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Introduction

Lorsque j’ai décidé de me rendre à l’exposition, je trimballais avec moi tout un paquet de préjugés. Lorsque j’ai terminé le parcours d’Upside Down - Les Arctiques, je suis reparti avec mon paquet. J’y suis revenu deux fois, trois fois, et cela n’a rien changé. Mes préjugés ont même grossi, se sont nourris de l’exposition, au point où je me demande s’il ne serait pas temps que les Inuit, dont il est question a priori, présentent eux-mêmes leur culture matérielle dans les musées. Le texte qui suit est une critique a posteriori de cette exposition, installée dans la galerie Jardin du musée du quai Branly du 30 septembre 2008 au 11 janvier 2009, d’un point de vue formel et matériel.

Un monde réfrigéré

Upside Down - Les Arctiques, c’est charmant, grisant et frustrant comme on peut l’être devant les vitrines des grands magasins avant Noël. On entre dans l’exposition comme dans un vaste iglou, où se tient, en place d’un foyer irradiant, un ensemble de cubes translucides, 36 au total, contenant des vestiges d’anciennes cultures inuit. La scénographie, ponctuée de rires en inuktitut qui jaillissent d’en haut ou d’en bas, joue à merveille ce retour à l’enfance. L’Inuk est invisible, physiquement, mais on entend distinctement ses paroles qui surprennent les chuchotements intérieurs: on parle décidément beaucoup dans cet espace immaculé. On commente, on interroge. On s’interroge. De nouvelles sonorités tintent à la lecture de noms exotiques qui figurent dans la brochure laissée à l’entrée: Ok-vik; I-pi-u-tak; Ek-ven. L’agencement des blocs en carré, séparés les uns des autres par des lignes de circulation, entraîne une vitalité intérieure où chacun se tourne, se retourne, ou se poste en famille autour de figurines en ivoire, avant de jeter son dévolu sur un autre bloc. La disposition des vestiges, en pente douce, comme aimantés vers un point imaginaire, amène enfants et parents à observer simultanément l’intérieur des cubes «réfrigérés». Le passage dans un de ces croisements résonne d’impressions colorées qui n’auraient pas laissé indifférente l'artiste canadienne Millie Chen[1]. De petites loupes lumineuses ont été mises à la disposition du public. Hé bien, chacun en prend une et part contempler les motifs patinés de ces objets finement taillés dans les défenses du morse. Le pari des organisateurs, qui «invite à une promenade sensorielle dans le monde polaire», est visiblement gagné. On en aurait presque oublié que cette exposition, du point de vue de la connaissance, n’apporte rien de nouveau que l’on ne sache déjà, si ce n’est le plaisir de scruter des objets anthropiques auxquels on ne s’attendait pas, tant le contrat social, lui, est rempli, et peut-être même au-delà. L’atmosphère diaphane de la salle l’emporte sur un contenu culturel imprécis, au point où l’on peut se demander en quoi ces vestiges diffèrent d’une autre collection d’objets inuit.

Il serait néanmoins abusif de déconsidérer Upside Down - Les Arctiques sous prétexte que l’exposition a recours à une ligne muséographique sensorielle et non cognitive. C’est un choix respectable, en vogue depuis une vingtaine d’années outre-Atlantique; l’ennui, c’est que la scénographie tend à raffermir les préjugés que la plupart d’entre nous (ici les Français) avons sur la culture inuit. Nombre d’ingrédients sont réunis pour matérialiser cet imaginaire transmis entre les générations sur les peuples du Nord où résonnent la banquise, le froid, le blanc, la neige, la lumière. Ce sont, avec le chien de traîneau, l’iglou, la chasse à la baleine, l’ours polaire et l’Inuk hilare habillé de fourrure, des images figées de la mémoire intergénérationnelle, pétrie de littérature pour petits et grands, que relaie la publicité. Upside Down - Les Arctiques conforte le préjugé spatial où se confondent «l’univers arctique blanc et glacé, dépourvu d’horizon», celui des expéditions polaires françaises, des aventuriers des Pôles, et la culture inuit par métonymie. C’est une vision romantique de l’espace infini, quasi désertique, où survivraient encore, comme dans Nanook (1922) de Robert Flaherty, des femmes et des hommes dans un environnement inhospitalier pour les citadins que nous sommes. Quiconque s’est rendu dans un village inuit, du Groenland à la péninsule des Tchouktches, sait que l’infiniment plat est une vue de l’esprit, une parmi d’autres.

Dans le cadre de la 4e Année polaire internationale, 12 établissements scolaires de la banlieue est de Paris ont reçu une sensibilisation à la culture inuit. Mais il fallut d’abord recenser les convictions de l’élève, le déconditionner d’un savoir ajouré, avant de lui prodiguer une vision moderne de l’écoumène inuit, sans que le pari ne soit gagné pour autant, et pour cause. Upside Down - Les Arctiques, par exemple, rend agréable cet espace infini, chaleureux même, conçu comme une vaste installation à «l’esthétique minimale» selon son concepteur, l’artiste américain Doug Wheeler. On en aurait presque oublié que la culture inuit n’aurait pu s’épanouir dans un laboratoire, ni dans une galerie d’art contemporain. Je dis «la» alors qu’il serait plus judicieux de dire «les» cultures inuit au présent comme au passé, tant les vestiges anthropiques exhumés par les archéologues révèlent des sociétés circonscrites à un espace donné. Or, l’idée que véhicule Upside Down - Les Arctiques est celle d’un fond culturel dont les témoins livrés au regard des publics représenteraient des «époques» et des «sites majeurs du pôle Nord». En fait, il s’agit ni plus ni moins de vestiges provenant d’une région limitrophe au détroit de Béring qui totalise à elle seule près de 90% du corpus exposé; le reste, en marge des 36 cubes, n’est spécifique qu’à deux sites canadiens (de culture dorsétienne) de la Terre de Baffin. Résumer l’archéologie du «pôle Nord» d’après d’anciennes cultures inuit du détroit de Béring est une aberration où le public peut se fourvoyer, faute de repères spatiaux et temporels. La brochure, qu’il s’agisse de la 1e version ou de la 2e, beaucoup plus informative sur les cultures anciennes inuit et intitulée à juste titre Guide de l’exposition, essaie de se démarquer de l’ambitieux projet sensoriel de l’anthropologue nord-américain Edmund Carpenter, le commissaire de l’exposition, et c’est le seul document papier dont disposent les promeneurs pour passer d’un bloc à un autre.

Sous la banquise, un autre monde

Upside Down - Les Arctiques est l’occasion d’aborder l’archéologie de cette région du monde à cheval entre l’Alaska et la Sibérie d’un point de vue éthique. Dans les années 1920, cet espace inter-frontalier était connu des collectionneurs pour l’étonnante diversité d’objets anciens que son sous-sol contenait (Hollowell 2004: 211-214). La plupart provenaient d’anciens villages autochtones dont les éboulis des bords, déjà érodés par la mer, laissaient apparaître quantité de déchets organiques parmi lesquels les habitants récupéraient des défenses de morse, des morceaux d’ivoire informe, et des vestiges d’anciennes cultures. Tous ces objets étaient réutilisés dans l’économie locale ou recyclés selon l’usage que l’on souhaitait en faire, vendus ou bien troqués contre des produits importés du Sud (Borden 1928: 148 ; Hrdlicka 1930: 88-89, 167). Les marins venaient directement s’approvisionner en ivoire ancien chez les Yupiget de l’île Saint-Laurent ou sur les îlots Punuk, situés à quelques milles. Le butin était ensuite revendu aux industries de colifichets, de Nome à San Francisco, et chacun y trouvait son compte. C’est à partir de ces expéditions que l’anthropologue Ales Hrdlicka, conservateur au U.S. National Museum (Washington), qui fut témoin d’une scène de troc alors qu’il se trouvait à bord du U.S.Revenue Cutter Bear, dénonça le commerce des ivoires anciens au préjudice de la science (Hrdlicka 1927: 145). Du jour au lendemain, les collectionneurs-marchands étaient incités à céder leurs collections au musée national, mais aussi à la jeune Université d’Alaska (The Alaska Agricultural College and School of Mines) et, dans une moindre mesure, au Musée National du Canada (Ottawa), au prix du marché. Ales Hrdlicka, Otto W. Geist et Diamond Jenness avaient rapporté une collection d’objets anciens de la région du détroit de Béring, dont l’examen sollicitait autant les sens que le suggère Upside Down - Les Arctiques à l’endroit de son corpus. Sauf qu’ici, pour ce qui est de l’ancienneté de la culture inuit, dont le débat s’enrichissait alors des objets de la Bering Sea Culture désignés ainsi par Jenness, on reste au niveau de la sensation visuelle. Il va sans dire que la prédiction de Jenness (1928: 172) se réalisa: «En Alaska des sites plus riches encore sont à la disposition de futurs archéologues» (notre traduction).

La région du détroit de Béring fut l’objet d’intenses campagnes de fouilles archéologiques côté américain, puis russe à partir des années 1950, mais aussi de fouilles conduites par les Autochtones, qui trouvaient là un commerce d’appoint en revendant aux archéologues les vestiges qu’ils venaient d’exhumer plus ou moins fortuitement. Sur l’île Saint-Laurent, ce petit arrangement entre «amis», quoique dénoncé par les archéologues, continua jusqu’en 1974, date à laquelle ces derniers renonçaient à poursuivre d’autres campagnes, échaudés par la tournure que prenaient les événements après le refus de rapatrier des squelettes humains précédemment exhumés (Meunier 2007: 11-12). C’est sensiblement à cette époque que l’objet archéologique, jusqu’alors protégé par l’Antiquities Act (1906), entrait officiellement dans la catégorie «ressource économique» selon l’Alaska Native Claims Settlement Act (1971). Les fouilleurs autochtones, dont certains avaient assisté les archéologues, entreprirent d’exploiter ces gisements d’ivoire patiné sur une échelle beaucoup plus vaste qu’ils ne l’avaient fait jusqu’à présent. Dans les années 1970, les principaux clients des Yupiget étaient les musées d’ethnographie de l’Alaska et une nouvelle génération de collectionneurs, parmi lesquels figurait le commissaire d’Upside Down - Les Arctiques. Dès lors, les Yupiget proposèrent leurs pièces aux plus offrants, sauf exception (Meunier 2006: 307).

On a beaucoup glosé sur le retrait de l’archéologie de l’île Saint-Laurent, tout en admettant la réalité: le commerce des ivoires anciens contribue à améliorer l’économie locale des insulaires, en absence d’autres ressources exploitables ou d’un travail rémunéré. Par contre, l’impact des collectionneurs dans le développement de la fouille autochtone n’a pas suscité beaucoup d’écrits. En 1984 (17 avril - 30 juillet), Edmund Carpenter présentait dans La Rime et la Raison: Les Collections Mesnil une partie de sa collection d’objets archéologiques de l’île Saint-Laurent au Grand Palais (Paris), tandis que sur le marché de l’art primitif, les «poupées» Okvik atteignaient une valeur estimative jamais encore égalée[2]. Les vestiges des cultures Old Bering Sea et Punuk étaient si prisés dans les ventes aux enchères à Londres, New York et Paris et, pour ainsi dire, si valorisés par les musées d’art, que la fouille des sites anciens, licite à l’intérieur des circonscriptions autochtones, s’étendit au domaine fédéral de l’Alaska, couvert par l’Archaeological Resources Protection Act (1979). Au début des années 1990, le National Park Service s’en prit aux Yupiget de l’île Saint-Laurent, les accusant d’incitation au pillage des sites archéologiques, tandis que le marché des ivoires anciens s’envolait[3], sans que ne soit inquiétés ni les marchands, ni les collectionneurs privés qui engrangeaient leurs fonds de pièces exceptionnelles, directement négociées auprès des fouilleurs.

Une exposition, un collectionneur

Upside Down - Les Arctiques présente, sans sourciller, des vestiges d’anciennes cultures inuit qui ont été exhumés selon deux perspectives: un projet anthropologique mené par des archéologues russes, américains, danois et canadiens, et un projet économique à l’initiative de fouilleurs autochtones. La distinction entre ces projets, diamétralement opposés dans la forme et dans l’esprit, s’effectue selon deux modes: on se réfère soit au code inscrit uniquement sur la pièce archéologique, soit aux musées d’où proviennent ces objets dans le Guide de l’exposition. Résultat de l’exercice: une partie de l’exposition est issue de musées nationaux (Musée canadien des civilisations; Musée d’État d’art oriental de Moscou; Nationalmuseet de Copenhague; American Museum of Natural History à New York) et une autre du musée personnel d’Edmund Carpenter à la fondation Rock (New York). Cette dernière collection a pour origine «exclusivement l’île Saint-Laurent» et non le Canada, là où pourtant l’anthropologue a bâti sa renommée dans les années 1950. Ce n’est pas faute d’objets uniques ou moins esthétiques que dans le détroit de Béring, seulement au Canada, les lois fédérales, provinciales et territoriales protègent les sites archéologiques et condamnent toute fouille non scientifique menée dans ces territoires, Nunavut compris. A fortiori, les détenteurs d’objets de la culture dorsétienne se font discrets, contrairement aux collectionneurs d’objets Okvik, Old Bering Sea et Punuk. Toutefois, il serait injuste de pointer Upside Down - Les Arctiques en sous-entendant que son commissaire aurait sciemment dispersé parmi des objets exhumés scientifiquement une partie de sa collection pour ranimer un marché dont la source s’étend, après une île Saint-Laurent quasi exsangue d’objets archéologiques, à une péninsule des Tchouktches encore prometteuse à la collection (Bronshtein et Plumet 1995: infra-notes 17, 18). L’explication est sûrement ailleurs.

Les organisateurs se sont affranchis du cartel et des cartes, contrairement aux expositions à caractère ethnographique où c’est l’usage, misant sur l’effet «naturel» que ces étranges figures opèreraient sur nos sens. Ce ne sont plus des spécimens anthropologiques, mais des oeuvres d’art livrées à notre «libre» appréciation. Comme l’écrit Sally Price (1995: 132): «Les objets ethnographiques deviennent des chefs-d’oeuvre de l’art universel dès qu’on les débarrasse de leur contextualisation anthropologique et qu’on estime qu’ils peuvent s’imposer uniquement sur leurs seules qualités esthétiques.»

Dans ces conditions, il n’y a plus de distinction épistémologique à faire entre une statuette Old Bering Sea conservée à la fondation Rock et une autre au Musée d’État d’art oriental à Moscou, puisque la ligne muséographique a volontairement écarté tout référentiel historique pour stimuler nos sens: exit l’histoire de l’archéologie dans cette région du monde; exit les anciennes cultures du détroit de Béring; exit les conflits intérieurs dans les villages de l’île Saint-Laurent sur la vente d’un patrimoine ancien. Ce n’est pas notre problème; seule compte notre émotion. Qu’importe que l’on estime, en suivant la brochure, que tel objet de tel cube vient du site d’Ipiutak (Alaska), alors qu’en réalité il vient du site d’Ekven (péninsule des Tchouktches), puisque la sensation prime sur le cognitif et le culturel. Qu’importe si l’un des masques mortuaires du site d’Ipiutak s’est vu affublé d’un sourire à la «Mister Smile» par analogie, puisqu’il a suscité une réaction. Qu’importe si les statuettes anthropomorphes Old Bering Sea sont devenues africaines le temps d’un regard; les collectionneurs ne les comparent-ils pas avec les «idoles» des Cyclades? Ces propos entendus de la bouche même de promeneurs participent à l’enthousiasme généré par la qualité esthétique des pièces et leur mise en valeur. Néanmoins, il ressort un sentiment de frustration de la part de publics privés de tout l’apport culturel qu’ils attendaient de l’exposition. À cet égard, les commentaires laissés dans les livres d’or sont extrêmement éloquents.

La scénographie, que je distingue clairement du contenu culturel, a ingénieusement présenté cette «sélection d’oeuvres» de l’art inuit ancien. Mais à quel dessein? Tant que dure le charme de l’exposition qui nous est donnée à voir, ces objets restent exceptionnels. Mais sitôt la fin annoncée, et le retour dans leurs musées, ils redeviendront des objets anthropologiques assignés à l’étude, à une exception près: ceux provenant de la fondation Rock. N’étant plus considérés comme des objets scientifiques, ils seront les seuls à bénéficier de la direction artistique et de la scénographie par-delà l’exposition. C’est la raison pour laquelle Upside Down - Les Arctiques ne peut être considérée comme une exposition sur la «culture esquimau ancienne», mais, à nouveau, sur une partie de la collection privée de l’anthropologue Edmund Carpenter.