Corps de l’article

1. Introduction

Les relations de couple ont cette particularité que l’essentiel est caché, et doit le rester pour les principaux intéressés. Il ne sert donc pas à grand-chose de recueillir leur opinion sans autre protocole méthodologique : il est nécessaire de mettre au point un instrument d’investigation, notamment pour s’infiltrer dans les plis profonds de la trame conjugale. L’argent [le linge[1]] constitue un tel instrument, sans doute l’instrument idéal. Il est partout, à chaque instant, collant au couple comme il colle à la peau; partout et à chaque instant porteur de significations très riches. […] Il suffit alors de suivre ces traces pour en apprendre beaucoup plus sur le couple qu’on ne le ferait en s’interrogeant ouvertement sur lui. […] La piste de l’argent [du linge] permet de découvrir un paysage conjugal insolite; où les gestes disent le contraire des mots et les mots le contraire des pensées; […] où la défense des intérêts personnels définit une règle collective; où seule une part de l’individu est socialisée dans le couple, l’autre part vivant sa propre vie.

Kaufmann, 1992 : 10-11

Comme l’illustrent le titre de cet article et le passage ci-dessus, l’approche méthodologique adoptée ici consiste à croiser quelques-uns des résultats de l’enquête de Jean-Claude Kaufmann (1992) : La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, dont je me suis beaucoup inspirée, avec mes propres observations sur l’usage de l’argent dans l’histoire conjugale (Henchoz, 2008b) pour tirer quelques hypothèses sur la construction de la conjugalité contemporaine. Bien que cette procédure limite le développement d’une conceptualisation autonome de l’argent intime (que les lectrices et lecteurs intéressés peuvent retrouver dans un autre ouvrage[2]), la juxtaposition de deux domaines de la vie quotidienne, l’un traditionnellement féminin, le linge, et l’autre traditionnellement masculin, l’argent, permet de montrer que certains mécanismes de la construction conjugale ne sont pas spécifiques d’un domaine particulier. Au contraire, ils sont inhérents aux valeurs et symboles rattachés à la sphère conjugale contemporaine. Aujourd’hui, l’amour et la norme égalitaire orientent la construction du couple autant que les représentations rattachées aux rôles de « bon conjoint » et de « bon parent ». Les individus construisent leurs façons d’agir et d’interagir en couple à partir des multiples configurations que permet la combinaison de ces références.

Certains lecteurs et lectrices estimeront sans doute que j’interprète beaucoup les propos de Jean-Claude Kaufmann. De même, je vais traduire ses résultats dans un langage qui m’est propre. Le petit exercice que je me propose de faire nécessite une réappropriation du texte qui peut lui faire perdre de sa substance, c’est pourquoi j’encourage vivement la (re)lecture de l’excellente Trame conjugale (Kaufmann, 1992).

2. « La trame conjugale. Analyse du couple par son linge » : l’inspiration

Bien que les deux recherches aient été menées dans deux contextes différents (la France et la Suisse) et à une décennie d’écart[3], le rapprochement effectué ici se justifie par un certain nombre de points communs. En effet, la méthodologie adoptée par Kaufmann (1992), ses hypothèses et ses questionnements ont servi de fil conducteur à ma propre enquête. Par conséquent, nos travaux partagent le même objet de recherche, soit l’étude du processus par lequel deux individus, étrangers l’un à l’autre quand ils se rencontrent, en viennent progressivement à se considérer comme un groupe, un couple. Le postulat de la construction conjugale, adopté par Kaufmann (1992) et que j’ai repris dans ma recherche, se fonde sur les travaux de Berger et Kellner (1988). Selon ces derniers, la mise en couple entraine un processus de construction et de définition d’un monde spécifique aux conjoints. La conversation est au coeur de ce processus : les partenaires échangent et partagent leurs points de vue et leur conception de la réalité de façon à construire progressivement une vision commune du monde. Kaufmann s’inspire de Durkheim pour développer le concept d’intégration conjugale qui rend compte du résultat ou de la conséquence de ce processus. Selon Durkheim (Besnard, 1987), un groupe social est intégré lorsque ses membres sont en interaction et partagent des valeurs identiques et des buts communs (Kaufmann, 1992 : 83-84).

D’après Kaufmann (1992 : 10), il est difficile d’étudier directement les relations de couple, car l’essentiel est caché. Il préfère les aborder par un instrument d’investigation qui est porteur de significations très riches et qui est un marqueur de l’identité personnelle, des rôles de genre et de la constitution du nous conjugal : le linge. Son travail m’amènera à mon tour à choisir un autre instrument d’investigation tout aussi porteur de sens et tout aussi présent dans l’histoire conjugale : l’argent.

Enfin, la méthodologie adoptée, celle des entretiens compréhensifs (Bourdieu, 1993a; Kaufmann, 1996) individuels et collectifs[4], est également semblable. Aborder le processus de construction conjugale dans sa complexité nécessite de collecter le regard croisé des conjoints sur leur propre histoire. La récolte de données produites individuellement et collectivement permet, en effet, de rendre compte du processus de construction de la réalité dans ses dimensions et ses implications personnelles et conjugales.

3. Méthodologie

Il ne s’agit pas ici de comparer systématiquement les deux recherches, mais plutôt de croiser les résultats obtenus par l’observation du linge et de l’argent pour tirer quelques hypothèses sur la construction de la conjugalité contemporaine. Ces hypothèses serviront de trame à cet article. Elles seront ensuite développées avec des exemples qui me sont propres.

Je pars du postulat qu’en France et en Suisse, les conjoints partagent un certain nombre d’idéaux ou d’attentes fortes concernant leurs relations : l’amour, la solidarité, le désintérêt, les échanges interpersonnels, l’égalité, etc[5]. Dès lors, nous pouvons supposer qu’ils ont adopté à quelques subtilités près la même image du couple allant de soi. « La société […] les a préparés socialement à entrer dans les rôles déterminés du [couple[6]] » (Berger et Kellner, 1988 : 12). Ainsi, le modèle de la famille compagnonnage (Burgess et al., 1963) semble très présent dans les esprits occidentaux contemporains lorsqu’il s’agit de considérer les échanges économiques de la sphère intime[7]. Dans cette famille idéalisée, le collectif soutient et favorise le bonheur individuel. Chacun s’épanouit dans un cadre où sa liberté et sa personnalité sont soutenues par des relations égalitaires, démocratiques et consensuelles. Chez les jeunes générations, ce modèle se conjugue toutefois avec une certaine individualisation de la conjugalité qui valorise la flexibilité des rôles et l’engagement individuel constamment renouvelé (Cherlin, 2004; Henchoz, 2008c; Kellerhals et Widmer, 2005; Singly de, 1996). Dans ce type de conjugalité, la relation est valable aussi longtemps qu'elle répond aux besoins d'épanouissement personnel et d'actualisation de soi.

Ces projections de la vie conjugale doivent toutefois être actualisées et vécues. Dès lors, leur mise en pratique peut diverger, car les possibilités de leur réalisation dépendent du contexte spécifiquement national d’opportunités et de contraintes[8]. Cependant, nous partirons du postulat que les conjoints suisses et français partagent un noyau dur, une vision semblable de la conjugalité[9] qu’ils essayent de concrétiser. Ce sont ces représentations conjugales partagées que nous allons examiner dans cet article. Il n’en reste pas moins que le rapprochement effectué ici est le fait d’une chercheuse suisse qui, pour se faire, s’appuie sur un terrain helvétique, ce qui peut engendrer des biais dans l’interprétation des données.

Avant de nous pencher sur les dimensions financières et ménagères de l’histoire conjugale, il semble utile de rappeler brièvement les deux terrains examinés ici.

Vingt couples ont été interrogés dans la recherche de Jean-Claude Kaufmann (1992)[10]. La moyenne d’âge des personnes rencontrées est de 33 ans. Le nombre moyen d’enfants par couple est de 1.5 (6 couples sont sans enfant). Dix personnes n’ont pas d’activité professionnelle (sept étudiants et trois personnes au foyer). Le revenu des couples interrogés n’est pas indiqué.

Dix-neuf couples ont été interrogés dans le cadre de ma recherche[11]. La moyenne d’âge des personnes interrogées est de 37 ans. Le nombre moyen d’enfants par couple est de deux mais deux couples sont sans enfant (dans un de ces couples, la conjointe est enceinte). Une seule personne est sans rémunération. Elle travaille cependant bénévolement dans l’entreprise de son mari. Le revenu des couples interrogés correspond à la moyenne nationale suisse. En outre, les hommes ont un revenu trois fois plus élevé que les femmes (qui travaillent pour la plupart à temps partiel lors de l’entretien).

4. La construction conjugale et le silence

Selon Kaufmann, la création d’un mode de vie partagé s’opèrerait progressivement par la définition de règles d’interactions toujours plus nombreuses et dans l’accumulation d’habitudes, de microévidences (Kaufmann, 1992 : 84). La construction conjugale déboucherait alors progressivement sur ce qu’il appelle l’intégration ménagère, soit la mise en commun des tâches du ménage et la mise sur pied d’une organisation collective (Kaufmann, 1992 : 65). Cependant, lorsqu’on interroge les conjoints sur la manière dont ils ont mis sur pied leur arrangement domestique ou financier, les réponses que l’on reçoit semblent aller toutes dans le même sens : « ça s’est fait comme ça », « ça s’est passé naturellement » ou encore : « ça c’est passé tout seul ». Ainsi, la gestion du linge sale ou de l’argent paraît susciter peu de « discussions vives » (Kaufmann, 1992 : 175) et de négociations au sein du couple. Par exemple, les conjoints parlent volontiers de leur projet de vacances, mais ils sont particulièrement peu loquaces lorsqu’il s’agit de déterminer comment partager les frais communs ou comment organiser leurs comptes bancaires. Généralement, on fait ses comptes sans faire d’histoire. Les discussions s’opèrent rapidement et de manière très informelle, « en passant », sans vraiment que les couples ne semblent y prêter attention (Henchoz, 2008b). « On n’a pas souvent l’occasion de discuter du rapport à l’argent. C’est toujours un peu tabou », témoigne Charles (42 ans, enseignant, marié depuis 19 ans, 4 enfants).

Ces différentes observations m’ont conduite à m’interroger sur le processus de construction conjugale. S’il ne passe pas par la conversation, comme le supposent Berger et Kellner (1988), comment a-t-il lieu? Par quels processus les conjoints construisent-ils leur organisation financière commune? En l’absence de communication (en tout cas verbale), on peut également s’interroger sur ce que Kaufmann (1992) a appelé l’intégration conjugale qui serait la conséquence, le résultat du processus de la construction conjugale : les deux partenaires partagent-ils réellement la même conception de leur organisation financière? En effet, il n’était pas rare de les entendre dire à la fin des entretiens individuels : « J’espère que [mon conjoint] aura répondu comme moi! » ou encore : « Je me demande bien ce qu’il/elle a répondu ». Ainsi, après l’entretien collectif, Charles déclarait : « Si en sortant de cet entretien, elle était venue ou si j’avais appris que non, elle ne supporte pas [notre organisation financière]… Ça fait 20 ans qu’elle ne supporte pas ça, mais qu’elle n’a jamais osé le dire… ». Ce type de remarques laisse supposer que l’intégration financière n’est peut-être pas aussi aboutie que ce à quoi l’on pourrait s’attendre de la part de personnes partageant leur vie depuis de nombreuses années. D’autant plus que l’entretien collectif a également suscité des tensions chez certains des couples, notamment lorsqu’un des conjoints a été surpris, voire blessé par les réponses de son partenaire. Pourtant, même lorsque la tension était palpable, il était rare que les conjoints s’expliquent (se référer au chapitre sur le silence conjugal). Comme le souligne Colette (42 ans, enseignante, mariée à Charles depuis 19 ans, 4 enfants) au sortir de l’entretien de couple : « Tout de suite, ça monte les tours. Oui, oui, et puis bon, on passe à autre chose. […] Je n’ai pas d’exemples particuliers, mais là, très vite, ça monte d’un ton. Tout de suite piqués au vif. »

Ce type de remarques m’a amené à considérer l’hypothèse, soutenue par les travaux de Kaufmann (1992 : 175), que le silence est central dans le processus de la construction conjugale. Le silence, à ne pas prendre au sens littéral du terme, doit être compris ici comme l’absence d’explicitation ou de négociation des règles du jeu ainsi que la « non-représentation des problèmes » (Kaufmann, 1992 : 175).

5. Le rôle des représentations dans la construction conjugale

Sans véritable « conversation » (Berger et Kellner, 1988) autour de l’argent familial, sur quoi les conjoints se fondent-ils pour créer un mode de vie commun? Dans le cadre ménager, les partenaires s’appuient sur les modèles parentaux ou de leurs pairs pour construire une organisation commune, nous dit Kaufmann (1992)[12]. C’est plus rare en ce qui concerne les dimensions économiques de leur relation. En effet, la question de l’argent dans la sphère familiale est rarement abordée directement. Il existe peu de transmissions explicites autour de l’usage de l’argent dans la sphère intime[13]. En l’absence de modèles directement accessibles, je fais l’hypothèse que les conjoints font appel aux représentations de l’argent et de la conjugalité qui sont à leur disposition pour organiser les dimensions économiques de leur relation. Le croisement des travaux de Kaufmann (1992) et des miens (Henchoz, 2008b) permet de mettre en évidence trois dimensions (non exhaustives) de la représentation de la conjugalité contemporaine : l’amour, l’égalité et les attentes de genre.

Ces trois dimensions sont centrales dans le processus de construction conjugale contemporaine, car elles fournissent « des images, du vocabulaire et des symboles qui forment puissamment notre pensée sur nous-mêmes et sur notre monde social, définissant notre conception de ce qui est juste ou désirable et de ce qui est possible ou pensable[14] » (Aronson, 1992 : 12). Ces représentations sont mobilisées par les conjoints lorsqu’il s’agit de comprendre ou d’expliquer des faits et des idées ou de déterminer une façon d’agir ou d’interagir avec son partenaire. Connaissances de sens commun partagées par les partenaires, elles forgent les évidences d’une réalité consensuelle, concourant ainsi à la construction sociale d’une réalité collective (Jodelet, 2003 : 367). Bien qu’elles constituent un répertoire limité, ces représentations permettent l’invention conjugale, car elles peuvent être agencées dans de multiples configurations (Barich et Bielby, 1996; Swidler, 1986). En outre, cette perception organise les relations entre les genres (Gillis, 1996). En effet, les représentations ont un caractère prescriptif, car cette vision hégémonique et romantisée de la conjugalité et de la famille forme les croyances, les désirs et les attentes (Daly, 2001; Gillis, 1996). Comme le souligne Gillis (2004 : 990), les familles modernes investissent beaucoup d'argent dans des rituels et dans des représentations qui soutiennent l’idéal de la famille et du couple parfaits. Nous pouvons, dès lors, supposer que les partenaires cherchent à organiser les dimensions matérielles de leur liaison de manière à répondre à cette vision du couple solidaire, égalitaire et aimant qui leur semble aller de soi .

Nous allons retracer plusieurs étapes de l’histoire conjugale afin d’illustrer la façon dont les trois dimensions de la conjugalité contemporaine mentionnées précédemment (l’amour, l’égalité et les attentes de genre) modèlent le processus de construction du couple. Bien que ces représentations soient mobilisées durant toute l’histoire conjugale, certains moments clés semblent particulièrement pertinents pour les mettre en évidence.

6. La rencontre : la construction conjugale de l’argent de l’amour

Examinons ce premier mécanisme de la construction conjugale qu’est l’amour. En effet, selon Kaufmann (1992 : 86), l’amour permettrait d’activer le processus de construction conjugale, car c’est un sentiment qui pousse au don de soi. Il conduirait cependant à une intégration mouvante et incontrôlable, cette dernière étant la conséquence de décisions non rationnelles. Une autre modalité, beaucoup plus régulière et objectivable (qui s’inscrit dans les objets) prendrait alors le relai : l’accumulation d’habitudes domestiques. Ainsi, selon Kaufmann (1992 : 86), la construction conjugale « est relativement indépendante du sentiment », la sédimentation des habitudes rendant l’émotionnel superflu.

L’approche de l’amour développée dans mes travaux est relativement différente. En effet, je ne conçois pas seulement l’amour comme un sentiment, mais également comme un système plus ou moins cohérent d'idées, d’images, de représentations, de pensées et de jugements sur lequel se basent les individus pour agir et pour décrire, expliquer, interpréter ou justifier leur situation, leurs interactions et leurs échanges conjugaux. Selon moi, l’amour peut être envisagé comme une idéologie[15] ou un mode ou médium de communication (Luhmann, 1992) qui accompagne tout le processus de construction conjugale et qui offre aux conjoints un code commun pour construire leur relation et leur organisation.

6.1 L’entrée en couple et la typification réciproque

Au début de la relation amoureuse, nous sommes face à un étranger dont nous ignorons tout et qui pourtant nous attire. Afin de mieux le connaître et de savoir comment interagir avec lui, nous allons faire appel à des repères ou à des schèmes de perceptions et de typifications socialement acquis (Berger et Luckmann, 1992 : 47; Kaufmann, 1992). Une des catégorisations disponibles dans notre société quand il s’agit de conjugalité est celle du comportement amoureux qui est censé légitimer la relation. Ainsi, dès la première rencontre, le (futur) conjoint va évaluer la relation qu’il entretient avec l’autre en observant si le comportement de ce dernier reflète les valeurs associées à l’amour romantique. Si c’est le cas, il va obtenir une indication sur les sentiments qu’on lui porte. Il va alors être conforté dans sa volonté d’aligner sa conduite sur celle de son partenaire. L’absence d’un tel comportement chez l’autre va, au contraire, laisser des doutes sur son amour et sur la qualité de la relation (Huston, 2000; Johnson et Huston, 1998). La typification est réciproque. Chacun classe l’autre dans des catégories préétablies de façon à mieux comprendre cet « étranger intime ». Cette compréhension permet d’interagir avec l’autre et de s’adapter à son comportement et à ses attentes ainsi typifiées.

Prenons l’exemple des échanges économiques qui ont lieu dans les prémisses de la relation pour illustrer la façon dont les conceptions rattachées à l’argent et à l’amour participent à la construction conjugale. Dans nos sociétés occidentales, l’argent est généralement perçu comme porteur de pouvoir, d’égoïsme, de calcul et d’intérêt personnel (Haesler, 1995; Henchoz, 2007; Marx, 1971; Simmel, 1987). Ces représentations sont contraires à ce qu’on imagine être la conduite amoureuse adéquate. Dès lors, les conjoints doivent effectuer un véritable travail sur leurs pratiques financières de façon à les adapter aux représentations de la conjugalité contemporaine[16].

6.2 Désintérêt, dons et réciprocité

Un moyen de manipuler l’argent tout en répondant aux attentes en matière de comportements amoureux consiste à se montrer désintéressé face aux questions financières. Offrir un cadeau ou un repas, par exemple, est un acte qui permet de mettre en scène et de démontrer son désintérêt économique et sa générosité. Par cet acte, l’argent, média de l’individualisme égoïste et calculateur, prend une valeur de lien (Godbout et Caillé, 1992) et d’expression du sentiment amoureux (Belk et Coon, 1993). Il devient alors significatif pour la relation amoureuse. Offrir un cadeau peut, en effet, être une façon de montrer son intérêt pour le ou la bénéficiaire. Cette expression matérielle des sentiments est également un moyen de susciter une réponse de sa part, une réponse qui nous fixera sur l’éventuelle réciprocité de cet intérêt.

Les attitudes financières désintéressées sont particulièrement perceptibles au début de la liaison. En effet, lorsque l’avenir du couple est encore incertain, l’adoption des comportements amoureux socialement attendus (Belk et Coon, 1993) est une façon tangible d’afficher son engagement dans la relation. Montrer que l’on est prêt à mettre de côté ses intérêts personnels pour le bien du partenaire ou de la liaison revient à indiquer que l’on place l’autre et le lien qui nous unit au premier plan. Cette preuve de confiance dans la relation et son avenir encourage l’autre partenaire à faire de même et à sacrifier à son tour ses intérêts personnels pour le bien du couple (Belk et Coon, 1993). Le désintérêt économique est ainsi utilisé par les conjoints comme un moyen d’affirmer et de construire du lien conjugal. Il permet également d’exprimer les sentiments amoureux socialement considérés comme étant les piliers du couple. Les comportements désintéressés jouent ainsi un rôle central dans le succès de la relation ainsi que dans l’ajustement conjugal qui caractérise les premières années de la liaison.

En Suisse, les femmes bénéficient en général de revenus inférieurs aux hommes[17]. Par conséquent, elles ont moins d’opportunités de faire preuve de leur désintérêt économique. Les conjoints doivent, dès lors, travailler à la construction de l’équilibre des échanges de manière à sortir de l’ambigüité occasionnée par des revenus inégaux. En effet, les personnes interrogées refusent de considérer leurs interactions sous l’angle de l’échange économique qui présuppose une transaction entre ressources financières d’un côté et gratification sexuelle de l’autre (Belk et Coon, 1993). Équilibrer les apports monétaires permet d’inscrire la relation comme étant une relation amoureuse où chacun s’engage pareillement plutôt qu’une relation intéressée. Lorsque les revenus sont inégaux, un moyen d’y parvenir consiste à transformer les échanges pécuniaires en dons. Dès lors, l’équilibre peut se construire dans la réciprocité du geste plutôt que dans les montants investis dans le bien-être collectif. Par exemple, le fait que les hommes financent généralement les sorties communes les plus chères n’est pas considéré comme un acte qui vise à acheter les faveurs des femmes, puisqu’elles offrent autant de loisirs. Chacun fait preuve de générosité même si les montants investis sont différents. Cette façon de faire permet aux conjoints de concilier les normes traditionnelles de galanterie masculine (et la générosité financière en fait partie) tout en répondant aux attentes en matière de comportements amoureux et d’égalité.

6.3 Les attentes de genre ou la galanterie masculine

Une autre catégorisation disponible dans notre société nous permettant de typifier (Berger et Luckmann, 1992) la personne qui est en face de nous, afin de mieux la connaître et d’interagir avec elle, est celle du sexe. Se conformer aux expressions de la féminité et de la masculinité permet aux partenaires de faciliter le processus de construction conjugale. En effet, en agissant de la sorte, les conjoints fournissent à leur compagne ou compagnon des conduites socialement adaptées et acceptées, et dans une certaine mesure, prévisibles. Cela explique en partie pourquoi les conjoints ont tendance à construire quotidiennement leurs relations en adoptant les comportements que l’on attend traditionnellement d’eux (West et Zimmerman, 1987)[18].

La participation financière de plus en plus prépondérante des femmes dans la sphère conjugale n’empêche pas les conjoints d’entretenir encore de fortes attentes concernant le rôle masculin de pourvoyeur principal des revenus. En effet, dans les sociétés occidentales, la masculinité s’incarne encore dans le fait d’être le principal responsable du bien-être économique de la famille (Potuchek, 1997; Tichenor, 2005; Williams, 2000). Ces attentes semblent d’autant plus prononcées que les Suissesses ont de fortes probabilités sociales d’être un jour dépendantes économiquement de leur conjoint (notamment à l’arrivée des enfants)[19]. Dès le début de la relation amoureuse, ces attentes en matière de comportements masculins auront un impact sur la conduite des conjoints. Un bon pourvoyeur des revenus étant un homme qui gagne bien sa vie, mais surtout qui est prêt à partager les fruits de son travail, les hommes vont faire montre de leur générosité financière (notamment en finançant les dépenses collectives les plus élevées). De leur côté, les femmes vont être attentives à la façon dont leur (futur) compagnon manipule l’argent. « S’il avait été râpe [avare], je l’aurais repéré », confirme Annick (33 ans, cadre, mariée depuis 2 ans, 2 enfants) en parlant de ses premières sorties au restaurant avec celui qui allait devenir son mari. Un homme qui adopte le comportement masculin socialement attendu va corroborer les attentes de nombreuses femmes et ainsi conforter leur intérêt pour la relation.

L’association entre féminité et responsabilités domestiques et familiales semble être moins présente au début de la relation conjugale. Par contre, comme le souligne Kaufmann (1992), elle devient plus prégnante avec la parentalité. Nous verrons par la suite que ces attentes ont un impact direct sur la perception de l’argent féminin.

7. La mise en ménage et l’égalité

Lorsque les conjoints entrent en cohabitation, le système de dons réciproques est généralement conservé pour les dépenses de loisirs. Cependant, il s’adapte difficilement aux contraintes de la vie quotidienne (Collins et Coltrane, 1991 : 285; Henchoz, 2008b). La plupart des conjoints choisissent alors d’organiser la répartition des dépenses collectives courantes selon un principe de justice considéré comme socialement légitime (Roux et al., 1999) : la norme égalitaire.

L’égalité est « une règle d’évidence, un impératif social obligeant [les conjoints] à se positionner et à se justifier » (Kaufmann, 1992 : 140). Cependant, il n’est pas évident de mesurer la façon dont elle influence le processus de construction conjugale, car comme le souligne Kaufmann (1992 : 137), on la retrouve davantage sous forme « d’idée forte ». D’autres parlent d’un mythe (Knudson-Martin et Rankin Mahoney, 1998).

L’observation de terrain la repère mal, débusquant plutôt les illusions et les ruses ayant pour but de masquer l’inadéquation des gestes à l’idée, ou d’interdire l’évaluation des devoirs et des mérites des deux partenaires, conjugalement insupportable à fortes doses. L’égalité est pour l’analyse sociologique un peu comme la notion d’intérêt à la fois introuvable dans le concret et pourtant puissamment agissante.

Kaufmann, 1992 : 140

Que l’on considère les dimensions ménagères ou financières de la relation, la constatation est identique : l’égalité est un moteur de changement des pratiques conjugales. Pourtant, Kaufmann et moi ne partageons pas le même point de vue sur la façon dont la norme égalitaire participe à la construction conjugale. Pour Kaufmann (1992 : 157), l’égalité limite la portée de l’amour et du don. Elle encouragerait le calcul de la dette, car elle traduit la défense des intérêts personnels. Selon moi, l’égalité ne s’inscrit pas contre le don. Au contraire, les conjoints l’adaptent à l’idéologie amoureuse. Elle se retrouve, par exemple, dans la notion de réciprocité et d’équilibre des dons (Henchoz, 2008b).

Ces différentes interprétations de l’égalité s’expliquent sans doute par la polysémie et l’imprécision de cette notion. Que recouvre la norme égalitaire? L’équité (chacun selon ses contributions) ou l’égalité (chacun à parts égales)[20]? Comment appliquer cette norme? À la participation aux dépenses du ménage ou à l’argent personnel à la disposition de chacun? Sur le temps investi dans les tâches ménagères ou sur le temps de loisir (le temps hors travail domestique, professionnel et familial)? Ces diverses traductions de la norme égalitaire peuvent conduire à des résultats très différents. Ainsi, le fait que la plupart des couples choisissent, dans les premiers temps de la cohabitation, d’appliquer la norme égalitaire au financement des dépenses collectives courantes conduit à reproduire dans la sphère privée les inégalités que l’on rencontre sur le marché du travail. Qu’elles payent la moitié des dépenses collectives ou au prorata de leurs revenus, les femmes qui bénéficient de revenus inférieurs à ceux de leur partenaire - c’est le cas de la majorité des Suissesses (se référer à la note 17) - se retrouvent avec un solde à leur disposition moins élevé que celui de leur compagnon. Ce solde étant communément investi dans l’épargne, les dépenses personnelles ou les loisirs, cela signifie que les femmes y ont, en général, moins accès. De ce fait, bien que ces conjointes disposent d’un revenu personnel, certaines d’entre elles dépendent de la générosité masculine (et du bon vouloir de leur compagnon) pour une partie de leur consommation (Henchoz, à paraître).

Outre le domaine d’application, la concrétisation de la norme égalitaire nécessite aussi d’être d’accord sur la mesure. Si l’argent offre une unité de mesure précise, il n’en est pas de même pour le travail ménager qui est évalué différemment selon qui le prend en charge. Ainsi, le travail domestique masculin est soit surévalué (par les hommes) ou sous-évalué (par les femmes) (Kamo, 2000; Lee et Waite, 2005). Difficile, dès lors, de mettre en pratique la norme égalitaire de manière homogène. D’autant plus que la règle égalitaire n’est pas immuable. Elle peut s’appliquer différemment dans l’histoire conjugale, par exemple lorsqu’un événement change les statuts économiques des conjoints. Ainsi, lorsque l’homme bénéficie d’un revenu plus élevé que sa compagne, il semble que l'équité (chacun selon ses revenus) soit privilégiée comme principe de justice distributive de l’argent de poche (ou argent personnel). Lorsque la situation est inversée, les couples ont tendance à préférer l'égalité (chacun la même somme) (Major et Deaux, 1982; Steil et Weltman, 1991; Belleau, 2008). Cette application de la norme égalitaire peut être considérée comme un moyen mobilisé par les conjoints pour préserver la situation économique de l’homme et son statut de pourvoyeur principal des revenus. Les couples considèrent qu’un revenu masculin supérieur est une raison légitime pour accorder plus d’argent personnel au conjoint. Par contre, la disparité des revenus ne semble plus être un prétexte suffisant pour favoriser la conjointe lorsque celle-ci gagne davantage que son compagnon (Steil et Weltman, 1991; Tichenor, 2005). Chez les couples contemporains, l’égalité ne remet pas nécessairement en question les rapports de genre.

Selon Kaufmann (1992 : 142), l’idée d’égalité est opératoire en début du couple. Avec la sédimentation des habitudes, elle devient ensuite une référence lointaine, car les pratiques et les domaines de compétences se structurent et se stabilisent. Selon moi, cette constatation est liée au fait que la norme égalitaire s’interprète différemment lorsqu’on ne fournit plus les mêmes contributions au ménage, notamment suite à la répartition des domaines de compétences opérée avec la parentalité. Par exemple, lorsque les contributions au bien-être familial sont de nature différente, l’égalité peut s’appliquer non plus aux apports individuels comme aux débuts de la relation, mais au temps que chacun investit dans la sphère familiale. Or traditionnellement, l’engagement professionnel masculin est considéré comme un investissement familial[21]. Ainsi, il peut y avoir sentiment d’égalité si les conjoints considèrent que l’absence de contributions ménagères de l’homme est compensée par son investissement sur le marché du travail.

En d’autres termes, l’égalité est une référence que les conjoints adaptent au contexte dans lequel ils vivent. Certes, elle est plus facile à appliquer, et donc plus visible, au début de la relation lorsque les apports de chacun sont plus ou moins similaires. Néanmoins, dans l’histoire conjugale, l’égalité est ajustée à l’évolution de la répartition des responsabilités. Par exemple, certains couples reconstruisent l’équilibre entre des prestations de nature diverse en monétarisant le travail domestique. Fixer un prix (même fictif) aux contributions favorisant le bien-être de la famille permet de créer une équivalence monétaire entre des apports différents et ainsi de faciliter la mise en pratique du principe de réciprocité. Après avoir évalué financièrement son investissement familial (correspondant au salaire qu’elle a « perdu » en diminuant son taux d’activité professionnelle), Martha (33 ans, éducatrice, mariée depuis 7 ans, 2 enfants) demande à son époux de verser l’équivalent monétaire sur leur compte commun. De son côté, plutôt que d’investir son temps dans les tâches ménagères, Justin (33 ans, rédacteur, en couple depuis 3 ans) décide de financer les services d’une femme de ménage, ce qui revient, à ses yeux, à équilibrer la contribution domestique de sa compagne.

L’égalité est un concept polysémique suscitant de multiples interprétations. Pour comprendre la manière dont elle est mise en application, il est nécessaire d’examiner l’ensemble des sphères de la vie conjugale (dans notre cas, l’économie financière des ménages ne peut être considérée indépendamment de leur économie ménagère). Cependant, malgré la bonne volonté des conjoints, sa mise en pratique peut conduire à des inégalités, inégalités d’autant plus difficiles à remettre en question par les personnes concernées qu’elles naissent de l’application d’une norme socialement valorisée et considérée comme « juste ».

8. La parentalité et les représentations du travail et de l’argent des hommes et des femmes

La mise sur pied d’une organisation collective dépend aussi de nos représentations de la sphère de la vie quotidienne concernée. Ainsi, la façon dont les couples construisent les dimensions économiques de leur relation dépend de leurs représentations du couple, mais aussi de leurs représentations de l’argent. Cependant, dans le cadre conjugal, la perception de l’argent et du travail ménager varie selon les attentes de genre; or ces dernières évoluent dans l’histoire conjugale.

Considérer le genre comme une structure sociale qui opère sur trois niveaux interdépendants de la vie sociale (sociétal, interactionnel et individuel[22]) permet de comprendre pourquoi l’arrivée des enfants conduit progressivement à ce que Kaufmann (1992 : 85) a appelé la sédimentation des habitudes. Des habitudes qui, selon moi, se fondent sur des rôles masculins et féminins traditionnels. Au niveau sociétal, l’adoption de rôles familiaux plus ou moins traditionnels est encouragée ou découragée par les institutions sociales et politiques. Or le poids des structures sociales et politiques se fait davantage sentir avec l’arrivée des enfants, lorsque les conjoints doivent avoir recours à un certain nombre d’institutions pour organiser leur vie familiale. Par exemple, l’existence et l’étendue de ces institutions facilitent ou au contraire, comme en Suisse[23], rendent difficile la vie des couples à double revenu. En ce sens, la répartition des rôles et des responsabilités financières et domestiques au sein du couple dépend aussi des opportunités et contraintes fournies par le contexte social. Cette répartition nécessite une organisation difficile à établir et qui, dès lors, est peu remise en question. D’autant plus qu’en agissant de manière complémentaire, les partenaires maintiennent la paix et l’harmonie, chacun ayant des domaines de compétences réservés et reconnus socialement (Tichenor, 2005). Au niveau interactionnel et individuel, les attentes concernant la distribution des rôles ménagers et financiers sont beaucoup plus fortes en matière de parentalité que de conjugalité. Aujourd’hui, le contexte social permet l’inventivité conjugale lorsque le couple démarre. La conjugalité est une affaire beaucoup plus privée que la parentalité, qui se construit dans l’interaction avec de nombreux partenaires[24] (le réseau familial, amical, le corps professionnel : médecins, éducateurs, etc.). En ce sens, la parentalité est aujourd’hui beaucoup plus structurée socialement que la conjugalité. Dans un contexte où les institutions sont encore largement basées sur une division traditionnelle des responsabilités, comme en Suisse, cela revient à cristalliser les conduites conjugales dans des rôles préétablis socialement (MacDermid et al., 1990). En outre, en privilégiant une division traditionnelle des responsabilités, les conjoints partagent un modèle familial largement répandu. Leur intégration sociale ainsi que leur capacité à répondre à la demande du marché du travail en sont facilitées (Beck, 2001; Tichenor, 2005).

Cette « cartellisation des responsabilités » (Kellerhals et al., 2008) dans des rôles plus traditionnels – qui, pour la majorité des Suissesses, se traduit par une diminution de leur taux d’activité professionnelle à l’arrivée des enfants – aura des conséquences sur la perception de l’argent et du travail domestique. Indépendamment du revenu des uns et des autres, la majorité des hommes et des femmes continuent de percevoir le travail domestique et familial comme une responsabilité féminine et l’emploi rémunéré masculin comme le socle de l’économie domestique (Hertz, 1986; Hochschild, 2003b; Potuchek, 1997; Tichenor, 2005; Steil et Weltman, 1991).

Considérés comme les pourvoyeurs principaux des revenus du ménage, les hommes sont dès lors en position d’amener les contributions ayant le plus fort potentiel de reconnaissance sociale au sein de la famille : les apports monétaires (Hertz, 1992; Jasso, 1983; 1988; Ridgeway, 1997). Les prestations traditionnellement féminines (tâches domestiques et familiales) sont, en effet, moins reconnues socialement. En outre, un même apport peut être évalué différemment dans l’histoire conjugale. Contrairement aux revenus masculins qui sont généralement considérés comme une contribution au bien-être de la famille, la perception du revenu des femmes peut varier dans le cycle conjugal. Défini dans un premier temps comme une contribution au bien-être du ménage, les rémunérations féminines peuvent, avec l’arrivée des enfants, être interprétées par les couples traditionnels comme le fruit d’un sacrifice familial. Lorsque les attentes sont fortes pour que la mère se consacre pleinement à la sphère domestique, son emploi risque d’être envisagé comme une activité égoïste liée à son épanouissement personnel plus qu’à une participation au bien-être familial. De contribution au bien-être, le salaire féminin devient alors le résultat d’un coût ou d’un sacrifice familial. Dès lors, le principe de l’idéologie amoureuse contemporaine valorisant l’engagement réciproque dans la relation est menacé, l’un des partenaires, l’homme dans ce cas, pouvant avoir l’impression d’apporter davantage à la relation que sa compagne. Un moyen pour les femmes de restaurer l’équilibre des contributions consiste à se montrer aussi généreuses que leur compagnon. En l’absence de ressources socialement valorisées à faire entrer dans l’équilibre des dons, elles y parviennent notamment en offrant à l’autre l’opportunité de se faire plaisir (par exemple en le laissant décider d’un certain nombre d’achats individuels ou collectifs). En agissant de la sorte, les femmes adoptent les comportements de désintérêt et de réciprocité fortement valorisés dans la relation amoureuse contemporaine. Elles montrent leur amour et participent activement à l’élaboration d’une relation conjugale qui, aujourd’hui plus qu’hier, dépend de la capacité des partenaires à réactiver constamment le lien qui les unit (Bernier, 1996; Henchoz, 2008c). Cependant, parce qu’elles n’ont pas les mêmes possibilités structurelles et sociales de se montrer généreuses, les femmes contribuent, malgré elles et malgré leur volonté d’égalité, à reproduire certaines prérogatives masculines (comme le fait que l’homme ait plus de pouvoir de décision ou plus d’argent personnel). Bien qu’elles débouchent sur des inégalités, ces prérogatives ne sont généralement pas considérées négativement, car elles sont perçues comme le fruit de la générosité féminine (un contre-don féminin répondant aux dons masculins socialement valorisés)[25].

Pour Jean-Claude Kaufmann (1992), le processus de construction conjugale perd de sa force lorsque les habitudes prennent le pas sur l’invention conjugale, car les conjoints peuvent alors se laisser porter par les routines du quotidien. C’est peut-être le cas pour les tâches ménagères, mais cela semble moins valable pour l’argent. L’évolution du contexte économique et du marché du travail peut régulièrement venir remettre en question l’organisation et les rôles économiques de chacun. Dans la mesure où les conjoints construisent également quotidiennement leur identité de genre, la perte de l’emploi masculin, par exemple, peut mettre en danger le rôle masculin de pourvoyeur principal des revenus. L’invention conjugale permet alors de recréer des rapports de genre adaptés à cette nouvelle situation (Goode et al., 1998). En ce sens, nous pouvons supposer que la construction conjugale est un processus susceptible d’être réactivé quotidiennement, car les conjoints peuvent être amenés à devoir reconstruire certaines dimensions de leurs relations.

9. Le silence conjugal

Le silence conjugal est d’autant plus fréquent que les représentations associées à la conjugalité, à l’argent ou aux rôles de chacun sont partagées par les conjoints[26]. Les couples n’ont alors pas ou peu besoin de recourir à la parole pour construire leur relation, trouver des modes d’interactions communs ou s’organiser. Dès lors, que l’on observe la construction des dimensions ménagères (Kaufmann, 1992 : 174) ou économiques de la relation conjugale (Henchoz, 2008b), le constat est le même : la « franche discussion » et les négociations semblent rares. Ainsi, comme le soulignent Valéria et Max (36 ans tous deux, enseignante et cadre, mariés depuis 7 ans, 1 enfant), certains couples discutaient pour la première fois de leur organisation financière lors des entretiens collectifs :

Valéria :

Tout ce qu'il est en train de dire, il est en train de le formuler maintenant. Il ne l'a pas formulé, tout ça, à l'époque où il a commencé.

Max :

On n’a jamais discuté de ça […].

Valéria :

Non, parce que tu n'avais pas toujours le souci de discuter parce que : « Aujourd'hui, je discute et, demain, elle va faire sa valise ». […] Ça ne vient pas, les mots ne viennent pas, la discussion ne tourne pas.

Non seulement la parole n’est pas nécessaire lorsque les conjoints s’appuient sur les mêmes représentations pour organiser leur vie commune, mais le silence a également une fonction conjugale importante. Il permet de garantir un bon fonctionnement familial en préservant les différentes représentations – idéalisées – de la conjugalité et de la parentalité des inégalités et des rapports de pouvoir inhérents aux rôles de genre. En ce sens, le silence peut être considéré comme un moteur central de la construction conjugale contemporaine.

Dès lors, le rappel des règles conjugales, notamment de la norme égalitaire ou de l’idéologie amoureuse, est subtil et discret. Il se fait rarement dans l’explication directe ou la dispute. Les conjoints ont recours à différentes « ruses du bavardage » (Kaufmann, 1992 : 177), comme les petites remarques ou l’humour, pour rappeler certaines règles conjugales tout en préservant leur bonne entente (Hahn, 1991). L’analyse de quelques extraits d’entretiens collectifs permet de mettre en lumière la façon dont la parole s’associe au silence lorsqu’il s’agit de communiquer autour de l’argent.

9.1 Quand la parole préserve le silence conjugal

Les différents extraits de l’entretien de couple de Chantal et Félix (respectivement 32 et 34 ans, laborantine médicale et employé de commerce, mariés depuis 5 ans, 2 enfants) présentés ci-dessous mettent en évidence les deux registres de discours recensés dans les entretiens. Le premier se rapporte à l’idéal amoureux du désintérêt et de la réciprocité, alors que le second, sans remettre en question cet idéal, souligne certaines inégalités entre les conjoints.

Les propos de Félix illustrent le langage amoureux. Dans les couples de la jeune génération qui valorisent l’autonomie et l’égalité (Henchoz, 2008c), chacun est censé être libre de dépenser comme il le désire. Le contrôle de l’un des partenaires sur les activités de l’autre est explicitement rejeté :

Mais je ne m’occupe pas de l’argent qu’elle prend pour les enfants et tout, je ne vais pas… Ça lui prend du temps aussi pour ça, d’acheter des habits ou des trucs comme ça pour les enfants. Moi, je ne m’en occupe pas du tout. Je ne vais pas me renseigner.

L’extrait suivant met en évidence un épisode de la réalité quotidienne, et non la déclaration d’intention comme le premier extrait :

Chantal :

Je te montre toujours quand j’achète des trucs.

Félix :

Tout à fait.

Question :

Et inversement, tu lui montres toujours quand tu achètes quelque chose?

Chantal :

Oui.

Félix :

Oui.

Chantal :

Presque. Des fois, il achète des organizers[27] en cachette [rires]!

Comme l’illustre le premier passage ci-dessus, les conjoints répondent généralement aux questions en fonction de ce que j’ai appelé, dans un premier temps, le discours conjugalement correct (avant de le reconceptualiser sous le terme de l’idéologie amoureuse du don, du désintérêt et de la réciprocité[28]). Durant les entretiens, les personnes interrogées adoptent le comportement socialement attendu d’un « bon conjoint » en affirmant régulièrement leur désintérêt pour les questions d’argent et la générosité dont chaque partenaire fait preuve. Toutefois, dans l’extrait suivant, Chantal relève ce que l’on peut considérer comme le droit de possession du pourvoyeur principal sur l’argent du ménage. Alors qu’elle montre toujours ses dépenses à son conjoint, ce dernier s’achète parfois des biens relativement coûteux sans lui en parler.

Alors que les entretiens individuels sont une mise en récit personnelle que personne ne peut contester, les entretiens collectifs, au contraire, plongent les conjoints dans des interactions réelles. Ils permettent de collecter des données qui sont le produit d’interactions sociales (Duchesne et Haegel, 2004 : 19) et qui sont d’autant plus pertinentes pour l’enquêteur qu’elles mettent en évidence ce qui est généralement tu. Cependant, cette mise en évidence est rarement directe. Elle passe souvent par l’humour comme l’illustre l’extrait de l’entretien ci-dessous, dans lequel Magali (33 ans, employée de maison, mariée depuis 9 ans, 2 enfants) souligne un accès différencié aux loisirs :

Maurice :

Non, on s’accorde des plaisirs quand même…

Magali :

Le match de football.

Maurice :

Le match de football, je suis allé voir l’équipe suisse.

Magali :

Il est allé voir pour le plaisir de tout le monde [rires]!

Gottman et Notarius (2000) notent que chez les jeunes couples, l’utilisation instrumentale de l'humour est souvent négativement associée à la satisfaction conjugale. Lors des entretiens collectifs, l’humour et le rire ont souvent été mobilisés par les femmes pour souligner des inégalités entre les conjoints. En ce sens, ces expressions peuvent être considérées comme un moyen d’indiquer à l’autre que l’on est conscient d’un certain nombre d’écarts entre les situations masculines et féminines tout en préservant la relation d’un éventuel conflit. Dans un même esprit, Kaufmann souligne le rôle du rire pour troubler la définition et le poids de ce qui est dit : est-ce important ou pas? Kaufmann (1992 : 196) perçoit l’ironie et le rire comme un moyen de casser « le sérieux de la parole » et d’interdire « un développement risqué de la conversation conjugale […], désamorçant les conflits par refus de s’expliquer davantage ». Dès lors, affirme-t-il, ce mode de langage est, paradoxalement, bien adapté aux contextes conflictuels. La parole n’étant pas sérieuse, on ne rompt pas avec le désintérêt au coeur de l’idéologie amoureuse. De son côté, Hochschild (2003a) considère l’humour comme une stratégie permettant aux femmes de gérer les conflits contemporains liés à leurs rôles changeants. Dans les sociétés occidentales actuelles, les femmes sont amenées, d’une part, à affirmer leur « féminité » en suivant les codes de conduites traditionnels (règles asymétriques d’interaction, de déférence, de dépendance, etc.) et, d’autre part, à intégrer les règles sociales plus contemporaines de l’égalité. Le bon moyen de suivre une vieille règle dans un monde moderne qui valorise officiellement l’égalité est de s’en désaffilier soi-même, de s’en sentir distante. Et l’un des outils pour le faire est l’ironie.

Ces formes de langage peuvent toutefois être considérées comme des aveux d’impuissance. En maniant le rire et l’ironie, les conjoints montrent qu’ils ne sont pas dupes, que leur sens critique s’exerce aussi bien à l’intérieur du couple qu’à l’extérieur (Singly de, 2000). Cependant, ce sont parfois les seuls outils disponibles pour relever des inégalités sans pour autant en parler explicitement et mettre en danger la relation. Les conjoints interrogés ont rarement formulé des reproches à l’égard de leur partenaire ou de la relation. Que ce soit dans les entretiens individuels ou collectifs, l’autocensure était toujours présente lorsque surgissait la critique : les phrases n’étaient pas terminées, des mots restaient en suspens. Dans ce cadre, l’autocensure peut être analysée à la fois comme une volonté de fournir, par le silence, une image de soi et de la relation socialement légitime (Szinovacz et Egley, 1995), mais également comme le souci partagé de préserver la relation des désaccords potentiels.

Quand elles ne sont pas présentées sous une forme humoristique, les critiques adressées au conjoint, surtout lorsqu’elles sont émises par les femmes, sont régulièrement associées à l’utilisation de mots doux (« mon chéri », « mon amour », etc.). Cette association peut être analysée comme la conséquence d’un rapport de genre et le moyen de produire du genre (West et Zimmerman, 1987). On peut émettre l’hypothèse que l’autorité et le contrôle masculins, considérés comme plus légitimes dans la sphère privée, n’ont pas besoin de s’accompagner de mots doux. Les remarques féminines, peut-être parce qu’elles peuvent être interprétées comme une remise en question du statut masculin, sont, au contraire, atténuées par le rappel que le conjoint reste l’être aimé. En évoquant le lien affectif qui l’unit à son compagnon, la conjointe signifie que la relation amoureuse reste prioritaire. L’extrait de l’échange entre Violette et Marc (respectivement 40 et 44 ans, infirmière et mécanicien, mariés depuis 16 ans, 5 enfants) présenté ci-dessous porte sur un désaccord inhérent à la définition des revenus que chacun perçoit dans le cadre d’activités extraprofessionnelles.

Violette :

Et tes jetons de présence, mon amour.

Marc :

Ce n’est pas de l’argent de poche, c’est du salaire.

Violette :

Ah! oui, mais comme moi, c’est mon salaire aussi quand je bosse [comme enseignante].

Question :

Mais, comme j’ai compris, ça va pour votre argent de poche?

Marc :

Oui, oui, tout à fait.

Violette :

Toi, tu ne le mets pas dans le compte [commun].

Marc :

Non, non, non, mais je ne critiquais rien.

Violette :

Non mais je sais. Juste pour vous dire, je me dis : « Non, mais tu as des jetons de présence au niveau politique, ça, je sais. »

Marc :

Oui, oui.

Les conflits potentiels autour de l’argent sont généralement très vite étouffés, la plupart des couples interrogés cherchant rapidement le consensus (Kaufmann fait la même constatation à propos du linge). Dès lors, les désaccords sont peu perceptibles dans les entretiens, car les conjoints présentent leur ménage comme une entité qui fonctionne bien. Les rapports de pouvoir et les inégalités sont rarement mentionnés comme tels. Ils sont souvent invisibles, réinterprétés et justifiés par les conjoints. En ce sens, les petites remarques, le rire et l’humour s’avèrent centraux dans l’analyse. Dans un contexte conjugal favorisant la convivialité et la bonne entente, ce sont parfois les seuls indices à notre disposition pour rendre compte des inégalités conjugales, voire du mécontentement des partenaires.

Comme l’illustrent les propos de Françoise et Alan (respectivement 43 et 42 ans, enseignante et employé de poste, mariés depuis 14 ans, 2 enfants), une autre stratégie mobilisée pour signifier son désaccord ou rappeler les règles conjugales consiste à faire des petites remarques à son conjoint :

Françoise :

On n’en parle pas. On n’en parle pas franchement. Mais si je reçois un carton d’[un magasin de vente par correspondance], il va me dire : « Ah! Tu n’avais de nouveau plus rien à te mettre sur le dos! » Mais en rigolant. Mais c’est clair qu’il va […]

Alan :

Si, une fois, je me commande trois CD et le jour où le paquet qui arrive, elle me dit : « C’est quoi? » Je dis : « C’est trois CD. » Et elle me dit : « Bien, tu n’en as pas assez? »

Françoise :

Ah! oui, je le lui dis. Mais c’est toujours en plaisantant.

Alan :

Tant qu’il n’y a pas d’abus…

La petite remarque sert de garde-fou dans l’organisation financière des ménages. Elle indique à l’autre qu’on l’observe et que l’on est attentif à ses actes. Elle rappelle les règles conjugales (dans cet extrait, le fait que les dépenses personnelles ne doivent pas menacer le budget familial) et permet de vérifier que le partenaire les respecte en lui demandant indirectement des justifications. La petite remarque s’adapte ainsi parfaitement à l’idéal amoureux qui préserve la liberté des conjoints, car la justification n’est pas réclamée mais suscitée. Elle est un moyen de solliciter de la part du partenaire la confirmation de son engagement dans la relation. Cette confirmation prend son sens dans le fait qu’elle est spontanément fournie.

Les extraits présentés ci-dessus nous offrent différentes pistes pour expliquer l’absence de négociations et de discussions conjugales. Pour Jean-Claude Kaufmann (1992), le silence protège le couple des tensions. Il permet également de conserver le caractère protecteur et structurant des habitudes et ainsi de faciliter l’action. L’analyse de mes données sur la gestion de l’argent semble corroborer les constatations de Kaufmann (1992 : 185) : « le silence fonde le conjugal tout autant et même davantage que la parole ». Il préserve la relation et en favorise la continuité. Selon moi, le silence est un moteur central de la construction conjugale contemporaine, car il est nécessaire à la mise en pratique (ou en scène) de l’idéologie amoureuse du don et du désintérêt. En taisant leurs divergences et, leur intérêts personnels, les conjoints adoptent les comportements socialement attendus d’une personne amoureuse. Le recours à l’humour, aux petites remarques et aux critiques associées aux mots doux leur permet alors de conserver ce comportement qui fonde et légitime leur relation tout en rappelant à l’autre certaines règles des rapports conjugaux (comme l’équilibre des échanges, l’égalité ou encore la priorité du groupe sur l’individu). Ces différents outils rhétoriques sont eux aussi partie prenante de la construction conjugale parce qu’ils suscitent, la confirmation régulière de l’engagement individuel dans la relation. En confirmant le lien qui les unit, le conjoint indique indirectement à l’autre qu’il ne souhaite pas changer la relation (Goffman, 1973 : 73). En ce sens, ces « rituels confirmatifs » (Goffman, 1973) peuvent également être analysés comme les signes d’un pouvoir invisible (Lukes, 2005). Bien que certaines inégalités soient soulignées, elles ne sont pas abordées ni discutées par les conjoints. Les outils rhétoriques décrits ci-dessus sont mobilisés pour rappeler certaines règles ou cadrer le comportement mais ils ne sont pas suffisants pour remettre en question la situation et changer les rapports conjugaux. Cette forme du pouvoir conjugal est ainsi particulièrement puissante et insidieuse, car elle se joue en l’absence de conflit. Les inégalités sont reproduites sans contestation parce qu’on ne voit pas comment modifier la situation sans remettre en question la relation.

10. Et l’intégration conjugale?

Après ce que nous venons de présenter, peut-on parler d’intégration conjugale? Les conjoints partagent-ils réellement des valeurs identiques, une vision et des buts communs, alors que certains aspects de leur réalité quotidienne sont passés sous silence? Nous pouvons répondre oui à cette question en ce qui concerne un objectif largement partagé par l’ensemble des couples interrogés : la préservation de leur bonne entente (Hahn, 1991).

Lors des entretiens collectifs autour de l’argent, certains couples abordaient pour la première fois de manière explicite la question des « règles du jeu » conjugal. Pour la ou le partenaire interrogé, le fait d’en discuter, d’entendre le point de vue de l’autre, qui n’était pas forcément le sien, de devoir se justifier ou argumenter, et cela, devant une personne étrangère (l’enquêtrice), a quelquefois été extrêmement douloureux. Annick (33 ans, cadre, mariée depuis 2 ans à Valentin, 2 enfants), par exemple, m’a lancé, lors de l’entretien collectif : « Mais tu cherches à faire péter mon couple avec tes questions! » La remarque a été formulée sous forme de boutade. Néanmoins, elle illustrait le malaise ressenti par le couple lorsque je leur ai demandé d’expliquer pourquoi Valentin (36 ans, cadre, 2 enfants) avait, au début de leur relation, caché à sa compagne l’existence de plusieurs de ses comptes bancaires[29]. Plutôt que d’expliciter un acte qui, d’un point de vue externe, semblait contraire à la volonté de partage et d’équilibre mentionnée par le couple, Annick a préféré mettre en doute la légitimité de ma question et l’éluder. Ce faisant, elle a permis à son conjoint d’éviter d’éclaircir un épisode de leur vie de couple qui risquait de mettre en lumière des intérêts personnels ou une absence de confiance en l’avenir de la relation qu’il aurait eu beaucoup de mal à articuler avec l’idéologie amoureuse du désintérêt et de la réciprocité de l’engagement.

La mise en doute du bien-fondé des questions a été la tactique privilégiée par les couples qui avaient le sentiment que leur bonne entente était mise en danger par le déroulement de l’entretien. Plutôt que de réfuter ce qu’ils avaient dit dans l’entretien individuel, comme ça a été le cas dans la recherche de Kaufmann (1992)[30], ces couples défendaient leur unité fragilisée en remettant en cause le mode opératoire de l’entrevue collective. Autrement dit, ce qui posait problème n’était pas assimilé à leur fonctionnement, mais au fait que je posais des « questions pièges ». Lorsque Sybil (34 ans, assistante sociale, en couple depuis 3 ans, enceinte lors de l’entretien) mentionne avoir considéré la somme que Justin (33 ans, rédacteur) a versée, en plus de leur arrangement initial, sur leur compte commun, « comme un moyen de dire : je garde un peu le pouvoir », Justin ne répond pas directement à sa compagne. Il préfère revenir sur le déroulement de l’entretien :

Justin :

Putain, elle pose des questions bizarres! [rires] Ça ressemble beaucoup à celles que tu [il s’adresse à moi] nous as posées quand on était seul.

[…]

 

Sybil :

C’est le but.

Justin :

C’est le but.

Sybil :

Confrontat[ion]…

[…]

 

Justin :

On s’y attendait, on s’y attendait, on n’est pas nés de la dernière pluie.

La tension et la désapprobation suscitées par certaines de mes questions se sont également matérialisées dans le positionnement des partenaires. Au début de l’entretien, nous sommes assis autour d’une table. Justin est en face de moi et Sybil à ma droite. Après l’échange retranscrit ci-dessus, Justin rejoint Sybil. Ils sont alors l’un à côté de l’autre, appuyés contre le mur, aussi loin de moi que possible. Le couple s’est ressoudé pour faire face à l’élément perturbateur.

Contrairement aux entretiens individuels qui étaient toujours très conviviaux, plusieurs entrevues collectives ont suscité un certain malaise chez mes interlocuteurs. Ce malaise était provoqué par mes questions ou par les propos de l’un des partenaires. Il arrivait en effet que l’un des conjoints soit surpris, voire blessé par les réponses de l’autre lorsqu’elles ne correspondaient pas à ses attentes ou à sa propre perception de la situation. Pourtant, seules des petites phrases indiquaient le désaccord. Les divergences ne suscitaient aucune dispute ou grande discussion, mais le climat devenait très tendu. Il est difficile de définir cette tension qui relevait plus du ressenti que de l’observation. Quoique plusieurs éléments en fournissaient une indication : une certaine raideur dans les postures, des regards soudain fuyants, des réponses plus courtes et plus évasives, des digressions, des allusions et des évitements. Cette tension semblait surtout naitre de la mise en évidence de désaccords non discutés et que les conjoints ne souhaitaient pas aborder, car au-delà de leur résolution, ce qui paraissait primordial, c’était de conserver une bonne entente conjugale (Hahn, 1991). Bien que ces désaccords contredisaient l’idéologie amoureuse ou l’image de l’équipe conjugale revendiquée par les personnes interrogées, ils ne pouvaient pas être discutés sans mettre en danger le couple. Les nommer auraient contribué à les faire exister, à leur donner du poids, de l’importance. Les conjoints n’avaient alors d’autres ressources que d’éluder la question et d’éviter la confrontation des points de vue, autrement dit de garder le silence.

Abordons maintenant l’intégration conjugale sous un autre angle. Au-delà de l’objectif commun de la préservation de leur bonne entente, les conjoints ont-ils une perception commune de leur réalité financière? L’analyse des entretiens individuels et collectifs montre que la perception conjugale d’une réalité sociale n’est pas liée à une situation particulière, ici, au fait que les partenaires soient interrogés ensemble ou séparément, mais bien plus aux échanges conjugaux qui ont eu lieu sur la réalité en question. Si les conjoints ont une vision collective de la plupart de leurs projets de consommation ou d’épargne communs, s’ils se définissent comme une entité en comparaison aux autres couples, c’est parce qu’ils en ont discuté. Dès lors, on retrouve des traces de cette entité conjugale et de ce langage commun dans les entretiens individuels et collectifs. Par contre, les partenaires n’ont pas de représentations collectives et peu de langage commun pour rendre compte de leurs « règles du jeu » ou de la place des intérêts individuels dans cette organisation commune, car ils en parlent très rarement. Par conséquent, cette supposée perception commune de la réalité paraît être bien partielle lorsqu’on la soumet aux regards croisés des conjoints.

Ce qui ressort des recherches de Kaufmann (1992 : 65) et des miennes peut se résumer de la manière suivante : la construction conjugale est un processus qui débouche sur une organisation stabilisée et collective, mais pas forcément sur une perception commune de cette organisation. En d’autres termes, l’intégration conjugale est un processus qui s’inscrit davantage dans le matériel que dans les esprits. En ce sens, la construction conjugale d’une réalité économique commune passe bien par la conversation, comme l’ont relevé Berger et Kellner (1988). Pour reprendre Mead (1934 : 78), l’un des principaux théoriciens de l’interactionnisme symbolique, le langage ne symbolise pas seulement une situation ou un objet, il rend également possibles l'existence et l'émergence de cette situation ou de cet objet. Cependant, parce que le silence est essentiel dans la préservation de la bonne entente du couple, il ne peut y avoir d’intégration conjugale que partielle.

11. Conclusion

La construction conjugale est un processus complexe et difficile à cerner. Lorsqu’on interroge les conjoints sur la mise sur pied de leur organisation ménagère ou financière, la réponse qui vient spontanément est que « ça s’est passé tout seul ». Croiser les recherches sur le linge (Kaufmann, 1992) et l’argent (Henchoz, 2008b) permet de montrer que si ce processus est considéré comme naturel et spontané, c’est parce qu’il se fonde en partie sur nos représentations de la conjugalité et de la parentalité. Les conjoints créent leur relation dans un contexte qui leur fournit des valeurs et des modèles de la sphère familiale contemporaine. L’agencement de ces différentes valeurs et représentations explique pourquoi les comportements changent lentement. Par exemple, la norme égalitaire n’a pas un impact direct sur l’organisation ménagère et financière familiale, car elle est adaptée aux représentations de la conjugalité et de la parentalité contemporaine. En outre, ces différentes représentations sont interprétées dans un contexte national qui offre une structure de contraintes et d’opportunités dans laquelle les actions conjugales prennent place. Lorsque des valeurs et des représentations culturelles sont en compétition, leur succès dépend des opportunités historiques et sociales qui rendent impossibles de nouvelles stratégies d’action (Swidler, 1986). Si l’on peut supposer que les couples occidentaux partagent certaines représentations communes de la conjugalité, ils n’ont pas les mêmes possibilités de la concrétiser. Ces possibilités dépendent non seulement des contextes nationaux, mais aussi des classes sociales, des générations[31] et de l’appartenance de genre. Les individus peuvent adhérer aux mêmes représentations de la conjugalité, qui semblent relativement stables dans le temps (Barich et Bielby, 1996; Kellerhals et al., 2008), cependant, ils vont les réinterpréter dans le champ des possibles qui s’offre à eux. Tant qu’hommes et femmes seront engagés dans une structure de genre qui modèle leurs attentes et leurs possibilités d’action et d’interaction, l’intégration conjugale, c’est-à-dire le consensus autour de conceptions et de valeurs partagées, restera pour beaucoup de couples une illusion ou du moins une réalité partielle.

Le silence joue en rôle central dans la relation en préservant cette illusion des conflits. Il est également au coeur de l’idéologie amoureuse. En s’inscrivant dans une liaison désintéressée et généreuse, les conjoints agissent comme des partenaires amoureux, ce qui favorise la construction et la préservation de leur relation, cependant cela les conduit aussi à taire leurs propres intérêts (intérêts qui s’expriment lorsque l’amour n’est plus considéré comme le mode de communication commun, notamment lors d’une séparation). Le silence résulte aussi du fait qu’un certain nombre d’inégalités conjugales autour de l’argent naissent dans un cadre qui privilégie l’amour, le désintérêt et l’égalité (nous l’avons vu avec l’application de la norme égalitaire ou le potentiel de reconnaissance des contributions féminines et masculines lors de la parentalité). Le fait que ces inégalités, pourtant perceptibles, soient difficilement attribuables à une personne ou un élément (loi et autres) particulier conduit à ce que l’on ait peu de mots pour les nommer ou les dénoncer. En ce sens, le silence peut aussi être considéré comme le signe d’un pouvoir invisible (Lukes, 2005). L’humour, les petites remarques et les critiques atténuées par des mots doux servent souvent à rappeler certaines règles ou souligner certaines inégalités entre les conjoints. Cependant, ils ne sont pas suffisants pour remettre en question la situation et changer les rapports conjugaux. Dès lors, les inégalités sont reproduites sans contestation parce qu’on ne voit pas comment modifier la situation sans remettre en question la bonne entente conjugale.

En conclusion, la construction conjugale est basée sur un présupposé de communauté dans le vécu et dans le jugement qui n’est pas constamment vérifié et qu’il n’est pas toujours souhaitable de vérifier. Les entretiens collectifs mettent les conjoints en situation de valider ou non ce présupposé. Cependant, lorsque les partenaires n’ont pu trouver de consensus autour des contenus et des valeurs rattachés à l’usage de l’argent, ils n’ont pas remis en question leur présomption de compréhension. Plutôt que de discuter et résoudre leurs divergences, au risque de dévoiler d’autres incompréhensions, ils ont préféré les ignorer de manière à préserver leur bonne entente. En ce sens, nous pouvons considérer l’entente conjugale comme « une stratégie » commune (Hahn, 1991) qui modèle les attentes et les actions des conjoints. Pourtant, cette bonne entente est rarement le résultat de conceptions partagées, elle semble plus souvent être le fruit d’une « communication sans vraie compréhension » (Hahn, 1991 : 23).