforme, par le jeu de la mise à distance de l’expérience et du dévoilement de la fabrication de la star, en un regard critique sur l’« auto-illusionnement » et sur la fascination béate suscitée par les produits américains [30].

Ainsi, les écrits sur Le cinéma ou l’homme imaginaire, puis Les stars, ont contribué paradoxalement à éloigner la recherche sociologique des études cinématographiques. La nécessité empirique, si l’on veut parler de la réception des films, d’une étude de la consommation cinématographique localisée, y est sacrifiée à l’exploration de la manière dont le film construit l’expérience du public à travers les objets qu’il manipule et auxquels il s’attache [31].

Le plaisir cinématographique ne sort pas indemne de ce positionnement. C’est une vision très appauvrie de l’expérience de la consommation cinématographique et du spectateur, mutilé de son jugement critique et de sa capacité de sa réflexivité, qui se dégage de cette interprétation du fait cinématographique. Mine de rien, elle le réduit au « fait filmique » et prépare la dissolution de la sociologie du cinéma dans la sociologie des communications de masse dont Friedmann et Morin, on le sait, vont être les promoteurs en France.

L’absence de postérité de la « sociologie du cinéma ». Sémiologie et sociologie de l’art

L’article d’Edgar Morin sur le « public cinématographique » reconnaissait la supériorité immédiate des « études d’audience » américaines pour observer la consommation cinématographique. En effet, « leur mode d’exploration qui est psychologique » correspond au « terrain spécifique de la consommation cinématographique, psychologique par elle-même » (Morin 1953, p. 3). Mais il rappelait tout à la fois leur incapacité à aller au-delà d’une information « sur les structures […] (classe sociale, niveau économique, âge, sexe) » (p. 3-4) des audiences pour expliquer les goûts de celles-ci et leur inadéquation pour comprendre le plaisir cinématographique. Car

les sondages psychologiques des audiences par la méthode du questionnaire ne sont en fait nullement psychologiques […] ils ne nous apprennent rien sur le besoin de cinéma. Ce besoin, il faut, pour en saisir le caractère le plus intime, abandonner de plus en plus les caractères formels de l’enquête par questionnaire, pratiquer l’interview, le « focussed interview », l’introspection rétrospective [technique appliquée par le Bureau of Applied Social Research], la confession [technique d’enquête utilisée par J.P. Mayer in British Cinemas and their Audiences], l’auto-analyse, etc. En fait, c’est retrouver par la psychologie préscientifique ou a-scientifique, le contact humain, l’intuition, le tact. Et il est amusant que dans sa soif de rigueur, l’esprit de géométrie aboutisse ainsi finalement à l’esprit de finesse, que le test hypertechnique se termine en banal tête-à-tête.

p. 3-4

Ces quelques lignes, qui révèlent le degré d’information et la finesse de la réflexion d’Edgar Morin, nous signalent l’impasse dans laquelle sera acculée, au plan de l’étude du cinéma, la revendication d’une expertise universitaire du fait filmique indifférente à la réalité anthropologique du cinéma. Comme le remarquait intuitivement Morin, l’adoption d’une démarche explicative de la consommation, inséparable du postulat de la non-conscience des mécanismes qui assurent sa généralisation [32], ne pouvait aboutir qu’à la recherche de structures objectives ou subjectives de la réception, indifférente à la dimension du plaisir cinématographique. Le développement de la « sémiologie » française, qu’il s’agisse des études sémiologiques de Christian Metz ou de la mythologie critique de Roland Barthes, accompagne cet enfermement dans l’image, cette séparation du film et du spectateur qui implique la réduction du spectacle cinématographique au seul contenu de l’image, ou dans la représentation collective à laquelle le film conduit l’individu à se conformer à son insu. La « sociologie de l’art » de Francastel, parallèlement à la filmologie, va élaborer une iconologie fondée sur l’utilisation de l’oeuvre d’art comme un document psychologique, témoignage tout à la fois d’un langage artistique et de schèmes de pensée plastique qui structurent mentalement l’expression artistique. Cette perspective structuraliste, qui oblitère la question du plaisir cinématographique, éclaire et la lenteur de la reconnaissance, en France, de la sociologie du cinéma et les malentendus dont elle est encore l’objet. La sociologie du goût proposée par Pierre Bourdieu, dont le mérite était de prendre acte de l’importance des « arts mineurs », et notamment du cinéma, dans la consommation culturelle, est aujourd’hui utilisée pour attester l’inconsistance artistique du film « commercial » et le danger éducatif que représente sa popularité pour la « création » cinématographique. Détournant la sociologie de l’étude des conditions de l’échange cinématographique, elle fait du cinéma un simple moyen de vérification du déterminisme social qui « explique » la consommation cinématographique par les seules dispositions de l’individu à reconnaître le savoir des « auteurs » ou à succomber à la fascination des « acteurs [33] ». La « sociologie du cinéma » de Pierre Sorlin (1972) possède le mérite, comme l’analyse de films pratiquée par l’historien Marc Ferro, de réactualiser la psychologie historique de Kracauer. Cette analyse du film en tant que document visuel offre l’intérêt de le remettre en relation avec son contexte de production par l’entremise d’un travail d’archives. Mais elle reste extérieure et indifférente à l’histoire de la culture cinématographique qu’anticipait Morin lorsqu’il indique, comme une direction naturelle de la sociologie, « la direction historique ». Sous le terme d’« histoire du public » se profile la notion de culture cinématographique — au sens d’une communauté d’expérience reliant tous les consommateurs et résultant tout à la fois de leur sensibilité personnelle à la qualité des films et de leur capacité à en débattre —, une idée inexprimable comme telle dans le vocabulaire sociologique de l’époque et encore inacceptable par l’opinion cultivée. Cette direction historique fait de la sociologie un instrument, conjointement à l’histoire de l’art, de l’objectivation et de l’analyse des variations et des évolutions de cette culture cinématographique :

l’histoire du cinéma, jusqu’à présent, est l’histoire des « beaux » films, mais ignore également les « mauvais » films et le public cinématographique. Une histoire du public reste à faire : histoire sociologique qui se justifie par elle-même.

Morin 1953, p. 6 [34]

Les guillemets, dans cette citation, indiquent moins la nécessité de relativiser sociologiquement le jugement de goût, que la nécessité d’intégrer tous les films dans l’étude historique du cinéma si l’on veut rendre compte de l’expérience cinématographique comme d’une épreuve usuelle de la qualité des films qui circulent sur des marchés localisés et doivent être consommés pour que l’on puisse, au cas par cas, les juger comme étant plus ou moins « bons [35] ».

La nécessité de rendre compte de ce rôle crucial du marché dans l’expérience cinématographique et d’observer tout à la fois l’organisation technique et la sociabilité artistique propres au cinéma fait de la sociologie du cinéma un instrument privilégié pour l’historien de l’art. En assumant l’analyse de la formation des professionnels et des publics, de même que l’objectivation des outils permettant aux spectateurs d’apprécier la qualité des films, la sociologie apporte à l’étude du cinéma une contribution intellectuelle spécifique, distincte de celles de l’économie, de l’histoire et de l’esthétique, mais complémentaire puisqu’elle rend compte du rôle propre que jouent les objets — la « marchandise » de l’économiste, le « document » culturel de l’historien, l’« oeuvre d’art » de l’esthéticien — pour les personnes qui les fréquentent [36]. Faute de reconnaître cet enjeu épistémologique, la sociologie se confondra, comme le soulignait déjà Georg Simmel, avec d’autres disciplines et son apport intellectuel spécifique, l’attention qu’elle accorde aux formes sociales et aux outils cognitifs qui permettent aux individus de construire un certain type de lien social, sera perdu.