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Tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe : impossible d’y faire pénétrer un élément qui peu ou prou ne le change, pas plus que dans une équation un chiffre, un signe algébrique ou un exposant superflu.

Julien Gracq,En lisant en écrivant

C’est en lui accordant le crédit d’une signification jusqu’alors déniée que le roman moderne a pu faire du quelconque son objet. Ainsi l’insignifiant s’est-il vu accorder de l’importance, à la faveur d’une mise en récit dans laquelle il a trouvé une direction et un sens. Cette contradiction fondamentale d’une littérature qui cherche à dire le monde dans son foisonnement et, ce faisant, le met en ordre traverse tout le xxe siècle, sous diverses formes, et se manifeste avec une singulière acuité dans les écritures contemporaines. En se donnant pour tâche d’étudier les diverses manifestations d’une telle contradiction à travers la polysémie de l’insignifiant, qui en fait surgir toute la complexité, le présent numéro entend non seulement explorer chacun des aspects essentiels du questionnement pour lui-même, mais espère encore les éclairer par ce rapprochement.

Si, de la volonté de brosser le tableau de la société à celui de portraiturer les vies minuscules, le banal et l’infime semblent bel et bien se frayer un chemin[1], on peut penser que la science naturaliste, le merveilleux surréaliste, l’absurde convoyé par la guerre et la crise des idéologies tendent, chacun à leur manière, à les sortir de leur condition ordinaire. Dans le même temps, l’expérimentation formelle dévoilant la charpente des constructions auxquelles elle succède, le bouleversement de la mise en oeuvre narrative du texte entraîne nécessairement d’importantes mutations tant dans le champ de la représentation que dans les modes de lecture. La notion plurielle d’insignifiance permet d’appréhender l’influence réciproque de ces différentes évolutions dans l’histoire récente de la littérature, tout en explicitant au sein du texte la manière dont la nature du sujet et la structuration de l’intrigue oeuvrent conjointement à la production du sens.

Est insignifiant, ce qui ne présente aucun intérêt. Or une histoire est toujours extra-ordinaire, pour la simple raison que la raconter suppose qu’elle en soit digne, et tant il est vrai que le quelconque — comme pris en étau entre litote et euphémisme — a du mal à se conserver tel dans l’espace du livre[2]. « Rien, remarque fort justement Barthes, est peut-être le seul mot de la langue qui n’admet aucune périphrase, aucune métaphore, aucun synonyme, aucun substitut, car dire rien autrement que par son pur dénotant (le mot « rien »), c’est aussitôt remplir le rien, le démentir[3]. » L’insignifiant, indicible, ne pourrait-il être signifié que par des voies détournées, comme ce discours du temps qu’il fait observé par l’auteur dans l’Aziyadé de Pierre Loti ? On n’en est pas moins porté à se demander si cette insignifiance artificiellement recréée n’est pas une insignifiance de roman, comme on dirait une insignifiance d’opérette, précisément parce que le romanesque en a altéré la nature. La fascination qu’exercent au xxe siècle le pas grand-chose et le presque rien[4] sur les écrivains comme sur les critiques, qu’ils prennent la forme de l’impudeur, de l’ironie ou de la réticence, tient sans doute dans cette contradiction : décrire l’infra-ordinaire implique bel et bien de lui donner un sens, l’insignifiant perd son insignifiance dès qu’on l’interroge.

Est insignifiant, en une seconde acception, ce qui n’est pas important, n’a pas de conséquence. Or, la narration elle-même nécessite un agencement des faits, impose tri et sélection. « L’artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vue encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l’à-côté », écrivait Maupassant dans sa préface à Pierre et Jean. Le lecteur, à l’instar d’un Barthes confronté au détail inutile, est ainsi naturellement fondé à chercher la fonction de ce qui, en premier lieu, semble n’en pas avoir. De fait, c’est toute l’ambivalence du détail que de pouvoir désigner à la fois l’anodin et la voie d’accès au particulier, selon que, pour reprendre la distinction spécifiée par Daniel Arasse, il est particolare — petite partie d’un objet ou d’un ensemble — ou dettaglio — résultat d’une sélection opérée par l’observateur[5]. De ce point de vue l’insignifiant, qui change de polarité selon qu’il est jugement critique ou revendication, pose également, en tant qu’objet de dédain, la question de la valeur. Mais dans tous les cas, là aussi, par un renversement propre à la représentation, l’insignifiant n’est plus ce qui déjoue l’interprétation, mais bien ce qui la réclame.

Est insignifiant, pour finir, ce qui n’a pas de signification, de sens[6]. L’insignifiant alors ne réside plus obligatoirement dans l’infime, mais peut aussi bien surgir de la prolifération ou de l’indifférenciation. Tantôt il tend vers l’illisible, suscitant encore une fois la décision d’interpréter que commande l’opacité des signes au même titre que leur apparente vacuité, tantôt il cherche à exprimer la présence brute, comme le Nouveau Roman a pu le faire par l’entremise de son porte-parole affirmant :

le monde n’est ni signifiant ni absurde. Il est, tout simplement… À la place de cet univers des « significations » (psychologiques, sociales, fonctionnelles), il faudrait donc essayer de construire un monde plus solide, plus immédiat. Que ce soit d’abord par leur présence que les objets et les gestes s’imposent[7].

Or le récit, c’est une conséquence de ce qui précède, peut être perçu comme un lieu de sécurisation ontologique : il transmue les personnages en protagonistes, les lieux en théâtre et les faits en événements[8]. Dès lors, l’expression de l’insignifiance du réel, que revendiquait Robbe-Grillet en 1956 comme « Une voie pour le roman futur », est-elle possible ?

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Toute réflexion sur l’insignifiance littéraire dialogue immanquablement aujourd’hui avec l’analyse de l’effet de réel menée par Roland Barthes[9]. Sans doute parce que le détail inutile, sur lequel cet article attirait l’attention de la sorte, fait question au-delà de l’analyse fonctionnelle qui le percevait ainsi ou du mécanisme controversé de l’effet de réel. Outre que le problème du réalisme référentiel n’a pas fini de faire couler l’encre, la superfluité manifeste contredit aussi bien les prescriptions des arts poétiques anciens que le présupposé structuraliste[10]. De fait, en rapprochant insignifiances narrative et thématique, Barthes ouvrait la voie au questionnement qui est le nôtre aujourd’hui.

C’est donc par là que débutera cette exploration des écritures de l’insignifiant, avec l’article de Stéphane Chaudier qui ouvre le dossier et montre précisément l’importance de la réflexion barthésienne sur la question, dans l’évolution caractéristique qui conduit le sémiologue à revendiquer l’extériorité du signifiant. De Barthes à Proust, du détail inutile au Neutre et de l’amour à l’humour en passant par le style, la lecture de ces deux auteurs met en évidence le conflit qui oppose le sensible à l’intelligible dans la quête d’un accès immédiat à l’être.

Cette quête est aussi celle dont parle Marie-Pascale Huglo dans son étude d’Adieu, de Danièle Sallenave, qui troque l’ordre du récit pour une chronique, empruntant à la photographie sa capacité à fixer l’instant. À travers une poétique paradoxale qui tour à tour s’approche et se détourne de l’horizon du sens, dans ce portrait mélancolique qui cherche à déchiffrer l’énigme d’une vie ordinaire, s’exprime la préoccupation éthique de rendre compte de la valeur du quelconque sans le magnifier, en donnant voix authentique à l’Autre. Sandrina Joseph met en lumière une semblable fragmentation dans Graveurs d’enfance de Régine Detambel, qui exploite les ressources de la rhétorique dans le but d’élever l’accessoire au rang de l’essentiel. Ce curieux catalogue de fournitures scolaires derrière lequel se cache la figure de l’écrivaine, en subordonnant la narration à la description pour ne laisser subsister le récit que sous la forme d’une promesse, subordonne le souci de rendre compte de l’élémentaire à la mise à l’épreuve de la narrativité.

Avec l’écriture de Jean-Philippe Toussaint, qui ne fait pas faute de porter atteinte au muthos aristotélicien, surgit par contraste le spectre du romanesque contre lequel se constitue sa poétique de l’insignifiant. En étudiant les implications thématique, formelle et énonciative d’une telle poétique, Nicolas Xanthos montre que la dédramatisation et l’indifférenciation ainsi opérées par le texte fournissent à l’écrivain la mise en scène d’un effacement de soi dans lequel se laisse deviner une commune aspiration à restituer, du réel, ce qui ne s’en laisse pas saisir. Revenant sur la notion de fantastique moderne, c’est pareillement à la manière dont l’insignifiant littéraire s’élabore que je m’intéresse. L’opération dans ce cas est d’autant plus troublante que c’est en recourant à l’irréel, voire au surnaturel, que des auteurs tels que Kafka, Michaux ou Vian parviennent à rendre le texte à son insignifiante littéralité. La banalisation de l’étrange obtenue par le détournement des paradigmes indiciaire et symbolique opère ainsi la synthèse de l’insignifiant.

Le dossier se clôt par un retour à la question du neutre sur laquelle il s’était ouvert. Inventoriant nos stratégies d’évitement nombreuses devant la menace que représente l’insignifiant, Jacques Poirier démontre pour finir que ce dernier se conquiert toujours de haute lutte, contre les indices, symboles et autres symptômes. Cette conquête apparaît comme l’objet de la littérature du siècle, dont cette ultime contribution permet la traversée. Si le risque de fadeur de la confrontation à l’idiotie du réel est grand c’est, à en croire la pratique d’un certain nombre d’auteurs contemporains, le recours à la sensation qui permettra de lui rendre saveur.

Un tel parcours permet de dégager quelques lignes de force dont l’étude dissociée de chacune des manifestations de l’insignifiant ne saurait rendre compte, confirmant la richesse de l’intrication des acceptions du terme pour l’étude de la littérature du dernier siècle. Soumis à une inclination vers la neutralité contredite tantôt par l’inscription du sens tantôt par le recours au sensible, l’insignifiant, dans sa réversibilité et les nuances qu’il appelle, se révèle ainsi l’objet d’un désir qui conduit du signe au corps, et du corps au signe : c’est la pathologie observée chez Barthes par Stéphane Chaudier, mais ce sont aussi les inflexions vocales et gestuelles étudiées par Marie-Pascale Huglo dans la conversation qui constitue Adieu, la leçon de choses dont rend compte Sandrina Joseph dans Graveurs d’enfance, le repli amniotique hors du sens caractéristique des personnages de Toussaint tels que les décrit Nicolas Xanthos, la sécrétion du réel dont je fais état dans la mise en oeuvre d’un fantastique de l’insignifiant, ou encore la première gorgée de bière évoquée par Jacques Poirier.

Entre manque et excès (Chaudier), mélancolie et volupté (Huglo), fadeur et saveur (Poirier), se constitue ainsi une érotique de l’insignifiant qui engage tout à la fois des jeux de transparence (Toussaint) et d’opacité (Proust, Sallenave, le fantastique moderne), de pudeur et d’obscénité. C’est dès lors la dimension éthique, omniprésente, qui surgit : le corps — son poids, sa matière — se retrouve au centre de l’observation, que ce soit par la corporalisation du texte revendiquée par Barthes, par la personnification des outils d’écriture de Detambel, par l’extrême attention à soi dont font paradoxalement preuve les protagonistes de Toussaint et leurs semblables dans leur souci d’effacement, ou encore par la « sympathie organique » qu’analyse Sartre dans le fantastique moderne.

La manifestation la plus obvie de cette polarisation entre incarnation et signifiance dont font état tous les articles tient dans la multiplication des dispositifs d’enregistrement, qu’ils soient photographiques (Barthes, Sallenave), sonores (Sallenave), ou scripturaires (la gravure ou le buvard chez Detambel ; la consignation chez Sallenave, Toussaint, et dans toute cette « littérature au présent » analysée par Poirier). Le dossier met ainsi au jour le rêve d’une écriture-calque capable de réduire au maximum la médiation entre le mot et la chose — comme le détail inutile de Barthes le faisait déjà —, à travers un processus qui cherche à substituer l’indiciarité et l’empreinte au procès mimétique dans une tension permanente entre contiguïté et distance, pour se refuser à l’interprétation. Relèvent d’un tel processus les biographèmes et l’anamnèse évoqués par Chaudier et Huglo ; l’omniprésence des objets désignant le réel dans les textes qu’étudient Joseph ou Poirier ; les listes, inventaires et énumérations en tous genres présents dans l’article de Joseph notamment ; les indices trompeurs ou le refus du trope comme du symbole que j’analyse.

Il apparaît en outre que cette tendance s’accompagne d’une désagrégation du muthos ; le fragment, le détail, le portrait, l’anecdote, le cliché, la liste, constituant autant de supports d’une forme de narrativité minimale, suggestive, qui s’oppose à la classique narration événementielle tantôt en remplaçant la causalité par la succession (Huglo, Xanthos), tantôt en optant pour la pause descriptive (Chaudier, Joseph, Xanthos, Poirier), tantôt encore en refusant la péripétie (Xanthos, Camus). On consigne, on l’a vu, plutôt qu’on ne raconte, dans une écriture qui préfère bien souvent la chronique ou l’instantané à la mise en intrigue, se refusant et refusant au lecteur, en même temps que l’histoire bien faite, le surplomb dont elle s’accompagne. Dans les textes qui nous occupent, on est « au ras » des choses (Huglo), les contours sont rendus flous (Xanthos, Camus) par le biais d’un usage singulier de la focalisation notamment (Camus, Poirier). Tandis que les temps tendent à se conjoindre dans le présent (Chaudier, Huglo, Joseph, Xanthos), le premier plan et l’arrière-plan à s’inverser (Poirier), la mise au point se fait mal et l’immersion qui en résulte cherche, là encore, à nous faire toucher le réel du doigt.

Ces jeux sur la distance, la profondeur de champ et les changements de perspective, qui relayent la tension entre sensualité et pudeur constitutive de l’érotique de l’insignifiant, se révèlent ainsi les vecteurs privilégiés de la réversibilité des signes dont ils manifestent l’équivocité essentielle. Ils apparaissent en dernier ressort comme le lieu problématique de l’articulation entre insignifiances thématique, pragmatique et herméneutique, et constituent autant d’appels à en poursuivre l’exploration.