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Notons au passage la nostalgie d’un passé glorieux où l’esprit étudiant aurait été bien vivant ; un tel discours se retrouve à toutes les époques, sans qu’il soit possible d’identifier un véritable âge d’or de l’esprit étudiant (Hébert, 2008, p. 58).

La rapidité avec laquelle cette mélancolie collective s’est imposée incite à s’interroger sur l’intensité de la révolte québécoise dans la décennie 1960 (Warren, 2008, p. 12).

En 2008 paraissaient deux ouvrages sur les étudiants, leurs associations et leurs mouvements. Étudiants universitaires dont Karine Hébert montre comment, avant 1960, ils ont graduellement pris conscience de former un groupe. Cégépiens et universitaires dont Jean-Philippe Warren retrace les soubresauts associatifs dans les années 1960, culminant dans l’occupation de quelques cégeps et départements universitaires en 1968. Ces ouvrages ont en commun de travailler à partir de textes et, en particulier, de journaux étudiants. Le livre de Hébert est une version remaniée de sa thèse de doctorat. Du côté de Warren, cette analyse s’inscrit dans la foulée d’une autre qui portait sur les marxistes-léninistes québécois des années 1970, dont plusieurs étaient issus des mouvements étudiants des années 1960 (Warren, 2007).

Ce qui étonne le plus à la lecture de ces deux ouvrages, c’est la nostalgie qui frappe les étudiants quelques semaines ou mois seulement après leurs actions « d’éclat ». La citation de Hébert en exergue est un commentaire à propos d’un article du Quartier latin de 1927 ! Dans le même sens, Warren met en évidence que dès janvier 1969, s’installe une nostalgie à propos des occupations de l’automne. Et qui sont les plus sujets à cette nostalgie ? Les leaders étudiants. De quoi sont-ils nostalgiques ?

Défiler dans les rues, scander des slogans, manifester contre les bourgeois, se fondre dans la foule, participer à une fantastique fête collective, jouer aux révolutionnaires, céder au nihilisme, libérer la parole dans sa plus resplendissante spontanéité, voilà autant de comportements qui caractérisent les carabins tout au long du XXe siècle. Les rebelles d’octobre 68 n’innovent pas vraiment quand ils souhaitent évacuer la logique au profit des puissances de la vie et de la liberté (Warren, 2008, p. 243).

La montée du mouvement étudiant

Comment se constitue l’identité étudiante au début du XXe siècle, à Montréal, à l’Université de Montréal et à McGill ? Voilà ce que cherche à mettre en évidence Hébert, qui s’interroge « sur les fondements identitaires du groupe étudiant, en mettant en évidence le processus de construction identitaire menant à une prise de parole publique[1] » (Hébert, 2008, p. VIII). Pour cerner l’identité, il faut une altérité ; celle par rapport à quoi se définit l’identité étudiante est la direction universitaire. La comparaison entre les deux universités aide également à saisir les temps forts et les inflexions de cette formation d’une nouvelle identité, celle d’étudiant. Les deux associations étudiantes évoluent dans le même sens, mais indépendamment, et celle de McGill plus rapidement, parce qu’elle a plus d’argent et plus de locaux, mais aussi parce qu’il y a plus de filles qui y étudient, ce qui entre en jeu dans la constitution de l’identité étudiante, de la communauté étudiante. Comment donc les étudiants parviennent-ils à créer un « esprit étudiant » selon l’expression de Hébert (2008, p. 50) ? Initiations et compétitions sportives jouent certes un rôle, mais il y a plus.

Retracer la construction d’une identité oblige bien sûr à embrasser une période assez longue. Pourquoi 1895-1960 ? 1960, c’est bien sûr le début de la Révolution tranquille. 1895, c’est l’année où l’Université Laval à Montréal, qui n’est pas encore l’Université de Montréal, emménage dans de nouveaux locaux, à l’angle des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine. Au départ, l’auteure esquisse brièvement l’histoire des deux institutions sur lesquelles porte son étude, et situe cette dernière dans les travaux sur les jeunes qui se multiplient depuis quelques années au Québec (Bienvenue, 2003 ; Piché, 2003) et ceux, plus rares, sur les étudiants (Neatby, 1999). Bien entendu, l’histoire des associations étudiantes est étroitement liée à celle des universités où elles évoluent[2]. Dans les années 1920, dans le monde anglophone également, on met en question « l’orientation productiviste » de l’université. « Cette dénonciation s’accompagne d’une critique du monde industriel ou, du moins, de la manière dont les grands industriels envisagent l’éducation » (Hébert, 2008, p. 93). Dans l’institution francophone, les étudiants fondent leur premier journal en 1895 et se regroupent pour la première fois en association en 1902. À McGill, dès les années 1880, les associations étudiantes sont nombreuses, et leurs membres, turbulents : « en 1906, par exemple, les étudiants de la classe de deuxième année sont accusés d’avoir blessé des musiciens avec des pétards et de s’être livrés à des actes de vandalisme sur des immeubles avec de la peinture volée à l’université » (Hébert, 2008, p. 45). Les étudiants francophones ne sont pas en reste, et en 1921, les autorités de l’Université de Montréal réagissent contre les débordements lors des « élections dans les associations facultaires […] Les cabales et les achats de vote avec de l’alcool… » (p. 40). Les frasques des étudiants des deux universités font la manchette, non seulement des journaux universitaires, mais des quotidiens montréalais pendant toute la période étudiée (y compris donc dans les années 1950).

Les carabins sont indisciplinés et on les traite parfois en enfants plus que comme les adultes qu’ils sont du point de vue légal. Le livre de Hébert contient des passages intéressants – oserai-je dire, savoureux – sur la discipline, auto-administrée à McGill où les associations étudiantes collaborent avec la direction, et où, dans les années 1930 : « les étudiants sont en partie responsables d’établir les mesures disciplinaires et morales les concernant, mais ils doivent le faire selon les directives des autorités » (Hébert, 2008, p. 110). Ce rapport respectueux à l’autorité, qui n’exclut pas les débordements, est caractéristique de la première moitié du siècle et s’exprime dans divers domaines. Ainsi, entre les deux guerres,

[e]n analysant le discours nationaliste et idéologique des étudiants de l’Université de Montréal et de l’Université McGill, on est frappé par le sérieux de leurs paroles […] qu’ils réfléchissent à la question nationale, qu’ils adhèrent au libéralisme ou encore qu’ils rejettent le communisme, les étudiants des deux universités ne s’éloignent pas véritablement des valeurs qui leur sont transmises (Hébert, 2008, p. 126).

S’il y a mimétisme des discours, c’est le signe d’une identification au milieu. C’est sur ce fond d’identité universitaire que se détache graduellement l’identité étudiante. Le processus est graduel ; en 1914, Hébert parle d’une « relation de dépendance à l’intérieur de laquelle les étudiants sont appelés à négocier leur part d’autonomie » (2008, p. 74) ; s’ils forment des associations et publient des journaux, ils ne se pensent pas encore comme mouvement, et leur identité est incertaine. Ils sont jeunes, et c’est leur avenir (par opposition à leur situation présente) qui les définit. En effet, dans les années 1930 et même 1940, les étudiants sont perçus comme des êtres en devenir, en formation : ils forment l’élite de la jeunesse, certes, mais surtout l’élite de demain. « La plupart des adultes reconnaissent l’existence de la génération montante et tentent de lui trouver un rôle dans la société. Ce rôle varie d’un simple devoir de préparation à celui de sauveur » (Hébert, 2008, p. 143). Cette définition est attribuée aux jeunes de l’extérieur, et elle les projette vers l’avenir, vers le moment où ils seront des « adultes » accomplis, des professionnels. « Si la jeunesse est un temps d’espoir et d’horizons ouverts, elle peut aussi parfois être vécue comme une limite, comme un temps d’attente qui se prolonge indûment au gré de certains » (Hébert, 2008, p. 78). D’où le titre du livre, emprunté à un article du Quartier latin de 1921.

Ce n’est que tardivement que les étudiants s’attribuent une identité distincte de celle que leur confèrent leurs aînés. Dans un mémoire de l’AGÉUM (Association générale des étudiants de l’Université de Montréal) déposé en 1954-1955 à la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, les étudiants endossent officiellement une nouvelle définition d’eux-mêmes : « jeunes travailleurs intellectuels ». Jeunes, certes, ils se proclament aussi travailleurs, et à ce titre citoyens ayant voix dans les débats sociaux ; « travailleurs intellectuels », ils sont particulièrement bien placés pour prendre publiquement la parole, et pas uniquement dans les journaux étudiants. Ils le feront, par exemple, lors de la grève de l’amiante en 1949. Désormais, ils militent aussi pour la démocratisation de l’enseignement universitaire (pensée au masculin, comme le fait remarquer Hébert). Ils réclament même « une voix au chapitre pour les étudiants dans les rouages officiels de l’université » (Hébert, 2008, p. 223).

À Montréal et au Québec, vers la fin des années 1950, il semble que par leur action publique et politique, les associations étudiantes présentent les caractéristiques d’un groupe de pression soucieux de faire valoir leur opinion, de faire reconnaître le statut de leurs membres, de défendre certains avantages face à la précarisation des institutions universitaires et d’affirmer leur place dans la société (Hébert, 2008, p. 231).

En 1958, l’identité étudiante existe et a conscience d’elle-même ; une grève d’un jour le marque avec éclat, le 6 mars. Elle poursuit deux objectifs : « assurer aux universités un financement suffisant et stable ; donner à tous les jeunes la chance d’accéder aux études universitaires »[3] (Hébert, 2008, p. 234). Comme le Premier ministre Duplessis refuse de recevoir les responsables des associations étudiantes, trois étudiants : Bruno Meloche, Jean-Pierre Goyer et Francine Laurendeau, appelés les Trois, se présentent tous les jours au bureau du premier ministre « pour lui rappeler l’existence des étudiants » (Hébert, 2008, p. 236) ; Duplessis ne leur accorde pas audience, mais accepte le 2 décembre de rencontrer les présidents des associations étudiantes. Parmi les Trois, il faut noter la présence d’une étudiante. Je souligne en passant qu’il y a dans le livre de Hébert des passages très intéressants sur l’entrée très progressive, pour ne pas dire très lente, des femmes à l’université, j’y reviendrai.

Tout au long de la période, les étudiants oscillent entre l’identité « jeune » (à laquelle les confinent l’administration et plus généralement, leurs aînés) et l’identité « universitaire » (qu’ils s’approprient) ; ce n’est que graduellement que se constitue celle d’ « étudiant » (au masculin), qui combine les deux. En se qualifiant de « jeunes travailleurs intellectuels », ils s’insèrent d’emblée dans la cité, et s’expriment au nom de la jeunesse dans son ensemble. Au final, l’étude de Hébert montre bien que dans la période étudiée, « les étudiants ont pris conscience qu’ils formaient un groupe distinct à l’intérieur de l’institution. C’est l’esprit étudiant. Mais cet esprit étudiant demeure, jusqu’aux années 1960, attaché à l’alma mater ; l’identité étudiante à laquelle les étudiants de McGill et de l’Université de Montréal font référence, c’est surtout celle qui rassemble les étudiants de leur institution » (Hébert, 2008, p. 68). Les deux solitudes universitaires ne se rencontrent pas, même si la distance qui les sépare n’est que de quelques minutes à pied.

Cela dit, ce sont les leaders étudiants qui prennent davantage la plume et s’expriment sur la place publique. Demeure la question : dans quelle mesure ont-ils l’appui de l’ensemble, leurs confrères de classe sont-ils plus intéressés par leurs études et les partys que par l’action politique ? Tant dans les journaux de McGill que de l’Université de Montréal, on peut lire « [d]es doléances répétées au sujet du manque de participation et des collaborations des étudiants » (Hébert, 2008, p. 64). Est-ce le signe que les leaders sont coupés de la base ou que la base leur fait confiance ? C’est le genre de question qu’une analyse de contenu, aussi fine que celle de Hébert soit-elle, ne permet pas de trancher.

L’analyse de Karine Hébert prend un relief intéressant une fois mise en perspective avec les années 1960. Ainsi, certaines dynamiques qu’on aurait crues associées aux années 1960 se révèlent-elles plus anciennes. Cependant, avec les années 1960 un cap semble franchi : les étudiants passeraient de groupe de pression, selon l’expression de Hébert, à mouvement, comme il est désormais convenu de les qualifier.

« Les années 68 »

Le livre de Warren porte sur « les années 68 », c’est-à-dire la période 1967-1970, qui culmine avec les occupations de cégeps, de départements universitaires et de l’École des Beaux-arts en 1968 et la manifestation « McGill français » en 1969. Ce mouvement s’inscrit dans une mouvance internationale, qui ne se réduit pas à l’influence française, en cette année du printemps de Prague et d’opposition à la guerre du Vietnam dans les campus étatsuniens[4].

Warren montre, ce qui est assez fascinant avec le recul, que les grévistes étudiants de l’automne 1968 n’avaient pas vraiment de revendications… Dans la mobilisation, l’exubérance de la jeunesse l’aurait emporté sur tout autre motif. Si les occupationnistes n’ont que peu de revendications, tel n’est pas le cas de l’ensemble du mouvement étudiant des années 1960. Ce qui distingue surtout cette décennie des précédentes, c’est que les étudiants ne sont pas confinés à un statut de jeunes par leurs aînés ; ils s’en réclament ! En effet, la signification accordée à cet âge de la vie s’est transformée. La jeunesse n’est plus le temps de l’attente, mais celui du renouveau. Edgar Morin parle de « néoténie », Marcuse voit dans les jeunes, et en particulier dans les étudiants, un groupe porteur de changement (par opposition au prolétariat). Les étudiants de la seconde moitié des années 1960 sont les enfants du baby-boom, et la force du nombre leur permet d’imposer modes, styles musicaux et vestimentaires. Ils portent le progrès, dès à présent. « C’est le début d’un temps nouveau »[5], et il fait bon être jeune.

Dans ce qui suit, je vais discuter du livre de Jean-Philippe Warren en deux temps : premièrement, l’histoire du mouvement étudiant des années 1960 et deuxièmement, l’anarchie à laquelle le titre renvoie.

Des Trois à McGill français

À force de répéter que ces années furent extraordinaires, sulfureuses, exaltantes, sublimes, on en oublie qu’elles furent aussi des années de profond découragement (Warren, 2008, p. 13).

En éclairant le climat à la fois festif et radical d’une partie de la jeunesse québécoise de cette époque, j’essaie du même souffle de cerner les causes de la débandade qui suivit cet emballement collectif (Warren, 2008, p. 17).

Le livre de Warren reprend là où celui de Hébert s’était arrêté, avec les Trois, à la veille de la Révolution tranquille, dont un des éléments centraux fut la réforme de l’éducation. Les étudiants se sentent à la fois partie prenante et victimes de ces changements dans le monde scolaire. Déjà, dans les années 1950, ils réclament voix au chapitre dans la gestion universitaire, comme le montre Hébert, et au fil des ans ils se font de plus en plus insistants. « En 1964, la cogestion, c’est-à-dire la possibilité de participer pleinement à la planification de l’enseignement dans les universités, devient un article central du programme étudiant » (Warren, 1968, p. 35). La Révolution tranquille est en effet une époque où on vante la participation : c’est celle des comités de citoyens et de l’animation sociale. Comment s’étonner que les revendications étudiantes, qui allaient déjà en ce sens, se soient faites plus pressantes ? Mais ce n’est pas seulement l’air du temps qui les fait réclamer la participation : ils redoutent que les réformes de l’éducation ne soient adoptées de façon précipitée ; Warren souligne à juste titre qu’ils reçoivent leurs cours dans « des locaux arrangés à la hâte dans l’énervement des réformes de l’après-guerre » (p. 111) ; dans ce contexte de hâte, qu’en est-il des contenus, des programmes ? Les étudiants craignent surtout que les universités ne parviennent pas à accueillir tous ceux qui frappent à leur porte. D’où l’importance à leurs yeux de la création d’une deuxième université française à Montréal, d’où encore le souci de franciser McGill pour y recevoir les diplômés des cégeps.

La participation étant à la mode, l’administration n’est pas totalement fermée aux revendications étudiantes. « En juin 1967, l’Université de Montréal annonce la mise en place de structures qui facilitent la participation étudiante » (Warren, 2008, p. 67), mais c’est trop peu aux yeux des franges les plus radicales du mouvement. Bientôt, le mot d’ordre n’est plus participation, mais autogestion. Comme leurs prédécesseurs, les étudiants des années 1968 sont impatients. « Être soi-même », cependant, c’est désormais participer en tant qu’étudiant à un projet collectif de changement qui dépasse les frontières du monde universitaire. Ils veulent sortir « les Québécois de leur immobilisme et de leur passivité » (Warren, 2008, p. 75). L’impatience concerne toutes les formes d’immobilisme et de bureaucratie, même celle des associations étudiantes, dont les « budgets consacr[e]nt une part de plus en plus importante aux permanents et aux frais de gestion » (Warren, 2008, p. 40).

En février 1968, « 6000 cégépiens boycottent leurs cours afin de faire connaître leur frustration à l’égard des méthodes d’enseignement du système des crédits de cours et des retards dans l’établissement d’une deuxième université de langue française à Montréal » (Warren, 2008, p. 68-69). Si cette action d’éclat n’est pas la première, car dix ans plus tôt exactement, en 1958, comme le montre Hébert, ils s’étaient déjà mobilisés, cette grève frappe davantage l’imagination car en 1968, elle s’inscrit dans un mouvement étudiant et de jeunesse international. La façon dont s’organise le mouvement n’est pas anodine. Tant au Mont-Saint-Louis en 1967 qu’à l’Université de Montréal en février 1968, la mobilisation se fait en dehors des associations étudiantes, « dépassées par les événements » (Warren, 2008, p. 70). Même chose à l’Université Laval en septembre 1968, où « sans concertation préalable avec l’exécutif de l’AGEL, des étudiants de l’Université Laval prennent d’assaut la cafétéria, lancent un mouvement de boycott du système d’autobus et questionnent les politiques d’aménagement du campus » (Warren, 2008, p. 100-101). L’histoire des mouvements sociaux québécois montre des précédents à de telles actions issues de la base ; c’est le signe d’une véritable exaspération et une grande détermination, aussi ces « débrayages spontanés » trouvent un large appui, et s’ils font époque, c’est plus pour des raisons symboliques que pour les gains finalement obtenus. La grève d’Asbestos, par exemple, avait été déclarée en 1949 contre l’avis de la centrale syndicale (CTCC), représentée par Jean Marchand (Beausoleil, 1970). Mais revenons aux étudiants. Gardons à l’esprit que leaders et exécutifs des associations étudiantes sont des groupes qui peuvent ou non se recouper, et dont les relations avec la base doivent être analysées attentivement.

Octobre 1968. Occupations de cégeps : Lionel-Groulx, Sainte-Thérèse, Valleyfield, Saint-Jérôme. D’école secondaire : Mont-de-LaSalle. De départements universitaires : sociologie et science politique à l’Université de Montréal. De l’École des Beaux-arts de Montréal. C’est le propos du chapitre 4, où l’auteur met bien en évidence « la culture jeune » et ses trois composantes, sex, drugs and rock-and-roll, « révolutionnaires sans être politiques » (Warren, 2008, p. 126). Les étudiants reçoivent l’appui ou la sympathie de plusieurs adultes, de certains professeurs, mais plus encore de leurs parents, qui « s’amusent des incartades et des passades militantes de leurs enfants » (Warren, 2008, p. 128).

Quatre facteurs, ou éléments de contexte, ont contribué à l’émergence du mouvement : « une refonte du système d’éducation, une crise de civilisation, un vide politique et un boom démographique » (Warren, 2008, p. 240). Autre élément important selon Warren, l’augmentation du nombre d’étudiants en sciences sociales, ce qui n’est pas étranger à l’air du temps à participation. Au Québec, l’influence des États-Unis est plus importante que celle de la France, tant chez les francophones que chez les anglophones, et c’est à McGill que se manifeste d’abord l’agitation étudiante. Dans cette influence américaine, on entend aussi bien, sinon plus, l’écho de la contre-culture que celle de la gauche. Au-delà du contexte, quel fut l’élément déclencheur ? Le « paradoxe de Tocqueville », bien connu dans l’analyse des mouvements sociaux où il a été popularisé sous le vocable des attentes croissantes ou rising expectations : « une situation apparaissant d’autant plus intolérable que s’accroît la possibilité de s’en affranchir » (Warren, 2008, p. 47).

L’analyse s’arrête plus longuement sur certains cas, en particulier sur le Collège du Mont-Saint-Louis, où circulent des tracts invitant les étudiants à « se libérer du joug oppresseur de nos paternalistes éducateurs » (cité par Warren, p. 62). La « rhétorique marxisante » se répand largement et les visées des leaders, notamment ceux de l’UGEQ (Union générale des étudiants du Québec), dépassent les murs de la classe, pour embrasser la lutte des classes. « Selon eux, les réformes pédagogiques et la gratuité scolaire ne sauraient accomplir ce que seul peut faire advenir un renversement total du système bourgeois » (Warren, 2008, p. 93).

Sans surprise, tous n’adhèrent pas à cette rhétorique, pas plus qu’ils ne participent à toutes les actions, manifestations et occupations. Même si parfois les exécutifs des associations étudiantes sont parfois dépassés par la base, « ce dont les leaders se plaignent, ce n’est pas de l’extrémisme ou de la témérité des actions de leurs camarades, mais de leur effarante passivité, de leur incurable léthargie » (Warren, 2008, p. 52). Hébert avait déjà noté la même chose pour les années antérieures. Les rapports entre les leaders étudiants, les exécutifs des associations et la base sont complexes ; aux yeux de certains leaders radicaux, les « structures bureaucratiques […] bloquent les initiatives de la base » (Warren, 2008, p. 170), mais ne faudrait-il pas plutôt comprendre que les exécutifs des associations tentent de faire barrage aux leaders les plus radicaux ?

Le chapitre sur « l’Opération McGill français », manifestation du 28 mars 1969 où on s’en prend à cette université « riche, anglaise et élitiste » (p. 184), est très intéressant. Mais ici on sort du mouvement étudiant en tant que tel, puisque cette manifestation a aussi un caractère nationaliste. Plus de 10 000 personnes y participent, ce qui en fait la plus importante manifestation au Québec depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. À cet égard, on ne peut pas ne pas remarquer dans les photos de l’ouvrage la présence parmi les leaders étudiants de futurs députés et ministres du PQ et de futurs députés du Bloc québécois.

Le mouvement d’octobre 1968 s’essouffle rapidement et les étudiants rentrent en classe avant la fin de la session. Déjà en janvier 1969, s’installe une nostalgie du mouvement (comme le remarque Warren, p. 236, aux États-Unis également les étudiants du SDS sont rapidement frappés de nostalgie). Divers facteurs expliqueraient cet essoufflement : 1) C’est surtout un mouvement de cégépiens. Peu d’universitaires emboîtent le pas. 2) « Les emprunts idéologiques parfois exagérés des leaders étudiants, qui veulent se placer dans le sillage de la grande révolution culturelle mondiale » (Warren, 2008, p. 41). À cet égard l’auteur parle d’amateurisme et de suivisme des leaders étudiants, qui seront peu… suivis dans cette voie par leurs condisciples : « dans les journaux étudiants, les témoignages de dissidence par rapport aux grèves et aux démonstrations de force n’étaient pas absents » (Warren, 2008, p. 14). 3) En fait, très peu d’étudiants ont été impliqués dans la composante plus politique du mouvement. « Quand il s’agit de se battre pour ces causes concrètes et immédiates (distributrices, caisses populaires, ciné-clubs, locaux, sports, prêts et bourses, cafétérias), la participation est davantage au rendez-vous » (Warren, 2008, p. 146). 4) La division du mouvement en divers groupes, sans programme commun. 5) L’ouverture du gouvernement « qui se dit prêt à accueillir favorablement leurs doléances » (Warren, 2008, p. 148), ce qui coupe l’herbe sous le pied aux leaders dans un premier temps, avant que ne s’abatte sur eux la répression (ainsi que sur certains professeurs sympathiques à la cause). Le point 3 me semble très important en regard de la composante anarchiste présente dans le mouvement selon l’auteur, j’y reviens dans un instant.

C’est ainsi que dès 1969, le mouvement, marginalisé, se radicalise dans une « stratégie autodestructrice ». Les grandes associations se sabordent dans les premiers mois de 1969 : AGÉUM, UGEQ. Puis vient le tour de l’AGEL. Et sur quel fond se situe cette radicalisation ? Sur celui d’une « douce anarchie ».

Carabins ou anarchistes ?

Dans cet essai, si j’ai voulu me concentrer sur la posture anarchiste, c’est que celle-ci reste sans doute la plus emblématique de cette période turbulente, et qu’elle joue dans le façonnement des utopies un rôle sans commune mesure avec son poids politique réel (Warren, 2008, p. 16).

Ce que l’auteur écarte en se concentrant sur la posture anarchiste au sein du mouvement, comme il l’affirme dans la citation ci-dessus, n’est pas clair. Le mouvement est bien raconté, mais le lien entre son « caractère festif » (p. 17), qui apparaît bien au fil des pages, et l’anarchisme est ténu ; ici Warren ne convainc pas. « Qu’ils s’inspirent de Marx (corrigé par Marcuse) ou de Freud (revu par Wilhelm [et non William comme écrit Warren !] Reich), les plus euphoriques s’entendent sur l’urgence de transformer l’éducation afin de favoriser l’émancipation totale des individus » (Warren, 2008, p. 110). Ces étudiants « euphoriques » ne sont sans doute pas les mêmes que ceux qui adoptent la « rhétorique marxisante » dont il a été question plus haut. Les années 1968, sont aussi celles du Flower Power, et Warren y insiste à juste titre. La « culture jeune » (sex, drugs and rock-and-roll) est difficilement conciliable avec l’extrême gauche marxisante, je dirais même qu’elles sont fondamentalement allergiques l’une à l’autre. Cela dit, dans l’analyse, elles sont souvent amalgamées.

« […] la position des « occupationnistes » penche plutôt vers l’anarchisme. Ils voient dans la contre-culture une force sociale capable de redonner à chacun la possibilité de se retrouver et de refaire son unité intérieure » (Warren, 2008, p. 111). Ce passage qui assimile l’anarchisme et la contre-culture pose doublement problème. D’une part, la définition de l’anarchie sous-jacente est plus proche du sens commun que de celle du mouvement anarchiste, qui a une longue tradition (Houle-Courcelette, 2008), et d’autre part elle rend difficile de saisir le radicalisme de certains leaders et de comprendre comment « les contestataires accusent l’école d’être bourgeoise, sinon fasciste » (Warren, 2008, p. 115). Est-ce ici que passe la fracture entre les leaders, les exécutifs des associations et la base ?

Warren parle de « l’attitude ludique et libertaire » (2008, p. 118) des étudiants qui n’est pas sans rappeler « le sens du spectacle dont font preuve les situationnistes français » (p. 118) et de « l’allure carnavalesque d’octobre 1968 » (p. 119). Soit. Peut-on pour autant parler d’anarchisme ? Ne s’agit-il pas là plutôt d’une nouvelle manifestation de l’esprit carabin, longuement décrit par Hébert dans son livre, les frasques et les partys ayant pris de nouvelles formes au fil des ans ? « L’anarchie, résume un contestataire, c’est faire ce que tu es, et rien d’autre » (Warren, 2008, p. 117). Cette définition de l’anarchie semble plus le fait d’un jeune adulte fraîchement émancipé de l’autorité parentale que d’une analyse sur le pouvoir, même si je suis d’accord avec la suite de ce passage, qui encore une fois ne me semble pas concerner l’anarchisme mais la contre-culture : « Les étudiants cherchent à couler la réalité dans le moule de leurs désirs. La révolution de la société est d’abord une intime quête de soi, mais cette libération de l’imaginaire préfigure la libération du Québec et de ses citoyens » (Warren, 2008, p. 117). Assimiler l’anarchisme à l’action directe, ce que semble faire Warren à la page 165, me semble aussi un peu court. Je ne comprends pas non plus pourquoi il affirme que « la crise d’octobre, qui apparaît comme un coup de tonnerre dans le ciel québécois, sera le chant du cygne de l’idéologie des années 1968 » (Warren, 2008, p. 221) ; il y aurait beaucoup à dire sur cette phrase. Sans refaire l’histoire du FLQ, disons simplement que les résultats décevants du PQ aux élections d’avril 1970 ont contribué à la radicalisation de plusieurs qui, sans approuver les felquistes, les comprenaient. Qu’est-ce au juste que « l’idéologie des années 1968 » ? Si c’est le marxisme, le livre que Warren y a consacré en 2007 montre bien qu’il n’est pas mort en 1970, au contraire. Si l’idéologie de 1968, c’est la contre-culture, elle aussi était destinée à un bel avenir dans les années 1970. « En 1970, deux choix principaux s’offrent aux étudiants qui s’éloignent pour de bon de l’idéologie libertaire des années 1968, mais qui ne veulent pas renoncer à l’action politique » écrit Warren (p. 226) : l’adhésion au PQ ou la radicalisation vers l’extrême gauche. Soit, mais la contre-culture aussi est politique – pas politicienne, bien sûr ; il n’empêche, elle travaille le politique (Rochon, 1977). Plusieurs leaders étudiants ont rejoint, qui le mouvement nationaliste, qui le mouvement syndical ; plusieurs ont aussi abandonné leurs études. Ces abandons massifs ou drop-out, mentionnés mais non discutés dans l’ouvrage, ouvrent sur la contre-culture.

Anarchisme ? En tout cas pas au sens strict, et certainement pas « endogène ». Houle-Courcelette (2008) montre, en effet, que ce courant était peu présent au Québec et y a été représenté grâce à des réfugiés (de la Commune de Paris au XIXe siècle, puis d’Espagne dans les années 1930), et parmi les immigrants juifs du début du XIXe siècle. Bref, le livre de Warren souffre d’une absence de définition de l’anarchisme, parfois associé à la contre-culture, parfois à la gauche.

Somme toute, si Warren raconte bien les années 1968, il aurait pu développer un peu plus l’analyse. Il a plus que raison de souligner que la mobilisation ne fut pas massive et que la mémoire tend à enjoliver. Mais l’absence de revendications précises des grévistes et autres occupationnistes aurait pu être analysée plus en détail. Au-delà de la rhétorique, le mouvement étudiant est vraisemblablement à mettre en lien avec une dynamique de la prise de la parole au Québec dans les années 1960, tant du côté sociopolitique avec les comités de citoyens et l’animation sociale, que du côté culturel, avec les chansonniers, poètes et cinéastes du direct. L’influence de Parti pris était importante dans les cégeps et universités de l’époque. « Dire ce que je suis »[6] était non seulement le projet de Paul Chamberland, mais de toute une génération qui avait trouvé en Fanon et Memmi des maîtres à penser. À cet égard, le livre de Bruno Roy (2008) sur l’Osstidcho, spectacle dont la première mouture a été présenté en 1968, est très éclairant : la désaliénation du sujet collectif québécois passait par la prise de parole ; le projet était pour plusieurs nationaliste et contre-culturel à la fois.

Jean-Philippe Warren parle beaucoup de la contre-culture dans les années 68, mais ne voit la postérité du mouvement que dans l’extrême-gauche. Il dit que les étudiants n’ont pas de revendications précises, mais en mentionne tout au fil des pages. Un certain paternalisme affleure çà et là et dépare un peu son analyse : « ils ne s’aperçoivent pas » (p. 97), « cette revendication irréfléchie » (p. 106), « les chefaillons d’octobre » (p. 176). Son livre n’en demeure pas moins de lecture très stimulante, une pièce importante pour mieux comprendre la Révolution tranquille, et ce qui allait la suivre.

Petite envolée finale sur l’histoire comme remède à la nostalgie

Si les livres de Karine Hébert et de Jean-Philippe Warren ne se situent pas explicitement dans le champ des mouvements sociaux, ils s’y inscrivent assurément, et dans cette perspective ils peuvent intéresser de nombreux lecteurs. Plusieurs des thèmes et préoccupations actuels des études sur les mouvements sociaux s’y retrouvent : analyses sur l’identité du groupe et sa constitution ; mise en évidence des liens complexes entre les leaders et la base ; éléments politiques et culturels, voire festifs, dans la mobilisation ; liens entre le Québec et l’ailleurs.

La lecture des deux ouvrages, qui retracent trois quarts de siècle de l’histoire des étudiants québécois – et surtout montréalais – est très intéressante, et devrait couper court à la nostalgie, en plusieurs matières[7]. Ainsi, la phrase suivante résume bien la place des étudiantes à l’Université, qui s’appliquait encore au début des années 1970 à l’Université de Montréal au moment où j’y étudiais : « les étudiantes ne sont considérées comme telles que dans la mesure où leur genre est mis de côté » (Hébert, 2008, p. 114). Un de mes confrères de classe avait dit de nous, ses consoeurs, qu’il nous voyait comme des cerveaux et non comme des femmes. Étant passée de l’autre côté du pupitre, j’ose espérer qu’il n’en est plus de même au début du XXIe siècle parmi mes élèves. Mais je ne suis certainement pas la seule à ne pas être nostalgique de cet état de fait du monde étudiant.

Les mobilisations étudiantes de 2005 furent sans commune mesure avec celles de 1968 et Warren relativise à juste titre l’action des soixante-huitards québécois en regard de 2005 où 250 000 étudiants font la grève, y compris ceux d’administration et de médecine. Ils n’ont plus l’avantage du nombre, mais revoilà sans doute l’occasion de chanter « C’est le début d’un temps nouveau ».