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Émergence de l’écocritique

Un concours de popularité insolite entre les étymons oïkos et logos serait sans doute difficile à trancher. À la croisée de ces chemins sémantiques, l’écologie, discipline scientifique issue de la biologie, connaît aujourd’hui une fortune peu commune. Le mot, forgé à partir des racines grecques oïkos (maison, habitat) et logos (logique, langage, pensée, etc.), apparaît pour la première fois en 1866 dans l’ouvrage du biologiste allemand Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen : « Par oekologie, nous entendons la totalité de la science des relations de l’organisme avec l’environnement, comprenant, au sens large, toutes les conditions d’existence » (Acot, 1994 : 5). Les développements ultérieurs de la discipline n’altèrent pas la visée de la définition initiale et l’écologie demeure « l’étude des relations des organismes avec leur environnement » (Barbault, 2000 : 1). Deux champs d’investigation parallèles marquent l’évolution de la science : l’un se concentre sur les populations, l’autre sur les milieux. Ainsi, l’écologie peut aussi être vue « comme l’étude des interactions qui déterminent la distribution et l’abondance des organismes, ou encore comme l’étude des écosystèmes » (Ibid.). Cette double préoccupation sera également présente dans les recherches en écocritique.

À côté d’une écologie positive, relevant des sciences de la nature, une écologie humaine se constitue plus difficilement, mais doit nécessairement compléter la première puisque l’humain est lui-même inscrit à l’intérieur des écosystèmes. Les recherches contemporaines tendent à structurer ce domaine où se rencontrent les sciences sociales et les sciences de la vie et exigent « une rupture avec l’ordre disciplinaire traditionnel » (Acot, 1994 : 91). Ces questions demeurent difficiles, d’une part parce qu’elles concernent les sujets névralgiques de l’organisation de l’activité humaine dans un environnement dont les limites apparaissent clairement maintenant, d’autre part parce qu’elles impliquent des pratiques interdisciplinaires peinant à se constituer dans les structures universitaires qui ont institutionnalisé les savoirs : « L’écologie humaine est-elle une discipline, un champ particulier au sein d’une discipline plus ample, comme la sociologie ou la géographie qui se la disputent, ou encore une méthode ? Son statut n’est pas clair » (Rhein, 2003 : 167).

L’écologie a acquis une telle popularité qu’elle a prêté son nom à un mouvement social, puis à un courant culturel ; ainsi, on parle aujourd’hui d’écologisme et d’écocritique. Le mouvement écologiste, complexe et protéiforme, s’enracine dans une prise de conscience planétaire. Il s’inscrit dans un contexte sociopolitique qui en a élargi la portée au-delà des seules considérations environnementales, si bien que Michel Jurdant le définit comme suit :

L’écologisme est un mouvement, un comportement, une façon de vivre, une philosophie, une éthique, une théorie politique, un projet de société ou tout cela à la fois, qui propose et expérimente de nouveaux modes de vie, sur les plans individuel, économique, culturel et politique, qui garantissent l’épanouissement et la souveraineté à la fois de tous les écosystèmes et de tous les êtres humains de la Terre.

Jurdant, 1988 : 68-69

Alors que l’écologie établit les constats de la dégradation de l’environnement par l’action humaine, l’écologisme en appelle à la transformation sociale et à la mise en oeuvre de pratiques émancipatoires. À l’intérieur du mouvement, il est possible de discerner plusieurs tendances, dont l’écoféminisme, l’écologie pratique, l’écosyndicalisme, l’écoanarchisme, l’écosophie, l’écothéologie, l’écofascisme et l’écoterrorisme. Ajoutons à cela que le mouvement tend à se polariser selon deux orientations : l’une, anthropocentrique, priorise l’humain, l’autre, biocentrique, privilégie les écosystèmes.

Ces préoccupations se manifestent enfin dans le champ des études culturelles et donnent naissance à une nouvelle approche : l’écocritique. Le terme est employé pour la première fois aux États-Unis, en 1978, dans l’article fondateur de William Ruecker : Literature and Ecology: An Experiment in Ecocriticism, publié dans The Iowa Review et reproduit dans l’anthologie de Fromm et Glotfelty (1996). L’auteur y développe une réflexion métaphorique en transposant des concepts de l’écologie à l’étude de la littérature. Par exemple, l’énergie du poète, associée au soleil, est emmagasinée dans le poème, la plante verte, et est libérée au moment de la lecture. La démarche de Rueckert est motivée par un vif sentiment d’urgence et il invite ses collègues à contribuer, par leurs pratiques littéraires, à la survie de la biosphère. Le concept reste pourtant lettre morte jusqu’en 1989. Cette année-là, au congrès de la Western Literature Association (WLA), le mot est retenu pour nommer un champ d’études diffus, désigné jusqu’alors par l’expression the study of nature writing (Branch et O’Grady, 1994). En 1994, la WLA met au programme une séance afin de préciser les contours de cette nouvelle critique : Defining Ecocritical Theory and Practice (Ibid.). Seize chercheurs tentent alors de cerner la démarche, dont on résumera ci-après les propos [1].

Il ressort des seize contributions un large consensus selon lequel les recherches en écocritique portent sur l’étude des rapports entre l’être humain et son environnement dans les textes littéraires. Les deux termes en relation sont le plus souvent désignés par la dichotomie humain / non humain. La notion d’environnement est fréquemment ramenée à celles de nature, entendue la plupart du temps comme une construction culturelle, de lieu ou de paysage. L’écocritique s’applique d’abord aux textes qui « écrivent la nature », Walden ; or, Life in the Woods (1854) de Thoreau en est l’exemple type. Elle propose également une relecture d’autres textes de la tradition littéraire afin d’exposer les conceptions sous-jacentes de la nature ; Shakespeare, entre autres, fait l’objet de nombreux travaux (voir, par exemple, la recension de Raber (2007)). Au-delà de la littérature, l’analyse écocritique s’applique à toute oeuvre de culture : les autres formes d’art, les théories scientifiques, l’organisation urbaine. Sa visée est souvent exprimée en termes polémiques à l’intérieur même du domaine littéraire que l’on trouve cantonné dans un formalisme désengagé, c’est-à-dire préoccupé surtout par la forme au détriment du contenu. De plus, la mise au jour des présupposés culturels dans la construction de l’environnement secoue les a priori du lecteur. Plusieurs transposent ces préoccupations dans leurs pratiques pédagogiques et veulent susciter une remise en question de la vision de la nature et des rapports au milieu, espérant de cette façon que la littérature devienne un vecteur de changement.

Quelques chercheurs posent l’écocritique dans une perspective légèrement différente. Ils s’intéressent plutôt aux rapports entre la littérature et l’environnement physique, établissant ainsi plus directement le terrain de la recherche ; la question des relations entre l’humain et le non-humain demeurant le fond théorique du discours (Glotfelty, 1994). Il s’agit de saisir les correspondances qui relient le monde de la représentation artistique et le monde de la nature. Ce n’est plus un rapport de l’être à l’objet, mais de l’objet à l’objet, ce qui permet à l’observateur d’établir sa distance critique. Cette deuxième perspective se rapproche davantage d’une prise en compte formelle de la littérature en cherchant des analogies entre : « language and landscape, text and terrain, or words and woods » (Tag, 1994). La méthodologie qui découlerait d’une telle intention n’est cependant pas explicite, lacune que d’aucuns déplorent. Le point commun à l’ensemble des travaux qui se réclament de l’écocritique n’est pas tant une théorie formelle qu’une perspective proposant une relecture des oeuvres à partir de préoccupations écologistes. La démarche repose donc essentiellement sur une herméneutique et ne construit pas de méthode analytique formelle. S’il doit y avoir un « compoststructuralism » (Cokinos, 1994), il reste à venir. La définition qui fera école est celle de Glotfelty : « l’écocritique est l’étude du rapport entre la littérature et l’environnement physique » (1994 : xviii, notre traduction). L’auteure situe cette nouvelle approche dans la lignée du féminisme et du marxisme qui ont marqué l’histoire de la critique littéraire :

Comme la critique féministe, qui examine le langage et la littérature à partir d’une perspective consciente du sexualisme, et comme la critique marxiste, qui propose une prise de conscience des modes de production et des classes économiques dans sa lecture des textes, l’écocritique adopte une approche centrée sur la terre dans les études littéraires.

Ibid.

Au cours des années 1990 et jusqu’à maintenant, l’écocritique connaît une effervescence certaine. L’Association for the Study of Literature and Environment (ASLE), fondée en 1992 aux États-Unis, contribue au rayonnement de ce courant critique. Le site de l’ASLE renvoie à des organismes affiliés au Canada, au Royaume-Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande, au Japon, en Corée, en Inde et en Europe. En Inde se trouve une deuxième organisation consacrée à la promotion de l’écocritique dans les autres pays asiatiques. En Europe, le site se présente en anglais, mais traduit également les buts de l’organisation en allemand, en estonien, en italien, en russe, en espagnol et en turc. La contribution française, en élaboration, est prometteuse compte tenu de l’apport important de la France à l’écologie politique [2]. Au Québec, un site Internet vient d’être créé afin de favoriser l’essor des travaux dans ce domaine. L’écocritique embrasse un vaste territoire et rencontre des difficultés considérables en termes conceptuels, méthodologiques et interdisciplinaires. Plus que toutes les autres approches culturelles à ce jour, elle est appelée à collaborer avec les sciences de la nature ; à ce chapitre, la réflexion de Heise (1999) sur la nécessité de construire des ponts entre les disciplines (eco-bridges) est éclairante. Mais ce n’est pas le lieu de discuter tous ces enjeux [3]. Notre contribution ponctuelle vise plutôt à présenter une lecture écocritique de La héronnière, un recueil de nouvelles de Lise Tremblay paru en 2003, qui propose une relecture de la ruralité et de l’urbanité au Québec.

La héronnière : quelques repères

Aujourd’hui pointent des idées de mort de l’équilibre naturel tel que nous l’avons toujours connu. […] Ce changement d’échelle, et de qualité, de l’idée de mort et de décadence illustre le nouvel ordre institué. Il montre la place prise, entre ville et campagne, par le troisième pôle dorénavant incontournable de nos systèmes de pensée, nature donc, comme repère, adjonction aux repères anciens ; nature, aussi, moyen de déplacement du sacré de l’au-delà vers l’ici-bas.

Viard, Le tiers espace. Essai sur la nature.

L’écriture nouvellière, propre à saisir le moment cruel de la décomposition et de la dissolution, semble correspondre à la représentation de la pression qu’exerce l’urbanisation sur l’organisation villageoise. La nouvelle, genre bref et incisif, « est plus apte que le roman à restituer notre conception fragmentée du réel, dans un monde qui nous semble avoir perdu la cohérence que conféraient les systèmes idéologiques ou religieux » (Aubrit, 1997 : 152). Ainsi, dans La héronnière, le lecteur doit recomposer les différentes logiques qui tiraillent le village, à travers une fragmentation de la narration à laquelle concourent les blancs et le non-dit. Les cinq récits du recueil s’inscrivent dans une perspective qui interroge les relations entre l’urbain et le rural. Longtemps marquée, au Québec, par la littérature du terroir où la ville apparaît comme un lieu de perdition qui abîme les âmes aventureuses éloignées de l’éden pastoral, cette thématique se renouvelle sous la plume de Tremblay.

L’auteure prend acte de la progression du rapport entre la ruralité et l’urbanité caractérisé, depuis le XIXe siècle, par l’exode des villageois vers la ville. Cette vague de fond s’est trouvée contredite au cours des années 1970 par le retour à la terre, mouvement qui aura contribué à ranimer, dans le meilleur des cas, des campagnes en déplétion. Après un ralentissement au cours des années 1980, l’accroissement des populations rurales se poursuit aujourd’hui. Il s’agit d’une tendance avérée dans plusieurs pays :

Dans les années 1970, les observateurs des phénomènes démographiques ont décelé, dans presque tous les pays développés (Europe de l’Ouest, Amérique du Nord, Australie, Japon et Nouvelle-Zélande), le renversement d’une tendance de longue durée que l’on pensait inexorable, l’exode rural. […] Bien qu’il soit très variable selon les régions, ce processus de rurbanisation, une évolution rurale non périurbaine dont les principaux acteurs sont des néoruraux […], est observé dans la plupart des pays occidentaux.

Péricard, 2006 : 1-2

La héronnière montre, par exemple, la migration des professionnels urbains qui acquièrent des maisons de campagne en des lieux de villégiature champêtre, afin d’y passer leurs fins de semaine, leurs étés ou leur retraite. Tremblay explore, de cette façon, les tensions entre ces citadins campagnards et les villageois modernes. Ces derniers observent les allées et venues saisonnières des villégiateurs, destinés à demeurer des étrangers. Ici, l’idéal du village d’autrefois, magnifié par la littérature du terroir, se renverse :

On est en effet loin de la pastorale naïve chez Lise Tremblay : le village est un univers obscur, avec ses lois secrètes, ses marais, ses chasseurs qui ne veulent pas être dérangés. Le citadin ne s’y sent qu’à moitié accueilli et lui-même n’adhère jamais complètement à l’univers des habitants. Cet écart entre ville et campagne n’est pas nouveau, mais on dirait que les valeurs se sont inversées avec le temps : alors que la ville était jadis le lieu de tous les dangers et le symbole de la vie artificielle, c’est désormais le village qui apparaît, au fil de ces nouvelles, comme l’espace même de l’étrangeté et du mensonge.

Biron, 2004 : 166

Le village en question, car il s’agit du même dans les cinq nouvelles, demeure sans nom. Ce n’est

pas le village ancien à saveur folklorique, mais le village tel qu’il est devenu aujourd’hui, le village moderne si l’on peut dire, déserté par les jeunes et les femmes, envahi par des villégiateurs urbains et des chasseurs venus d’un peu partout.

Ibid. : 165

Ce pourrait être n’importe quel village dans un rayon de deux ou trois heures de route d’un grand centre ; Montréal est désigné dans toutes les nouvelles, Québec, dans la deuxième seulement. Le lieu n’importe pas pour sa situation réelle, il a plutôt valeur d’emblème. Échappant à une identification tangible, ce village est cependant dépeint avec réalisme et le recueil fait écho à l’actualité de la redéfinition des espaces urbains, ruraux et naturels. De cette façon, il acquiert peut-être une réalité plus grande.

L’analyse écocritique : méthode, problématique et hypothèse

À partir du point de vue proposé par Glotfelty, Posthumus (2005) va progresser vers une définition opérationnelle de l’écocritique. Elle cherche de plus à sortir du contexte états-unien de son émergence et intègre la réflexion française des Moscovici (2002), Latour (1999), Morin et Kern (1993), et Serres (1990). Ainsi, elle « comprend la nature comme concept et réalité nécessairement reliés à l’être humain » (Posthumus, 2005). Dans une recherche sur les lieux d’enfance chez Michel Tournier, Posthumus propose

de définir l’écocritique comme toute analyse (psychologique, sociologique, littéraire ou autre) d’un discours (politique, philosophique, scientifique ou autre) qui parle du milieu (urbain, naturel, social, institutionnel ou autre) et des rapports entre ce milieu et l’être humain.

Ibid.

La méthode que suggère une telle définition repose sur la saisie des deux termes en relation, soit l’humain et son milieu, et la prise en compte des relations elles-mêmes. Nous tenterons de saisir ces relations à travers le prisme de concepts pertinents dans le domaine de l’écologie : l’habitat, la migration et la prédation, tels qu’ils se manifestent par le truchement du village.

La problématique se formule comme suit : dans La héronnière, Lise Tremblay met en jeu, par le discours croisé de trois voix narratives – l’une rurale, l’autre urbaine et une dernière néorurale –, les relations entre l’humain et l’environnement au coeur d’un petit village. Les néoruraux sont « des personnes vivant à la campagne, dont la culture et le mode de vie seraient perçus par les personnes n’ayant jamais quitté le milieu rural comme étant en partie ou en totalité urbains » (Péricard, 2006 : 36). Les nouvelles posent les trois types de regard sur le milieu, campés par les trois narrateurs du recueil, qui s’expriment tous au « je ». Les deux premières nouvelles présentent un point de vue rural : le narrateur est originaire du village et ne l’a jamais quitté, il y travaille comme intendant général d’une pourvoirie. Les deux nouvelles suivantes présentent un point de vue urbain : la narratrice habite à la ville, elle a acheté une maison dans un rang où elle séjourne pendant ses vacances, elle est ethnologue et professeure. La dernière nouvelle présente un point de vue néorural : le narrateur est natif du village, il l’a quitté pendant sa vie active pour travailler à la ville, il y revient à sa retraite. Les deux premiers points de vue font ressortir plusieurs oppositions : rural / urbain, homme / femme, manuel / intellectuel. Le retraité, troisième point de vue, – parce qu’il embrasse à la fois le village et la ville, parce que son destin l’amène à comprendre sa femme après sa mort, parce que, manuel, il s’engage dans un travail intellectuel – offre une synthèse qui permet de réconcilier les oppositions.

L’hypothèse de travail qui sous-tend l’analyse de la relation à l’environnement prend la forme suivante : la conception de l’habitat, de la migration et de la prédation varie en fonction du point de vue du narrateur : rural, urbain et néorural. Ces variations permettent de distinguer trois rapports précis de l’être humain à son milieu et de caractériser ces différentes perspectives. Un oeil attentif sera également porté sur le sort distinct des hommes et des femmes en ce qu’il apparaît comme révélateur de cette relation. Il importe de se souvenir pour la suite que le regard du rural est typé par l’intendant, l’urbain par l’ethnologue, et le néorural par le retraité.

Étude de La héronnière

Le tableau 1 permet de saisir en un coup d’oeil la construction du recueil, qui dénote une grande symétrie, et de se représenter sommairement le propos de chacune des nouvelles. Trois lieux reviennent dans les cinq nouvelles : le village, la ville de Montréal et l’épicerie, centre névralgique où toutes les histoires se croisent. Un autre espace, celui des pourvoiries, est mentionné dans quatre nouvelles. Trois personnages collectifs traversent le recueil : les propriétaires de pourvoiries, les étrangers et les oiseaux. D’autres personnages et d’autres lieux reviennent moins fréquemment, mais permettent de construire la vie du village et de tisser sa trame. Une analyse préliminaire de ce milieu permettra de situer le contexte.

Tableau 1

Structure du recueil de nouvelles La héronnière de Lise Tremblay

RECUEIL-ENSEMBLE DE CINQ NOUVELLES HISTOIRES

Regard rural

L’intendant de la pourvoirie

(Narrateur homodiégétique à focalisation interne)

Regard urbain

La professeure en ethnologie

(Narratrice homodiégétique à focalisation interne)

1. « La roulotte »

Le narrateur raconte le départ de sa femme, Nicole, qui va vivre à la ville avec un client de la pourvoirie. (10 pages)

3. « Élisabeth a menti »

La narratrice raconte comment Élisabeth a troqué la vérité, et leur amitié, contre une voiture neuve. (24 pages)

2. « La héronnière »

Le narrateur raconte comment il découvre que son neveu, Steeve, est le meurtrier de Roger Lefebvre. (23 pages)

4. « La beauté de Jeanne Moreau »

La narratrice raconte comment son amie, Martine, quitte le village avec un caméraman sans lui en parler. (16 pages)

Regard néorural

Le retraité

(Narrateur homodiégétique à focalisation interne)

5. « Le dernier couronnement »

Le narrateur raconte le deuil de sa femme morte et du village de sa jeunesse, village qu’il essaie de restituer dans un livre historique, avec la complicité d’un dentiste âgé venu, jadis, s’y établir. (18 pages)

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Le village

En soi, le village est un lieu d’échanges et d’interactions, un moyen terme, entre la nature humaine et la nature sauvage. Il s’agit d’une occupation du territoire qui compose avec les différentes activités économiques représentées dans le recueil : l’agriculture de production laitière, la chasse, le tourisme et la villégiature. Du point de vue des personnages anthropomorphes, le recueil comporte bien des nouvelles autonomes, mais une autre lecture, qui prendrait le village comme personnage principal, pourrait entrevoir le livre comme un roman. Les métonymies, prêtant l’action des habitants au village lui-même, et les personnifications contribuent à créer cet effet et confèrent progressivement au village un rôle d’actant. Si le village n’a pas une voix qui lui est propre, il connaît toutefois une évolution et plus il se fragilise, plus il semble acquérir un pouvoir maléfique. Le narrateur rural agit selon le rôle normatif du village, la narratrice urbaine dissèque ses règles et le narrateur néorural lui prête une action.

Pour l’intendant, et d’autres ruraux dépeints dans les nouvelles, le village correspond à un ordre du monde qui prescrit les comportements. Ce narrateur n’aime pas porter les vêtements de citadins que sa femme a choisis pour lui : « J’avais peur que les gars rient de moi au village » (Tremblay, 2003 : 14). Lorsque son ami Léon, l’épicier, apprend à l’intendant l’infidélité de sa femme, il doit bien se rendre à l’évidence : « Tout le village le sait » (Ibid. : 17). Dans la nouvelle éponyme, le rural exprime son rapport difficile avec les étrangers qui ne savent pas tenir leur place. Ainsi, en parlant de Roger Lefebvre, organisateur du Symposium des ornithologues, l’intendant déclare : « Moi, je trouve que pour un étranger, il a pris pas mal de place au village » (Ibid. : 34). Après le meurtre du « bonhomme Lefebvre », en répondant à l’interrogatoire des policiers, l’intendant laisse entendre que le village est corrompu par la présence des touristes et tente de disculper les natifs : « le village était bourré d’étrangers » (Ibid. : 40). Malgré la méfiance du narrateur à l’endroit des visiteurs, il constate cependant à regret qu’ils sont devenus un mal nécessaire pour la survie du village.

Dans « Élisabeth a menti », le point de vue urbain prend le relais et la narratrice-ethnologue intellectualise avec son mari la source des tensions qui marquent les relations entre les étrangers et les villageois :

Il [le mari] dit que quoi que l’on fasse, les relations avec les habitants du village ne seront jamais égalitaires et qu’ils nous tolèrent simplement parce que nous et les autres propriétaires de résidences secondaires sommes une source de revenus importante. Pour lui, le lien est économique et tout le reste n’est qu’une sinistre mascarade. Je lui réponds qu’il a une conception du monde du dix-neuvième siècle, ce à quoi il rétorque que le village est encore au dix-neuvième et qu’il est mieux adapté que moi.

Ibid. : 53

Dans « La beauté de Jeanne Moreau », l’ethnologue exhibe les conventions auxquelles les villageois obéissent : « la seule règle du village était le mensonge » (Ibid. : 82). Elle analyse la fonction du village chez son amie : « Ses conceptions archaïques du monde me fascinaient et en même temps me révoltaient. Elle n’était que soumission et résignation. Pour Martine, le monde avait un ordre et un sens, celui du village » (Ibid. : 90). Dans les deux nouvelles, la relation entre l’urbaine et ses amies rurales se rompt à partir du moment où la narratrice exprime ce qu’elle pense. L’ethnologue pose un diagnostic que les villageois n’osent s’avouer : « Le village était mort depuis longtemps » (Ibid. : 84).

Enfin, dans « Le dernier couronnement », la narration est reprise par le néorural. Le retraité fait le constat de la disparition du village de son enfance : « la plupart des maisons appartenaient maintenant à de riches professionnels. Plusieurs de ceux restés au village étaient devenus leurs serviteurs » (Ibid. : 104). Si le patrimoine matériel demeure par les maisons et les bâtiments, sa dimension immatérielle est disparue. Dans sa chute, le village exerce une influence néfaste sur ceux qui y sont nés, qu’ils y soient restés ou qu’ils en soient partis pour y revenir à leur retraite, comme le narrateur et sa femme. Ce retour marque pour eux le début d’une vie catastrophique. Le village est malade et transmet ce qui le ronge : « Je n’arrive pas à m’enlever de la tête que c’est lui le responsable du cancer d’Aline. Elle a attrapé le cancer du village » (Tremblay, 2003 : 105). Pour lui, comme pour d’autres, le village exerce une action : « Je ne suis pas le seul qui croie que le village a empoisonné Aline » (Ibid. : 107).

Les habitats

Le village comporte plusieurs habitats qui sont évoqués dans le recueil : des maisons, une étable, des pourvoiries et des espaces naturels. C’est nettement la première catégorie qui fait l’objet des développements les plus importants. Les maisons des ruraux sont plus longuement décrites que celles des urbains, d’une part parce qu’elles le sont à travers le discours de l’ethnologue qui maîtrise le langage, d’autre part parce que l’intendant ne s’immisce pas dans le territoire adverse qu’il observe de loin. Ce dernier habite une roulotte dont sa femme a honte et qu’elle a pris soin de camoufler derrière une végétation abondante. Il observe que les urbains habitent leurs maisons à l’ancienne et de manière inhabituelle : « Ils vivent à la chandelle, comme dans l’ancien temps. Ils s’installent dans la véranda autour d’une grande table. Ils ont souvent du monde. Ils restent là, jusqu’à tard dans la nuit » (Ibid. : 20). L’intendant fait également état de l’installation de Roger Lefebvre, un néorural qui a transformé un chalet au bord de la rivière en maison habitable à l’année. Il vit ainsi isolé, « à cinq milles au nord du village » (Ibid. : 33).

De son point de vue urbain, la narratrice-ethnologue déplore les traces d’une influence périurbaine sur les habitations des ruraux qui ont été modernisées : « La plupart des vieilles maisons du village ont eu l’intérieur transformé en maison de banlieue » (Ibid. : 88). Si tel n’est pas le cas, la demeure ressemblera plutôt à « un musée bien entretenu » (Ibid. : 59) pour faire l’admiration des étrangers, comme la maison de ferme d’Élisabeth qui a réussi à éliminer les odeurs de l’activité agricole de son mari grâce à « une vraie chambre de décontamination » (Ibid. : 55). La nature, sauvage ou agricole, n’est pas admise dans cet habitat dont le verni muséal est le reflet d’une tradition disparue : « Chez Élisabeth, la vie avait quitté les murs depuis longtemps » (Ibid. : 59). Il apparaît donc que les ruraux veulent avoir des maisons urbaines et vice versa. La narratrice donne également des indications sur son appartement de la ville, car les urbains ont accès aux deux environnements, privilège que n’ont pas les ruraux. Paradoxalement, l’appartement de ville apparaît, dans le contexte de la saison de chasse, comme un havre de paix.

Le dernier narrateur, néorural, propose une habitation différente. Il l’a construite lui-même à partir d’une vieille grange qu’il a transformée au fil des années, lors de ses vacances au village : « C’était devenu une magnifique maison ancienne aux poutres apparentes » (Ibid. : 100). Cela témoigne indirectement du ralentissement des activités agricoles au village. Le narrateur de cette dernière nouvelle évoque plus d’habitations et de lieux que les autres, comme si le fait d’être né à la campagne et d’avoir travaillé et résidé à la ville donnait à ce narrateur la possibilité de couvrir un plus vaste territoire.

Les pourvoiries sont mentionnées dans quatre nouvelles sur cinq. Elles apparaissent comme des lieux de transgression où Nicole, la femme de l’intendant, le trompera avec un chasseur dans le chalet du personnel, alors que Steeve, neveu de l’intendant, y trouvera l’arme de son crime, une « trente-zéro-six ». Dans la troisième nouvelle, les pourvoiries sont évoquées par une agente de la conservation qui explique à la narratrice la compétition qu’elles se livrent entre elles. Dans la quatrième nouvelle, la pourvoirie de la montagne devient un lieu de tournage pour un film destiné à faire la promotion de la région, mais qui « s’avéra surtout une sorte de publicité déguisée […]. Les propriétaires s’étaient mis dans la tête de l’exploiter aussi en été, en y attirant des citadins à la recherche de nature sauvage » (Tremblay, 2003 : 80). C’est à nouveau le lieu d’une transgression, car Martine y noue une relation amoureuse avec le caméraman qui l’emmène au loin. Les propriétaires de pourvoiries semblent exercer un pouvoir occulte sur le village. On en parle à plusieurs occasions, mais ils n’apparaissent nulle part et il est impossible de dire s’ils habitent le village ou ailleurs.

Outre les pourvoiries, les habitats fauniques sont mentionnés dans deux nouvelles. Dans La héronnière, ils sont peuplés d’oiseaux morts : des hérons, des pilets, même une corneille, tous criblés de plombs. La héronnière sera la gardienne pendant deux ans de l’arme qui a servi à abattre Roger Lefebvre. Cette arme sera finalement découverte par des biologistes venus faire l’inventaire faunique de l’endroit. Un hiver trop doux avec peu de neige et un été sans pluie ou presque ont asséché les étangs et mis au jour la « trente-zéro-six couverte d’excréments » (Ibid. : 46). Les changements climatiques évoqués dans cette nouvelle contribuent à résoudre le meurtre commis deux ans plus tôt par Steeve ; c’est une jeune biologiste de l’extérieur qui trouvera l’arme du crime et brisera la loi du silence. Ainsi, les puissances féminines semblent se réunir pour dénoncer le tueur masculin. « Le dernier couronnement » présente une nature plus sereine, mais qui appartient au souvenir et dont le retraité et le vieux dentiste, Émile, doivent faire le deuil. Ils n’ont plus la force des chasses matinales et il leur faut « renoncer à la vision de la brume glaciale sur le lac, aux vols des oiseaux à l’aube, aux odeurs de terre humide » (Ibid. : 110). Comme le narrateur, le dentiste est un néorural. Il est le premier étranger à s’être établi au village, il y a quarante ans, et le temps passé dans ce milieu a transformé le citadin de la même manière que le temps passé à la ville a transformé le villageois.

Les migrations

Chaque nouvelle fait état du passage des saisons et laisse deviner qu’il s’accompagne de la migration des hérons et des outardes, cependant, aucune description ne fait directement référence à ces grandes envolées. Dans le recueil, les mouvements migratoires représentés sont le fait des humains et s’accomplissent selon six trajectoires. Quatre de ces migrations amènent des gens, en grande partie des urbains, au village. La première est celle des villégiateurs qui arrivent au début de l’été et en repartent à la fin. La deuxième est celle des ornithologues qui reviennent tous les mois de juin pour le symposium annuel. La troisième ramène les chasseurs à l’automne pour une brève, mais effervescente saison de chasse. Tous ces visiteurs quittent le village lorsqu’arrive la saison froide. La quatrième migration est celle des néoruraux, qui n’est pas directement représentée, mais leur présence parmi la population villageoise suffit à l’évoquer.

À l’inverse de ces déplacements vers le village, deux autres migrations se font dans l’autre sens. Ainsi, la quatrième migration dépeint l’exode des jeunes. Les deux filles de l’intendant ont quitté le village, « le pire trou qui existe » (Ibid. : 13), pour aller étudier et elles le quitteront définitivement. Au début, elles reviennent toutes les fins de semaine, puis les visites s’ajusteront au calendrier des fêtes. Il en va de même pour les deux filles d’Élisabeth. La dernière nouvelle fait écho à ces tiraillements entre la ville et le village, vécus par les jeunes :

Les adolescents allaient tous dans des écoles à l’extérieur et ils y étaient marginalisés. La fin de semaine, ils se défonçaient à la dope et prenaient plaisir à détruire tout ce qu’ils trouvaient. Ils voyaient leurs parents dépendre de ces étrangers arrogants et ça les rendait violents. Ils finissaient tous par décrocher.

Tremblay, 2003 : 109

Les jeunes ne partent pas tous, mais la vie de ceux qui restent n’est pas enviable ; par exemple, le retraité décrit le sort des enfants de sa belle-soeur : « ils étaient restés avec elle et pas un ne s’était marié. Ils mangeaient devant la télévision et ne s’adressaient pas la parole » (Ibid. : 104).

La dernière migration est celle des femmes : « Depuis quelques années, le village était déserté par les femmes » (Ibid. : 95) constate l’ethnologue. Nicole, l’épouse de l’intendant, part avec un chasseur qu’elle connaît depuis une semaine et qu’elle a rencontré à la pourvoirie. Elle a alors quarante-cinq ans. La première femme de Léon, cousin de l’intendant et épicier du village, est partie il y a déjà plusieurs années. Martine, trente-huit ans, belle comme Jeanne Moreau, quitte Clément, son mari nerveux, pour un caméraman calme. Elle fera un voyage dans le Grand Nord pour aller filmer la faune aviaire. Cet épisode scelle la correspondance entre l’exode des femmes et la migration des oiseaux sauvages. Pour les ruraux, les liaisons avec les urbains expliquent ces abandons, ainsi que l’observe l’intendant :

Je n’ai pas remarqué que cette femme-là [l’ethnologue ?] passait son temps à venir la voir [Nicole]. Je me serais peut-être méfié. […] Mon beau-frère m’a dit que c’est sûr que c’est à cause d’elle que Nicole est partie, qu’elle lui a mis des idées dans la tête.

Ibid. : 15-16

La narratrice et les étrangers en général servent donc de bouc émissaires, mais il faut bien admettre que les hommes du village sont pour le moins lourds comme l’intendant, ou nerveux comme Marius et Clément, les maris d’Élisabeth et de Martine. Ils ont tous un rapport difficile avec le langage et ne s’expriment pas facilement. Tout compte fait, le village semble particulièrement néfaste pour les femmes et comme le concède l’intendant, « à part travailler pour le tourisme ou prendre soin de l’église, elles ne peuvent pas faire grand-chose et elles s’ennuient » (Ibid. : 34). Si elles ne veulent pas devenir névrosées comme Élisabeth ou Régine, la belle-soeur obèse du retraité, elles n’ont d’autre choix que de partir.

Les prédations

Au sens strict du terme, la prédation se caractérise « par le fait que l’un des partenaires consomme purement et simplement le second » (Faurie et al., 1998 : 212). Cette prédation est mise en scène dans le recueil par plusieurs types de chasse. Dans « Le dernier couronnement », il s’agit de la chasse aux outardes, vécue par le retraité comme une partie de lui-même : « J’étais incapable de m’imaginer n’allant plus jamais à la chasse » (Tremblay, 2003 : 102). Intuitivement, il la comprend aussi dans sa dimension ethnologique et la relie à la vie d’autrefois alors que « le gibier avait sûrement sauvé une partie des familles de la faim » (Ibid.). La prédation de ce néorural l’inscrit dans la tradition de son lieu de prédilection et dans un rapport étroit avec son environnement. Il déplore cependant que sa femme, Aline, ne soit pas capable d’apprêter le gibier qui « finissait calciné par le gel, oublié dans le congélateur » (Ibid. : 2003). Ce fait indique que les phénomènes de prédation ne sont plus nécessaires à la survie de l’espèce dans la société dépeinte par le recueil. Par contre, ils contribuent à la survie économique du village à cause de l’affluence au cours de la saison de chasse.

Dans « Élisabeth a menti », l’ethnologue qui a exceptionnellement prolongé sa villégiature estivale se trouve toujours au village au moment de la chasse à l’orignal, qu’elle décrit dans ses aspects les plus sordides :

[Les chasseurs] déambulaient sur la rue principale, le panache d’orignal bien en vue sur le capot de leurs camions. Ils se promenaient à trois ou quatre entassés dans une cabine qui ne pouvait en contenir que deux et se passaient des bières en cannettes qu’ils lançaient dans la boîte arrière une fois vides.

Tremblay, 2003 : 62

La chasse demeure valorisée dans le village, même s’il ne s’agit plus d’une prédation de subsistance. Elle est devenue commerciale. Elle investit les propriétaires de pourvoiries d’un prestige et d’une autorité que la narratrice s’explique mal. Elle dira à l’épicier « qu’il devait sa survie davantage à des gens comme [elle] qui passaient de longues périodes au village qu’à quelques chasseurs qui ne passaient que quelques jours » (Ibid. : 74-75). Il semble que ces visiteurs automnaux, par leur activité même qui est proche de celle des natifs, établissent un contact plus immédiat avec les villageois que les villégiateurs urbains dont les occupations restent étrangères.

Le recueil représente également des prédations transgressives. Toujours dans la nouvelle centrale, l’ethnologue est témoin d’une scène de braconnage avec son amie Élisabeth : « j’ai vu l’orignal encore fumant. La bête avait été prise au collet et les braconniers venaient de la sectionner en deux à la scie mécanique pour prendre le quartier arrière » (Ibid. : 66). La narratrice en a la nausée et elle dénonce le délit à « S.O.S. braconnage ». Elle pense qu’Élisabeth témoignera dans le même sens, mais elle réalise que cette dernière a menti. Elle découvre ainsi la règle du silence qui prévaut afin de ne pas nuire aux pourvoiries, ainsi que le confirme l’agente de conservation : « Personne au village ne parlait jamais, sauf de façon anonyme pour dénoncer une pourvoirie rivale et seulement pour lui faire du tort ou pour se venger » (Ibid. : 73).

Dans La héronnière, la prédation transgresse à la fois les règles des humains et les lois de la nature, en ce sens qu’elle s’attaque au héron, espèce protégée, et que la mise à mort de la proie n’a pas pour but l’alimentation. Steeve fait un ravage dans la faune aviaire à la veille de l’arrivée des ornithologues pour le symposium. L’intendant, son oncle, découvre le carnage des hérons, des pilets et des corneilles causé par le jeune tireur, comme s’il avait l’intention de saboter l’événement. L’intendant s’inquiète pour la réputation du village et pour son travail : Steeve doit cesser son massacre sinon il le dénoncera.

Mais Steeve ne s’arrête pas là et poursuit ses transgressions en s’attaquant à sa propre espèce. Il devient le dépositaire de la violence contenue des villageois, violence qu’il sent sourdre chez son oncle après le départ de sa femme. La cour des étrangers auprès des femmes mariées du village génère beaucoup de frustration, et l’intendant nourrit des fantasmes belliqueux à l’endroit des villégiateurs :

Des fois, j’ai des drôles d’idées, je me fais peur. Je me dis que cela les surprendrait si j’arrêtais un soir, juste comme ça. Je laisserais la porte du camion ouverte pour entendre Johnny Cash. Je prendrais ma carabine de chasse, pas mon fusil pour les canards, non l’autre, la grosse, celle pour l’orignal.

Ibid. : 20

Steeve a remarqué que sa mère s’intéresse à Roger Lefebvre, organisateur du symposium, et décide de le tuer. Le meurtrier s’expliquera à l’intendant, le seul à pouvoir mettre tous les indices en place et ainsi confronter son neveu. Steeve croyait que sa mère allait partir avec « le bonhomme Lefebvre » : « La femme de Léon est partie et il a continué comme si de rien n’était. La tienne aussi. Qu’est-ce que t’as fait ? Rien. Vous continuez comme si de rien n’était. Moi, je nous ai défendus » (Tremblay, 2003 : 43-44). L’intendant ne dénoncera pas Steeve. Il était pourtant prêt à le faire pour le carnage des oiseaux dans la héronnière. Sans doute ne s’agit-il plus là de la prédation stricto sensu et qu’il faudrait alors parler plutôt d’une forme de compétition qui s’installe à l’intérieur d’une même espèce pour la reproduction.

Enfin, de façon très métaphorique et édulcorée, il est possible de parler d’une prédation chez les ornithologues qui partent en safari, au mois de juin, équipés « de lunettes d’approche et de télescopes assez puissants pour voir les aigles dans la montagne » (Ibid. : 25).

Les relations entre l’humain et le milieu

Ces analyses permettent d’établir quelques constats sur les relations de l’être humain avec son environnement, telles qu’elles sont mises en scène dans La héronnière. Il importe de préciser qu’elles ne correspondent pas à la réalité, mais à une représentation qu’en donne Tremblay, et interprétée par l’auteure de cet article. Le rôle de l’oeuvre littéraire n’est pas tant de refléter le réel que de le réfléchir. Les termes retenus pour typer chacune des relations sont discutables ; d’autres conviendraient peut-être mieux. Il appartient au lecteur d’en juger.

Le rapport des ruraux avec l’environnement en est un de domination. Le narrateur-intendant porte la voix de cette ruralité qui tire sa subsistance, en partie, de l’exploitation organisée du territoire naturel. Celui-ci est géré par les pourvoiries qui font la promotion de la chasse commerciale et accessoirement, du tourisme nature, afin de combler les saisons creuses. Les agriculteurs se montrent solidaires de l’activité des pourvoiries, de même que les autres natifs. L’intendant refuse de se remettre en question et subit l’exode des femmes et des jeunes ; ces derniers ne se retrouvent pas dans la vie fruste de cette ruralité. La plupart des animaux que les nouvelles donnent à voir sont morts, tués lors des périodes de chasse légale dont les villageois font la promotion, ou lors de délits de braconnage et de vandalisme qui ne sont généralement pas dénoncés. La faune est à la disposition des usages commerciaux – ou symboliques dans le cas de Steeve – des villageois. À la limite, le meurtre peut être toléré, en particulier celui d’un étranger qui observe les oiseaux et courtise une mère du village. Si la chasse est valorisée, l’ornithologie est plutôt méprisée. Sauf l’exception muséale et compulsive d’Élisabeth, les ruraux dégradent le caractère patrimonial de leurs habitations et, dès lors, leur environnement.

Le rapport des urbains avec l’environnement en est un de consommation. Il est sous-entendu qu’une proportion importante des étrangers, touristes, ornithologues, cyclistes, chasseurs, villégiateurs, sont des urbains. Ils viennent au village de façon ponctuelle afin d’exercer une activité spécifique. D’une manière ou d’une autre, ces étrangers consomment la vie tranquille du village et la nature environnante. Les urbains sont mobiles et ne sont pas limités à l’horizon du village. Ils vont et viennent, séduisent parfois les femmes, les emmènent au loin. Leur quête contemplative est passagère et trépidante. Leur mode de vie s’impose pourtant et leurs activités de prédilection deviennent des sources de revenus pour les natifs ainsi vassalisés. Les villégiateurs ont un statut singulier parmi les transhumants puisqu’ils sont aussi propriétaires de maisons. Ces professionnels habitent les vieilles demeures, devenues des résidences secondaires, dont ils restaurent le cachet ancestral. Malgré le fait qu’ils contribuent de cette façon à maintenir le patrimoine bâti en état, ils ne résident que temporairement au village et l’abandonnent à sa difficulté existentielle. La voix urbaine est portée par la narratrice-ethnologue, femme de parole, dont l’affirmation s’oppose à la loi du silence. Elle se plaît à entretenir des amitiés au village, mais un séjour prolongé lui montre jusqu’à quel point elle s’est méprise sur la nature de ses rapports avec les villageoises qu’elle croyait ses amies. Son biais disciplinaire l’amène à consommer le village d’une manière plus fine, tel un objet d’étude, peut-être à la recherche, à travers ses fréquentations, de l’ethos du lieu, qui ne semble pas correspondre à l’idée qu’elle s’en fait.

Le rapport des néoruraux avec l’environnement en est un de réappropriation. Parmi tous les personnages du recueil, ce sont eux qui démontrent la meilleure capacité d’établir une relation à la nature. Ils arrivent à donner un sens à la chasse en la resituant dans l’histoire du peuplement du territoire, comme une prédation nécessaire à la survie de l’espèce. Les néoruraux s’inscrivent dans la durée et construisent ou restaurent leur habitat à partir du patrimoine déjà existant. Retirés de la vie active, ils subviennent à leurs besoins sans devoir exploiter les ressources de l’environnement. La voix néorurale est portée par le narrateur retraité qui a gardé, dans son exil citadin, un souvenir vif et idéalisé de ses origines : « J’ai traîné le village avec moi, intact. Le village de ma jeunesse, pas celui dans lequel je suis revenu vivre » (Tremblay, 2003 : 103). Après la mort de sa femme, cet homme entreprend un voyage dans le temps, avec de vieilles photos, afin de reconstituer le sens du village et lui redonner ainsi son histoire. Il sera aidé dans ce travail par le dentiste qui, lui, a adopté le village il y a quarante ans. Ces néoruraux ont un regard rétrospectif sur le village et leurs démarches cherchent à recréer son identité. Ils sont aussi à l’heure des deuils, à l’abandon de l’aube sur le lac à l’affût de la sauvagine. Sont-ils en mesure de porter les valeurs d’une nouvelle ruralité ? Et s’ils le sont, comme semble le suggérer le personnage de Roger Lefebvre, l’organisateur imaginatif du symposium d’ornithologie qui redonne un certain souffle au village, sont-ils aptes à communiquer ces valeurs aux ruraux ? Le meurtre de Lefebvre, perpétré par Steeve, laisse le lecteur plutôt songeur…

Conclusion

La forme du recueil de nouvelles correspond de façon judicieuse à la peinture de la vie du village. Ainsi, la part de non-dit, tributaire du blanc entre les récits ou de l’ellipse propre au genre, témoigne de l’atmosphère du village et du mutisme de ses habitants. Une part d’incertitude quant à l’identification de certains personnages, la loi du silence, le secret ainsi que le mensonge évoquent, à la lecture, la rumeur qui se propage de maison en maison, comme de nouvelle en nouvelle. En écho se laisse entendre un retournement des pôles séculaires du Québec : une ville rédemptrice et un village damné. Influencée par le modèle hégémonique de la ville, porteur de la modernité, la ruralité s’est transformée. Ses schèmes traditionnels se sont trouvés dévalorisés au cours de la modernisation de la société québécoise et les villageois ont introjecté le regard méprisant de l’urbain porté sur le monde rural. Le mode de vie des habitants du village, dépeint dans La héronnière, porte les séquelles de cette dévalorisation.

Le constat qui se dégage de ces nouvelles est sévère et s’il peut agir comme un repoussoir, il sera salutaire. Le recueil représente une cohabitation malheureuse entre les ruraux et ceux qu’ils perçoivent comme des étrangers. Cette situation demeure difficile à documenter pour plusieurs raisons : « Les politiciens et autres responsables locaux […] sont évidemment prudents lorsqu’ils évoquent d’éventuelles frictions entre les natifs de la localité et les néoruraux » (Péricard, 2006 : 64). De plus, la recherche dans le domaine ne s’intéresse pas à la question de l’échec des migrations et la représentation médiatique en valorise les succès (Ibid. : 79). Cependant, malgré les conflits, et peut-être grâce à eux, la tendance néorurale est fertile. Par exemple, elle révèle la caducité de la distinction urbain/rural (Viard, 1990 : 120) de même qu’une transformation du rapport à l’environnement : « Nous entrons ainsi dans l’ère des liaisons complexes entre l’usage des sols et les formations socioculturelles auxquelles nous appartenons » (Ibid. : 121). Le repeuplement des campagnes correspond à une tendance qui, selon toute vraisemblance, s’accentuera dans les années à venir. On pense immédiatement à la retraite des baby-boomers, mais ils ne sont pas les seuls à s’établir dans les villages ; les jeunes et les familles y sont également très présents (Péricard, 2006 : 69). Il est certain que les questions soulevées par l’occupation du territoire, du coeur des villes au plus éloigné des villages, sont cruciales dans le contexte d’une réorganisation écologique de nos façons d’habiter la Terre.

L’écocritique est en quelque sorte une lunette qui permet de voir où les efforts devraient être déployés afin de transformer la société dans le sens d’une plus grande souveraineté des écosystèmes et des êtres humains, pour paraphraser Jurdant. Dans le domaine littéraire, cette critique remet en question les textes, à la recherche des présupposés qui gouvernent les relations de l’être humain à son environnement. Sur quels fondements reposent-elles ? Est-il possible d’établir d’autres fondements ? D’une part, il s’agit d’une explicitation des structures mentales sous-jacentes à l’exploitation destructrice de la nature ; d’autre part, il s’agit d’une tentative pour restaurer le lien entre l’humain et son milieu. Ainsi, l’interrogation écocritique des images, des personnages et des histoires que propose la littérature se présente comme une analyse de l’humanité, analyse qui voudrait la guérir de ses pulsions matricides. Cette démarche s’adresse à toutes les disciplines artistiques et culturelles : la littérature, les arts visuels, l’architecture, la musique, le cinéma, la publicité, les communications sont autant de domaines pouvant, voire devant se prêter à cette interprétation. De façon analogue, une écocritique philosophique et historique pourrait contribuer à saisir les causes de la dégradation de l’environnement et par voie de conséquence, de sa restauration.

La perspective écocritique est également pertinente dans le champ des sciences humaines. Elle y est même peut-être plus immédiatement nécessaire : les longues analyses ne produisent pas toujours la guérison désirée, alors que certaines thérapies brèves peuvent avoir une action considérable sur le réel. Ainsi, il est à souhaiter que l’écocritique prenne de l’ampleur dans les domaines suivants : l’économie, la politique, l’urbanisme, la géographie, la sociologie, la psychologie, la linguistique, l’ethnologie, l’anthropologie, les sciences de l’éducation, et ce, afin de jeter les bases d’une organisation sociale plus durable et d’analyser les freins ou les incitatifs à son instauration. Enfin, tant les démarches culturelles que sociales doivent établir des relations étroites avec les disciplines des sciences de la nature. En urbanisme par exemple, l’écocritique permet une relecture des villes en intégrant les méthodes de l’écologie :

Vues comme des écosystèmes, la plupart des grandes villes sont dans un état précaire, dépendantes telles qu’elles sont du monde extérieur pour leur survie, sans mécanismes internes de viabilité à long terme. Elles sont des écosystèmes en décomposition.

Gordon, 1990 : 1, notre traduction

Cette lecture de la ville comme un écosystème montre l’intérêt heuristique de l’interpénétration des sciences humaines, des sciences pures et des arts symboliques dans la conception et la réalisation de projets de restauration des espaces verts au coeur des cités. Bien sûr, l’expérience de la ville ne remplacera jamais celle de la nature non aménagée par l’humain, mais cette ville pourrait être conçue de façon à contenter le désir d’un rapport plus sain et harmonieux avec l’environnement, à créer les conditions d’une plus grande biodiversité, à accroître les facteurs d’autonomie des citadins. Ainsi, ces derniers pourraient-ils, en cette période de changements climatiques, s’éviter de rouler cent ou deux cents kilomètres les fins de semaine afin d’assouvir un besoin de nature brimé dans les grands centres.

Finalement, l’écocritique serait en mesure de favoriser un questionnement sur le sens de la recherche des connaissances dans les sociétés industrialisées. Peut-elle, doit-elle, contribuer à établir une éthique propre au développement des savoirs ? Les connaissances sont-elles toutes soutenables en tant que telles ? Ou dans quelles conditions le sont-elles ? Il va sans dire que ces questions sont délicates et nous mènent aux limites (peut-être illégitimes ?), de la liberté de connaître. Cependant, rejeter cette réflexion serait aussi ignorer que ce que nous percevons comme une liberté de connaître repose souvent sur un simulacre généré par une économie de profit.