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Pour A. Diet et J. Faerber

À propos du mot insignifiant, la morphologie semble plus audacieuse que l’usage ; et la langue promet à l’esprit un sens que les locuteurs répugnent à actualiser. Pourquoi cette résistance ? L’adjectif signifiant veut dire « qui a du sens », « qui est plein de sens ». On s’attendrait à ce que le préfixe in- joue son rôle de morphème négatif. Or on peine à se représenter une chose dépourvue de sens, une chose véritablement non signifiante. Le Petit Robert en témoigne. Dans sa définition, il fait intervenir le mot « sens » tardivement et seulement à titre exceptionnel : « insignifiant : 1. qui ne présente aucun intérêt ; 2. qui n’a pas d’importance ; 3. Rare : qui n’a pas de sens. “Sans réelle signification : au sens propre du mot” (Gide). » Il est curieux que le très puriste André Gide n’hésite pas à fausser ce qu’il nomme pourtant « le sens propre » du mot ; car en bonne logique, insignifiant devrait se gloser par « sans aucune signification ». Euphémique, l’expression « sans réelle signification » maintient un reste de sens à l’horizon du mot ; même dérisoire, ce reliquat accrédite une signification postiche qui empêche de considérer l’absence de sens dans toute sa brutalité. Enregistrée par le dictionnaire, la réticence de Gide dévoile l’arrière-plan du commentaire lexicographique : on ne peut pas se passer de sens.

C’est peut-être ce postulat de bon sens que la lecture de Barthes, puis de Proust, inquiète. Pourquoi prendre la chronologie à rebours ? Quel intérêt de commencer par Barthes et de finir par Proust ? C’est à Barthes qu’on doit d’inventer et d’explorer l’hypothèse suivante : l’insignifiant n’est pas le contraire du signifiant mais son extériorité absolue, son « autre » ou son « dehors ». Le non-sens reste inscrit dans la galaxie du sens ; par le non-sens, le sens est invoqué comme norme à congédier, comme ennemi à abattre. Dans l’insignifiant, Barthes perçoit au contraire la possibilité d’une indifférence (ferme mais douce) au sens ; si le sens n’a plus cours, il n’a plus besoin d’être contesté. Cet idéal de la déprise sereine est-il tenable ? Rencontre-t-il la réalité des textes que nous lisons ? Dès « L’effet de réel[1] », Barthes s’avoue fasciné par le « détail absolu », par les notations « “inutiles” », qu’aucune fonction ne permet plus de justifier (ER, 479). C’est là proprement le domaine de l’insignifiant : est insignifiant tout ce qui échappe à la téléologie rationaliste du sens, selon laquelle ce qui existe (signe ou chose, qu’importe) doit, au nom d’un impératif d’intelligibilité, signifier quelque chose. Dans cet article, Barthes conçoit l’insignifiant comme la manifestation du réel ; ce dernier n’est qu’un succédané du réalisme. Barthes ne cerne pas encore l’existence d’un réel qui récuserait sa désignation ou son assomption sous les espèces de « la réalité ».

Dès 1971, avec la promotion de la notion de biographème[2], le point de vue change du tout au tout ; l’insignifiant devient la caractéristique d’un signe qui peut dire le réel sans faire allégeance au réalisme, qui atteste donc la volonté de dire le réel sans l’expliquer ou le rendre signifiant. Vécue comme une délivrance (« Seigneur, délivrez-nous du sens »), l’insignifiance des « anamnèses » dans Roland Barthes par Roland Barthes[3] crée la possibilité d’un « signe-chose », — d’un signe qui conserve la chose dans sa crudité, son altérité originelle de chose. Si l’insignifiance comble, c’est en effet parce qu’elle fait rêver d’accéder à la puissance vive de la chose, sans qu’il soit besoin de la « reconfigurer ». Mais cette jouissance n’est possible, pour Barthes, que sur fond de deuil ; elle survient lorsque la chose elle-même n’est plus. Et c’est là où Barthes trouve peut-être en Proust un maître, je veux dire un imaginaire plus audacieux que le sien.

La réflexion de Barthes sur l’insignifiant est certes plus consciente, plus raisonnée que celle de Proust. Une épistémologie de l’insignifiant existe pourtant bien dans La recherche ; on la voit se constituer en confrontant les cent dix-huit occurrences du mot « insignifiant » dans le roman[4]. Ce dernier montre la réversibilité absolue du signifiant et de l’insignifiant. À tout moment, le signifiant peut s’inverser en son contraire, car dans l’oeuvre de Proust, le sens dépend d’un désir de sens, c’est-à-dire d’un rapport passionnel à la connaissance ; or le propre de toute passion est de finir un jour ; on ne désire pas toujours et avec constance tel ou tel sens. L’insignifiant manifeste donc la mort d’un désir de sens — ou son intermittence. Dès que le désir cesse, la quête de la signifiance cesse avec lui ; cette mutabilité sans fin du système est elle aussi dépourvue de sens, d’orientation ; car le système de valeurs qui permet d’évaluer le travail du désir qui tour à tour impose ou désinvestit le sens est lui-même fragile, aléatoire, soumis à la contingence des circonstances, travaillé par des contradictions. L’épistémologie relativiste de Proust permet donc de décrire mais non de théoriser ; elle ne fournit nulle certitude, nul acquis stable où la pensée puisse prendre appui.

Entre toutes les manières par lesquelles on peut rendre compte de la splendeur du style de Proust, il y a aussi celle-ci : pratique ambivalente, le style peut certes surinvestir le signe d’un sens excédant toute la prévisibilité. C’est là l’aspect le mieux connu, le plus rassurant peut-être, du travail stylistique ; mais le style peut aussi évider le signe de tout sens — et s’en tenir au plus près de la réception muette de la chose, de la chose maintenue, restituée dans sa merveilleuse insignifiance.

Barthes, 1968 : l’insignifiant entre sens et référence

« L’effet de réel » part d’un constat : dans les récits, on rencontre des descriptions qui accueillent ce que Barthes nomme « le détail absolu » (ER, 479). « Ab-solu » : qui ne se relie à rien ; qui déchire la continuité signifiante du texte. Pour le sémiologue, le sens d’un signe, c’est « sa valeur fonctionnelle » (ER, 479), le rôle qu’il joue dans un discours : mais comment penser l’insignifiant, c’est-à-dire l’existence de ce qui ne sert à rien ? Barthes propose la notion de « luxe » (ER, 479), ce supplément dont la gratuité scandalise. Mais la charmante métaphore du luxe ne règle pas le problème : « quelle est en définitive, si l’on peut dire, la signification de cette insignifiance ? » (ER, 480). Ayant formulé ainsi la question, Barthes réduit la notion d’insignifiance comme un bon médecin réduit une fracture. L’insignifiance n’est plus qu’une apparence : c’est en tant qu’elle est (ou prétend être) insignifiance que l’insignifiance signifie et s’intègre au système rationnel des significations. Suspicieux, Barthes, en bon Aufklärer, débusque le sens là où il fait semblant de ne pas être. L’insignifiant est annexé à une notion, le réel, notion qui n’est que le produit d’une mauvaise croyance. De quelle croyance s’agit-il ? Elle est cette foi qui postule l’évidence des choses et qui s’en tient là. Contre cette fiction de la naturalité de la chose, contre ce droit de la chose à être là, pure et innocente présence, se dresse la sémiologie.

Soit l’exemple du baromètre[5]. L’écrivain réaliste (comme nous tous) note soit ce qui est « incongru » (l’exception dans le règne du visible), soit ce qui est « significatif » (ER, 479). Dans une salle à manger bourgeoise, le baromètre n’est ni incongru (il ne surprend pas, il va de soi) ni significatif. Il « ne participe donc pas, à première vue, de l’ordre du notable » (ER, 479). On peut estimer que Barthes exagère la difficulté interprétative. Dans la description de Flaubert, la fonction du signe « baromètre » s’identifie à celle de la chose ; c’est en effet parce que le baromètre sert à quelque chose dans la vie qu’il sert à quelque chose dans le texte dit réaliste, qui veut représenter la vie, et plus particulièrement, l’ordinaire de la vie. Si le texte reflète fidèlement la réalité dans un détail, alors c’est l’ensemble de la peinture qui sera accréditée, confortée dans son mimétisme.

L’exemple du baromètre est cependant révélateur de la phobie intime qui travaille la méthode structurale, et que Barthes, bon clinicien, diagnostique. Le sémiologue ne supporte pas l’insignifiance, car il veut rendre compte de « l’intégralité de son objet » (ER, 479) ; le même de la structure doit donc liquider l’autre de l’insignifiance, faute de quoi le même se disqualifie dans sa visée totalisante. Comment y parvenir ? Barthes montre que l’insignifiant accomplit le comble de la prestidigitation idéologique. Tel est le sens de la prosopopée que Barthes a placée dans la bouche (si l’on peut dire) du baromètre : « le baromètre de Flaubert, la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le réel » (ER, 484). La chose crue muette est en réalité remplie de langage : reste à déplier ce langage — à lui faire rendre gorge, ou sens. Que signifie le réel ? « La collusion directe d’un référent et d’un signifiant ; le signifié est expulsé du signe » (ER, 484), et avec lui, la possibilité de développer une critique du signifié — et de l’intention qu’il trahit. Célébrant, au début de son article, le caractère scandaleux, au regard de la sémiologie, de ces « résidus irréductibles de l’analyse fonctionnelle » (ER, 483), Barthes finit par les interpréter à la lumière d’un dualisme qu’il juge à bon droit réducteur :

La « représentation » pure et simple du « réel », la relation nue de « ce qui est » (ou a été) apparaît ainsi comme une résistance au sens ; cette résistance confirme la grande opposition mythique du vécu (du vivant) et de l’intelligible.

ER, 483

Barthes renverse une axiologie. Ce que l’adversaire tient pour une valeur (« le vécu », « le vivant ») devient, dans le discours du sémiologue, une contre-valeur. Ce dernier croit au sens : le vivant, ce sera donc, pour lui, « l’opposition », la « résistance » au sens. Le vocabulaire est politique, polémique. L’opposition « mythique » est toujours celle de l’autre. Le « réel » n’est qu’un « effet » du discours. Toujours en quête d’autorité, le discours se cherche une légitimation — et la trouve : « l’avoir-été-là des choses est un principe suffisant de la parole » (ER, 483). Alerté par l’expression « l’avoir-été-là des choses », le lecteur constate que Barthes dénonce comme une imposture ce qui fera l’objet de son investigation dans La chambre claire[6]. Mais en 1968, l’effet de réel n’est encore qu’une hypotypose sage, sans hallucination ni prestige rhétorique. En utilisant le signe « baromètre », alors même que la structure du récit n’a nul besoin d’un tel détail, l’écrivain réaliste réalise sa vocation : « la chose existe, donc je suis fondé à en parler ; et je suis fondé à en parler puisque la chose existe ». Langage et réalité (bourgeois) se renforcent mutuellement : cette circularité définit précisément « l’illusion référentielle » (ER, 484). Entre le sens (de gauche) et le référent (de droite), l’insignifiant est pris en écharpe.

Barthes, années 1970 : la promotion de l’insignifiant

Sept ans plus tard, tout change : le paysage idéologique, et avec lui, les systèmes de valeurs ; de ce bouleversement, la notion d’insignifiant profite. Le sémiologue s’est dépris de son objet — l’étude non du sens mais de sa fabrication. La sémiologie postule en effet que le sens n’est jamais inscrit dans un lieu, une autorité, une antécédence — celle de la chose, de l’être, de la pensée, de la révélation ; que le sens est au contraire produit par des systèmes de signes. Mais c’est alors que Barthes rêve d’échapper à « l’empire des signes » :

Je t’aime, je t’aime ! Surgi du corps, irrépressible, répété, tout ce paroxysme de la déclaration d’amour ne cache-t-il pas quelque manque ? On n’aurait pas besoin de dire ce mot, si ce n’était pas obscurcir, comme la seiche fait de son encre, l’échec du désir sous l’excès de son affirmation.

— Quoi ? Condamnés pour toujours au morne retour d’un discours moyen ? N’y a-t-il donc aucune chance pour qu’il existe dans quelque recoin perdu de la logosphère la possibilité d’un pur discours jubilatoire ? À l’une de ses marges extrêmes — tout près il est vrai de la mystique —, n’est-il pas concevable que le langage devienne enfin expression première et comme insignifiante d’un comblement[7] ?

Nous sommes dans la « logosphère ». Surgit alors une « parole-corps » intempestive : celle de l’amour. Immédiatement, le soupçon débusque le sens : le « paroxysme » signifie « manque ». Les surmoi théoriques sont là, en embuscade et en surplomb ; ils affectent à l’événement un sens vraisemblable — c’est-à-dire invariablement décevant. Le pouvoir a changé de main. D’où la plainte ; c’est en effet de l’amour, un discours opprimé, que naît la revendication de l’insignifiance : entendons par là un comble langagier qui serait l’expression d’une énergie, d’un flux, d’une intensité, et de rien d’autre, — ce que Quignard appelle des « sèmes asèmes » et qu’il décrit comme gorgés de réel. La pathologie — dont le corps est le « mot mana » — se rebelle contre la sémiologie. Le langage rêve de devenir une phénoménologie du pathos ; celle-ci ne serait pas un « discours sur » l’amour mais un « discours de » l’amour, un discours qui émane du corps, lequel se convertirait en langage sans cesser pourtant d’être un corps, comme si l’une des vocations du corps était de rencontrer le langage, de le féconder, de s’accomplir en lui. Lucide, Barthes le note : on est là tout près de la « mystique », c’est-à-dire d’un imaginaire de la fusion.

L’anamnèse est la manifestation sobre (protestante ?) de ce discours jubilatoire :

J’appelle anamnèse l’action — mélange de jouissance et d’effort — que mène le sujet pour retrouver, sans l’agrandir ni le faire vibrer, une ténuité du souvenir : c’est le haïku lui-même. […] Ces quelques anamnèses sont plus ou moins mates (insignifiantes : exemptées de sens). Mieux on parvient à les rendre mates, et mieux elles échappent à l’imaginaire[8].

L’anamnèse institue un nouveau rapport au souvenir — à vrai dire, un rapport très pieusement conservateur : il s’agit en effet de « retrouver » par l’écriture un « ça a été » de manière à susciter le cri joyeux de la reconnaissance (à tous les sens du mot) : « c’est ça ! » Barthes réhabilite l’ontologie contre l’imaginaire, cet ensemble structuré des images de soi, ni vraies, ni fausses, que produit le sujet. Est-il pourtant si sûr que l’écriture puisse libérer l’anamnèse de l’imaginaire ? Ne fait-elle pas que « changer » d’imaginaire ou de style, en proposant une écriture de la sobriété, de la fragilité, de la discontinuité, ces « valeurs » qui sont comme le gage d’une nouvelle authenticité ?

Au goûter, du lait froid, sucré. Il y avait au fond du vieux bol blanc un défaut de faïence ; on ne savait si la cuiller, en tournant, touchait ce défaut ou une plaque du sucre mal fondu ou mal lavé.

Retour en tramway, le dimanche soir, de chez les grands-parents. On dînait dans la chambre, au coin du feu, de bouillon et de pain grillé[9].

Dans la deuxième anamnèse, deux isotopies se croisent. La première est celle de la frugalité : « tramway » s’oppose à « taxi » ; « bouillon et pain grillé » à n’importe quel plat plus riche. Cette isotopie rencontre celle de l’intimité : « on » (c’est-à-dire la petite cellule soudée par l’affect) s’oppose aux « grands-parents » (le cercle élargi de la famille, l’ouverture à la sociabilité). « La chambre » évince la salle à manger ; « le coin du feu », la table dressée. L’anamnèse charme non parce qu’elle évacue le sens (rien d’incompréhensible dans cet énoncé) mais parce qu’elle le réduit à la notation d’une pure contingence : d’où l’importance des circonstants détachés en tête de phrase, qui spécifient l’heure et le lieu. La première anamnèse, presque aussi minimaliste, met en scène une défaillance du savoir : « on ne savait si ». Simplement constatée, cette suspension de la certitude n’en est que plus troublante.

Certes, le lecteur peut choisir de gloser l’anamnèse. La prédilection du locuteur pour le « pain grillé » procède d’un habitus bourgeois : archétype de l’aliment populaire, le pain se sublime dans le « grillé » : délesté de sa lourde symbolique, devenu sec et croustillant, il marque le triomphe de la diététique, c’est-à-dire de l’art et de la maîtrise, sur la matière. Dans cet univers, l’intimité figure inévitablement la possession sublimée de « maman ». Le défaut du bol, la dissolution incomplète du sucre peuvent se lire comme les emblèmes interchangeables et transparents de l’indécidabilité du sens ; cette anamnèse devient donc une mise en abyme, un texte programmatique et réflexif. Mais l’anamnèse répudie ce type de commentaire. Elle y voit la « récupération » abusive de l’insignifiance, laquelle ne vise qu’à combler le corps. L’anamnèse ne veut pas inviter à restituer un sens caché, mystérieusement tenu en réserve. L’anamnèse n’interdit pas la glose (comment le pourrait-elle ?) ; elle la rend incongrue. Elle se constitue pour cela en « genre », requérant un certain type de lecture, de collaboration, de complaisance. Elle construit un ethos de locuteur, façonne sa réception, gère un rapport de force. Sous la douceur de l’anamnèse, il y a l’intensité du combat, la violence d’une expulsion : celle du sens, précisément. À toutes les Madeleine de l’interprétation, l’anamnèse, christique à sa manière, adresse un « Noli me tangere » courtois, mais inflexible.

Récapitulons : au commencement était « l’illusion abhorrée du ça va de soi ». La pensée réagit par la critique : elle invoque le « sens » ; « la “Nature” frissonne de toute la socialité qui y est comprimée[10] ». Menacé de figement, le sens à son tour frissonne. Il se diffracte en une multiplicité éclatante (le Texte) ; il s’abolit enfin dans « l’insignifiance ». En 1978, le « Neutre » est promu comme le grand Index de l’insignifiance :

Je définis le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme. […] Le paradigme, c’est le ressort du sens ; là où il y a sens, il y paradigme, et là où il y a paradigme (opposition), il y a sens ; dit elliptiquement : le sens repose sur le conflit (le choix d’un terme contre l’autre) et tout conflit est générateur de sens : choisir un et repousser autre, c’est toujours sacrifier au sens, produire du sens, le donner à consommer[11].

Le Neutre est déprise du sens : tout plan (groupement thématique) sur le Neutre reviendrait fatalement à opposer le Neutre et l’arrogance, c’est-à-dire à reconstituer un paradigme que le neutre veut précisément déjouer : le Neutre deviendrait terme d’une antithèse […][12].

Très clairement, le texte de 1978 réaménage la notion déjà présentée en 1975 :

Le Neutre n’est donc pas le troisième terme — le degré zéro — d’une opposition à la fois sémantique et conflictuelle ; c’est […] le second terme d’un nouveau paradigme, dont la violence (le combat, la victoire, le théâtre, l’arrogance) est le terme plein[13].

Ces textes forment la queue de comète de 1968 : le sens n’est plus un principe libérateur car il somme de choisir entre deux signes mutuellement exclusifs. Cette injonction procède de la langue, institution fasciste[14]. Se soumettre au choix, c’est se constituer en entité responsable ; c’est donner prise à l’objection, à la sanction. La fabrique du sens produit l’acceptation des règles du jeu social ; elle construit une identité énonciative ; à ce sujet parlant — cet usager créateur de sens — le pouvoir peut demander des comptes. Que faire ? Le Neutre est pensé comme un dispositif d’esquive ; ne plus polémiquer, se déporter dans les lieux où agit l’énergie dissolvante du Neutre. Le cours en énumère quelques-uns. Il ne s’agit plus de combattre frontalement le sens, mais de l’ignorer, de passer outre.

L’amour, toujours

La transgression de la transgression ? Car en fin de compte ce serait l’amour : qui reviendrait : mais à une autre place[15].

L’étude sur la photographie boucle le parcours. Dans « L’effet de réel », le rapport entre le signe et la chose est médiatisé par un projet, une idéologie — le réalisme. Dans la photographie, ce n’est pas un signe (l’image) qui représente une chose, c’est la chose elle-même qui s’empare du médium, se dépose en lui, pour atteindre « le Spectator ». La volonté de « l’Operator » n’y est pour rien. C’est pourquoi la photographie relève du Neutre. Elle n’est ni signe ni chose, mais troisième terme. Elle réalise la possibilité pour la chose de se lover dans un signe et, ce faisant, de devenir de l’être. La puissance actualisée dans l’événement originel d’une rencontre se retrouve telle quelle dans l’image : « Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur[16]. » La chaîne des médiations fonctionne. Le regardé est aussi vivant que le regardant ; il n’y a plus de hiérarchie, de distinction sujet et objet, art et vie. C’est pourquoi l’essence de la photographie manifeste l’essence de l’être sous l’espèce de cet étant superlatif qu’est Maman :

[…] en un sens, je ne lui ai jamais « parlé », je n’ai jamais « discouru » devant elle, pour elle ; nous pensions sans nous le dire que l’insignifiance légère du langage, la suspension des images devait être l’espace même de l’amour, sa musique[17].

Le parcours de la phrase est admirable ; en son début, il n’y a que du sens, réalisé sous la forme du paradigme emblématique de la personne : « je » s’oppose à « elle » ; le locuteur, sujet masculin des verbes « ai parlé », « ai discouru », s’oppose à son destinataire, muet, féminin. Le langage assigne des rôles. Il construit du sens, des identités, des conflits ; si je suis le Fils, je ne peux pas être la Mère ; et faute de nous comprendre, nous sommes condamnés à nous méprendre. La présence de la mère congédie cette triste réalité oedipienne. La phrase fabrique une utopie affective, celle du « nous », de l’indistinct, de l’harmonie. C’est la réalité effective de cette « présence » dont témoigne la photographie. Mais cette présence qui comble n’est restituée que sous la forme décevante du « Spectrum ». Au terme de son parcours, l’oeuvre de Barthes découvre ceci : il n’est qu’un « dehors » possible à la logosphère, la Mère, et cette alternative bienheureuse est perdue, perdue à jamais.

Réalisant l’éloge complémentaire de Maman et de la photographie, La chambre claire peut se lire comme une double déclaration d’amour qui amplifie le motif sentimental déjà apparu dans l’analyse des « biographèmes » ; valeur refuge en temps de crise, l’amour étreint les désenchantés du grand soir politique :

Le plaisir du Texte comporte aussi un retour amical de l’auteur. L’auteur qui revient n’est certes pas celui qui a été identifié par nos institutions []. L’auteur qui vient de son texte et va dans notre vie n’a pas d’unité ; il est un simple pluriel de « charmes », le lieu de quelques détails ténus, source cependant de vives lueurs romanesques, un chant discontinu d’amabilités, en quoi néanmoins nous lisons la mort plus sûrement que dans l’épopée d’un destin ; ce n’est pas une personne (civile, morale), c’est un corps. [] Car s’il faut que par une dialectique retorse il y ait dans le Texte, destructeur de tout sujet, un sujet à aimer, ce sujet est dispersé, un peu comme les cendres que l’on jette au vent après la mort [: si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des « biographèmes » [][18].

Retour du sujet ? Non, du sujet à aimer. De même que Maman disparue se dissémine dans le jeu (in fine décevant) des photographies, de même l’auteur ne revient de la mort que dispersé, réduit à l’insignifiance de détails qui prêtent à rêver : « un pluriel de “charmes” ». La multiplicité disparate permet de conjurer le spectre des idéalités intimidantes : unité, vérité, cohérence, et tous les fantômes menaçants chers à l’institution : l’auteur, l’origine, la cause première et suffisante du texte, le dépositaire immuable du sens. Barthes parie sur le corps contre la personne ; sur l’auteur contre l’autorité ; sur l’affect contre la raison ; sur l’insignifiant contre le sens. La clé d’un tel dispositif, c’est évidemment l’amour, mais l’amour saisi dans sa variante mélancolique : l’amour non réciproque, celui qui ne peut s’adresser qu’à un mort, qui congédie la chair au profit de la trace, la plénitude au profit de la parcelle. Cette mélancolie, je l’interprète comme le signe d’une pensée qui douloureusement éprouve sa limite : il me semble que l’imaginaire de Proust ignore cette limite, et produit ce faisant la possibilité d’une joie plus forte.

Le paradoxe proustien de l’insignifiant

Impliqué par l’esprit de sérieux, le mot « insignifiant » se retrouve pris dans les rets d’une fallacieuse antithèse : « Ce que je reproche aux journaux, explique Swann, c’est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes, tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles » (RTP, I, 25-26[19]). Le reproche est bel et bon, mais n’explique rien : pourquoi « les choses insignifiantes » ont-elles cet attrait qui semble faire défaut aux « choses essentielles » ? Proust théoricien n’évite pas toujours le piège apologétique où l’entraînent les promoteurs de la (mauvaise) littérature engagée :

Je sentais que je n’aurais pas à m’embarrasser des diverses théories littéraires […] qui tendaient à « faire sortir l’artiste de sa tour d'ivoire », et à traiter des sujets non frivoles ni sentimentaux, mais peignant de grands mouvements ouvriers, et, à défaut de foules, à tout le moins non plus d’insignifiants oisifs (« j’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez », disait Bloch), mais de nobles intellectuels, ou des héros.

RTP, IV, 460

À l’axiologie sommaire des Bloch, Norpois, Brichot, répond l’axiologie, certes plus subtile, mais tout aussi militante, de la mémoire involontaire, expérience à propos de laquelle le mot « insignifiant » revient comme un leitmotiv. La loi cardinale s’énonce ainsi : comme l’habitude « affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant, et que nous lui avons ainsi laissé toute sa force) » (RTP, II, 4). Contre la connaissance rationnelle, utilitariste, Proust promeut la théorie des associations d’esprit. Ce que le logicien juge « insignifiant » devient, dans l’économie poétique défendue par Proust (ou le Narrateur de La recherche), vecteur de vérité :

Tout au plus notais-je accessoirement que la différence qu’il y a entre chacune des impressions réelles […] tenait probablement à cette cause que la moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet de choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l’intelligence qui n’avait rien à faire d’elles pour les besoins du raisonnement […].

RTP, IV, 448

Le détail insignifiant cesse de l’être ; en vertu de la loi magiquement métonymique du souvenir, il donne accès à la totalité délectable du passé dont il est un fragment. Éprouvé sur le mode d’une insoluble contradiction — « je remis à plus tard de chercher pourquoi le rappel d’une image si insignifiante m’avait donné une telle félicité » (RTP, I, 485) —, l’insignifiant finit par caractériser cette matière littéraire sur laquelle l’écrivain travaille :

Si j’avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle m’apparaissaient ciselés mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle, il m’eût fallu veiner de rose, rendre tout d’un coup translucide, compacte, fraîchissante et sonore, la substance jusque-là analogue au grès sombre et rude de Combray.

RTP, II, 692

Cette esthétisation de l’insignifiant est aussi l’opération à laquelle se voue la cocotte, soeur du poète, double féminin (donc dévalorisé) de l’artiste :

[…] elle avait pris quelque propos insignifiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse, lui avait donné un tour, une appellation précieuse, et y enchâssant un de ses regards d’une si belle eau […], elle le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de « tout à fait exquis ».

RTP, I, 77

Ce n’est pourtant pas Odette, mais Rachel, qui lègue au lecteur le soin de régler le problème épineux du statut de l’insignifiance dans une théorie de la connaissance : « cette vue lui semblait profonde et elle en cherchait la vérification dans les paroles les plus insignifiantes, les moindres gestes de son amant » (RTP, II, 141). Que penser de cette attitude ? Certes, cette enquête de type déductif risque fort de fausser, par son dogmatisme intempestif, l’observation des faits. Il n’en reste pas moins que, dans La recherche, la vérité demande à être éprouvée au contact de la réalité la plus rebelle qui soit : l’insignifiance, ce défi que la vie adresse à l’intelligence, défi que toute connaissance doit relever, sous peine d’être disqualifiée. Assumée par l’analyse, une coordination étonnante — « j’étais très mal avec celle-ci pour une raison à la fois insignifiante et profonde » (RTP, III, 433) — confirme la paradoxale et nécessaire articulation de la profondeur et de l’insignifiance. De fait, une pensée ne peut prétendre être profonde que si, loin de délaisser l’insignifiant, elle l’assume, et le rend à sa dignité épistémologique. L’insignifiant est alors consacré comme le lieu même où exercer ce qu’on peut aussi bien appeler discernement que paranoïa interprétative : car s’il est des cas où l’insignifiant n’est qu’insignifiant, il en est d’autres où il est la forme mensongère, perverse et donc fascinante, que revêt, pour se dissimuler, la profondeur.

Une épistémologie inquiète

Il n’est pas, pour un esprit inquiet, de plus grande torture, pas de plus grand délice, que l’incertitude. L’incertitude nourrit la recherche ; la certitude suspend tout mouvement de l’esprit ; elle place l’affect face à la vérité indubitable, qu’elle soit salutaire ou catastrophique. L’insignifiant est vecteur d’incertitude car il se présente comme amputé de son mode d’emploi : « à celui qui n’est pas averti, pourquoi une phrase insignifiante révélerait-elle les mensonges qu’elle cache ? » (RTP, III, 569). Comment accueillir telle phrase insignifiante ? Quel usage en faire ? Ces questions suscitent mille perplexités, mille dilemmes. Rien de plus relatif, de plus variable, de plus volatile que le jugement par lequel on « condamne » un phénomène à l’insignifiance ou à son contraire. Tout est affaire de point de vue :

Sans doute, tout autre que moi eût pu trouver insignifiants ces détails auxquels l’impossibilité où j’étais, maintenant qu’Albertine était morte, de les faire réfuter par elle conférait l’équivalent d’une sorte de probabilité.

RTP, IV, 98

Voilà le premier motif de l’angoisse : le sujet s’éprouve seul, atrocement seul, dès lors qu’il lui faut qualifier l’événement ou la chose qui tombe sous son regard. À celui qui doit juger, il semble que l’erreur est interdite. Le devoir, la nécessité d’être juste, habile, prudent pèsent de tout leur poids sur l’esprit : car de son jugement dépend son bonheur ou son malheur, sa souffrance ou son repos, ou du moins, il l’imagine ainsi. À la solitude du chercheur de vérité s’ajoute l’évanescence des connaissances acquises ; tout change, parce que tout est soumis à l’action déstabilisante du devenir :

Des incidents en apparence insignifiants, mal compris à l’époque, t’expliqueront que l’ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu’il a été privé, n’a exécuté en réalité qu’une partie de son action stratégique.

RTP, II, 410

Plus la connaissance porte sur des sujets qui nous « touchent » de près, comme le dit si bien la métaphore populaire, et plus les évaluations varient à une vitesse vertigineuse : « ce soir-là, la croyance, puis l’épanouissement de la croyance, que j’allais connaître Albertine, l’avait, à quelques secondes d’intervalle, rendue presque insignifiante puis infiniment précieuse à mes yeux » (RTP, II, 212). Or l’enjeu est décisif : le héros proustien est toujours saisi par l’abîme qui sépare l’objectivité du phénomène, l’insignifiance de ce qui s’offre à la vue, et, d’autre part, le retentissement de la chose sur la vie intérieure, invisible, dont pourtant tout dépend. La causalité est le lieu névralgique de l’inquiétude ; car au moment où se découvre la solidarité de l’insignifiant et de l’inoffensif se découvrent aussi la possibilité du piège, le risque de la menace :

Je ne pouvais cependant pas croire que Gilberte, si soumise, si tendre, si sage, résistât à la demande de son père, un jour pareil et pour une cause si insignifiante.

RTP, I, 535

Et en voyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelle table de logarithmes il constituait pour que toutes les actions auxquelles il avait pu être mêlé […] pussent me causer […] des angoisses si douloureuses […].

RTP, III, 862

L’insignifiant devient la forme même de la duplicité. C’est pourquoi la notion joue un si grand rôle dans les scènes d’inquisition. Le jaloux veut obtenir la vérité dont il sait pourtant qu’elle ne lui apportera que souffrance ; mais il sait aussi que la souffrance le rattache à la femme aimée puisqu’elle seule, si elle le veut, peut consoler, apaiser, telle une mère, la terreur qu’elle a suscitée.

La scène d’inquisition exemplifie une vérité d’expérience : le menteur n’est jamais assez prudent. Il néglige l’insignifiant qui finit par causer sa perte :

« Nos amis communs, les de Cambremer, voulaient justement nous réunir, nos jours n’ont pas coïncidé, enfin je ne sais plus », dit le bâtonnier, qui comme beaucoup de menteurs s’imaginent qu’on ne cherchera pas à élucider un détail insignifiant qui suffit pourtant (si le hasard vous met en possession de l’humble réalité qui est en contradiction avec lui) pour dénoncer un caractère et inspirer à jamais la méfiance.

RTP, II, 48

Trop absorbé par son désir, le bâtonnier ne songe pas assez au moyen de le dissimuler. Croyant que tous les éléments d’un récit sont cohérents — car le fait est qu’il a dîné avec les Cambremer —, il imagine que le mensonge — « “nos amis communs, les de Cambremer, voulaient justement nous réunir” » — prendra les apparences de la vérité dont il est contigu. En réalité, mensonge et vérité proviennent d’univers mentaux trop différents pour pouvoir se confondre ; la soudure maladroitement opérée par le récit se voit ; et le détail cru insignifiant conduit l’inquisiteur sur la voie de la vérité. Mais la croyance apparemment fausse que le récit est en soi producteur de cohérence se révèle parfois vraie, car la solidarité supposée entre tous les détails d’un ensemble permet aussi à l’inquisiteur de découvrir la vérité :

[…] et, se servant, à propos, d’un détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par hasard, comme s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné sur des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait […].

RTP, I, 353

Mais l’univers du rapport de force amoureux est infiniment complexe et réversible, si bien que l’insignifiant qui semble avantager le quêteur de vérité peut aussi se retourner en faveur de l’aimée, soupçonnée de mentir :

Or il m’était impossible de lui faire des reproches ou de lui poser des questions à propos de choses qu’elle eût déclarées si minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de « chercher la petite bête ».

RTP, III, 597

On comprend pourquoi l’épuisement est la modalité essentielle du récit amoureux chez Proust. L’enchevêtrement des lois est tel qu’elles deviennent inutilisables ; les techniques heuristiques se révèlent, elles aussi, inopérantes, trop peu distinctes de chacun des cas auxquels elles s’appliquent. Ce sujet qui épuise ses forces à la recherche de la vérité finit par épuiser le fondement vivant de l’amour : l’être aimé disparaît sous les procédures qui veulent le faire exister. Et c’est alors que se révèle le drame de la subjectivité qui s’essaie au métier de l’amour :

[I]l arrive que des souvenirs, postérieurement à tout événement, se comportent tout à coup dans notre mémoire comme des événements eux aussi, souvenirs que nous n’avions pas éclairés jusque-là, qui nous avaient paru insignifiants et auxquels il suffit de notre propre réflexion sur eux, sans aucun fait extérieur, pour donner un sens nouveau et terrible.

RTP, III, 594-597

L’esprit se projette sur le phénomène et l’évalue. L’insignifiance est une catégorie mentale. Proust saisit le moment où l’esprit, tendu vers l’appréhension du réel, divorce d’avec lui ; où les « forces mentales » impliquées dans l’acte de connaissance, acquérant une monstrueuse autonomie, s’activent, s’affolent, mais en vain : le réel passait, il a fui ; et rien ne semble plus irrationnel que le travail de la raison. Une seule chose est sûre : sens et insignifiance se rejoignent dans leur commune impuissance à produire un rapport satisfaisant au réel. Proust et Barthes ont-ils tous les deux échoué à émanciper l’insignifiance de sa ruineuse contiguïté logique avec la signifiance ?

L’heureuse suspension du savoir

C’est au moment où tout semble perdu que le lecteur de Proust a parfois le bonheur — l’ineffable bonheur ! — de rencontrer la phrase qui perce une issue, et désencombre le champ de la pensée :

Je n’aurais pas su classer ces dames, le problème étant autant insignifiant et impossible non seulement à résoudre mais à poser.

RTP, III, 138[20]

Cette phrase, apparemment insignifiante, me semble cependant capitalissime : elle indique la possibilité d’une relation euphorique et juste à l’insignifiance ; elle révèle la véritable nature de l’insignifiance en en montrant les effets. Est insignifiant tout phénomène qui, une fois reconnu comme tel, décourage définitivement la tentation problématique, l’effort de penser et de vivre le réel comme une réalité complexe à ordonner. Il ne s’agit pas de prêcher, par Proust interposé, un anti-intellectualisme de mauvais aloi, mais bien de « discerner » les cas où l’exercice de l’intelligence — cette merveilleuse aptitude à poser un problème de manière à donner plus d’aisance à la pensée — se révèle à la fois inutile et dangereux.

Ce n’est pas le simple prestige de la paronomase qui m’invite à reconnaître dans l’amour et dans l’humour, ces deux puissances souvent méconnues, les deux grandes voies par lesquelles l’insignifiant déploie ses vertus et réalise son être propre. L’humour d’abord :

Mme Swann refit la révérence et la princesse eut pour nous un divin sourire qu’elle sembla amener du passé, des grâces de sa jeunesse, des soirées de Compiègne et qui coula intact et doux sur le visage tout à l’heure grognon, puis elle s’éloigna suivie des deux dames d’honneur qui n’avaient fait, à la façon d’interprètes, de bonnes d’enfants, ou de gardes-malades, que ponctuer notre conversation de phrases insignifiantes et d’explications inutiles.

RTP, I, 534

La princesse incarne la grande poésie de la mondanité : venu d’un monde disparu, un fragment d’histoire (encore vivant) descend du ciel où il trône, et visite les âmes bourgeoises. Privilège incomparable ! À ce grand théâtre, les dames d’honneur n’ajoutent rien. Elles ne sont pas l’ombre au tableau qui rehausse la perfection de la lumière. Voilà l’insignifiance pure : elle se signale par les phrases agréablement vides qu’elle engendre. Le phénomène décrit est sans valeur, sans intérêt ni complexité d’aucune sorte. La valse des comparaisons, « interprètes », « bonnes d’enfants », « gardes-malades », révélerait-elle que la prestigieuse princesse est aussi une enfant, une malade, une étrangère ? Certes non, sans quoi ces dames auraient précisément une fonction, une raison d’être. Sont-elles seulement charmantes, ces dames d’honneur décoratives, ou drôles ? Nullement ; elles parlent à tort et à travers. Seul le prisme de l’humour peut convertir leur présence en agrément poétique : en cela, l’humour présente avec l’insignifiance une étrange affinité. Il suspend la volonté de comprendre, au lieu que la bêtise manifeste le dérèglement de cette même volonté. Mais une telle suspension, loin d’être vécue sur le mode angoissé de l’impuissance ou de la stérilité, libère un espace où se déploie le sourire : l’humour donne un congé plaisant au devoir de penser la problématicité du monde. L’insignifiance (qui déleste le réel de la pesanteur du sens) est donc le fruit, la marque et le révélateur de l’humour.

Il arrive que l’humour s’associe à l’amour — et c’est alors que l’insignifiance se vit sur le mode du partage :

Elle entrouvrait les persiennes ; […] elle me disait l’heure, le temps qu’il ferait, que ce n’était pas la peine que j’allasse jusqu’à la fenêtre, qu’il y avait de la brume sur la mer, si la boulangerie était déjà ouverte, quelle était cette voiture qu’on entendait : tout cet insignifiant lever de rideau, ce négligeable introït du jour auquel personne n’assiste, petit morceau de vie qui n’était qu’à nous deux […].

RTP, II, 30

À quoi reconnaît-on l’amour ? À ce que, magiquement, il convertit l’insignifiance de la vie en quelque chose de désirable, ce que l’humour à lui seul ne fait pas. L’amour produit l’assentiment inconditionnel à la vie la plus plate, et cela sans effort ni tension. Le héros et sa grand-mère seraient à Aubervilliers, que la force du lien qui les unit leur ferait connaître des levers de rideau aussi insignifiants, et tout aussi délicieux. La culture elle-même — « lever de rideau », « introït » — finit par céder le pas à ce qui n’est, somme toute, qu’un « petit morceau de vie » partagé. L’humour est une hygiène ; il préserve l’intelligence des risques de la suractivité ; mais l’humour, s’il rend la vie plus légère, ne la rend pas pour autant plus précieuse ; jamais il n’est pensé ou vécu comme une finalité de l’existence — tandis que l’amour l’est, certainement. L’amour est donc un bien : on croit que Proust l’ignore. Mais ce type de passage, insignifiant, montre le contraire.